Adrian Vermeule est professeur de droit constitutionnel à l’université d’Harvard. Il a écrit sur un large éventail de sujets qui vont de la légitimité du droit administratif aux théories du constitutionnalisme. Converti au catholicisme, il est aussi l’un des principaux penseurs de la droite chrétienne américaine défendant une transformation programmatique de la relation entre légalité et politique dans le sillage de la crise du libéralisme juridique.
En janvier 2025, alors que Trump consolidait son pouvoir présidentiel — passage en force devant le Congrès, contournement de la Constitution et du fonctionnement institutionnels, limogeage d’inspecteurs généraux — Adrian Vermeule écrivait : « Compte tenu de la situation politique aux États-Unis, le moment est particulièrement opportun pour réfléchir à la manière dont l’infrastructure de l’administration présidentielle peut être orientée vers le bien commun. » 1
Contrairement à d’autres penseurs issus de la mouvance néo-réactionnaire ou post-libérale, Vermeule articule une pensée du « légalisme illibéral », cherchant à trouver des fondements juridiques à la transformation radicale en cours à Washington.
Comment qualifiez-vous ce à quoi on assiste depuis le retour de Trump au pouvoir ? Du point de vue du droit, s’agit-il d’une révolution, d’une contre-révolution ?
Je ne décrirais pas cela en des termes aussi dramatiques. Pour moi, c’est plutôt la poursuite d’une tendance qui a commencé il y a plusieurs années.
À la fin du premier mandat d’Obama, j’ai coécrit un livre, intitulé The Executive Unbound 2, dans lequel je traitais de l’utilisation du pouvoir présidentiel dans le système constitutionnel américain. Il traitait de l’utilisation intensive du pouvoir exécutif par Obama, qui est restée une caractéristique des administrations suivantes : sous Trump, sous Biden et aujourd’hui sous la seconde présidence de Trump. Pour l’essentiel, je considère que c’est plus ou moins la même chose.
Je ne pense pas qu’il y ait eu beaucoup de contestations juridiques au niveau de la Cour suprême, contrairement aux tribunaux inférieurs.
Si l’on examine la manière dont la Cour a traité les recours d’urgence des tribunaux fédéraux inférieurs — la principale arène des litiges juridiques —, Trump a remporté 17 des 23 affaires. L’administration en a perdu trois, et certaines sont encore en cours 3.
Trump a remarquablement réussi à affirmer son autorité exécutive, et la Cour suprême considère clairement que la plupart de ses actions sont légales. Si les médias en font grand cas, ce n’est pas nouveau. Les médias conservateurs tenaient des propos similaires pendant l’administration Biden ; c’est simplement plus visible aujourd’hui.
Dans l’ensemble, je ne vois pas de résistance significative à la présidence Trump de la part de la Cour suprême, bien qu’il y ait une forte résistance de la part des tribunaux inférieurs 4.
Voyez-vous une stratégie derrière le fait de demander à la Cour suprême de rendre autant de décisions rapides dans ces affaires ?
Je ne pense pas qu’il s’agisse vraiment d’une stratégie : c’est plutôt une nécessité.
Ces dernières années, un nombre croissant de tribunaux fédéraux inférieurs ont ouvertement défié les précédents de la Cour suprême, voire les décisions de justice de celle-ci.
On peut citer l’exemple du juge Brian Murphy, dans le Massachusetts. Il a rendu une ordonnance empêchant l’administration d’expulser certaines personnes vers des pays tiers, alors que la loi l’y autorise si certaines conditions sont remplies.
La Cour suprême a annulé son ordonnance. Mais dans la même affaire, le juge Murphy en avait rendu une autre, pratiquement identique. La seule autorité qu’il citait était une opinion dissidente de la juge Sotomayor. La Cour suprême a alors dû l’annuler à nouveau.
De nombreuses grandes initiatives politiques de l’administration visent à réaffirmer ou à rétablir l’état de droit, notamment en appliquant des lois fédérales longtemps ignorées.
Adrian Vermeule
Ce type de défiance de la part des tribunaux inférieurs est donc devenu plus fréquent, et c’est l’une des principales raisons pour lesquelles il y a actuellement autant de recours d’urgence devant la Cour suprême.
Considérez-vous cet activisme judiciaire comme le signe d’un système en bonne santé ? D’autres y voient plutôt une tentative de l’administration Trump de tester les limites de l’interprétation de la loi, telle qu’elle a été pratiquée jusqu’à présent.
Ce n’est pas sain, certes. L’augmentation des recours d’urgence n’est pas un bon signe, même si de tels cas existaient également sous les précédentes administrations.
La différence aujourd’hui, c’est que nous voyons davantage de tribunaux fédéraux inférieurs ignorer ou défier ouvertement les ordonnances de la Cour suprême, parfois dans le cadre d’une même affaire. C’est ce qui a créé ce problème, avec de nombreux recours d’urgence auprès de la Cour.
Le problème ne concerne pas principalement les actions de l’administration actuelle, mais plutôt ce que font certaines cours inférieures ; pour être clair, ce phénomène n’est pas propre à l’administration Trump.
Sous les administrations républicaines, on observe généralement ce comportement chez les juges des États démocrates. Sous les administrations démocrates, ce sont les juges des États rouges qui agissent ainsi.
Ce phénomène est malsain, mais il n’est pas nouveau : c’est l’intensification d’une tendance qui se développe depuis un certain temps.
Votre travail de constitutionnaliste est-il en train d’influencer ce qui se passe aux États-Unis depuis le retour de Trump ?
Je ne peux pas me prononcer à ce sujet.
Je ne sais pas qui lit quoi ni si mes idées ont influencé qui que ce soit.
Si c’est le cas, c’est une bonne chose. Mais c’est aux autres d’en juger. Je me concentre simplement sur l’écriture et ma contribution au débat, du mieux que je peux 5.
Assistons-nous aujourd’hui à une tentative de redéfinir l’équilibre des pouvoirs en faveur de la Maison-Blanche ?
Je formulerais les choses différemment.
Selon moi, de nombreuses grandes initiatives politiques de l’administration actuelle visent à réaffirmer ou à rétablir l’État de droit — notamment en appliquant des lois fédérales longtemps ignorées.
L’immigration en est l’exemple le plus flagrant.
Le programme d’application de la loi de l’administration actuelle soutient l’État de droit, car il applique les lois existantes qui restreignent l’entrée aux États-Unis ou font de l’entrée illégale un motif d’expulsion. Dans de nombreuses administrations précédentes, ces lois n’étaient tout simplement pas appliquées.
Je trouve donc une grande partie du débat actuel déroutante.
Le président applique des lois adoptées par le Congrès qui restent des lois fédérales en vigueur. Nous n’assistons pas à une extension du pouvoir présidentiel, mais à un exécutif qui fait ce que la loi exige.
Historiquement, en particulier depuis la Seconde Guerre mondiale, le Congrès a délégué de vastes pouvoirs à la présidence par le biais de lois. Cela s’est produit sous les présidents des deux partis.
Dans certains de mes travaux, j’appelle cela la « lex regia américaine » — en référence aux lois romaines qui conféraient le pouvoir de gouverner. À travers une série de délégations étendues, le Congrès a effectivement donné au président des pouvoirs importants.
La question de savoir si cela représente une abdication du pouvoir par le Congrès ou si c’est un choix délibéré fait débat.
Le monde change rapidement, les problèmes sont complexes et le Congrès peut avoir besoin de déléguer des pouvoirs à l’exécutif pour mettre en œuvre des politiques efficaces — comme on ferait appel à un courtier spécialisé pour vendre une maison.
Cette tendance à long terme n’est pas spécifique à Trump, mais elle s’est vérifiée sous toutes les administrations 6.
Pourquoi ce rapprochement entre la lex regia romaine et les pouvoirs exécutifs accordés au président américain ?
Il existe à la fois des différences et des similitudes. Contrairement à la lex regia, le président américain est élu pour quatre ans et ne peut exercer plus de deux mandats — il n’y a donc pas de présidence à vie.
La comparaison que je fais concerne surtout l’étendue des pouvoirs.
Les pouvoirs statutaires du président, combinés à l’autorité constitutionnelle, sont très étendus. Ces pouvoirs ont certes des limites, et les tribunaux les font généralement respecter — l’exécutif se tenant largement dans le cadre circonscrit par ces limites.
Néanmoins, au fil du temps, le système a évolué vers une forme de gouvernance présidentielle. Dans la pratique, la Constitution américaine opérationnelle — au-delà du texte écrit — est centrée sur la présidence. C’est le cas depuis longtemps.
Partagez-vous l’avis de penseurs comme Curtis Yarvin, qui affirment que certains présidents américains comme Franklin D. Roosevelt, Lincoln ou George Washington auraient exercé leurs pouvoirs de manière plus affirmée — et que Trump pourrait suivre un tel modèle en faisant usage, d’une façon plus marquée, de son autorité constitutionnelle ?
Pour être honnête, je n’ai pas beaucoup lu Curtis Yarvin.
J’ai lu l’un de ses écrits sur la monarchie. J’ai trouvé que cela manquait de contexte historique. Il confondait notamment les « deux corps du roi », ses rôles public et privé ; ceux de Louis XIV, par exemple.
L’idée que certains présidents seraient à l’origine de grandes transformations n’est pas nouvelle. Des universitaires tels qu’Arthur Schlesinger et Bruce Ackerman en débattent depuis longtemps 7. Il est trop tôt pour dire si un second mandat de Trump aura un effet vraiment transformationnel sur la présidence.
En général, les présidents changent la donne en affirmant les pouvoirs qu’ils détiennent déjà en vertu de la loi — pas en défiant ou réécrivant celle-ci. Cela semble également s’appliquer à la présidence Trump.
« L’Empire de l’ombre. Guerre et terre au temps de l’IA »
Sous la direction de Giuliano da Empoli. Postface par Benjamín Labatut.
Avec les contributions de Daron Acemoğlu, Sam Altman, Marc Andreessen, Lorenzo Castellani, Adam Curtis, Mario Draghi, He Jiayan, Marietje Schaake, Vladislav Sourkov, Peter Thiel, Svetlana Tikhanovskaïa, Jianwei Xun et Curtis Yarvin.
À découvrir en librairie et en s’abonnant à la revue.
Voyez-vous des situations où un président aurait tenté d’outrepasser les pouvoirs qui lui étaient conférés ?
C’est une vaste question ; cela dépend des cas.
Dans certains d’entre eux, comme celui de Lincoln, les limites ont été repoussées ; pour le second mandat de Trump, je n’ai rien vu de similaire.
Ce qui est remarquable, cependant, c’est que le simple fait d’appliquer les lois existantes peut perturber le statu quo.
Par exemple, l’administration applique les lois sur les droits civiques dans l’enseignement supérieur, conformément à une décision de la Cour suprême de 2023, garantissant que les universités ne pratiquent pas de discrimination raciale ou d’autre forme de discrimination dans leurs procédures d’admission. Cette application utilise les pouvoirs déjà accordés par la loi 8.
Partagez-vous le diagnostic des penseurs « post-libéraux » comme Patrick Deneen, qui estiment que le libéralisme aurait échoué aux États-Unis ?
Oui, tout à fait.
J’ai déjà abordé ce sujet — j’ai même écrit une critique du livre de Deneen, que je trouve remarquable. Son diagnostic est correct et perspicace.
Lorsqu’il l’a écrit pour la première fois, la solution qu’il proposait — une approche localiste dite du « front porch » 9 — ne découlait pas naturellement de sa critique de l’État libéral. Mais dans ses travaux ultérieurs sur l’« aristopopulisme » et le changement de régime, il a affiné son approche.
J’ai des opinions complexes à ce sujet. Mais dans l’ensemble, je trouve que son travail soulève les bonnes questions. Selon moi, le débat sur le post-libéralisme est en grande partie déjà clos : nous vivons déjà dans un régime post-libéral.
En quel sens ?
Très peu de gens — et ils n’ont pratiquement aucune influence — croient réellement que le gouvernement ne devrait pas promouvoir une conception globale du bien public.
Dans l’ensemble du monde occidental, les gouvernements adoptent déjà des valeurs morales substantielles, qu’ils mettent en application.
La question n’est pas de savoir si le post-libéralisme existe, mais quelle forme il prendra.
Je n’accepte pas le point de vue libertaire selon lequel les gens devraient toujours pouvoir être libres de faire ce qu’ils veulent pourvu qu’ils ne nuisent à personne.
Adrian Vermeule
C’est-à-dire ?
Un exemple clair est celui du Royaume-Uni, où les politologues décrivent un « libéralisme autoritaire » — un système qui impose le respect d’un code libéral substantiel et global.
Pour moi, c’est déjà une forme de post-libéralisme.
Dans votre critique du livre de Deneen, vous mentionnez qu’il se trompe sur une question d’échelle : celle à laquelle devrait se faire la transition du libéralisme au post-libéralisme. Considérez-vous l’administration Trump comme un vecteur crédible de l’« intégration de l’intérieur » — celle que vous opposez à la conclusion de l’auteur 10 ?
Je n’ai aucun rôle au sein de l’administration et je me concentre sur mon travail d’écriture depuis Harvard. Il appartient à d’autres de mettre ces idées en pratique.
L’administration Trump, comme toutes les présidences de l’histoire des États-Unis, est une coalition de forces et de points de vue différents.
Seules les personnes directement impliquées peuvent déterminer si elle sert de vecteur à l’« intégration de l’intérieur ».
Si vous ne jouez aucun rôle au sein de l’administration, vous participez toutefois activement à ce débat…
J’ai effectivement des opinions, mais elles concernent des principes tirés de l’histoire des institutions. Leur application dans la réalité est une autre question, et je ne dispose pas d’informations suffisantes pour me prononcer de manière définitive.
D’un point de vue philosophique, je suis globalement d’accord avec certaines des mesures prises par l’administration Trump. Pas avec toutes.
Lesquelles ?
Par exemple, je ne partage pas sa position sur la fécondation in vitro, que je considère comme moralement problématique.
En revanche, je soutiens l’application des lois sur l’immigration 11 — qui ont longtemps été négligées.
En résumé, je suis d’accord avec certaines politiques de Donald Trump et en désaccord avec d’autres.
Je laisse à d’autres le soin d’évaluer l’administration dans son ensemble.
Vous êtes convaincu de l’échec de « l’ordre libéral » aux États-Unis. À votre avis, quel a été le point de bascule ?
Je le situerais autour de la transition entre le premier et le deuxième mandat du président Obama.
L’administration a alors commencé à appliquer, en particulier dans les écoles locales, une vision controversée de la nature humaine axée sur l’identité trans et l’identité de genre 12.
Cette approche considérait la nature humaine comme entièrement malléable, dans le cadre d’un projet sans fin d’auto-libération, y compris des contraintes biologiques 13.
Selon moi, cette mise en œuvre a déclenché un important retour de bâton politique (backlash) et a contribué à propulser Trump à la présidence : j’estime que c’est à ce moment que l’échec du libéralisme est devenu patent.
Diriez-vous que l’opinion publique a évolué sur ces questions ? Y a-t-il eu un « vibe shift » ?
Oui. Je pense qu’il y a eu un changement clair dans l’opinion publique. Timur Kuran, de l’université Duke, l’explique bien dans son livre Private Truths, Public Lies : The Social Consequences of Preference Falsification 14.
Selon l’auteur, beaucoup de gens ont des opinions qu’ils n’osent pas exprimer publiquement.
Une fois qu’ils voient suffisamment d’autres personnes exprimer le même point de vue, une réaction en chaîne se produit et les gens commencent à partager ouvertement ce qu’ils pensaient déjà.
Je pense que c’est exactement ce qui s’est passé aux États-Unis concernant des questions telles que l’identité de genre.
De nombreux Américains, y compris par les élites, étaient en désaccord avec les opinions libérales dominantes mais étaient réticents à s’exprimer publiquement.
Les élections de 2024, au cours desquelles cette question est devenue centrale, ont modifié le climat public, permettant à ces opinions privées d’être exprimées plus ouvertement.
Pensez-vous que ce changement aux États-Unis ait une influence sur d’autres pays — en Europe par exemple ?
C’est une question intéressante.
Au Royaume-Uni, l’élection de Trump a peut-être renforcé les critiques existantes à l’égard de certaines évolutions sociales, mais il existait déjà un solide réseau d’universitaires et de personnalités publiques — comme J. K. Rowling par exemple 15 — qui exprimaient leurs préoccupations. Cela a donc surtout renforcé une tendance en cours.
Quant à la France, beaucoup aux États-Unis se souviennent qu’elle a été notre premier allié. Je suis convaincu qu’il y a une volonté de renforcer ces liens ; mais les partis politiques américains sont des coalitions très larges.
L’administration Trump et le Parti républicain, par exemple, regroupent des éléments qui, en France, correspondraient à différents mouvements — certains relèveraient plutôt du Rassemblement national, d’autres de la droite plus traditionnelle. Il s’agit d’une large coalition plutôt que d’un bloc idéologique unique.
Comment voyez-vous les circulations entre cette nouvelle droite américaine et les partis politiques français ?
De nombreux post-libéraux américains se sont inspirés d’une série d’intellectuels français. On peut citer par exemple Louis Veuillot et Louis de Bonald, ainsi que des figures contemporaines comme Pierre Manent et Rémi Brague. Cette influence remonte au XIXe siècle et se poursuit aujourd’hui.
Elle est cohérente avec l’histoire des États-Unis — notre fondation a été en partie façonnée par des juristes français comme Jean Domat et Montesquieu —, de sorte que les idées politiques et philosophiques françaises ont longtemps influencé la pensée américaine.
Vous n’avez pas mentionné Joseph de Maistre, qui écrivait en 1796 : « le rétablissement de la monarchie, qu’on appelle contre-révolution, ne sera point une révolution contraire, mais le contraire de la révolution »…
C’est une idée extrêmement importante.
Elle permet de corriger une erreur que je constate chez certains membres de la nouvelle droite américaine : l’idée que pour renverser une révolution de gauche, il faudrait exercer le pouvoir sans tenir compte de la loi, en reproduisant ainsi les méthodes de la gauche.
Selon de Maistre, le rétablissement d’un ordre juridique conforme à la loi naturelle et divine peut se faire avec une facilité surprenante — car les êtres humains aspirent naturellement à vivre dans une société régie par une loi authentique.
En revanche, les révolutions contraires à la nature humaine sont difficiles — et nécessitent souvent le recours à la violence. Ce thème est central dans son ouvrage Considérations sur la France, et je partage entièrement son analyse.
En 2020, vous avez écrit que la loi devait parfois permettre l’exercice du pouvoir exécutif « même contre la perception qu’ont les sujets de ce qui est le mieux pour eux » 16. N’y a-t-il pas un risque de dérive autoritaire inhérent à cette approche ?
Nos lois font cela sans arrêt ! On peut citer par exemple les délais d’attente pour l’achat d’une arme de poing ou pour l’obtention d’une licence de mariage, les taxes et les réglementations décourageant le tabagisme ou la consommation d’alcool, etc. Ces mesures vont à l’encontre des préférences immédiates, mais visent à protéger l’individu et la société.
Je n’accepte pas le point de vue libertaire, souvent associé à John Stuart Mill, selon lequel les gens devraient toujours pouvoir être libres de faire ce qu’ils veulent pourvu qu’ils ne nuisent à personne. Presque toutes nos actions ont un impact sur les autres — et la société fonctionne comme un tout interconnecté.
Cela ne signifie pas pour autant que l’État doit tout décider à la place des gens. Comme le soulignent des penseurs tels que James Fitzjames Stephen 17 ou Thomas d’Aquin, la loi est un instrument approximatif qui doit être appliqué avec prudence.
L’autorité en soi est naturelle et positive. Ce qui doit nous préoccuper, c’est la tyrannie.
Adrian Vermeule
Nous ne devrions pas chercher à interdire tous les vices ou à imposer toutes les vertus. Je rejette par principe le cadre binaire qui oppose la licence libertaire à l’autoritarisme.
Voyez-vous des domaines spécifiques dans lesquels l’État pourrait exercer son pouvoir de manière plus affirmée — non pas nécessairement en interdisant, mais en décourageant certaines actions ?
Un exemple est celui des parents et des médecins qui fournissent des médicaments ou pratiquent des interventions chirurgicales sur des mineurs qui affirment temporairement une identité de genre différente. Je trouve cela profondément troublant. Cela peut causer des dommages permanents sur la base d’une préférence qui disparaît souvent à mesure que l’enfant mûrit.
Sur le plan juridique et moral, je pense que cela devrait être limité. Des lois qui limitent plus strictement l’autorité parentale et médicale dans de tels cas pourraient prévenir des dommages graves. Nous assistons déjà à des procès aux États-Unis qui traitent de cette question.
Où et comment tracez-vous la ligne entre l’État agissant pour le bien commun et pour ses propres intérêts ?
Je définis l’autoritarisme différemment de la tradition libérale.
L’autorité en soi est naturelle et positive.
Ce qui doit nous préoccuper, c’est la tyrannie, c’est-à-dire une gouvernance qui ne respecte pas la loi naturelle et divine, qui sert les intérêts personnels des dirigeants plutôt que le bien commun de la communauté.
C’est là que je trace la ligne. J’ai beaucoup écrit sur ce sujet et je travaille actuellement sur un projet consacré à la tyrannie et au despotisme chez Bodin et Montesquieu.
Nous n’imaginions pas devoir poser cette question il y a quelques mois, mais elle est devenue trop centrale dans le débat américain pour être ignorée : Donald Trump pourrait-il réussir légalement à se présenter pour un troisième mandat ?
Non, absolument pas. La Constitution américaine ne le permet pas. Le président ne peut tout simplement pas exercer un troisième mandat.
Je pense que Donald Trump aime taquiner ses adversaires politiques avec des blagues à ce sujet.
Il a un humour espiègle — mais personne ne le prend au sérieux.
Pour moi, c’est du théâtre politique.
Sources
- Adrian Vermeule et Conor Casey, « Common Good Presidential Administration. The Public Interest State Beyond Technocracy », The New Digest, 7 janvier 2025.
- Eric A. Posner, Adrian Vermeule, The Executive Unbound. After the Madisonian Republic, Oxford, Oxford University Press, 2011.
- Justin Jouvenal, « Supreme Court has expanded presidential powers under Trump. How far will it go ? », The Washington Post, mise à jour le 1er novembre 2025.
- Si la Cour suprême n’exerce pas son rôle de contre-pouvoir, c’est essentiellement en raison de sa composition. Comme le rappelait dans nos pages Renaud Lassus : « Dominé par une étroite majorité républicaine, le Congrès n’exerce plus — soit par conviction partisane, soit par crainte — ses fonctions de contrôle de l’exécutif, même lorsque le président agit dans des domaines qui relèvent explicitement du pouvoir législatif selon la Constitution, comme le commerce et les droits de douane. »
- Au-delà de son travail académique, Adrian Vermeule est très présent sur Internet, notamment sur X (ex-Twitter) où le compte de ce constitutionnaliste est suivi par plus de 75 000 abonnés. Il y commente quotidiennement l’actualité et a été retweeté par le vice-président des États-Unis J. D. Vance.
- Depuis son retour au pouvoir le 20 janvier, Donald Trump a signé 210 décrets présidentiels (executive orders) — contre 220 au cours de la totalité de son premier mandat —, s’appuyant ainsi principalement sur son pouvoir exécutif plutôt que sur le Congrès, qui n’a adopté que quelques dizaines de lois depuis l’investiture du 119e Congrès — soit un chiffre historiquement très faible.
- Arthur M. Schlesinger Jr. — dans The Age of Roosevelt et The Imperial Presidency notamment — a popularisé l’idée de « cycles » ou de « moments » présidentiels, au cours desquels des figures comme Jackson, Lincoln ou Roosevelt redéfinissent durablement l’ordre politique. Bruce Ackerman a de son côté proposé une théorie des « constitutional moments » selon laquelle certaines coalitions — mobilisées souvent autour d’un président — parviendraient à transformer matériellement la Constitution sans révision formelle — comme lors du New Deal ou de la Reconstruction après la Guerre de Sécession.
- Adrian Vermeule fait ici référence à la décision Students for Fair Admissions v. Harvard, rendue par la Cour suprême en 2023. Celle-ci juge que les programmes d’admission à l’université fondés sur la race, dans le cadre des politiques de discrimination positive (affirmative action), violent la clause de protection égale du Quatorzième Amendement, sauf dans les cas concernant les académies militaires et les établissements ne recevant pas de fonds fédéraux.
- Voir Patrick Deneen, « A Republic of Front Porches », Front Porch Republic, 2 mars 2009.
- Adrian Vermeule, « Integration from Within », American Affairs, été 2018.
- Adrian Vermeule fait ici référence au corpus encadrant les pratiques juridiques en matière de politique migratoire. Celui-ci s’appuie notamment sur l’Immigration and Nationality Act, dont plusieurs dispositions sont utilisées par l’administration Trump pour expulser des immigrants, notamment la section 235 du texte, ainsi que d’autres textes dont l’Illegal Immigration Reform and Immigrant Responsibility Act de 1996, qui permet entre autres les procédures d’expulsion accélérées. Les pratiques de l’administration en matière de détention et d’expulsion de migrants notamment font toutefois l’objet de plusieurs dizaines de procédures judiciaires.
- Adrian Vermeule fait ici référence à une directive du département de l’Éducation émise sous le mandat de Barack Obama soulignant l’obligation des établissements d’enseignement de protéger les étudiants contre le harcèlement sexuel et les violences sexuelles en vertu du Title IX. L’attaque contre une « vision controversée de la nature humaine » s’appuie sur une stratégie de déshumanisation de l’adversaire.
- Les directives de l’administration Obama sur l’identité de genre dans les écoles visaient surtout à protéger les droits des élèves transgenres et à garantir leur inclusion et leur sécurité, plutôt qu’à proposer une théorie de la nature humaine.
- Timur Kuran, Private Truths, Public Lies : The Social Consequences of Preference Falsification, Cambridge, Harvard University Press, 1998.
- Les opinions régulièrement exprimées par l’autrice de la saga Harry Potter sur les réseaux sociaux sont régulièrement accusées d’être anti-trans et ciblées par les associations féministes et de défense des droits LGBT. Le fait qu’Adrian Vermeule la prenne comme exemple est en partie étonnant : ses prises de position — et la manière parfois provocantes de les exprimer — ont plutôt dégradé son image publique.
- Cette formulation est employée par Vermeule dans un article paru en mars 2020 dans la revue The Atlantic, voir : Adrian Vermeule, « Beyond Originalism », The Atlantic, 31 mars 2020.
- James Fitzjames Stephen (1829-1894) est l’un des principaux juristes britanniques de l’ère victorienne. En tant que membre du Conseil législatif du vice-roi en Inde, il joua un rôle déterminant dans la codification du droit colonial, notamment comme principal rédacteur de l’Indian Evidence Act (1872). La partie de ses écrits à laquelle fait ici référence Adrian Vermeule concerne ses débats avec John Stuart Mill sur la notion de liberté individuelle et le rôle de l’État.