La gauche et la violence en Amérique : sur la réception d’Une bataille après l’autre de Paul Thomas Anderson

En restant flou sur le cadre de l’affrontement qu’il met en scène, le film événement avec Leonardo DiCaprio risque d’être contreproductif pour la gauche.

Au pays de Donald Trump, sur la pente de l’autoritarisme, il pourrait accélérer le pire et donner à la réaction des prétextes.

Les leçons de la réception américaine du dernier Paul Thomas Anderson par un historien du nazisme.

Paul Thomas Anderson, Une bataille après l'autre, 2025

Attention : ce texte divulgue une partie importante de l’intrigue du film et de son dénouement.

10 septembre 2025 : le militant d’extrême-droite Charlie Kirk est assassiné d’une balle dans la gorge. 22 septembre 2025 : tirant profit de l’émotion nationale suscitée par le meurtre et les célébrations béates d’une partie de l’extrême-gauche, Donald Trump signe un décret classant la mouvance « Antifa » comme terroriste. 26 septembre 2025 : le film One Battle After Another, de Paul Thomas Anderson, sort sur les écrans. 30 septembre 2025 : devant un parterre de 800 gradés et généraux, Trump annonce le lancement d’une « guerre de l’intérieur » contre les ennemis de la nation.

Un film ne peut être tenu responsable ni de sa réception, ni du contexte politique de sa sortie. 

Pourtant, en choisissant de mettre en scène un groupe de révolutionnaires « wokes » engagés dans une lutte armée contre le gouvernement américain, le film d’Anderson fait exister dans l’espace public la représentation d’une violence d’extrême-gauche qui était, jusqu’à l’assassinat de Kirk, restée largement exagérée ou fictive. Le long-métrage n’a, de fait, pas manqué de provoquer une vague d’indignation chez les partisans de Trump qui y ont vu — au choix — le film le plus irresponsable de l’année ou une claire apologie de ce qui est désormais présenté comme un terrorisme antifasciste.

Ce sentiment, largement partagé dans une partie des commentaires en ligne sur le film, tranche avec l’accueil plus qu’enthousiaste de la plus grande partie des critiques. 

Il serait aisé de disqualifier le tollé suscité dans la sphère MAGA comme une simple manifestation de l’extrémisme trumpiste.

Ce texte propose plutôt de prendre du recul et, à travers le film et sa réception, de s’interroger le rapport décomplexé d’une partie de l’extrême-gauche à la violence — et sur les risques que cette banalisation fait peser sur la gauche en général dans un contexte de poussée autoritariste aux États-Unis et dans le monde. 

One Battle After Another  : le portrait d’une Amérique fracturée 

Le film d’abord.

Adaptation libre du roman Vineland, de Thomas Pynchon (1990), One Battle After Another fait le choix de situer l’action non plus dans l’Amérique des années 1960- 1980, comme c’était le cas de l’ouvrage original, mais dans l’Amérique actuelle.

Quoique le gouvernement auquel résiste les French 75 — le groupe révolutionnaire au cœur de l’intrigue — ne soit jamais désigné, on comprend qu’il pourrait s’agir du gouvernement Trump.

Perfidia (Teyana Taylor), Bob Ferguson (Leonardo DiCaprio) et leurs compères attaquent à main armée des centres de rétention pour migrants gardés par les agents d’ICE — la police militarisée de l’immigration au cœur de l’actualité politique ces jours-ci —, ils plastiquent les mairies d’élus ayant contribué à la criminalisation de l’avortement au nom de toutes les « sœurs » qui auront à souffrir d’une telle mesure, ils font face à un appareil militaro-policier gangréné par la suprématie blanche. 

En face et en miroir, le groupe des French 75 est composé en grande partie de personnes racisées. À ce noyau révolutionnaire s’ajoutent, plus tard dans le film, les amis de la fille de Bob Ferguson et Perfidia, Willa (Chase Infiniti), qui sont pour bon nombre d’entre eux queers. Enfin, Willa pratique le karaté avec un professeur, Sensei Sergio St. Carlos (Benicio del Toro), qui est lui-même latino et la figure principale d’un réseau de solidarité visant à empêcher la déportation de familles d’exilés qu’il abrite dans son appartement au cœur d’une ville-sanctuaire, donnant lieu à des courses-poursuites magistrales dans les rues, la nuit — en plein milieu d’une manifestation contre une rafle de migrants conduite par ICE. 

À l’Amérique réactionnaire trumpiste répond donc une sorte de rainbow coalition démocrate incarnant la résistance au trumpisme dans toute sa diversité.

Les images de manifestations contre les rafles d’ICE montrées dans le film contribuent à ancrer l’action dans l’Amérique actuelle, rappelant immanquablement les protestations de soutien qui secouent les États-Unis depuis les débuts du premier mandat Trump — le dernier exemple en date étant les mobilisations de Los Angeles contre lesquelles le président a donné l’ordre inédit d’envoyer la Garde nationale. 

Difficile donc de dresser une analogie plus explicite entre le gouvernement combattu par les French 75 et l’administration actuelle. 

Cette opposition mise en scène entre Amérique réactionnaire et progressiste devient encore plus manifeste une fois qu’entre en scène le colonel Lockjaw (Sean Penn), militaire suprémaciste blanc chargé d’infiltrer le groupe des French 75 et qui tombe amoureux de Perfidia. Ce dernier parvient, au début du film, à contraindre Perfidia à un rapport sexuel en menaçant de la dénoncer pour ses activités révolutionnaires, après l’avoir prise en flagrant délit lors de la pose d’une bombe. On apprendra au milieu du film que Willa est en fait la fille de Lockjaw et non de Bob Ferguson. Plus tard, alors que Lockjaw souhaite rejoindre le Christmas Adventurers Club — un club de suprémacistes blancs haut-placés dans l’administration civile et militaire américaine — il doit prouver n’avoir jamais eu de relation interraciale. Il se lance donc dans une quête effrénée pour retrouver sa fille, Willa, et la tuer — lançant pour cela tous les agents de ICE sous ses ordres à sa poursuite. 

Willa, fille métisse née du viol d’une femme noire par un militaire américain, est donc poursuivie par une horde de militaires suprémacistes blancs qui veulent la mettre à mort : elle sera sauvée par un tueur à gages au service des militaires mais dont les origines comanches autant que les scrupules à exécuter une enfant le conduiront à la sauver, au prix de sa vie. Difficile de ne pas voir ici une métaphore de l’histoire américaine telle qu’elle a été dépeinte par les études féministes et décoloniales au cours des décennies écoulées : à savoir celle d’un pays dont une partie de la population métissée est née du viol, par les propriétaires blancs, des esclaves noires des plantations, et qu’une partie de la population blanche voudrait aujourd’hui voir expulsée, voire supprimée. 

Au-delà de l’opposition immédiate au gouvernement Trump, le film met ainsi en scène de manière dramatique la fracture raciale qui parcourt l’Amérique, à travers l’opposition entre un groupe révolutionnaire d’extrême-gauche et un appareil policier et militaire gangrené par l’idéologie d’extrême-droite. 

La violence comme spectacle 

Dès lors, la violence dont font usage les membres du groupe des French 75 est apparue comme non seulement pleinement légitime pour certains spectateurs de gauche du film, mais même jouissive et cathartique. 

Après des décennies ou peut-être des siècles à subir la violence terrible de la domination blanche aux États-Unis, le film met en scène une riposte, conduite au départ par Perfidia, dont la scène d’ouverture donne le ton. Pistolets au poing, le groupe investit un centre de rétention pour migrants, en découpe les grilles, en libère les prisonniers et en humilie les gardes, avant de s’enfuir sous une pluie de fusées éclairantes qui doit marquer le début de la révolution. 

Dans la première heure du film, le groupe fait le choix d’actions qui, si elles reposent sur le plastiquage des institutions et infrastructures qui mettent en œuvre les politiques réactionnaires combattues par le groupe, ne doivent pas faire de victimes — on voit ainsi Perfidia téléphoner à une mairie conservatrice pour permettre l’évacuation du personnel avant l’explosion de celle-ci. 

Pourtant, dès le début, la violence est bien présente.

La même Perfidia force, lors de l’attaque du centre de rétention, Lockjaw à se masturber devant elle sous la menace d’une arme — ce qui constitue déjà une agression sexuelle. Plus tard, cette même Perfidia abat de sang-froid un policier désarmé lors du braquage d’une banque, déclenchant ainsi la spirale infernale de la violence qui transforme ensuite le film en gigantesque affrontement entre le groupe révolutionnaire et les forces de l’ordre qui n’ont dès lors plus qu’un seul objectif : exécuter sommairement, un à un, les membres du groupe. 

Le film bascule dès lors dans une sorte de remake soft de La Bataille d’Alger (1970), de Gillo Pontecorvo, que Bob Ferguson visionne au début du film et dont on sent qu’il a inspiré à l’auteur l’idée de ces cellules interconnectées, mais dont les membres ne se connaissent que de proche en proche.

Cette configuration oblige Lockjaw et ses compères à briser psychologiquement un par un les membres du groupe pour accéder à l’échelon suivant et, ultimement, localiser Willa.

Mais comme long métrage doit rester un film d’action aux accents de comédie grand public, la forme de cette répression est complètement édulcorée par rapport à La Bataille d’Alger. Ici, point de torture à la gégène ou de viol utilisé comme arme de guerre : quelques exécutions sommaires certes, mais à peine montrées, puis l’un des sbires de Lockjaw qui menace à un moment un des membres du groupe de tuer sa sœur — ciel ! — s’il ne révèle pas la position de Willa.

La violence s’en trouve déréalisée. 

Le spectateur peut jouir de l’effet cathartique que provoque la vision d’un centre de rétention pour migrants arrosé de grenades lacrymogènes lancées, pour une fois, par les révolutionnaires ; ou de voir une mairie conservatrice réduite en cendres par quelques explosifs bien placés. Mais cette violence n’a jamais aucune véritable conséquence pour le groupe qui en est l’auteur. Du fait des accents de comédie du film, faire la révolution a l’air presque drôle — canarder des policiers et des militaires au fusil de chasse ou au semi-automatique aussi. 

En fait, le ton du film résonne étrangement avec le caractère absurde des messages laissés par l’assassin de Charlie Kirk sur les douilles retrouvées sur le site du crime : comme si abattre des suprémacistes blancs relevait au fond d’un geste esthétique, quelque part entre le clip de rap et les mèmes « Punching N*zis » qui fleurissent, par période, sur Instagram.

De fait, au cours des 2h50 du film, le réalisateur ne propose au spectateur de prendre quasiment aucune distance par rapport à la violence qui lui est montrée.

Certes, Perfidia apparaît comme un personnage ambigu, qui symbolise peut-être par moments les excès de la violence révolutionnaire.

Mais son rôle est tellement complexe, et la distance qu’on pourrait avoir vis-à-vis d’elle tellement noyée dans tous les stéréotypes qu’elle incarne à la fois — celui de la femme noire hypersexualisée, nymphomane et impulsive, dont l’image d’elle enceinte en train de tirer à la mitrailleuse en poussant des hurlements sauvages utilisée comme affiche du film suffit à saisir le caractère problématique. Finalement, on a du mal à la voir autrement que comme un personnage sensiblement dérangé et un peu pénible dont les actions se déroulent dans un univers parallèle à l’intrigue.

Ce qui reste donc, ce sont ces images, confuses et sans orientation claire, de l’Amérique woke en train de faire sa révolution contre l’Amérique suprémaciste blanche, à grands coups d’explosifs, de fusils mitrailleurs et de « Viva la Revolución ! » lâchés par un Leonardo DiCaprio survolté.

Quand la fiction nourrit la réaction 

Ce sont en effet ces images qui ont marqué la sphère MAGA à la sortie du film, donnant à l’Amérique réactionnaire tout ce dont elle avait besoin de voir dans ce moment de furie nationale contre la gauche après la mort de Charlie Kirk.

Partout, dans les avis en ligne laissés sur le film, sur les chaînes conservatrices, c’est la même rengaine qui revient : One Battle After Another serait un film qui fait l’apologie de la violence d’extrême-gauche, la même qui aurait conduit au meurtre de Charlie Kirk ; le film serait le symptôme d’un terrorisme intérieur qui gangrènerait le pays et contre lequel Trump devrait lutter par tous les moyens disponibles. 

Un éditorial de Fox News, éloquemment intitulé « DiCaprio’s ‘One Battle After Another’ an ill-timed apologia for left-wing violence », se concluait ainsi : « Tout le film m’a un peu énervé, puis je me suis rappelé que l’administration Trump s’apprête à réprimer les Antifas — ces « terroristes intérieurs » bien réels d’aujourd’hui — et peut-être que ce sera un film sympathique pour eux à regarder une fois qu’ils seront tous en prison » 1.

Le lien entre le film et l’arrestation de tous les Antifas est loin d’être fortuit.

Les mois qui viennent seront en effet cruciaux pour déterminer le périmètre de la répression qui a déjà commencé à s’abattre sur les personnes de gauche aux États-Unis.

Le fait que la mouvance soit largement informelle, sans secrétariat ni carte de membre, a conduit certains observateurs optimistes à conclure que le décret classant les Antifas comme terroristes serait juridiquement inapplicable — comme si la légalité avait jusqu’à présent été une base contraignante pour l’administration Trump. 

Le 8 octobre, le président, accompagné de la procureure générale Pam Bondi, a déjà utilisé son intention de détruire les Antifas « du sommet à la base » comme un prétexte pour envoyer l’armée mater les manifestations contre sa politique migratoire dans les villes démocrates.

À travers ce mouvement, c’est toute la gauche américaine qui se trouve réprimée, puisque le président a promis d’incarcérer tous les édiles démocrates qui n’auraient selon lui pas su s’opposer aux menaces que les manifestants auraient fait peser sur les agents de ICE, à l’image du maire de Chicago Brandon Johnson et du gouverneur de l’Illinois, J. B. Pritzker. Ce faisant, il décourage activement toute tentative démocrate potentielle pour s’opposer à l’envoi de l’armée dans les villes. 

Dans ce contexte, le tribunal de l’opinion sera un facteur pour comprendre jusqu’où peut aller la répression trumpiste : le pays est-il mûr pour traiter ceux qu’il désigne désormais comme « ennemis intérieurs de la nation » comme des terroristes et si oui, qui et comment ? S’agit-il uniquement des Antifas revendiqués ou de toute personne arborant un sticker Antifa sur son ordinateur — comme c’est le cas de dizaines de milliers d’étudiants aujourd’hui —, toute personne se revendiquant antifasciste, ou toute personne participant à un rassemblement où des Antifas sont présents ? Quant au fait de les traiter comme des terroristes, cela veut-il dire « simplement » les mettre en prison ou agir contre eux avec une « létalité maximale », comme cela a été le cas pour les membres des cartels de drogue un fois qu’ils ont été classés comme terroristes et comme le président a appelé à le faire lors de son allocution du 30 septembre 2025 sur les ennemis intérieurs de la nation devant les généraux américains ? 

Une partie de ces questions se trancheront dans l’opinion. Nul doute que, dans un contexte aussi tendu, toute la gauche raisonnable a, immédiatement après l’assassinat de Kirk, tenté de réfuter le lien que le président et ses supporters cherchaient à établir entre gauche et violence.

En dehors de quelques irresponsables célébrant l’assassinat de Kirk, la gauche s’est employée, à raison, à minimiser la politisation du meurtrier, à rappeler que cette vague de violence touche l’ensemble du spectre politique — comme en a encore témoigné l’assassinat d’élus démocrates cet été — et à montrer qu’à bien y regarder c’est surtout l’extrême-droite qui a joué un rôle central dans l’épidémie de gun violence qui dévaste le pays depuis quelques années 2.

À rebours de cet exercice de réfutation, One Battle After Another fait exister à l’écran dans toute sa splendeur une violence d’extrême-gauche qui, avant l’assassinat de Kirk, constituait en grande partie un fantasme trumpiste — donnant ainsi à Trump toutes les cartouches dont il a besoin pour persécuter le camp progressiste à grande échelle dans les années qui viennent.

De fait, si Trump avait déjà tenté de désigner les Antifas comme organisation terroriste lors de son premier mandat, en 2019, il avait échoué à le faire — là où, dans la nouvelle séquence, il y est parvenu sans problème, préparant sans doute bien pire encore.

Bien sûr, des observateurs généreux ont tenté d’exonérer le film de sa responsabilité dans la séquence actuelle en notant son écriture avait débuté bien avant que Trump ne revienne au pouvoir — et que l’actualité de son retour avait finalement donné une résonance nouvelle au film plutôt que l’inverse. Mais les manifestations anti-ICE qui situent immanquablement le film dans l’Amérique actuelle étaient déjà des symboles de la résistance à Trump lors du premier mandat.

Le fait que le réalisateur ait pris la décision de mettre en scène ce qui allait nécessairement apparaître comme une provocation aux yeux des électeurs de Trump avant de savoir que ce dernier allait revenir au pouvoir témoigne simplement de son inconséquence s’il entendait par-là narguer les électeurs de MAGA, alors que la dangerosité du président actuel et de ses partisans pour la démocratie est connue de longue date. 

Par-delà la réception : la gauche américaine à l’épreuve de la violence 

Mais au-delà de l’instrumentalisation dont le film fait l’objet, il faut s’interroger sur le message que le film communique dans cette séquence de violence politique intense, où 34 % des jeunes Étatsuniens pensent que faire usage de la force peut être acceptable pour mettre fin à un discours — avec les conséquences funestes que l’on sait —, ou de faire usage de la violence pour mettre fin à une politique avec laquelle on est en désaccord 3

Comme écrit plus haut, les protagonistes du film choisissent de s’opposer aux politiques mises en place par le gouvernement américain par les armes.

Puisque le régime contre lequel ils déclenchent une révolution n’est jamais caractérisé, quand bien même il s’agit clairement d’une déclinaison du trumpisme, on ne sait jamais s’il s’agit dudit trumpisme avant ou après son basculement vers une forme sensiblement plus autoritaire que celle qu’il adopte aujourd’hui. En d’autres termes : on ne sait pas si le groupe s’oppose à un régime ouvertement fasciste, contre lequel la lutte armée serait la seule option disponible – puisque s’exprimer autrement vous vaudrait la déportation ou pire –, ou simplement au gouvernement trumpiste actuel qui, quoiqu’il mette en place des politiques abjectes, a été démocratiquement élu par une part notable du pays qui souhaitait voir mises en place de telles politiques.

En ne posant jamais la question des raisons du basculement vers la lutte armée, le film entretient un flou artistique caractéristique de l’attitude d’une partie de la gauche actuelle par rapport à la violence, et qui est apparu de manière particulièrement manifeste au moment de l’assassinat de Kirk. 

Dans les jours ayant suivi le meurtre, une partie de l’extrême-gauche a certes ouvertement célébré le meurtrier, Tyler Robinson.

Mais une frange bien plus notable de la gauche encore, nullement confinée à ses éléments les plus radicaux, l’a simplement relativisée à travers une attitude du type : « aux grands maux, les grands remèdes ». Cette attitude était particulièrement manifeste à travers une image, un mème devenu viral sur les réseaux sociaux, et qui montrait simplement Gandalf affirmant que face à Sauron, la violence n’était « jamais une solution ».

À travers le partage ironique du mème, on comprenait l’inverse : à savoir que face à des ennemis qui incarnent aussi ouvertement le mal que Sauron ou Kirk, la violence est parfois une solution — quand bien même Sauron ou Kirk s’exprimeraient dans un cadre démocratique. 

La même attitude s’exprime dans One Battle After Another  : on ne sait rien de la nature du régime en place, simplement que les méchants du film sont très, très méchants ; et que les héros sont très, très en colère contre eux — ce qui rend parfaitement légitime et même assez jouissif le fait de leur tirer dessus. 

Cette mentalité de croisade conduit à toutes sortes de justifications, entendues ici et là au moment de l’assassinat de Kirk : les États-Unis seraient en train de basculer vers le fascisme, voire seraient déjà un pays proto-fasciste et donc, face à un régime d’un tel type, la lutte armée serait la seule solution.

Or si la question de la nature du régime affronté dans One Battle After Another m’apparaît si importante au-delà de l’idée vague qu’il s’agit de suprémacistes blancs très méchants, c’est que de la nature du régime dépend la légitimité de l’usage, ou non, de la violence — et donc de la sympathie et de la proximité que l’on peut ou non éprouver à l’égard des héros du film.

Il est difficile de nier que dans des cas comme l’occupation nazie ou certaines luttes anticoloniales, la résistance armée est un mal nécessaire — et ceux qui en font le choix peuvent à juste titre être révérés comme des héros.

Il en va autrement dans un régime démocratique certes en phase de raidissement autoritaire tel que les États-Unis, mais encore loin du fascisme, où les auteurs d’attentats armés nous évoquent plutôt les idiots utiles en mal de buzz qui, d’Action Directe à Tyler Robinson, ont toujours donné à la réaction toutes les cartes dont elle avait besoin pour imposer ses formes de domination les plus autoritaires. 

Étant donné le manque de contextualisation absolue du film, on range plutôt les French 75 dans la deuxième catégorie : à savoir un groupe de révolutionnaires de pacotille, sans éthique ni vision stratégique et qui, à l’image de Robinson, servent au mieux à précipiter le basculement du pays vers le fascisme — non seulement l’Amérique fictive dans laquelle ils combattent, mais celle, réelle, dans laquelle le film va faciliter la mise en place d’une persécution à grande échelle des opposants politiques dont rêve Trump. 

*

En d’autres termes, en mettant en scène la résistance révolutionnaire et héroïque des French 75 face à une Amérique suprémaciste blanche fictionnelle sans jamais caractériser le cadre de cet affrontement, le film contribue à rendre plus plausible le basculement de l’Amérique réelle vers des formes toujours plus caractérisées d’autoritarisme – donnant aux prophéties de l’extrême-gauche sur l’avènement imminent du fascisme un potentiel auto-réalisateur.

Le film contribue, selon nous, à ancrer de manière irresponsable et dangereuse, vu la période, l’association entre gauche et violence, là où d’autres aspects auraient gagné à être développés : par exemple la belle solidarité qui se noue autour des exilés latinos et du Sensei incarné par Del Toro. 

Ce dernier est du reste l’un des seuls personnages intéressants du film, légèrement détaché et à distance du spectacle de la violence que les membres des French 75 mettent en scène sous ses yeux, assistant Bob Ferguson dans ses déboires avec la police par amitié plutôt que par conviction.

Sa relation à Ferguson pourrait d’ailleurs faire office de métaphore du regard que porte aujourd’hui la majorité de la gauche sur la minorité qui croit participer à la « complémentarité des formes de lutte » par son usage et sa mise en scène de la violence : un mélange de lassitude et de bienveillance qui, à mesure que le risque de criminalisation pour l’ensemble de la gauche s’accroît, devra sans doute laisser place à une prise de distance plus nette. Les quelques minutes de temps d’écran dont Del Toro dispose rendent malheureusement l’intrigue qui gravite autour de son personnage marginale par rapport à la débauche de violence spectaculaire qui se déploie durant tout le film. 

Reste à savoir si les institutions démocratiques auront la force de résister à ce nouveau virage autoritaire de Trump, abandonnées voire activement affaiblies par une partie de la gauche qui préfère se mettre en scène comme avant-garde de l’affrontement contre un fascisme encore largement fantasmé plutôt que de se résoudre à des stratégies plus prudentes et moins spectaculaires — renforcer la base, attendre les midterms.

Ces stratégies n’ont rien de particulièrement glorieux, mais elles présentent au moins l’avantage d’éviter que ne se reproduise l’irréparable : la mise en place d’un régime réellement fasciste, avec sa police et ses camps d’internement, ses exécutions, ses viols et ses disparitions — une situation qui n’est pas encore celle des États-Unis, et dont il n’appartient à personne de précipiter l’avènement. 

Car c’est bien là le paradoxe : à force de jouer avec les images de la révolution, l’extrême-gauche risque de finir par rendre réel le cauchemar qu’elle prétendait conjurer.

Sources
  1. Pour un autre exemple dans la même veine, voir la critique publiée dans le média conservateur National Review, « There Will Be Bloodlust in One Battle After Another ».
  2. Voir par exemple l’éditorial du New York Times après l’assassinat de Charlie Kirk : « Charlie Kirk’s Horrific Killing and America’s Worsening Political Violence ».
  3. Pour le sondage, voir College Free Speech Rankings, The 2026 College Free Speech Rankings.
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