« La série pouvait raconter le basculement d’un monde à l’autre », une conversation avec Jean-Stéphane Bron et Alice Winocour, créateurs de « The Deal »

Nous avons rencontré Jean-Stéphane Bron et Alice Winocour, créateurs de la série « The Deal » (actuellement en streaming sur Arte), qui explore les coulisses des négociations sur le nucléaire iranien.

Comment parler des négociations nucléaires avec l’Iran, qui ont mobilisé pendant près de vingt ans les meilleurs diplomates des plus grandes puissances mondiales autour de centrifugeuses, de taux d’enrichissement, et de centres de recherches clandestins ?

Alice Winocur et Jean-Stéphane Bron ont réalisé pour la Radio télévision suisse (RTS) une série de fiction, qui repose sur combinaison de grande vraisemblance — résultat de recherches approfondies — et d’intrigues inventées — amour, espionnage, trahisons et amitiés — qui montrent comment l’humanité surgit au milieu des entrechoquements d’États. 

Nous les avons rencontrés pour comprendre comment le réel avait servi à constituer une œuvre de fiction, quelles avaient été les sources d’inspiration du film, et la signification politique de ce programme. 

La série est disponible au visionnage en France sur Arte jusqu’en avril 2026. 

NB : Cet entretien révèle, par moments, des éléments de l’intrigue. 

Comment avez-vous décidé de choisir ce sujet pour en faire une série télévisée ? Par quelle porte et quand êtes-vous entrés dans cette aventure ? 

JEAN-STÉPHANE BRON C’était en octobre 2018, donc sans rapport à ce moment-là avec l’actualité… 

La raison est assez prosaïque. Je suis Suisse et j’ai souvent filmé les coulisses du pouvoir politique et des grandes institutions. La RTS, la chaîne nationale francophone suisse, organise un concours de séries. C’était pour moi une sorte d’évidence. Si je présentais quelque chose à ce concours, pour une série de fiction, cela devait porter sur ces négociations.

J’avais beaucoup suivi ce qui s’y passait car un ami, le journaliste Serge Michel, a longtemps été en Iran et a couvert par la suite ces négociations. 

J’avais donc un intérêt immédiat pour cette histoire à la fois très suisse et avec un prolongement international.

Avec une sorte d’intuition ?

Oui, j’ai juste eu une intuition sur ce que ces négociations ont incarné. 

C’est un long processus. Alice Winocour dit toujours que c’est comme dans Les Oiseaux d’Hitchcock : il y a d’abord un oiseau, puis deux, puis dix oiseaux… Tout au long du processus, on sentait que la série pouvait raconter le basculement d’un monde à un autre.

Trump, le Brexit, Orbán… Pendant qu’on écrivait, on voyait que ce monde multipolaire était en train de disparaître — avec une question sous-jacente : quand remettra-t-on autour d’une même table les Russes, les Chinois, une Troïka européenne, les Américains, les Iraniens ?

ALICE WINOCOUR Pour ma part, je n’avais jamais travaillé sur une série, mais explorer les coulisses du monde m’a toujours intéressée.

Le défi de cette série consistait à explorer les coulisses de la diplomatie. Un immense travail documentaire a été fait en amont avec des spécialistes et des acteurs du vrai deal.

Je voulais surtout me situer dans le hors-champ de l’histoire et mettre en lumière la dimension humaine de la politique.

Vous aviez auparavant travaillé principalement sur des œuvres de fiction, tandis que Jean-Stéphane Bron vient davantage de l’univers du documentaire. Cette série se situe à la croisée des deux approches. Est-ce ainsi qu’on peut comprendre votre binôme ? 

Les frontières entre la fiction et le documentaire sont assez poreuses.

Dans la création de scénario, cette porosité se manifeste également : mon premier film, Augustine (2012), reposait sur les travaux de Jean-Martin Charcot à la Pitié-Salpêtrière, afin que la fiction s’appuie sur une recherche documentaire ; de même dans Proxima (2019) sur l’Agence spatiale européenne.

Quel est le processus ou la méthode que vous appliquez dans ce genre de travail ?

J’ai besoin de m’immerger dans un milieu pour en comprendre les dynamiques, avant de construire la fiction à partir de cette réalité. Dans la fiction, il faut rester vraisemblable — ce qui oblige à être en deçà de la réalité pour que ce soit crédible. C’est là que se joue le dialogue entre le documentaire et la fiction.

Par exemple, les Américains organisaient des réunions secrètes avec les Iraniens, en parallèle du processus diplomatique officiel. Dans les faits, il y avait eu par exemple une réunion secrète dans une station-service aux abords de Genève — mais dans ce cas le réel était trop invraisemblable à l’écran ! Nous avons dû reproduire ce canal secret de façon plus crédible dans la fiction. 

Dès le départ, je voulais écrire pour Jean-Stéphane en respectant l’ADN de ses films documentaires. Il avait réalisé Le Génie helvétique (2003), un film sur les coulisses de négociations parlementaires, dans lequel on trouvait déjà toute la grammaire de la série : tout se jouait dans le hors-champ, à travers les discussions et les débriefs des acteurs du pouvoir.

Cette approche a inspiré le choix du huis clos — une option pour laquelle nous avons beaucoup plaidé, face à la tentation constante de raconter la Genève internationale et de multiplier les intrigues. Nous avons préféré concentrer l’action dans un seul lieu et dans un moment unique.

Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre les éléments réels — comme les chefs d’État, dont les noms sont conservés, Obama, Netanyahou, ou certaines de leurs interventions qui sont reprises — et les personnages inventés pour les besoins du récit ? Comment doser entre ce qui est reconnaissable pour ceux qui connaissent les négociations et ce qui relève de la pure fiction ?

JEAN-STÉPHANE BRON Nous avons décidé de conserver les figures de la « grande histoire » afin de maintenir un ancrage dans le réel. C’est une manière d’accréditer la fiction — presque de façon perverse.

À chaque fois que nous croisons un fait, nous nous efforçons de rester proches, sinon de l’exactitude, du moins des dynamiques factuelles observables. Ces dynamiques se situent à plusieurs niveaux : les rapports de force politiques entre délégations et les équilibres internes au sein de chaque délégation. Nous avons cherché à être fidèles non pas à la réalité dans son détail, mais à ses logiques profondes.

Il y a un moment un peu auto-réflexif où le Mossad cherche à écouter les négociations et installe des micros dans les salles de négociations. D’une certaine manière, c’est ce que vous faites en représentant le tout et nous, spectateurs, en nous faisant par là même entrer aussi dans ce huis clos dont parlait Alice Winocour. 

Ce que cherchait Israël à cet instant était, en effet, de savoir ce qui se disait autour de la table ; l’espionnage israélien visait à ralentir le programme nucléaire iranien par tous les moyens, y compris en éliminant certains scientifiques… 

Nous avons transposé cette volonté dans notre récit.

Il y avait aussi des éléments plus subtils, issus d’une négociation suivie de très près par la presse internationale — au Moyen-Orient comme aux États-Unis. Chaque fois que nous découvrions un détail significatif, nous l’utilisions pour nourrir un personnage ou une scène.

À quoi pensez-vous ?

Par exemple, le ministre iranien des Affaires étrangères souffrait du dos au point d’avoir dû s’absenter et rentrer couché dans un avion pendant les négociations. Nous avons intégré ce détail comme une indication de jeu pour l’acteur : un personnage contraint physiquement, toujours un peu gêné lorsqu’il se lève ou s’assoit, mais sans qu’il ne dise jamais explicitement qu’il a mal au dos. 

Dans la délégation iranienne, nous avions compris que le ministre était lui-même surveillé en permanence, notamment par les Gardiens de la Révolution.

Mais les tensions internes n’étaient pas propres à l’Iran. Même au sein des délégations européennes, il fallait d’abord s’accorder en interne sur la ligne commune à défendre. Chacun avait sa propre lecture du processus, notamment concernant le backchannel, ces négociations secrètes entre Américains et Iraniens — que les Européens, les Russes et les Chinois ont eu beaucoup de mal à accepter. 

ALICE WINOCOUR J’ajouterais que cette négociation est, d’une certaine manière, un deal de femmes. C’est assez rare de voir une table où les femmes sont presque à parité avec les hommes.

Cela m’avait marquée en lisant les mémoires de la négociatrice américaine, Wendy Sherman, Not for the Faint of Heart. Elle raconte qu’il n’est pas banal pour une diplomate juive américaine de négocier avec un représentant iranien à qui elle ne peut même pas serrer la main — et tout cela pour discuter du nombre de centrifugeuses que compte son pays.

Au-delà du contexte géopolitique, ces négociations parlent de la place des femmes dans les lieux de pouvoir, de leur manière d’incarner l’autorité, souvent dans l’ombre. 

Nous avons aussi voulu intégrer cette dimension dans les intrigues, notamment à travers la principale protagoniste : la diplomate suisse, qui est chargée du protocole des négociations, quelqu’un de présent en permanence mais qu’on ne voit jamais.

Avez-vous voulu montrer la complexité du cas de la négociatrice américaine en mettant en scène son rapprochement presque amical à la fin avec le ministre des Affaires étrangères iranien ? 

JEAN-STÉPHANE BRON Dans ses mémoires, Sherman raconte comment, alors que les négociations faisaient face à un blocage, un matin, elle lui dit de lui serrer la main. 

Le lendemain, il initie à son tour un geste de complicité et à partir de ce jour-là, quelque chose s’est débloqué. Évidemment, nous tirons cela jusqu’à une sorte d’accolade finale. 

Ils n’en restent pas moins évidemment des professionnels, au service d’intérêts politiques parfois opposés, mais à ce moment précis, quelque chose se jouait dans les relations interpersonnelles. Alors qu’elle a participé à des dizaines de négociations, Sherman décrit celle-ci en particulier. Je pense que ces négociations ont marqué ceux qui y ont pris part. 

Comment avez-vous travaillé les temporalités en resserrant certaines séquences pour que cela fonctionne dans le temps de la série ? 

La série couvre la période 2013-2015, mais la négociation avait commencé bien avant. Certains rounds étaient extrêmement courts, parfois deux heures à peine, dans des salles d’aéroport, entre des interlocuteurs qui ne se connaissaient pas encore.

En cherchant les lieux de tournage, nous avons découvert qu’il existait en Suisse romande plusieurs hôtels ayant effectivement échappé à toute présence journalistique à l’époque. Les négociations ont en effet dû changer régulièrement d’hôtel pour éviter les infiltrations par des services de renseignements extérieurs — l’un des épisodes de la série porte sur ce sujet. 

Au fil de nos recherches, nous avons trouvé une enquête de Kaspersky — l’entreprise de cybersécurité russe — qui révèle que plusieurs hôtels avaient été hackés pendant les négociations. En traçant le virus, les techniciens ont constaté qu’il circulait simultanément dans les systèmes informatiques de nombreux établissements voisins — un réseau entier de surveillance avait été mis en place !

Là encore, la réalité dépasse la fiction… 

Nous avons découvert de nombreuses anecdotes palpitantes mais qui ne rentraient pas toutes dans notre histoire. Celle du bar de l’hôtel, par exemple, que les Iraniens demandent de vider pour éviter d’être pris en photo à côté de bouteilles d’alcool est vraie — mais allait même plus loin. 

La série s’ouvrait sur une histoire de table, au sens propre. Lors des négociations, les Américains avaient pris l’habitude, au début de chaque round, d’arriver plus nombreux que prévu — trois ou quatre délégués supplémentaires — pour créer un effet de puissance, presque d’encerclement.

Face à cela, les Suisses paniquent ; les Iraniens se fâchent. La Suisse a alors eu l’idée de prendre une table ovale, censée atténuer les hiérarchies visuelles pour les photos.

Mais il était impossible d’en trouver une à temps.

Par conséquent, les services techniques de la Confédération ont scié les angles d’une immense table carrée pendant toute une nuit, avant d’en revernir les bords au séchoir à l’aube. Cela paraît invraisemblable ! Nous avons dû l’enlever. 

ALICE WINOCOUR Personne n’y croyait quand nous l’avons raconté.

JEAN-STÉPHANE BRON Nous avons également joué sur les temporalités pour rendre perceptible cette tension permanente dont vous parliez, où chaque camp tente, à sa manière, de faire dérailler le processus diplomatique — sans jamais rompre le dialogue.

Auriez-vous un exemple ?

L’épisode des otages, dans la série, intervient plus tôt que dans la réalité. De même, les incidents militaires évoqués ne sont pas ceux du Golan, mais du détroit d’Ormuz : des bombardements de pétroliers utilisés comme signaux politiques. 

Sur le plan géopolitique, nous avons recueilli de nombreux témoignages — non pas de participants directs à cette négociation, mais de diplomates et d’experts familiers de ce type de discussions. Ils nous ont décrit les différents formats à l’intérieur d’une négociation : les one-to-one, les réunions élargies, les canaux parallèles. Ils ont aussi insisté sur la manière dont circulent les informations, sur la présence d’ingénieurs et de techniciens dans l’ombre des diplomates — car, à un moment, tout devient extrêmement concret : il faut parler de chiffres, de volumes, de centrifugeuses.

Pouvez-vous revenir sur les étapes de cette préparation documentaire ? Vous avez mentionné les mémoires de Wendy Sherman, mais comment avez-vous, concrètement, connecté toutes ces anecdotes et bâti cette matière au fil du temps ?

Nous avons pris huit grands journaux internationaux, parmi lesquels The Guardian, The Washington Post, The New York Times et d’autres, pour constituer notre base documentaire. 

Quelqu’un dans l’équipe s’est chargé de compiler systématiquement les faits, anecdotes et phrases des négociations. Nous avions ainsi un dossier de 120 pages retraçant jour par jour l’ensemble des discussions et tout ce qui concernait la Suisse en premier lieu. 

Bien que ce soit aujourd’hui une évidence, nous avons compris en échangeant avec des diplomates suisses qu’il existait déjà une rivalité entre les pays hôtes, donc entre la Suisse et les autres capitales européennes.

Ensuite, Grégoire Mallard, un universitaire du Graduate Institute de Genève, nous a donné un cours théorique sur les négociations et notamment sur ses aspects les plus techniques. 

Enfin, nous avions un avantage crucial.

C’était un peu comme chez Tchekhov : nous avons pu écrire l’histoire par la fin, car il existe un accord nucléaire signé en 2015, qui contient des explications précises sur Fordo, sur Natanz, sur le taux d’enrichissement, sur le nombre de centrifugeuses… Nous avons donc gardé la dimension des négociations, et atténué la question des contreparties économiques, notamment les sanctions, qui nous semblaient trop complexes pour la fiction.

Enfin, la partie la plus fictionnelle concerne le rôle que nous avons fait jouer aux Suisses dans cette négociation.

Par quelles sources d’inspiration avez-vous justement imaginé le personnage central, Alexandra, plus humain que les autres ? 

Nous ne pouvons pas vous dire les gens qu’on a rencontrés parce qu’ils ne veulent pas être cités. Mais nous avons passé des heures à discuter avec une diplomate qui avait été très longtemps en Iran ; nous prenions beaucoup de notes mais à la fin, nous avions l’impression qu’elle ne nous avait rien dit. Cette force des Suisses est fascinante.

ALICE WINOCOUR Pourtant, à chaque fois, on lui posait des questions très directes !

JEAN-STÉPHANE BRON Ce qui est intéressant c’est qu’elle dit avoir un amour très sincère envers l’Iran, comme beaucoup de diplomates en poste qui voient le pays d’une manière beaucoup plus fine, évidemment. 

ALICE WINOCOUR Et il s’agit d’un amour qui passe par la langue aussi, en connaissant le farsi. Nous avons essayé d’insérer cela dans la trame de la série. 

JEAN-STÉPHANE BRON Tous disent à quel point la société est plus complexe que l’image renvoyée par les médias, la politique ou leur gouvernement. Les gens qu’on a rencontrés déclarent une sorte d’amour pour la société en général, dans sa subtilité, dans sa profondeur, dans la douceur. 

Ces retours nous ont inspiré le personnage d’Alexandra. 

ALICE WINOCOUR Ainsi que son histoire d’amour qui au départ n’était qu’un trajet vers la fiction puis qui est devenue centrale dans la série au fur et à mesure : l’histoire d’amour envers l’Iran se transforme en histoire d’amour envers un Iranien. 

Certains personnages imitent de façon évidente certains individus réels. Ainsi, le personnage de la Haute Représentante de l’Union européenne est une parodie — notamment pour l’accent — de Catherine Ashton. Comment se sont construits ces personnages ?

L’actrice de la Haute Représentante, Fenella Woolgar, me disait qu’elle pouvait reproduire parfaitement l’accent de Catherine Ashton. 

Au départ, je lui avais dit qu’il ne fallait surtout pas imiter, que nous n’étions pas dans une logique de reproduction, d’autant que nous avions inventé des noms et créé d’autres personnages pour qu’ils aient leur propre cohérence. Mais elle a insisté et le résultat est très drôle !

C’est la seule, d’ailleurs, à avoir entrepris ce type de travail. Juliet Stevenson, quant à elle, a lu les mémoires de Sherman et s’en est inspirée — mais sans chercher à imiter. 

Quant aux dernières semaines de négociations à Vienne, on sait qu’elles ont été physiquement éprouvantes, avec de nombreux allers-retours et des tentatives répétées de la partie iranienne de renégocier en permanence. Il y avait une certaine violence. Certains ont craqué. Mais nous avons choisi de ne pas le représenter.

C’est plutôt suggéré — il y a une blessure à la main, une altercation musclée à l’aéroport… Ce ne sont pas les mêmes personnages, mais il y a de la confrontation physique quand même.

JEAN-STÉPHANE BRONVous qui êtes aussi des observateurs de la politique, vous savez à quel point la question du corps, de la chaleur, du non-verbal compte.

Il y a les mots, bien sûr, mais ce qui agit vraiment, c’est cette adéquation — ou cette inadéquation — entre le discours et ce que l’on dégage physiquement. 

Il y a une sorte de force physique attendue de la part du négociateur.

ALICE WINOCOUR Les acteurs venaient tous de pays très différents. Le travail de casting a d’ailleurs été considérable — notamment pour trouver les acteurs iraniens. 

Le tournage, bien qu’il soit censé se dérouler dans un seul hôtel, a en réalité eu lieu dans plusieurs établissements. Il y avait, sur le plateau, un véritable épuisement : les acteurs devaient rester assis autour de la table pendant de longues heures. On retrouvait, dans le tournage lui-même, une forme de négociation, avec des personnes issues de mondes très différents qui apprenaient à se rencontrer et à composer ensemble.

Comment avez-vous dirigé cet ensemble d’acteurs internationaux dans une série trilingue — en anglais, français et persan ? 

JEAN-STÉPHANE BRON Il faut d’abord observer le comportement et les mouvements des acteurs. J’ai passé deux ans avec le leader de l’extrême droite en Suisse, en tant qu’observateur pour un de mes documentaires. 

J’avais refusé de lui parler, ayant décidé de ne pas engager de dialogue. Tout mon travail consistait à le regarder à l’œuvre. Bien sûr, il y avait des discours et des conférences de presse, mais ils étaient balisés et je les connaissais bien. J’y ai passé des centaines d’heures. Et j’ai vu, en l’observant, qu’il y avait une dynamique physique propre à la politique.

Mon obsession était de rendre cela à l’écran, de ne surtout pas tomber dans le piège d’une mise en scène statique et sèche, de personnages immobiles autour d’une table. Ce que je voulais montrer, c’était cette guerre de mouvements, ce jeu de regards et de postures, cette tension inscrite dans les corps.

On s’est appuyé sur les apartés pour montrer les jeux d’humiliation à travers les murmures secrets.

C’était particulièrement vrai pour ces négociations entre l’Iran et les États-Unis : d’un côté, les États-Unis restaient humiliés par la prise d’otages, un épisode jamais vraiment digéré ; de l’autre, l’Iran humilié par l’image qu’on lui renvoie d’État voyou.

Par cet accent mis sur la dimension humaine, essayiez-vous de montrer que les trames individuelles peuvent avoir de grandes répercussions sur les négociations — et sur le monde ?

Comme le dit à un moment un personnage : « We are diplomats, nothing personal. »

C’est vrai, en un sens. Mais en réalité, il y a toujours une dimension personnelle qui s’invite, ne serait-ce qu’à travers ce que subissent les individus. Par exemple, Wendy Sherman a fait l’objet d’une campagne de shaming : elle-même, ses enfants, sa mère ont été attaqués publiquement. Nous nous sommes donc dit que, forcément, tout cela devait avoir un impact, que c’était une expérience violente et difficile à vivre.

Dans la réalité, nous ne savons pas précisément comment cela s’est passé. Peut-être que cette distance, ce « nothing personal », est justement une forme d’abstraction nécessaire pour continuer à exercer ce métier.

Les Français sont très fiers de leur participation aux négociations, mais ne sont pas inclus dans votre série. Pourquoi ne pas avoir créé un personnage inspiré de Laurent Fabius ?

J’espère que l’Europe nous pardonnera, mais nous avons dû simplifier ! 

C’était trop complexe de représenter à la fois le niveau ministériel et le niveau des négociations techniques. Nous avons donc fusionné certains rôles, notamment pour rendre la narration plus lisible. En réalité, lors des réunions, il y avait une trentaine de personnes autour de la table — et, bien sûr, la France était partie intégrante de ces discussions.

C’est une question qui dépasse la série et qui se pose aussi dans la réalité diplomatique.

Lorsqu’on veut raconter cette histoire ou en faire une œuvre de fiction, il faut faire des choix. On garde les Russes, les Chinois, les Américains, les Iraniens, et « les Européens » en bloc — mais on ne peut pas garder quatre Européens distincts. 

Cela pose un problème de lisibilité, mais aussi un problème plus profond de représentation politique.

Est-ce que le fait d’écarter certains personnages par des intrigues — et erreurs — aussi intimes que graves, permettait seulement de ne pas entrer dans des détails trop complexes (comme les sanctions américaines) ou de montrer aussi d’autres aspects de la vie politique — hors-champ ? 

ALICE WINOCOUR Pour moi, il y a toujours ce côté soap de la politique — et je ne le dis pas dans un sens péjoratif — qui est essentiel. 

Ces plans récurrents sur le jet d’eau de Genève, par exemple, renforcent ce sentiment d’étouffement : ces personnages contraints de rester enfermés dans des pièces où ils doivent prendre des décisions dont les conséquences les dépassent totalement, c’est un peu comme faire la guerre dans un salon. 

Outre vos travaux précédents, avez-vous des sources d’inspiration aussi d’autres séries qui traitent des coulisses du politique ? 

Les films documentaires de Jean-Stéphane. Je pense aussi à Aaron Sorkin, le côté cru des dialogues.

JEAN-STÉPHANE BRON Je pense évidemment à The West Wing (1999) pour sa vitesse, dont nous nous sommes inspirés.

Puisque les négociations ont une dimension chorale, il nous fallait un personnage central autour duquel le chœur se structure. La clef a été le personnage de la diplomate suisse chargée du protocole, qui devait être à la fois crédible, possiblement effacée, mais dotée d’une très grande vitesse qui lui permet de courir d’un endroit à l’autre. Elle est toujours en mouvement, nerveuse, dynamique. Le centre physique d’une série est le moteur, le combustible. Si ce personnage n’est pas dévoré par cette nervosité, la série ralentit.

Comment arrive-t-on à rendre cela d’un point de vue formel ? 

C’était mon obsession : est-ce qu’il y a de la machinerie ? Est-ce que la caméra s’efface ? Filmons-nous avec un travelling, sur pied, ou à l’épaule ? Ce choix détermine une grammaire visuelle. À chaque scène, nous nous demandions : est-ce qu’on est à l’endroit où l’on veut être, ou simplement à celui où l’on peut être ?

Est-ce le cadre fixe qui impose sa durée, son rythme, sa logique, à la scène ? Ou bien, filmons-nous à l’épaule et donc ce sont l’action et les acteurs qui écrivent la scène ? Pour chaque séquence, des choix différents ont été faits. Autour de la table, la décision de ne pas filmer à l’épaule était essentielle : on voulait assumer un cadre très fixe, sans mouvement de caméra pour obliger, à certains moments clefs, les acteurs à créer la tension à l’intérieur du plan.

Avez-vous une source d’inspiration en la matière ?

L’influence principale venait de The Social Network (2010). On oublie que l’essentiel du film est constitué de longues scènes d’échanges dans des salles closes, presque cinq minutes de négociation entre avocats, où tout repose sur le rythme, les regards, la tension. 

À l’inverse, le reste devait paraître un peu déséquilibré ou maladroit, comme filmé depuis le point de vue de ceux qui observent. Nous avons demandé aux acteurs de parler parfois directement à la caméra, ce qui est très dur, comme des présentateurs de télévision. 

C’est une manière de filmer à la Sergio Leone : les confrontations des westerns se jouent dans l’objectif. Lorsque deux plans sont filmés à la même distance, avec la même échelle, les deux acteurs regardant la caméra, cela donne une sensation de conflit « les yeux dans les yeux ».

Alors, la caméra s’efface. On n’a plus la sensation d’un dispositif, mais que les personnages se parlent — ou qu’ils nous parlent. C’est ce qui crée cette tension particulière autour de la table.

ALICE WINOCOUR De mon côté, je pense notamment à El Presidente (2017) de Santiago Mitre, mais aussi aux Vestiges du jour en raison du rôle central que joue le majordome dans le maintien d’un protocole discret qui structure tout le reste du récit. 

Le personnage du majordome est celui qui repousse tout ce qui relève de l’intime, de l’humain, pour essayer de favoriser son travail, son métier. Cette mise à l’écart de l’intime est violente. C’est cela qui m’a intéressée — en plus de ce que je disais tout à l’heure : les femmes dans les lieux de pouvoir. Je voulais travailler tous ces personnages féminins qui luttent contre le patriarcat — que ce soit à travers la diplomate suisse qui répond fermement à une remarque sexiste du Secrétaire américain ou à travers le personnage de la jeune Iranienne qui manifeste en Iran au péril de sa relation avec son père et de sa vie.

Et Casablanca, bien sûr ! Le tarmac, les regards fuyants vers un destin nouveau, la renonciation à l’amour au profit du devoir. D’une certaine manière, ces diplomates rejouent la scène éternelle du franchissement par l’amour des frontières érigées par les guerres. 

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