La Russie de Poutine nous menace. Comment se préparer sérieusement sans tomber dans l’alarmisme ? Les chiffres et les analyses sont un bon point de départ. Si vous souhaitez soutenir une rédaction indépendante, abonnez-vous au Grand Continent

Que sont les « armes du Manège » de Vladimir Poutine ?

Le test très médiatisé du missile à propulsion nucléaire 9M730 Bourevestnik par la Russie a rencontré un certain écho dans les médias occidentaux ; lui a succédé l’évocation par Vladimir Poutine d’un essai de la torpille lourde autonome thermonucléaire Status-6 Poseidon.

Alors que les spécialistes de la dissuasion nucléaire ont plutôt tendance à considérer qu’il s’agit de « non-événements », les médias s’en émeuvent, et les réseaux sociaux sont comme toujours propices à la diffusion d’arguments erronés ou exagérés — voire de pure propagande russe — qui alimentent une peur panique de l’apocalypse nucléaire.

C’est sans doute l’effet principal recherché par Moscou : nous effrayer.

Depuis 2018, la poursuite par la Russie du développement de ce qu’on appelle les « armes du Manège » 1 — une nouvelle génération d’armes stratégiques présentée comme étant « de rupture » — s’inscrit largement dans une stratégie de peur — Sergueï Karaganov, nous y reviendrons, parle même aujourd’hui de « terreur » — plus que de dissuasion.

Il s’agit de provoquer et d’entretenir des sentiments collectifs irraisonnés, désarmants et coûteux dans les sociétés occidentales, bien plus que de dissuader de manière rationnelle ; et au sein des élites russes, en miroir, de se convaincre de sa propre puissance malgré les signes objectifs du déclin.

Le calcul derrière la dissuasion nucléaire

Qu’elle soit nucléaire ou non, la dissuasion repose en premier lieu sur un calcul rationnel : en démontrant que l’on dispose de capacités de destruction crédibles et d’une volonté de les utiliser dans le cadre d’une doctrine explicite, l’adversaire comprend que les coûts de son éventuelle agression dépasseraient de loin les bénéfices qu’il pourrait en retirer.

Parce qu’elle est porteuse de la plus grande capacité de destruction et pratiquement impossible à mettre en échec, la dissuasion nucléaire est de nature à prévenir les agressions les plus sérieuses et à inhiber les décisions les plus extrêmes. Lorsqu’elle est mutuelle, elle tend à une forme d’autolimitation des conflits : il n’est rationnellement pas possible de l’invoquer pour empêcher une « petite » agression, car en retour elle pourrait entraîner les adversaires dans un échange destructeur hors de proportion.

Il se crée alors un effet de « seuil », toujours un peu flou, en dessous duquel l’arme nucléaire ne peut pas être une option. L’ambiguïté du seuil fait partie inhérente d’une situation internationale qui voit coexister plusieurs puissances nucléaires : il s’agit à la fois d’être convaincant sur ses capacités et sa volonté, raisonnablement clair sur ce que la dissuasion protège, ambigu sur la limite précise du seuil de son déclenchement, mais aussi rassurant quant à sa propre rationalité.

La dissuasion vis-à-vis de Moscou repose depuis le début de la Guerre froide sur la promesse de représailles en cas d’agression et pas seulement d’une défense puissante.

Stéphane Audrand

En maintenant un dialogue stratégique permanent avec l’adversaire, même au plus fort des crises, on peut espérer qu’un calcul raisonnable fonctionnera entre les parties et que l’incertitude contribuera à la retenue de chacun, personne ne voulant « s’approcher du seuil ». 

La métaphore la plus évidente est celle d’un taureau, au milieu d’un champ sans clôture : ne pas trop s’approcher de lui, et le contourner à bonne distance, est la voie la plus sûre pour éviter un problème.

Face à un État non doté, l’emploi en premier de l’arme nucléaire n’est pas non plus aisé à assumer, même pour un pays comme la Russie en Ukraine : le poids politique du tabou des armes nucléaires, l’importance des opinions mondiales hostiles à son usage et les bénéfices discutables qui seraient retirés d’un emploi tactique limité de l’arme au regard de son coût politique — de même que l’existence d’options conventionnelles puissantes et précises —  font que l’arme nucléaire demeure pour l’heure cantonnée aux hypothèses les plus extrêmes, pour lesquelles elle conserve toute sa pertinence.

La dissuasion russe est déjà opérationnelle

La Fédération de Russie, héritière principale de l’Union soviétique, est pleinement insérée dans cet exercice « réaliste et rationnel » de la dissuasion nucléaire. Ses forces stratégiques sont nombreuses, crédibles et diversifiées : sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, bombardiers porteurs de missiles de croisière ou aérobalistiques, missiles balistiques à portée tactique, intermédiaire ou intercontinentale sur transport-érecteur-lanceur, missiles en silos… L’arsenal russe, bien que parfois vieillissant, est suffisamment puissant — pléthorique même — pour remplir parfaitement sa fonction de dissuasion nucléaire.

Malgré les difficultés de sa modernisation, il comporte encore de nombreux vecteurs efficaces mettant en œuvre plus de 2600 têtes nucléaires stratégiques et environ 2000 têtes non stratégiques ; quels que soient les progrès de la défense antibalistique dans les pays qu’elle considère comme ses adversaires, la Russie serait toujours capable en 2025 de saturer toute défense pour infliger des dommages insupportables — y compris aux États-Unis ou à la Chine. 

Quant à la volonté des dirigeants russes d’utiliser le cas échéant l’arme nucléaire pour défendre les intérêts les plus vitaux de la Russie, personne n’en doute.

Le test des vecteurs de l’arme nucléaire est une forme de routine pour les puissances qui en sont dotées. Qu’il s’agisse de tirs de missiles balistiques ou de raids aériens simulés, l’objectif est à la fois de s’entraîner, de s’assurer du bon fonctionnement technique des vecteurs, de la bonne connaissance des procédures et de démontrer à sa population, ses partenaires, ses adversaires et au monde que la dissuasion « fonctionne ».

Les tirs balistiques entre puissances nucléaires font l’objet de notifications préalables et suivent souvent un calendrier annuel assez routinier qui contribue aussi à la stabilité stratégique.

Paradoxalement, un pays qui cesserait brutalement ses exercices nucléaires sans raison valable susciterait plus de méfiance que de soulagement.

Le but des nouvelles « armes du Manège »

Pourquoi alors développer des armes aussi « exotiques » qu’un missile de croisière à propulsion nucléaire, une torpille thermonucléaire sous-marine à la charge prétendue de  100 mégatonnes ou même — on le sait depuis 2024 — un missile balistique conventionnel à portée intermédiaire ?

Si la recherche sur le planeur manœuvrant hypersonique Avangard peut se comprendre dans une optique de modernisation des arsenaux balistiques, les autres « armes du Manège » semblent bien plus incongrues et leur apport concret à la dissuasion russe apparaît discutable en termes purement rationnels.

Certes, lorsque les recherches furent lancées par la Russie dans les années 2010, les inquiétudes sur le devenir de la défense antibalistique justifiaient sans doute l’exploration de ruptures possibles pour se prémunir contre un éventuel déclassement ; mais l’état actuel des rapports de force stratégiques ne donne aucun intérêt au missile Bourevestnik, malgré sa portée. Peu discret, il serait rapidement repéré par n’importe quel avion de guet aérien ; volant à des vitesses transsoniques, il pourrait être intercepté par n’importe quel avion de chasse occidental. Même s’il pourrait, par sa portée et sa durée de vol, aborder un territoire adverse par « n’importe quelle direction », cela n’est en rien une capacité nouvelle.

Un pays qui cesserait brutalement ses exercices nucléaires susciterait plus de méfiance que de soulagement.

Stéphane Audrand

Pour se limiter au territoire nord-américain, la possibilité d’une frappe par le sud des États-Unis existe depuis que les SNLE soviétiques sont à la mer, et la Russie dispose actuellement de suffisamment de SNLE et de sous-marins nucléaires porteurs de missiles conventionnels pour disposer de moyens crédibles, gradués, tous azimuts, difficiles à repérer et qui permettraient de frapper le territoire américain sur une trajectoire non polaire bien plus facilement qu’avec un Bourevestnik.

De même, la torpille Poseidon, si elle pourrait sans doute frapper de manière inopinée un grand port, n’apporte pas de capacité concrète vraiment nouvelle : New York ou San Francisco peuvent là encore être atteintes par une attaque surprise depuis un sous-marin s’approchant à quelques dizaines de kilomètres de côtes bien trop longues pour être surveillées de façon étanche.

Conserver de tels programmes « exotiques » actifs dans un pays en pleine guerre et qui peine à moderniser toutes ses forces stratégiques et conventionnelles doit avoir une autre motivation.

Et c’est sans doute du côté de la peur qu’il faut chercher.

Au-delà du calcul rationnel, Moscou cherche à instiller la peur chez ses adversaires, leurs décideurs et leurs opinions — pour réveiller de vieilles phobies.

Semer « la terreur » en Europe

Le cœur de la dissuasion repose sur un calcul rationnel.

Parce qu’elle est porteuse d’une promesse de destruction et qu’elle se doit de comporter une dose d’ambiguïté pour compliquer le calcul stratégique de l’autre, la dissuasion doit pourtant reposer aussi sur une dose de peur.

Celle-ci participe pleinement de son bon fonctionnement puisqu’elle est de nature à faire hésiter — « au bord du gouffre » — un dirigeant qui penserait avoir trouvé une formule pour agresser l’autre en contournant, détruisant, neutralisant ou encaissant les capacités qui devraient le dissuader.

Le précédent de la Guerre froide

Cette peur a des ressorts profonds.

Peur pour soi, peur pour ses proches, peur pour sa patrie ; peur de mourir, mais aussi peur d’échouer, de perdre la face, là encore devant soi-même, ses proches, ses amis ou son peuple. Pendant la Guerre froide, on résumait cette idée par un slogan glaçant : « Même les Soviétiques aiment leurs enfants. »

Si le comportement le plus courant — et, semble-t-il, le plus adapté — reste celui de la froide détermination, en temps de crise, certains dirigeants peuvent volontairement adopter un comportement qui se veut effrayant, pour faire douter de leur propre rationalité. On a ainsi reproché à Nixon sa madman theory 2 et un comportement qualifié de brinkmanship 3.

Faute de fournir un message politique désirable, la Russie construit son image sur un message terrifiant.

Stéphane Audrand

Parce qu’elle tend à rendre plus concrète et incarnée la promesse de destruction, la peur peut avoir son intérêt dans le dialogue stratégique, notamment nucléaire.

Ainsi, lors de la crise de 1969 entre l’URSS et la Chine, face à Mao qui considérait que son pays était, par la taille de sa population, immunisé face à la dissuasion nucléaire soviétique, Moscou avait laissé entendre via ses canaux d’influence que les frappes nucléaires éventuelles contre la Chine pourraient viser non pas à massacrer la population, mais à décapiter la direction du Parti communiste chinois. Cela aboutit à un éparpillement paniqué des cadres du Parti, à la seule mise en alerte connue à ce jour des forces nucléaires chinoises, mais aussi à un recul de la Chine dans ses agressions sur la frontière sibérienne et à l’ouverture de négociations 4.

C’est là un usage de la peur comme complément du calcul rationnel, mais dans une démarche qui reste fondamentalement dissuasive.

À dire vrai, pendant toute la Guerre froide, Moscou a joué sur cette peur du nucléaire, notamment en Europe. Il s’agissait pour l’Union soviétique d’insister sur les dégâts que provoquerait l’emploi d’armes nucléaires sur le sol européen — voire de les fantasmer — et de surjouer systématiquement la peur de l’atome pour diviser l’Alliance atlantique, saper la légitimité de la dissuasion et espérer permettre à l’URSS d’exploiter son avantage numérique conventionnel en cas de conflit.

L’imaginaire occidental développé dans les médias a, dès les années 1950, associé l’atome à l’apocalypse et la radioactivité à un mal suprême, d’autant plus « maléfique » qu’il est invisible. 

Le point culminant de cette peur fut sans doute la crise des euromissiles, qui vit d’immenses vagues de protestation en Europe, motivées et alimentées par l’URSS via ses relais de propagande. Cette situation fit dire à François Mitterrand, fort lucide, que « le pacifisme est à l’Ouest et les euromissiles sont à l’Est ». Il ne s’agissait pas pour l’Union soviétique de dissuader par un calcul rationnel, mais d’obtenir un avantage en prenant appui sur la peur primale du nucléaire et la vulnérabilité d’une société démocratique aux phobies collectives se transcrivant en choix électoraux.

C’est probablement la même stratégie qui anime l’ancien officier du KGB Vladimir Poutine depuis février 2022 lorsqu’il tire profit de la menace nucléaire

Certes, le maître du Kremlin a beau jeu d’exploiter la peur : il a pour lui la stabilité relative de l’autocrate et la capacité à ignorer les peurs de sa population. Surtout, peut-être, il peut d’autant plus facilement jouer de la peur qu’il inspire que nous ne sommes pas en capacité intellectuelle, politique ou matérielle de lui rendre la pareille.

La nouvelle rhétorique russe

Pour se convaincre qu’il s’agit avant tout d’une stratégie déclaratoire — et, donc, se rassurer un peu —  il faut différencier, depuis trois ans, le comportement et le discours.

Le comportement russe en matière nucléaire est resté relativement cohérent et prévisible : les exercices des forces stratégiques se déroulent à date prévue, ils impliquent toujours les composantes habituelles et s’inscrivent dans les cycles annuels connus.

Le signalement stratégique de mars 2022 (mise en alerte des forces stratégiques russes, sortie des SNLE occidentaux) a été l’occasion d’un « dialogue » tendu mais classique entre la Russie et les puissances nucléaires occidentales, et aucun signal concret indiquant une option nucléaire russe imminente et crédible n’a été signalé publiquement depuis 5

Il en va tout autrement du discours public, de plus en plus agressif et désinhibé, menaçant urbi et orbi — soit directement par la voix du Kremlin, soit par des individus plus ou moins proches du pouvoir, au premier rang desquels l’ancien président Dimitri Medvedev, devenu le « Monsieur Apocalypse nucléaire » du Kremlin.

Au-delà des rodomontades des propagandistes, certains des plus proches conseillers en matière de stratégie poussent dans cette direction de l’effroi comme arme décisive contre l’Europe.

Sergueï Karaganov déclarait ainsi dès 2023 qu’il fallait construire une stratégie de « dissuasion et d’intimidation » qui envisage l’utilisation des armes nucléaires, estimant qu’il n’y aurait pas de représailles américaines en défense de l’Europe (et ignorant les dissuasions française et britannique 6).

Tout récemment, poursuivant son cheminement, le même Karaganov déclarait à la télévision publique qu’il fallait changer de stratégie — la Russie s’étant montrée selon lui trop raisonnable et mesurée — et s’efforcer « d’instiller la terreur et la crainte de Dieu chez les alliés européens des États-Unis ».

Estimant que l’arme nucléaire avait été laissée « en marge du grand jeu russe », il fallait maintenant envisager un « châtiment » contre les voisins européens, d’abord conventionnel puis, si nécessaire, nucléaire. Châtier n’est pas dissuader : Karaganov fait entrer la rhétorique nucléaire dans un âge du chantage messianique. 

Sergueï Karaganov a fait partie des conseillers ayant poussé à une révision de la doctrine nucléaire russe, jugeant qu’elle était trop timide et fixait trop haut le seuil d’emploi de l’arme nucléaire. Si la révision de décembre 2024 reste finalement conforme à l’idée d’une doctrine défensive réservant l’arme nucléaire à des fins dissuasives dans le cadre de scénarios extrêmes, il ne faut pas sous-estimer l’influence que peut avoir ce genre de discours dans les cercles de pouvoir. 

Ce type de propos présente deux types de risques : pour la Russie, que le pouvoir russe finisse par s’auto-intoxiquer avec ses propres éléments de langage ;  pour l’Europe, qu’elle se soumette à cette peur, alors même que, pour l’heure, l’arme nucléaire n’a pas été décisive pour faire triompher l’agression russe — parce que la dissuasion fonctionne.

L’impasse d’une stratégie européenne : le bouclier sans l’épée

Si l’on a beaucoup évoqué pour justifier ces discours la stratégie de « sanctuarisation agressive » russe en matière nucléaire, celle-ci a toutefois montré ses limites.

Certes, les pays occidentaux ont été dissuadés d’intervenir directement en Ukraine ; il semble d’ailleurs, vu le comportement de l’administration Biden et de ses alliés européens dès la crise de l’hiver 2021-2022, qu’ils s’en sont dissuadés eux-mêmes assez rapidement sans que les menaces russes ne soient déterminantes dans cette crainte occidentale d’une intervention directe pour sanctuariser l’Ukraine. En revanche, la rhétorique russe n’a pas réussi à paralyser l’aide à l’agressé, au moins jusqu’à l’élection de Donald Trump.

Parce qu’elle tend à rendre plus concrète et incarnée la promesse de destruction, la peur peut avoir son intérêt dans le dialogue stratégique, notamment nucléaire. 

Stéphane Audrand

En cela, l’arme nucléaire russe n’a que partiellement réussi à « sanctuariser » son agression — la dissuasion occidentale ayant en revanche protégé le territoire des États de l’Alliance, puisqu’aucun n’a été frappé par la Russie de manière délibérée pour entraver l’aide à l’Ukraine ; d’un autre côté, le territoire russe est frappé chaque jour par l’Ukraine, bien au-delà des territoires ukrainiens occupés par la force depuis 2014, y compris à l’aide d’armes occidentales. Pour l’heure, en dehors d’une modification de sa doctrine nucléaire censée « abaisser le seuil » et le rendre encore plus « flou », le Kremlin n’a pas vraiment progressé dans cette « sanctuarisation » de son agression.

Dans ces conditions, si la dissuasion nucléaire russe fonctionne toujours dans sa rationalité pour protéger les intérêts les plus vitaux — si elle est aussi parvenue à une forme de limite dans sa capacité à freiner l’assistance occidentale à l’Ukraine — le battage et la consommation de ressources autour du Bourevestnik et du Poseidon ne se justifient guère que par la recherche d’une « incarnation » de la terreur que peut représenter la Russie, incarnation qu’elle se doit de projeter autant contre ses adversaires que vers sa population.

La Russie a recours à cette stratégie précisément parce que des armes peuvent avoir un effet psychologique considérable sur les opinions occidentales ; elles contribuent aussi à faire reculer le calcul stratégique rationnel au profit du réflexe de peur irrationnelle 7. Dans tous les cas, il s’agit d’installer dans les esprits l’idée que la Russie pourrait frapper n’importe où et n’importe quand, avec des armes que les Européens ne pourraient arrêter, et sans qu’il leur soit possible de répliquer, surtout depuis le retour de Donald Trump.

Cette peur a plusieurs vertus pour la Russie.

D’une part, elle crée dans les populations européennes un sentiment de vulnérabilité — sentiment d’autant plus important dans les pays d’Europe ne disposant pas d’une dissuasion nucléaire autonome. L’exemple de l’emploi du missile Orechnik contre l’Ukraine en novembre 2024 a été frappant : en Allemagne et en Scandinavie s’est développée une véritable phobie, aboutissant à la recherche d’abris et de bunkers pouvant abriter la population. Ce n’était pas le cas en France, pays à la fois plus éloigné mais qui se sait surtout protégé par sa propre dissuasion nationale autonome.

Le programme européen du « mur anti-drones » est un autre exemple de cette pensée réflexe issue d’une peur panique.

Face à l’incursion agressive des drones russes au-dessus de la Pologne et au désarroi qu’ils créent dans la population, la peur conduit une partie des décideurs européens à essayer de trouver une réponse strictement défensive et technologique, en envisageant la promesse d’une « défense totale » qui pourrait non pas dissuader, mais décourager l’agression russe.

Cette instrumentalisation de la peur parvient donc en même temps à saper la confiance des populations européennes envers leurs dirigeants, à renforcer l’image d’une Russie ne craignant pas les représailles et à détourner une partie substantielle des crédits européens de défense dans la recherche d’une chimère défensive totale.

À l’autre bout du spectre, le Bourevestnik ravive la crainte d’une menace nucléaire russe omniprésente et foudroyante.

La stratégie russe de la terreur fonctionne comme une tenaille : de l’essaim de drones tueurs à l’apocalypse nucléaire.

Moscou cherche, au-delà du calcul rationnel, à instiller la peur chez ses adversaires, leurs décideurs et leurs opinions.

Stéphane Audrand

Une Alliance atlantique sans tête

L’impact est d’autant plus fort que non seulement le leadership américain de l’Alliance atlantique n’est pas là pour rassurer les Européens et faire prévaloir le calcul rationnel de la dissuasion, mais que Donald Trump est lui-même vulnérable à l’influence de la peur et agit de manière à renforcer, volontairement ou non, les actions de propagande russe.

Ne lisant notoirement aucun des documents qui lui sont fournis, s’informant par ouï-dire et sur les réseaux sociaux, étant de longue date hostile aux armes nucléaires et ouvertement effrayé par elles, le locataire de la Maison Blanche qui prétendait être « l’adulte dans la pièce » au Conseil de l’Atlantique Nord — le Secrétaire général de l’OTAN Mark Rutte ne l’appelait-il pas « daddy » ? — s’avère être lui aussi une victime potentielle de la rhétorique de peur moscovite.

S’il vient d’annoncer une reprise possible des essais nucléaires américains, il n’est pas certain que cela soit la marque du retour d’un leadership américain stable et rationnel sur le sujet. Au contraire, la déclaration du président américain, qui semble mélanger tests des vecteurs et essais des armes nucléaires, suggère plutôt une forme de pensée réflexe à la fois instable et éloignée de la rationalité historique des stratèges américains qui avaient, depuis 1949, réussi à la fois à dissuader l’URSS (le plus simple) et à rassurer les alliés européens (le plus difficile).

Avec une Alliance dont le leadership historique hésite entre repli sur soi et vassalisation, des États très divisés face aux questions de dissuasion et des institutions communautaires pensées pour une ère de paix par le commerce, l’Europe semble bien démunie face à l’agenda du Kremlin, qui vise à diviser et à soumettre les populations européennes, à saper la confiance dans la démocratie, dans l’Union et dans l’Alliance et à détruire tout ce qui fait notre prospérité et notre force.

Faute de fournir un message politique désirable, la Russie construit son image sur un message terrifiant, et l’Amérique n’est plus là pour nous rassurer. Que faire ?

Déjouer la « tentation Karaganov » : la nouvelle dissuasion européenne 

Nommer la peur est sans doute le premier pas pour la vaincre.

Admettre qu’une grande partie de la rhétorique russe ne vise pas la raison mais les émotions est un point crucial, notamment pour les analystes des questions stratégiques qui ont trop tendance, par influence du réalisme, à se concentrer sur le froid calcul 8.

Une fois admis l’impact de cette peur — dans nos populations comme chez nos dirigeants — il faut l’affronter et faire en sorte que le dialogue stratégique avec la Russie revienne sur le chemin du calcul rationnel et de la dissuasion ; non pas en instillant nous-mêmes la terreur, mais en étant déterminés et crédibles.

Accepter la peur pour la dominer

Pour ce faire, il faut accepter que la voie du « découragement » de l’agression soit irrationnelle sur le plan stratégique et n’ait pour ressort que nos peurs.

L’idée de doter l’Europe d’un « mur » de défense contre les drones et les missiles, comme le proposent largement la Commission européenne et l’Allemagne, a pour fondement l’idée implicite et fausse qu’on ne peut pas frapper la Russie et qu’il faut donc empiler les boucliers, faute de pouvoir tirer l’épée.

Or la dissuasion vis-à-vis de Moscou repose depuis le début de la Guerre froide sur la promesse de représailles en cas d’agression et pas seulement d’une défense puissante. Que ces représailles soient définies comme massives ou graduées ne change rien : depuis 1949, le monde occidental a toujours promis à tout agresseur qu’il subirait en cas d’attaque des coûts qui dépasseraient de loin les bénéfices de l’agression — en somme, des coûts insupportables. 

Il faut souligner que, depuis quelques années, des échanges militaires violents ont impliqué des puissances nucléaires, sans que le seuil d’emploi de l’arme ne soit franchi ni qu’aucune « escalade irrémédiable » ne soit engagée. L’Inde a frappé le Pakistan, Israël et l’Iran ont échangé des salves de missiles — or, à chaque fois, les représailles ont été l’occasion à la fois d’une soigneuse planification militaire et d’un intense travail diplomatique, pour faire comprendre à l’agresseur que les représailles ne visaient absolument pas à engager une escalade guerrière ou à monter aux extrêmes mais bien à répondre à l’agression pour la faire cesser et à rétablir la dissuasion — d’abord par des moyens conventionnels.

Ce chemin doit commencer à être emprunté en Europe.

En dehors de la France et du Royaume-Uni — deux puissances nucléaires habituées à avoir leur destin national en main et à parler de concert lorsque les menaces extrêmes surgissent — les pays d’Europe sont tragiquement dépendants de Washington pour fixer un cap dans l’usage de la force.

Que ce cap manque ou qu’il soit, comme aujourd’hui, erratique ou incertain, et c’est le réflexe du bouclier qui prévaut. 

Mais sans épée et sans volonté de s’en servir, le meilleur bouclier du monde n’imposera jamais à l’agresseur des coûts insupportables.

La grande question qui demeure, depuis février 2022, est donc bien celle-ci : les Européens veulent-ils collectivement être les garants de leur propre existence, ou souhaitent-ils s’en remettre à d’autres qui leur concèderont — peut-être — le droit d’exister ?

Troquer le bouclier pour l’épée : après le Groenland, un signalement stratégique au Svalbard

Une fois entamé ce changement de nos modèles mentaux — et il sera long — il y aura des réformes à la fois militaires et institutionnelles à engager.

Sur le plan militaire, être prêts à rétablir la dissuasion vis-à-vis de la Russie impose de se doter de capacités à la frapper de manière prompte et efficace, afin de faire cesser toute agression contre nous, comme nous en avons le droit de par l’article 51 de la Charte des Nations unies.

Si les capacités nucléaires combinées de la France et du Royaume-Uni — autour de 500 armes nucléaires — sont suffisantes pour garantir la sécurité du continent européen contre les menaces les plus extrêmes, il faut néanmoins disposer de capacités conventionnelles plus autonomes et plus crédibles pour mener des représailles conventionnelles graduées en cas d’agression, et ne pas être confrontés à une situation où nous devrions choisir entre « le M51 ou rien ».

La structuration d’une capacité européenne de représailles conventionnelles est essentielle. Comme nous ne pouvons pas tout financer, il faut donc avoir le « courage » d’ignorer publiquement le Bourevestnik et d’abandonner l’idée d’une défense antimissiles et antidrones totale du territoire européen. Le renforcement de la défense antiaérienne dont nous avons besoin est réel, mais doit se limiter aux emprises clefs de nos forces militaires  — les grandes bases — et aux sites les plus vitaux de nos systèmes politiques et de nos économies — sites gouvernementaux, infrastructures énergétiques et de transport.

Il ne s’agit pas ainsi de protéger nos populations de tout acte hostile, mais de disposer d’un bouclier nous prémunissant contre toute frappe désarmante, qui complète l’épée prête à frapper l’agresseur, avec ou sans l’aide ou l’assentiment des États-Unis. Disposer en Europe de ces capacités est crucial, pour notre survie politique, pour la survie de l’Alliance et de l’Union et même pour notre crédibilité vis-à-vis de Washington.

Les pays d’Europe sont tragiquement dépendants de Washington pour fixer un cap dans l’usage de la force.

Stéphane Audrand

Pour contrer la « tentation Karaganov » d’une frappe nucléaire, la coordination franco-britannique a un défi majeur : faire admettre l’existence d’une dissuasion nucléaire crédible qui protège l’Europe sans l’avis de Washington.

Il semble pourtant que, pour l’heure, les cercles décisionnaires russes ne croient pas vraiment à une projection des garanties de sécurité franco-britanniques au-delà de leurs territoires respectifs si les États-Unis s’abstenaient 9.

C’est là un enjeu majeur, qui doit passer à la fois par des déclarations communes, mais aussi par des signalements stratégiques calibrés vis-à-vis de la Russie.

Le raid Pégase de l’Armée de l’Air et de l’Espace réalisé en 2025 au-dessus de la Scandinavie, ou le déploiement de Rafale en Pologne issus d’unités des Forces aériennes stratégiques peut participer à ces signalements.

Mais nous pouvons et nous devons aller plus loin.

Ainsi, plutôt que de prolonger une séquence symbolique mais d’un intérêt discutable au Groenland, on pourrait envisager la même séquence, franco-britannique, au Svalbard norvégien — menacé de manière beaucoup plus immédiate et directe par la Russie.

Sortir la défense du jeu politique

Les capacités militaires dont nous devons disposer — bouclier et épée — n’ont de valeur que si une volonté est là pour les utiliser.

Sur le plan institutionnel, afin de contrer la peur, il importe que les Européens engagent des réformes qui, à l’échelon national comme aux échelons communs de l’Alliance et de l’Union, matérialisent leur détermination et leur capacité démocratique à employer la force de manière résolue, sans qu’une crise politique « courante » ne mine notre crédibilité ou ne paralyse notre réponse, ni que tout ne repose sur l’allié américain.

Sur le plan national, chaque pays devrait avoir à cœur de trouver une voie qui sécurise ses capacités nationales d’engagement en les plaçant à la fois sous contrôle démocratique mais hors de l’écume du jeu politique. Pour la France, cela pourrait être par exemple une réforme de l’élection et de l’exercice du pouvoir présidentiel. En (re)faisant du président de la République un arbitre, garant de l’indépendance nationale, qui ne présiderait plus le Conseil des ministres mais serait toujours le chef des armées, nous retrouverions sans doute une crédibilité que la crise politique actuelle nous fait perdre un peu chaque jour ; ce nouveau rôle du Président, adossé à des capacités de frappe nucléaires et conventionnelles crédibles, aériennes et balistiques, serait de nature à donner du crédit à toute garantie de sécurité donnée par la France à l’espace européen — surtout s’il contribue de manière efficace à l’animation du tandem Paris-Londres.

À l’échelle de l’Union et de l’Alliance, il est de même urgent de développer nos capacités d’agir avec les États-Unis si nous le pouvons, et sans eux si nous le devons, tout en conférant aux institutions communes un rôle de facilitateurs mais non de décideurs supranationaux.

Le cadre pertinent est celui de la « coalition des volontaires » : un groupe de pays ouvert, informel, qui discute de sujets concrets plutôt que de virgules dans un communiqué final, et qui permette à tout l’espace européen de renforcer sa sécurité en s’appuyant sur les pays les plus avancés et volontaires en matière d’autonomie stratégique et en admettant un « partage des tâches » face au péril commun.

Sans épée et sans volonté de s’en servir, le meilleur bouclier du monde n’imposera jamais à l’agresseur des coûts insupportables.

Stéphane Audrand

C’est de cette coalition des volontaires européens — en y ajoutant le Canada — qu’il faut obtenir le signal fort d’une détermination à protéger l’espace démocratique européen par la force en infligeant à tout agresseur des coûts insupportables.

Pour l’instant, Vladimir Poutine et Sergueï Karaganov estiment que nous sommes décadents et faibles.

Si nous ne parviendrons sans doute jamais à les détromper sur le premier point, nous avons les moyens de leur faire comprendre qu’ils ont tort sur le second.

Le Bourevestnik ou du Poseidon ne sont pas des armes d’apocalypse. Ce sont des armes de peur, un moyen de créer une paralysie désarmante en Europe.

Nous commencerons à gagner au moment où nous aurons commencé à ne plus avoir peur.

Sources
  1. Qualifiées ainsi par les analystes stratégiques car elles furent présentées par Vladimir Poutine lors de son discours du 1er mars 2018 dans la salle du Manège de Moscou. Il s’agissait du planeur hypersonique Avangard, du missile à propulsion nucléaire Bourevestnik, du missile antinavire hypersonique 3M22 Zircon, du missile aérobalistique Kh-47M2 Kinzhal, de la torpille autonome nucléaire Poseidon et du missile balistique intercontinental RS-28 Sarmat. Le missile balistique 9M729 Orechnik s’y est ajouté depuis 2024.
  2. « Théorie du fou ».
  3. Pour une synthèse, on pourra voir Xu Jinzhou, « Analysis of 1969’s ‘Order Number One’ » in Xingxing Zhang (dir.), Selected Essays on the history of China, Leyde, Brill, 2015, p. 172.
  4. Il semble que certains échanges bilatéraux entre Washington et Moscou ont eu lieu lors de la contre-offensive ukrainienne de l’automne 2022, mais il est encore difficile d’être vraiment certain de leur teneur.
  5. Sergei Karaganov, « A difficult but Necessary Decision », Russia in Global Affairs, 13 juin 2023.
  6. Il faut noter d’ailleurs une certaine synergie entre l’instrumentalisation du Bourevestnik et du Poseidon, le tir de l’Orechnik et les incursions de drones au-dessus des pays européens.
  7. Cette remarque est aussi vraie pour une partie de la technostructure européenne, qui projette trop ses modèles mentaux et sa rationalité sur un pouvoir russe qui n’a pas les mêmes cadres de pensée.
  8. Voir Zsofia Woldorf et. al., Evolving Russian perceptions of the British and French nuclear deterrents, RAND, 22 juillet 2025.