Pour l’historien, il y a des questions particulièrement lancinantes. Et lorsque les comptes ne tombent pas juste — les comptes intellectuels, s’entend —, elles refont surface comme un présage sinistre et inéluctable, le signe de cette « mondialisation de l’impuissance » que dénonce le pape Léon XIV — en admettant par là-même qu’il en est lui aussi victime.
L’une de ces questions topiques a trait à la manière, aux temporalités et aux étapes par lesquelles s’est formé cet objet historique dense, complexe et stratifié que nous appelons antisémitisme — et qu’il serait plus précis et utile d’appeler die Sache-Antisemitismus.
Que des convictions et des mystifications théologiques, des théories scientifiques et pseudo-scientifiques, des sentiments politiques et des emballements se soient entremêlés derrière ce terme, tout le monde le conçoit. Tout le monde sait d’ailleurs que cette « chose » — élaborée entre les conciles du IVe siècle et celui de 1215, puis de Luther jusqu’au XXe siècle — a marqué le règne de la chrétienté et empoisonné la catéchèse des églises ; tout le monde sait qu’elle a subi une métamorphose politique spectaculaire et disséminé une théorie justifiant abominations et persécutions, jusqu’à la planification de l’extermination industrielle des Juifs d’Europe, apogée distincte — et conséquence — de tout ce qui l’a préparée.
Mais d’un point de vue historique, le vrai questionnement n’est pas tant qu’il y ait eu un enchevêtrement d’horreurs au centre du XXe siècle, ni, bien sûr, que cet enchevêtrement ait eu des origines, des causes et une histoire.
La question historique la plus angoissante est beaucoup plus tranchante, précise et pointue.
Si l’on voulait la décomposer en une série de sous-questions — énoncées de manière presque casuistique — cela donnerait à près la liste suivante.
Pourquoi le pape Léon le Grand, peu de temps après les décrets impériaux qui frappaient les chrétiens et les juifs des mêmes sanctions, invente-t-il un vocabulaire d’invectives sur le sacrilège déicide, destiné à perdurer dans le temps ?
Pour quelle raison précise — culturelle, théologique, politique — les croisés qui se mettent en marche sous le commandement de la papauté grégorienne, alors qu’ils descendent vers les embarquements du sud, massacrent-ils les juifs ?
Par quels instruments spécifiques le droit canonique médiéval emprunte-t-il des éléments à la théorie augustinienne, sur la nécessité d’un judaïsme minoritaire et humilié au sein des sociétés chrétiennes, pour fixer des lois de discrimination ?
Quel mécanisme a fait que la haine des Juifs fut le seul point de contact entre évangéliques et papistes au début de la réforme luthérienne ?
Sur quelle base les figures ecclésiastiques qui connaissaient l’ancien principe interdisant le baptême invitis parentibus le contournent-elles — conduisant à une période allant des conversions forcées à l’enlèvement d’enfants juifs ?
Sous nos yeux, le présent a commencé à accumuler des preuves qui suggèrent à quel point la formation d’une culture de mépris et de haine anti-juive peut être rapide, précise, géométrique.
Alberto Melloni
Quel est le passage conceptuel qui mène de la haine anti-musulmans à la haine anti-juifs et à la culture de l’ennemi qui les nourrit ?
Et pourquoi si peu de croyants, dans l’Europe de Karl Barth et de Dietrich Bonhoeffer, voient-ils que les stéréotypes de la discrimination chrétienne correspondent aux politiques nazies et fascistes qui persécutent d’abord les droits, puis la vie des Juifs ?
Le retour de la guerre et le retour de l’antisémitisme
Ce sont là des questions qui ont ponctué le travail quotidien de ceux qui ont abordé l’antisémitisme de manière professionnelle et scientifique.
Des questions froides et hors-sol en apparence — intimement urgentes en vérité.
Mais un présent désespérant a fait irruption, dans lequel pòlemos est revenu avec la force d’un dieu « pater, c’est-à-dire potens » — expliquait le philosophe Massimo Cacciari dans un essai sur le célèbre fragment 53 d’Héraclite où la guerre, comme toujours en grec, est au masculin — dont « la puissance ne se manifeste pas en détruisant, mais en posant » et « qui unit tout le monde précisément en exacerbant les différences » ; en nous rendant antagonistes, hostiles, incapables de communiquer.
Sous nos yeux, le présent a commencé à accumuler des preuves qui suggèrent à quel point la formation d’une culture de mépris et de haine anti-juive peut être rapide, précise, géométrique — cette culture même dont nous interrogeons, en historiens, la genèse.
Des signes, des indices, des mentalités émergent d’un contemporain dans lequel se renouent — comme toujours dans la candeur d’une apparente « innocence » subjective chez ceux qui l’expriment — un antisémitisme ancien et sa métamorphose moderne.
Ce nouvel antisémitisme est rendu invulnérable par un argument tout aussi géométrique et objectif, qui refuse de l’utiliser comme alibi face à une guerre qui n’est pas plus horrible que tant d’autres, mais sur laquelle s’est déclenché un incendie verbal rongé de cynisme politique.
Comme un dinosaure devant Ellie Sattler et Alana Grant dans Jurassic Park, une énorme haine antisémite qui semblait éteinte marche devant nous, se déplace, se nourrit, se reproduit.
Les théologies et le concile semblaient l’avoir rejetée et fossilisée par des décennies de dialogue judéo-chrétien.
La lucidité morale des constitutions démocratiques et du sens civique semblait l’avoir enfouie sous une montagne de « plus jamais ça ».
Au lieu de cela, nous voyons sous nos yeux les anciens stéréotypes de l’antisémitisme chrétien — parfois défini comme « antijudaïsme » avec une nuance dont la fonction est en fait implicitement auto-absolutrice — réapparaître dans une variante sécularisée — mais pas trop non plus : l’accusation de déicide, la diaspora comme sanction, la légende de l’effusion rituelle du sang des enfants faisaient passer cet antisémitisme d’un autre temps pour un mythe populaire et grand public, cru et crédible ; elles ont ressuscité et se sont régénérées dans un nouvel amalgame.
Cette réutilisation des vieux thèmes apportera la tragédie à ceux qui seront victimes de la violence qu’elle légitime ; mais elle frappera ensuite les compilateurs des nouveaux bréviaires de la haine — qui se retrouveront avec entre les mains un sens de la liberté détrempé de sang et une profession de foi corrompue par la haine.
Abstraction faite de ceux qui n’avaient jamais renoncé à l’antisémitisme, ce spectacle soulève pour les autres une question brûlante : aurions-nous dû nous attendre au retour de l’antisémitisme ?
Ma réponse est la suivante : non seulement nous aurions dû nous y attendre, mais nous savions qu’il reviendrait.
Nous le savions si bien que nous ne pouvions pas nous l’avouer.
Nous n’avions juste pas les bons instruments pour nous dire explicitement que les innombrables « plus jamais ça » des cérémonies sur la Shoah et l’indignation collective face aux attentats contre les synagogues, les restaurants casher ou les écoles juives d’Europe, l’alerte face à la haine dans les stades, étaient tous fondés sur du sable. Tous. Les hypocrites comme les plus sincères pouvaient arriver à cette conclusion. Du sable rempli de nobles intentions — mais du sable. Du sable mélangé à de la prose pleine d’émotions — mais du sable.
Une énorme haine antisémite qui semblait éteinte marche désormais devant nous.
Alberto Melloni
La mémoire des survivants, condamnés à se souvenir et à demander de se souvenir, semblait avoir fixé la ponctuation morale du discours public : leurs voix brisées, leurs visages « endurcis » (Is 50,7), leurs paroles lentes permettaient de ne pas dire que cette partition était tracée sur des lignes souvent vides, dans lesquelles nous espérions que le temps écrirait l’analyse profonde, impitoyable, sévère, que nous ne souhaitions pas faire nous-mêmes
Ces survivants, eux, avaient le pressentiment de cette dissolution.
Les plus implacables envers eux-mêmes, comme Primo Levi, en avaient d’ailleurs été broyés. Les plus pessimistes — je pense à Liliana Segre — décrivaient amèrement un avenir dans lequel ce qu’ils avaient porté et enduré se réduirait à dix lignes dans un manuel scolaire — une simple leçon de chose, comme un exemple de la méchanceté humaine.
Les autres se fiaient à une superstition civique qui s’énonçait comme une règle de grammaire latine : « les verbes spero, promitto et iuro sont toujours suivis de l’infinitif futur ».
Et alors, avec un volontarisme impatient, les autres se plongeaient dans des gestes et des textes artistiques, historiques, cinématographiques — une véritable liturgie de la mémoire. Ils étaient convaincus que quelques notes — le « si-mi, si-mi, do-si-sol-si » de John Williams dans La Liste de Schindler, par exemple — suffiraient à saturer la surdité des indifférents d’un acouphène sentimental.
Ils supportaient les enchantements de Roberto Benigni à Birkenau dans La vie est belle comme si une telle épreuve pouvait en quelque sorte se fondre dans le creuset de l’histoire.
Ils encourageaient la transhumance saisonnière des jeunes vers les camps, accompagnés de maires et d’enseignants volontaires stimulant l’identification de soi-même à la souffrance ; une identification qui ne s’accompagnait pas de l’exigence nécessaire — et nécessairement radicale — qu’aurait exigé ce contexte et qui devenait ainsi une compassion générique pour une autre douleur qu’elle comblait du même mouvement, par une simple effusion de larmes — une minute, un jour, une heure.
La logique de la mémoire comme « émotion » a ainsi laissé intacts les préjugés qui paissent dans le temple sordide des consciences insensibles aux exorcismes ordinaires — car l’exorcisme fonctionne si le Mal est appelé par son nom, s’il est reconnu dans son être non pas absolu mais très humain, s’il est raillé, quitte à s’exposer à la vengeance.
Nous savions tout — et nous le savions tous.
Mais nous espérions que ce château de cartes pourrait retarder, repousser d’une génération le moment où il faudrait rendre des comptes ; peut-être même deux générations ; ou trois. Puis — qui sait ? — le sable du temps passerait et le mal, alors, serait oublié.
La Shoah en miniature et la pédagogie du sang
Pourtant, il a suffi de quelques heures un 7 octobre — comme la date de la fusillade des rebelles d’Auschwitz, comme la date du début de la guerre du Kippour.
Quelques heures utilisées pour quelque chose d’infiniment plus important qu’une nouvelle scène du conflit israélo-arabe.
Dans cette bande de terre palestinienne que le siège israélien avait transformée en un terreau parfait, une série d’actes, pondérés avec méthode, a été préparée avec la même précision que celle par laquelle un prédicateur scrupuleux choisit les formules de ses invocations.
Grâce à l’argent des nababs vénérés par les vendeurs de Rolex et de Ferrari.
Grâce à l’inefficacité de l’armée la plus puissante du Moyen-Orient.
Grâce à la confiance stupide dans les technologies de renseignement les plus coûteuses au monde.
Grâce à l’illusion que les maîtres de la bande de Gaza étaient les alliés fiables des efforts déployés par le gouvernement israélien pour réduire « l’autorité » de l’Autorité palestinienne à des proportions vaticanes.
Grâce à la patience avec laquelle les Frères musulmans — qui habillaient les enfants en tenue de camouflage, les décoraient du ruban des martyrs, les entraînaient dès l’âge de cinq ans à prendre un otage et à le tenir en joue — avaient construit une pédagogie du sang qui portait en elle une soif de vengeance.
Tout a été vu, tout a été photographié, tout a été dit.
Tout a été ignoré.
Tout a été sous-estimé par un gouvernement qui s’appuie sur des personnages que la presse qualifie de « messianiques » ou d’« ultra-orthodoxes ». Des personnages qui ont peu à voir avec le judaïsme de Martin Buber, Franz Rosenzweig ou Emmanuel Lévinas — car le fondamentalisme biblique dont ils se vantent n’est pas redevable aux pères fondateurs de la sagesse du judaïsme ou du sionisme ou de l’État d’Israël, mais dérive d’une hérésie évangélique américaine qu’on appelle généralement le sionisme chrétien.
Cette doctrine fixe la seconde venue du Christ à un moment postérieur à la reconstitution du royaume de Juda, à la destruction des mosquées, à la reconstruction du Troisième Temple, à la reprise du sacrifice et du véritable holocauste, offert à la présence divine… Une pantomime chrétienne dont le matérialisme amoral aurait terrifié les maîtres de toutes les générations venues après Moïse — mais qui a trouvé dans certains partis et certains milieux sa niche électorale et théologique.
Jusqu’au jour fixé : Shemini Atzeret — le même shabbat que lors de l’attaque de la synagogue de Rome en 1982.
Ce jour-là, les enfants d’un système éducatif dans lequel ils avaient défilé vêtus de costumes de soldats — ceux qui avaient chez eux la photo de leurs pères en cagoule noire les tenant dans leurs bras — ont attaqué l’ennemi de toujours, avec un objectif précis, identique pour chacune des brigades déployées.
L’objectif n’était pas de commettre un acte terroriste — même très sanglant.
L’objectif était de produire une « Shoah en miniature ».
L’objectif était de faire subir, en terre d’Israël à des jeunes, laïques et dansants, à des habitants de kibboutz « pacifistes », à des soldats et soldates de conscription qui avaient donné quelques signaux d’alarme ignorés dans le brouhaha du bizutage de caserne, tout ce qui avait été infligé pendant la Seconde Guerre mondiale à leurs grands-parents et arrière-grands-parents en Ukraine et en Pologne, en France et en Croatie, en Italie ou en Allemagne.
Le 7 octobre n’était pas un acte de terrorisme commis par des terroristes. Ce n’était pas un acte de résistance — cette attaque n’avait rien à voir avec l’État palestinien. Ce n’était pas non plus un geste « spectaculaire » à la Ben Laden.
C’était l’acte par excellence d’un État sui generis qui allait accomplir sa finalité statutaire et étatique avec ses propres soldats : tuer, brûler, violer, mutiler et — enfin et surtout — déporter. Déporter pour tuer ; tuer pour déporter.
C’était un message qui disait clairement à ceux qui avaient souvent utilisé le théorème de la « terre des Pères » lointains que leurs pères proches étaient venus là, dans ce rectangle de l’ancien Empire ottoman, pour rien.
Car lorsque le Hamas affirme que « le drapeau d’Allah doit flotter sur chaque centimètre de Palestine », selon la formulation des Frères, il évoque pour ses sujets et ses esclaves un destin de mort.
Mais lorsque le Hamas planifie et réalise les plans du 7 octobre, il ne mène pas une « guerre » comme tant d’autres. Il mène « cette » guerre : l’extermination.
Ne pouvant commettre un « génocide » de dimensions nazies, il a dû se limiter à sa miniaturisation : mais comme un maquettiste obsessionnel qui collectionne les trains électriques, il a tout reconstruit au millimètre près.
La rafle maison par maison, les portes enfoncées, les exécutions sommaires gratuites à la vue de tous, la déportation effectuée par « sélection », la captivité et, en tout état de cause, la mort d’un nombre aussi élevé que possible de « pièces », comme aurait dit Heinrich Himmler.
Tout, le 7 octobre, a été préparé et déployé pour dire qu’Israël n’avait pas de voisin hostile ni d’ennemi puissant, mais qu’il avait à ses côtés un bourreau auquel il ne pouvait échapper.
Un adversaire qui avait compris que les barbelés et le mur avaient en fait une valeur ambivalente : ceux qui les avaient mis en place pour emprisonner étaient eux-mêmes emprisonnés et ne pouvaient s’échapper de cette portion de terre qui, au lieu d’être Heretz Israël, avait été choisie par le Hamas comme ghetto d’où, à l’aube ensoleillée du 7 octobre, sont partis de Gaza les vagues de tireurs, puis de déporteurs, de violeurs, de pillards.
Il espérait exactement ce qu’il a obtenu : des morts, des otages, des réactions, des effets.
Le Hamas a fait le pari qu’il existait dans le monde un homme assez fou pour se lancer dans un bellum perpetuum sans plan — et qu’il habitait à Césarée.
Alberto Melloni
Mais surtout la marchandise la plus précieuse : la conviction que cet acte si évocateur donnerait à Netanyahou quelque chose qu’il saisirait immédiatement. Lui qui n’était ni Levi Eshkol ni Moshé Dayan, ni Golda Meir ni Yitzhak Rabin, aurait trouvé ce jour-là — s’il était parvenu à éviter une crise gouvernementale et à échapper à la mise en place d’un gouvernement d’union nationale que le chef de l’État aurait pu exiger — une fonction politique, une légitimation militaire, des prétextes, un consensus, un mandat.
Et il aurait mené la première guerre d’Israël sans objectifs stratégiques clairs.
Une guerre destinée à donner au Hamas l’autre chose dont il avait urgemment besoin : des martyrs, comme l’avait expliqué son chef Sinwar.
Des martyrs par milliers.
Des martyrs combattants — mais encore mieux s’ils étaient innocents.
Des martyrs individuels — mais encore mieux s’il s’agissait de familles.
Des martyrs adultes — mais encore mieux s’il s’agissait d’enfants. À jeter — par le biais de son ministère de la Santé — dans le système d’information, avec un bulletin qui n’aurait pas eu trop besoin d’être falsifié ni enrichi par la description des règles d’engagement israéliennes qui confient à l’IA la reconnaissance faciale (l’appeler The Gospel était un blasphème gratuit) et le choix du système d’arme « proportionné » à la valeur de la cible.
Les actes d’Israël sur les villes de la bande de Gaza ont fourni des martyrs à profusion.
Dans un contexte où l’État hébreu aurait pu mettre en place un système de représailles aussi terrible que celui qui a littéralement explosé dans les poches des commandants du Hezbollah au Liban, une série d’opérations a été ordonnée dans un environnement urbain où aucun général n’aurait voulu s’aventurer.
Le Hamas a fait le pari qu’il existait dans le monde un homme assez fou pour se lancer dans un bellum perpetuum sans plan — et qu’il habitait à Césarée.
Tout ce que les chefs et les différentes brigades du Hamas souhaitaient s’est donc produit.
Et cela continue de se produire.
Le retournement : une guerre informationnelle sans fin
Tout ce que Hamas voulait obtenir s’est produit — y compris dans le rebond médiatique.
Très peu ont dit que le 7 octobre était « un acte légitime de résistance » ou une manière pour les Palestiniens « d’affirmer leur existence ».
Peu ont dit qu’il s’agissait d’un « acte justifié de lutte d’un peuple opprimé ».
Peu s’attendaient à une réaction « modérée » de la part d’Israël — pas même Joe Biden qui avait recommandé à Netanyahou de ne pas commettre l’erreur américaine post-11 septembre.
Mais entre-temps, un tourbillon prévisible — le Hamas n’a pas utilisé de boucliers humains, mais pratiqué des sacrifices humains — a érodé l’idée qu’Israël ne faisait que réagir mais qu’il était en train « d’accomplir » quelque chose. L’aveu que les massacres de civils étaient atrocement et inacceptablement similaires à ceux perpétrés par tant d’armées dans tant de zones de guerre a cédé la place au fait qu’Israël faisait quelque chose de nouveau ; et que cela dépendait du fait qu’il était le bénéficiaire type du « double standard » selon lequel certains pays s’autorisent ce qu’ils interdisent à d’autres.
Pendant ce temps, les 1500 victimes du 7 octobre ont été « compensées » par un nombre équivalent de morts — des terroristes et beaucoup d’innocents — qui s’est agrandi. Le double, le quintuple, le décuple — cinquante fois plus.
La stratégie du Hamas consistant à installer ses commandements dans les hôpitaux a « fonctionné » ; la tactique consistant à camoufler les chefs parmi les civils et les enfants a « fonctionné ».
Le langage a changé : l’armée israélienne qui frappait est devenue Israël qui bombarde, les crimes de guerre dont étaient accusés les dirigeants du gouvernement israélien et du Hamas sont devenus l’extermination des sionistes ; les violations des lois de la guerre par le commandement israélien, la faute des Juifs. À Gaza, la guerre est devenue un massacre, une hécatombe — un « génocide ».
Était-ce là l’objectif du Hamas ?
Dans la nuit du 6 au 7 octobre 2023, dans l’attente de voir couler le sang israélien et palestinien en un « déluge », quelqu’un avait-il planifié ce renversement des rôles qui allait retourner l’opinion publique mondiale et ressusciter une haine ancienne sous une nouvelle forme ?
Quelqu’un avait-il parié, en « prenant en otage 253 Israéliens et 2 millions de Gazaouis » comme l’a dit le cardinal Zuppi, que le lancement de 5 000 roquettes et l’assaut en trois vagues sur Kfar Aza, Nir Yitzhak, Nir Oz, Re’im et la rave Supernova, serait soupçonné d’être non pas un fait militaire, mais un alibi, un complot, un prétexte finalement bienvenu ?
Le Hamas avait-il calculé que pour chaque milicien tué sur ce champ de bataille saturé, de nouvelles « vocations » verraient le jour ?
Avait-il pensé que personne ne ferait un examen de conscience politique, moral et théologique sévère sur ce qu’il avait fait ou dit lorsque le Hamas avait pris le pouvoir par un coup d’État, liquidé les membres de l’Autorité palestinienne, imposé une économie de guerre financée à prix d’or et transformé des kilomètres de tunnels en une poudrière invulnérable ?
Avait-il misé sur le fait que l’analphabétisme religieux ferait oublier le problème de ce qui maintient la cohésion d’un réseau interconfessionnel chiite-sunnite — dont les Frères musulmans sont le ciment — plus redouté par les émirats et les gouvernements arabes que par ceux de « l’entité sioniste » ?
Avait-il prévu qu’on pourrait, pour la « Palestine libre » — c’est-à-dire une Palestine qui effacerait l’État juif d’une manière qui semble aujourd’hui impossible, mais qui pourrait l’être demain —, se diriger vers un « modèle syrien » et voir un chef comme Ahmed al-Chaara passer des rangs de Daech au rôle d’homme d’État ?
Peut-être que oui.
Mais il y a autre chose — bien plus difficile à admettre.
Les responsables marketing du Hamas, à Gaza et ailleurs, ont peut-compris avant nous — qui avons encore du mal à le concevoir — que chaque gramme de solidarité européenne et occidentale envers une population utilisée par les grandes puissances arabes depuis des décennies, trompée à plusieurs reprises par les stratgères iraniens, brimée par la dictature du Hamas, opprimée par la politique israélienne, meurtrie par les colons fondamentalistes juifs — que chaque gramme de cette solidarité se transformerait en une tonne de ce nouvel antisémitisme que nous voyons naître, qui est revenu pour rester — et qui nous fait ressentir la même impuissance que les familles de Gaza qui ont osé demander la reddition du Hamas et ont été passées par les armes.
Ce qui ne tient plus : la fonction du mot « génocide »
L’enlisement de la guerre, le nombre de victimes d’un conflit qui a relégué au second plan la vie des otages israéliens et gazaouis — pour lesquels un mouvement important s’est battu en Israël, sans bénéficier de toute la solidarité à laquelle on aurait pu s’attendre de la droite, du centre et de la gauche —, n’a pas entraîné la montée d’un front pacifiste.
L’horreur indélébile du conflit n’a pas alimenté une dénonciation de la guerre comme une superstition qui promet de résoudre des problèmes qu’elle ne fait qu’aggraver, de la guerre comme un crime, de la guerre comme un acte d’idolâtrie des « sangs » — comme dans le Psaume 50 dans lequel on supplie au pluriel : de sanguinibus libera me Domine.
Si l’on voulait le dire de manière visuelle, cette guerre n’a pas vu se hisser le drapeau de la paix — on l’a plutôt baissé pour hisser celui de la Palestine — celui de l’Autorité nationale palestinienne, certes, mais surtout celui du soutien à la Palestine combattante, c’est-à-dire au Hamas.
Et cela ne tient pas.
Tout comme ne tient pas l’hypothèse implicite selon laquelle le bon juif doit être une victime — et que s’il se soustrait à ce rôle, c’est un juif qui, au fond, fait aux autres ce qu’il a subi. C’est-à-dire un « génocide ».
Cette catégorie historiquement complexe qui, dans le droit international, est considérée par certains comme trop vague pour être efficace et par d’autres comme trop restrictive pour pouvoir sanctionner des crimes qui ont échappé à tous les systèmes de prévention mis en place par la politique et la diplomatie, est entré dans le discours public pour devenir un dogme : ceux qui hésitent à l’utiliser — ceux qui parlent de massacre, de carnage ou de toute autre chose — doivent accepter d’être insultés et traités de lâches, de complices, de sionistes.
Le terme a lentement conquis le devant de la scène.
L’inculpation de Benjamin Netanyahou et du ministre Yoav Gallant, ainsi que de Yahya Sinwar, Mohammed Deif et Ismail Haniyeh — tous tués par Israël — devant la Cour pénale internationale avec les mandats d’arrêt correspondants, date de mai 2024.
Une longue discussion diplomatique a suivi à l’ONU puis devant la Cour internationale de justice sur les obligations violées par Israël en tant que puissance occupante de Gaza.
Bien avant cela, en janvier 2024, l’hypothèse d’actions « vraisemblablement génocidaires » avait été formulée devant la CIJ par l’Afrique du Sud : un rapport rédigé entre le 26 février et le 5 avril 2024 par la rapporteuse spéciale Francesca Albanese 1 consacrait le terme dans les instances onusiennes, non seulement pour Gaza, mais aussi dans un sens plus large, faisant de la guerre qui a commencé en 2023 le dernier chapitre d’une politique israélienne qui aurait été depuis ses origines — c’est-à-dire depuis 1948 — ségrégationniste, coloniale, déshumanisante — et, en dernière analyse, génocidaire.
Le 5 décembre 2024, un rapport d’Amnesty International 2 rendait publiques ses conclusions sur le « génocide » en cours à Gaza.
À partir de là, au cours de l’année 2025, le terme est non seulement devenu courant dans les manifestations publiques contre Israël, mais il s’est également transformé en une sorte de ligne de démarcation entre ceux qui, en l’utilisant, se rangent du côté du droit international et ceux qui, en le refusant, sont accusés d’être les « complices » de celui-ci.
Seule exception provisoire : la papauté qui, tant sous François que sous Léon, a au moins laissé ouverte la question de la nature effectivement « génocidaire » de la succession interminable de morts, de mutilations, de blessures et de souffrances endurées par les civils de Gaza, Rafah et Khan Younis depuis maintenant près de la moitié de la durée de la Seconde Guerre mondiale.
Mais à part eux deux, personne n’est autorisé à définir autrement le massacre inutile causé par deux armées en guerre parmi les maisons, les tentes, les personnes déplacées ; à utiliser un autre mot que celui-là.
Une nouvelle contrainte : théorème de la réduction au génocide
Qu’on le veuille ou non, le mot de « génocide » est devenu la clef de voûte d’une construction idéologique dans laquelle se reconnaissent des foules terriblement nombreuses, une clef qui s’enracine dans des domaines politiques éloignés, et qui est le moteur de la logique du boycott commercial — mais aussi sportif, artistique ou scientifique.
Peut-on considérer l’accusation de « génocide » comme un pur phénomène de psychologie de masse ?
Ne faudrait-il pas, au fond, refuser de plonger la tête la première dans ce débat ? Faire œuvre de sagesse, attendre que passe l’engouement pour un mot qui est d’ordinaire utilisé avec une parcimonie suspecte dans d’autres contextes de guerre, mais dont l’usage pourrait se perdre pour parler de ce conflit-là ?
Il n’est pas à craindre que l’usage se perde, car ce mot est au cœur du problème historique posé face à nous.
L’usage du mot « génocide », depuis le 7 octobre, renferme une sorte de théorème de psychologie sociale qui se décomposerait à peu près comme ceci : les Israéliens, héritiers des victimes de la Shoah, feraient aux Palestiniens ce qu’ils ont subi. Ce que les troupes de Tsahal font à Gaza ne serait que l’apogée d’une « déshumanisation » des Palestiniens qui constitue l’essence même de la politique israélienne — mais aussi le résultat des annexions récentes. Cette déshumanisation serait l’aboutissement de l’occupation des terres de 1967, le résultat de la proclamation de l’État d’Israël, le fruit du sionisme en tant que tel.
Le caractère absurde d’un tel raisonnement idéologique n’est même pas en soi le véritable sujet.
Le fait est que rendre dogmatique la définition du « génocide » qu’on accuse Israël de perpétrer, plutôt que de condamner le carnage dont ses armées se rendent coupable, laisse supposer quelques arrières-pensées.
La logique est simple, froide, implacable : si Israël n’est pas coupable d’avoir accepté la conduite criminelle de la guerre du Hamas et de s’être bercé d’illusions en pensant que la montagne de victimes civiles qu’il faisait était la responsabilité de l’ennemi, mais qu’il est bien coupable de « génocide », alors tout ce qui arrivera aux Juifs, où qu’ils se trouvent, est légitime.
Et ce n’est pas tout : alors tout ce que le judaïsme a subi pendant la Shoah se trouvera rétrospectivement atténué, voire compensé.
Nous, auteurs de la Shoah, avons été des racistes, des fascistes, des nazis et des criminels méprisables.
Mais comme les descendants de nos victimes font la même chose, cela signifie que ce crime préparé par des siècles de haine n’était qu’un exemple de la méchanceté humaine, qui a toujours existé et existera toujours — et que donc, les Juifs n’étant plus seulement des victimes, nous pourrions nous aussi cesser de considérer les hommes de notre passé comme de simples bourreaux.
Si ce qui se passe à Gaza n’est pas une horreur qui angoisse chaque âme vivante, mais tout simplement un « génocide », alors le mal d’autrefois devient un mal qui en a engendré un autre auquel il ne s’ajoute pas, mais dont il peut se soustraire.
Équation morbide. Compteurs à zéro.
Le « génocide » manqué des fascistes et des nazis devient une prémisse mineure du « vrai » crime, qui ne serait pas celui commis contre six millions d’Européens mais contre les Palestiniens de partout, représentés aujourd’hui par les dizaines de milliers de civils gazaouis morts dans la guerre contre le Hamas. Et de même qu’ils seraient les seules véritables victimes, les seuls véritables coupables seraient Netanyahou, ou son gouvernement, ou l’État d’Israël, ou les Israéliens, ou les Juifs — dans un crescendo aveugle et indiscriminé.
Insister sur le fait que le siège de Gaza serait un génocide, voire « le » génocide, transforme le rêve des Frères musulmans de diriger un régime théocratique islamiste en une option politique réaliste — ou en tout cas moins irréaliste. Cela justifie l’effacement de cette erreur de l’histoire qu’aurait été la création de l’État d’Israël et la destruction d’une société dépeinte comme compacte et féroce, religieusement vindicative, où tout ce qui n’est pas abus de pouvoir serait tromperie, propagande, alibi.
Enfin, le terme « génocide » efface tout doute méthodologique.
Si les souffrances intolérables endurées par les civils de Gaza sont — on espère pouvoir dire : ont été — un « génocide », alors on ne peut pas remettre en question la stratégie d’information du Hamas ; alors on ne peut comparer la réaction « disproportionnée » de l’aviation israélienne à celle des Alliés sur l’Italie fasciste, l’Allemagne nazie et le Japon impérial — événements après lesquels nous avons construit un système de lois internationales pour la protection des populations en guerre, système qui n’a jamais eu d’effet décisif, mais qui devrait être contraignant pour un État civilisé.
L’antisémitisme met une seconde à s’enflammer et un millénaire à s’éteindre.
Alberto Melloni
La reconstruction du système : de quoi le nouvel antisémitisme est-il le nom ?
Le mot de « génocide » est le ferment de cet antisémitisme qui se cristallise, sous une mobilisation pleine d’intentions éthiques, d’indignation humanitaire, de cette pietas qui ne peut manquer d’être présente face à des milliers et des milliers d’enfants morts, mutilés, rendus orphelins par une guerre qui, à Gaza, à 1 heure du matin le 7 octobre, a été saluée par des coups de feu en l’air et des klaxons orchestrés par le Hamas autour de ses propres enfants revenus couverts du sang d’autrui.
Car lorsque les bons sentiments, les bonnes raisons, les bonnes intentions se seront évaporés, lorsque là-bas la guerre cédera la place à une trêve — comme cela pourrait être le cas après l’annonce du début de mise en œuvre du plan de Trump — lorsque le Moyen-Orient aura des dirigeants politiques qui abandonneront l’idée de répandre du sel sur les décombres des villes de l’autre, ce qui restera de ce côté-ci du mare nostrum sera un autre antisémitisme.
Un antisémitisme tout nouveau ou peut-être l’ancien rajeuni par le bref et intermittent répit qu’il s’était accordé.
Mais il sera, comme l’autre, une haine construite théologiquement 3.
Dans l’ancien antisémitisme — entendu comme un système —, l’accusation de « déicide » jouait un rôle central.
Elle ne désignait pas tant la responsabilité du meurtre de Jésus de Nazareth — condamné à un supplice romain par un jugement du préfet romain — que la conviction qu’il y avait une culpabilité collective des Juifs de tous les temps et une sanction — la diaspora — infligée collectivement au peuple d’Israël, rejeté pour l’éternité par l’Éternel, chassé partout afin que chaque partie de la chrétienté ait « ses » Juifs à disposition pour se prouver à elle-même que le crime pour lequel ils avaient été condamnés n’était pas prescrit.
Le « génocide » a aujourd’hui la même fonction — et les trois volumes de l’histoire mondiale du génocide publiés dans la série des grands manuels encyclopédiques de Cambridge sont là pour nous le dire 4.
Alors que chaque événement historique ancien ou récent, comporte une part de responsabilités individuelles, il n’existe une culpabilité collective indélébile que pour Israël et pour les Juifs.
Comme dans l’ancien antisémitisme, elle est capable de provoquer un court-circuit si rapide qu’il passe inaperçu : ainsi, les seules fautes collectives seraient celles des Israéliens, récalcitrants à leur rôle ; au fond, ce seraient les fautes de tous les Juifs.
À l’exception des « convertis », bien sûr.
Le deuxième pilier de l’antisémitisme d’origine chrétienne était en effet la « conversion ».
La preuve morale de l’innocence, dans l’antisémitisme chrétien, était qu’il « suffisait » de se convertir pour échapper à la discrimination du christianisme — pas toujours à celle du racisme nazi toutefois. Aujourd’hui, à la place du baptême, il y a le rejet. On ne demande pas aux Juifs d’abandonner la foi des pères mais plutôt l’histoire des frères : à la place de la capitulation devant la vérité, on demande aujourd’hui le renoncement à l’occupation — par amalgame à la conquête de territoires non prévus par le partage qui a créé les deux États et qu’Israël a annexés au cours des guerres qu’il a menées dans son histoire d’État laïc (initialement socialiste) puis d’État dans lequel la composante religieuse joue, de plus en plus, un rôle exorbitant.
Comme dans le régime chrétien, seul le juif converti à temps échappe à la condamnation, de même dans ce nouveau régime, seul le juif qui répudie et échappe à l’occupation — en paroles s’il est hors d’Israël, ou alors en quittant Israël pour laisser les Palestiniens gouverner la « Terre Sainte » — se montre digne d’un destin dans lequel, comme le veut Augustin, quelqu’un d’autre le gardera intact pour le Jour dernier.
Le troisième pilier de l’antisémitisme était le supersessionisme, ou théologie de la substitution : la doctrine selon laquelle l’alliance d’Israël n’aurait pas été prolongée dans la nouvelle alliance, mais remplacée.
Le nouveau peuple de Dieu, racheté par le sang de Jésus, prenait la place de l’ancien — hypocrite, incrédule, formaliste, adepte de la vengeance et non de l’amour… et assoiffé de sang. L’accusation portée contre les Juifs d’enlever des enfants le Vendredi saint pour les saigner et pétrir les pains azymes avait un pouvoir suggestif énorme : même une connaissance superficielle de la Halakah suffisait à démontrer qu’il s’agissait d’une légende invraisemblable, mais elle s’inscrivait dans le culte des saints et dans la sensibilité populaire.
Aujourd’hui, l’accusation de sang n’est différente que dans sa mécanique : il n’y a plus de rabbins qui dissèquent les artères d’un saint Simon, mais des personnes, des universités, des entreprises, complices du génocide et donc méritant un boycott nécessaire, justifié, non négociable, qui devrait être accepté avec la même docilité que celle avec laquelle les Juifs soumis à la torture ont confessé devant les tribunaux ecclésiastiques.
L’Église du pape qui téléphonait à Gaza et du patriarche qui s’était offert au Hamas en échange des otages, pourrait veiller.
Alberto Melloni
Échapper à la tenaille
Y a-t-il un moyen d’empêcher ce résidu antisémite de s’installer parmi nous ?
Il y a de bonnes raisons d’en douter.
La dernière fois, sa formation n’a rencontré aucun obstacle. Il s’est transmis entre les générations, les cultures, les confessions, jusqu’à ce que la Shoah ne provoque une prise de conscience ; nous avons ensuite perçu la fragilité de celle-ci.
Cette fois-ci, la politique de Netanyahou vient s’ajouter à cela, salant un peu plus la marmite qui bouillonne d’indignation et au fond de laquelle ce sel antisémite restera avec une épaisseur encore plus importante.
Ceux qui ont choisi comme métier l’étude de l’histoire ont vécu jusqu’à présent avec une conviction : produire des connaissances historiques a une efficacité paradoxale, mais réelle.
Plus elle est à l’abri de finalités simplistes et idéologiques, plus elle obtient des résultats éthiques et sociaux.
C’est pourquoi l’étude de l’antisémitisme était si urgente dans les années 1950 5.
C’est pourquoi il était si nécessaire d’en comprendre les mécanismes anciens et récents, des baptêmes forcés aux silences dilemmatiques de Pie XII, de la haine du Talmud au tournant de Vatican II.
L’angoisse de l’historien d’aujourd’hui est que la rapidité avec laquelle l’antisémitisme se recompose en une théologie politique pleine d’une énergie terrible ne signifie pas tant que son travail a été vain mais qu’il n’y a rien d’utile à faire — si ce n’est se livrer à la logique inacceptable qui sous-tend le discours public de la droite israélienne (« puisque personne ne partage nos méthodes, quelle que soit leur intensité, autant faire un carnage, car cela ne changera rien »).
Mais peut-être que la persévérance dans ce métier, la conviction obstinée que la rigueur critique peut contrebalancer — sinon aujourd’hui, peut-être demain — la fureur idéologique, est le seul antidote au sentiment angoissant d’impuissance qui s’empare de nous.
Le métier d’historien enseigne précisément qu’il existe une force de résistance à ce rebond de l’antisémitisme : elle se trouve dans les églises chrétiennes.
Certes, il existe des églises chrétiennes d’une troisième sorte : le monde évangélique qui a inventé le sionisme chrétien est un partisan de la pire politique israélienne ; il sera favorable à l’annexion de la « Samarie ». Il serait heureux si un accident ou un missile quelconque — houthi serait parfait — détruisait les mosquées, déclenchant un bain de sang. Il soutiendra toutes les politiques qui promettent de nouvelles terres à la Terre promise.
Dans les Églises établies en revanche, et en particulier dans le catholicisme romain, il pourrait y avoir la conscience et la crédibilité nécessaires à une résistance.
L’Église du pape qui téléphonait à Gaza et du patriarche qui s’était offert au Hamas en échange des otages, pourraient veiller.
Non par inspiration divine, mais par conscience historique que l’antisémitisme met une seconde à s’enflammer et un millénaire à s’éteindre — car il sait trouver des raisons théologiques pour se nourrir, dans un buisson impie et inextinguible qui contamine la terre sur laquelle il brûle.
Les églises ont-elles encore en elles cette force théologique ?
Comme l’aurait dit le pire ambassadeur français de tous les temps, « l’avenir nous renseignerait ».
Sources
- Anatomy of a Genocide — Report of the Special Rapporteur on the situation of human rights in the Palestinian territory occupied since 1967 to Human Rights Council.
- « Israel/Occupied Palestinian Territory : ‘You Feel Like You Are Subhuman’ : Israel’s Genocide Against Palestinians in Gaza », Amnesty International, 5 décembre 2024.
- Gilbert Dahan, Les Intellectuels chrétiens et les Juifs au Moyen Age, Cerf, 1990.
- Ben Kiernan (dir.), The Cambridge World History of Genocide, Cambridge University Press, 2023.
- On pense notamment à Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, 4 vol., Paris, Calmann-Lévy, 1955-1977.