Doctrines de la Russie de Poutine

« Instiller la terreur aux Européens » : Poutine et la stratégie de la peur nucléaire

Selon la fine fleur de l’élite poutinienne, les Européens sont des « débiles enragés », la « racaille de l’humanité ».

Pour réveiller leur « instinct animal », il faut — avec des armes nucléaires — provoquer en eux la peur de mourir.

Nous traduisons et commentons la dernière prise de parole de Sergueï Karaganov, le plus influent stratège de Poutine, à la télévision russe.

Auteur
Guillaume Lancereau
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© SIPA/Grand Continent

Le fait que Sergueï Karaganov appelle à instiller « la terreur et la crainte de Dieu » aux Européens pourrait surprendre.

Cette formulation s’inscrit pourtant dans la droite ligne de sa prose millénariste et belliciste que nous avons plusieurs fois traduite et contextualisée dans la revue ; elle s’inscrit surtout dans le contexte d’une nouvelle escalade sur le terrain du spectacle nucléaire avec Donald Trump.

Il est plus étonnant que le maître d’œuvre de la géopolitique poutinienne ne trouve pas d’autre terme pour désigner les élites européennes que celui de « débiles », répété trois fois.

Le contexte se prête assez peu à de telles sorties — surtout depuis que Donald Trump a appelé, le 23 octobre, à un cessez-le-feu immédiat en Ukraine et répliqué par des menaces à la dernière démonstration de force russe.

La diplomatie russe se démène : Sergueï Lavrov dénonce les pressions des « faucons européens » et de Kiev qui expliqueraient le revirement des États-Unis ; Iouri Ouchakov confirme que la Russie reste disposée à organiser la rencontre entre Trump et Poutine qui devait se tenir à Budapest ; Dmitri Peskov martèle que la Russie est ouverte au dialogue et à la coopération avec les États-Unis.

À l’évidence, il n’en est rien.

Comme nous l’avons souligné plus d’une fois, la position russe n’a pas bougé depuis le début de la guerre et n’est pas, pour l’heure, amenée à changer. Toutes ces « rencontres au sommet » n’ont d’autre fonction que d’alimenter des effets de cycles médiatiques et de faire gagner du temps à Vladimir Poutine.

Le renseignement américain l’a encore confirmé ce 29 octobre en communiquant qu’il ne décelait aucun signe de compromis de la part de la Russie et que le président Poutine semblait, au contraire, plus déterminé que jamais à remporter une victoire militaire en Ukraine. 

En cela, la position de Karaganov — exprimée de manière particulièrement radicale et outrancière sur le plateau de l’émission « Le droit de savoir » de Dmitri Koulikov — tient en un mot d’ordre : « Grimper plus vite et plus haut les marches de l’escalade militaire. »

Il s’agit de terroriser le reste du monde — par exemple en annonçant de nouvelles armes, comme l’a fait Poutine en confirmant que le missile Burevestnik avait été testé le 21 octobre dernier —, mais avec une différence notable selon qu’on s’adresse à l’Europe ou aux États-Unis. 

Si Karaganov juge ces derniers capables de retenue, les Européens sont déshumanisés ; ils deviennent des animaux à qui il faut faire peur : « Les élites occidentales voient bien que leur fin approche, mais elles n’iront pas jusqu’au bout. Du moins pour les Américains. Les Européens, c’est une autre histoire. Nous sommes confrontés à des débiles qui ont perdu la raison. Pardonnez-moi ce terme désagréable, mais il s’agit bien de débiles enragés. Ce sont, purement et simplement, des débiles. Des élites européennes dégénérées qui ont perdu toute crainte de Dieu et, pour l’instant du moins, toute crainte de la mort. C’est ce sentiment animal qu’il nous faut réveiller en eux, puisqu’ils n’en ont pas d’autres. Ils n’ont plus de fonctions intellectuelles. »

Tous nos espoirs que Trump irait, d’une manière ou d’une autre, à l’encontre de cet intérêt américain aujourd’hui si profondément ancré se sont révélés vains. Même si le camarade Joseph Vissarionovitch Staline espérait, lui aussi, qu’il soit possible de temporiser, de ne pas brusquer les choses, il faut bien comprendre ici à qui nous avons affaire. Nous avons affaire à des gens qui n’ont ni honneur, ni conscience, ni raison. C’est pourquoi les espoirs de trouver un accord avec Trump se sont révélés éphémères. Certes, il fallait tirer parti de cette possibilité, qu’on ne pouvait pas balayer d’un revers de la main, mais je pense que les huit ou neuf mois pendant lesquels nous avons placé nos espoirs en Trump ont été perdus. Perdus, au sens où nous savons désormais avec certitude qu’il est impossible d’obtenir le moindre accord avec Trump. Du moins, un accord qui satisfasse la Russie. Dès lors, nous devons agir d’après notre propre scénario, clairement défini, avec Trump ou sans Trump, et c’est tout.

À l’évidence, il est temps d’adopter une autre tactique et stratégie [sic].

Ce dont il s’agit à présent, c’est d’instiller la terreur et la crainte de Dieu chez les alliés européens des États-Unis et de démontrer aux élites américaines que, si elles persistent à soutenir la guerre contre la Russie, comme elles le font aujourd’hui par un programme dédié, alors nous expliquerons aux Américains que notre patience a des limites, qu’elle les atteindra rapidement et que nous agirons par la suite de manière décidée, d’abord contre leurs alliés, puis contre leurs bases et leurs autres actifs.

Jusqu’à présent, nous avons laissé relativement en marge de notre grand jeu ce qui est notre principal atout : l’arme nucléaire. Il faut grimper plus vite et plus haut les marches de l’escalade militaire. Nous avons vu récemment les premiers pas en ce sens, avec une démonstration stratégique, mais ce n’est que le premier pas, il y en a eu d’autres auparavant [sic].

Depuis plusieurs années, l’ancien président russe Dimitri Medvedev porte, sur les réseaux sociaux russophones, le surnom de « Dmitri Alkogoliévitch Medvedev » — on dirait en français : « Alcoolikovitch ».

Les humiliations publiques et la relégation politique dont il fut victime au moment du retour de Vladimir Poutine sur le trône de toutes les Russies ont souvent été une explication avancée par le public sur sa prétendue consommation d’alcool excessive — plusieurs interventions confuses, absurdes, à l’élocution difficile, n’ont fait qu’aviver ces rumeurs. 

Cet alcoolisme supposé  pourrait être une explication plausible à la dernière prise de parole de Sergueï Karaganov dans l’émission « Le droit de savoir » de Dmitri Koulikov. On y entend l’idéologue du Kremlin buter sur ses mots, marmonner des sons embrouillés et à peine audibles, comme si sa mâchoire et sa langue ne répondaient pas tout à fait à son cerveau.

On n’entendait rien de tel le 23 septembre dernier sur un autre plateau de télévision — celui de Vladimir Soloviev — où Karaganov s’exprimait d’une manière parfaitement limpide et construite. Devant ce spectacle, certains auditeurs sont allés jusqu’à se demander s’il n’avait pas été dernièrement victime d’un accident vasculaire cérébral. L’explication est peut-être plus simple et moins tragique. Le fond même du propos de Karaganov rappelle certains états assez ordinaires d’altération de la conscience. Si la traduction qui suit s’est proposée de le rendre lisible, il faut conserver à l’esprit que l’original consiste en une série de phrases incomplètes, de contradictions, de références absurdes, de fautes de langue et d’insultes.

Il faut expliquer à nos partenaires que, si les choses continuent à ce train, un châtiment préventif s’abattra dans un premier temps sur nos voisins européens — un châtiment d’abord non nucléaire, et puis, si ça remue encore en réponse, alors nucléaire. Je comprends bien que cette réponse soit difficile à entendre, mais elle est la seule réponse susceptible de nous éviter, d’abord, la guerre mondiale qui se met en branle du côté de l’Europe pour la vingt-cinquième fois ; ensuite, une guerre longue et insensée qui épuiserait la Russie. 

L’initiative doit être de notre côté, et pas seulement sur le champ de bataille — où nos braves gars combattent, et nous prions tous pour eux. Le terrain le plus décisif est ailleurs : il vise à restaurer l’instinct de survie et la crainte de Dieu chez les élites occidentales. C’est sur ce terrain que nous devons l’emporter, pour qu’ils s’effondrent enfin. 

Par ailleurs, nous devons avoir un sentiment intime de notre responsabilité envers l’humanité. Si nous échouons aujourd’hui dans cette guerre et laissons se poursuivre le glissement en cours vers une troisième guerre mondiale, alors nous n’infligerons pas seulement un préjudice énorme à notre pays, mais au monde tout entier. En tant que grande puissance, en tant que grand peuple, nous serions alors indignes de notre rôle : celui de sauveurs de l’humanité.

Les élites occidentales voient bien que leur fin approche, mais elles n’iront pas jusqu’au bout. Du moins pour les Américains. Les Européens, c’est une autre histoire. 

Nous sommes confrontés à des débiles qui ont perdu la raison. Pardonnez-moi ce terme désagréable, mais il s’agit bien de débiles enragés. Ce sont, purement et simplement, des débiles. Des élites européennes dégénérées qui ont perdu toute crainte de Dieu et, pour l’instant du moins, toute crainte de la mort. C’est ce sentiment animal qu’il nous faut réveiller en eux, puisqu’ils n’en ont pas d’autres. Ils n’ont plus de fonctions intellectuelles ; ils ont perdu tout sens de la patrie, de ce que sont l’homme et la femme, de l’amour, vous comprenez ? Ils sont la racaille de l’humanité.

Nous devons à la fois les sauver et sauver le monde. Telle est notre tâche historique, celle dont nous devons prendre pleinement conscience. Et, plus important encore, nous n’avons pas d’autre option. Soit nous nous sacrifions et entraînons le monde avec nous ; soit nous vainquons et sauvons l’humanité.

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