Par son style si caractéristique — des phrases-paragraphes s’étalant sur plusieurs pages —, son rythme imposé — celui du monologue intérieur porté à l’écran par Béla Tarr — et l’affrontement qu’il met avec les thèmes de l’apocalypse et du faux messie dans le monde de Peter Thiel et Viktor Orbán, le prix Nobel de littérature 2025 est au cœur des questionnements du contemporain. Découvrez notre sélection littéraire et toutes nos offres pour s’abonner au Grand Continent

Une citation du prix Nobel de littérature 2025 László Krasznahorkai 1, mise en bandeau lors de la sortie du roman Le Baron Wenckheim est de retour 2, indiquait que l’auteur hongrois estimait avoir toujours écrit le même livre.

Considéré comme son chef d’œuvre, ce roman reprenait en effet un grand nombre de thèmes centraux dans ses récits. Le résumé succinct de l’intrigue montre un lien très net avec Tango de Satan 3 : annonce du retour d’un personnage mythifié dans un petit village (Irimias / Wenckheim), branle-bas de combat dans ce village pour préparer son arrivée avec un enthousiasme délirant, le personnage étant attendu comme le rédempteur, celui qui va résoudre tous les problèmes (en l’occurrence ceux de cette « décharge à ciel ouvert qu’est la Hongrie », selon le mot de celui qui convainc Wenckheim de le prendre pour secrétaire) ; ce même branle-bas de combat se passe très mal, après quoi on découvre le « rédempteur » mal à l’aise avec cette idée de rédemption, trouvant toute cette agitation très mal à propos, voire se fichant pas mal de tous ces imbéciles qui l’accueillent en messie.

Une « scène du train » — de Vienne à Budapest — évoque quant à elle la première partie de La Mélancolie de la résistance 4 ; « le professeur » vivant dans un cabanon après avoir quitté toute vie sociale par misanthropie est un type récurrent dans l’œuvre de Krasznahorkai ; les grands discours tenus par des personnages médiocres dans des lieux publics (bars, trains, rues) sont aussi des moments classiques de ses récits ; enfin, les bandes mafieuses sont un thème récurrent.

Alors, si certains motifs reviennent de manière lancinante, de quoi parle au fond Krasznahorkai ?

L’apocalypse, le messie et le pourrissement

On pourrait considérer le prix Nobel de littérature 2025 comme un romancier du pourrissement. 

La Mélancolie de la résistance évoque une petite ville qui sombre dans la violence parce qu’elle a peur d’un cirque itinérant, qu’elle prend pour une annonce de l’apocalypse.

Guerre et Guerre 5 enchaîne les histoires d’effondrements de civilisations, tandis que le récit-cadre se déroule à New York juste avant le 11 septembre. 

Tango de Satan décrit la déchéance de personnages dans un village perdu dans les montagnes hongroises. 

Tous les personnages sont à la recherche d’un messie, proclament l’existence d’un messie ; celui-ci arrive et est atterré par le fait qu’on le considère comme un messie. Soit il panique et finit par être haï de tous, comme Wenckheim ; soit, comme Irimias dans Tango de Satan, il se prend au jeu, transfère tout le monde d’un lieu à l’autre dans un exode rappelant risiblement celui de la Bible, puis pique l’argent de chacun — et s’en va.

En 1990 à Copenhague. «  On pourrait considérer le prix Nobel de littérature 2025 comme un romancier du pourrissement.  »

Pourtant, l’autre Prix Nobel de littérature hongrois, Imre Kertész, a dit de son compatriote qu’il était « une consolation métaphysique ». 

Pour expliquer cela, Kertész parle de ses longues phrases, « qui [l]’enchantent ». 

C’est ce qui marque vraisemblablement le plus quand on lit Krasznahorkai : dans nombre de ses livres, chaque paragraphe — souvent de plusieurs pages — se tient en une seule phrase. 

Dans Le Baron Wenckheim est de retour, la première phrase fait cinq pages, la seconde en fait dix. Il y a une poésie dans ses rythmes, ses ruptures, cette sorte de chant sombre qui sous-tend toute son œuvre. On retrouve une grande proximité avec des auteurs d’Europe centrale comme Mircea Cărtărescu — autre écrivain souvent cité comme nobélisable. On pense aussi à Imre Kertész dans le Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas 6, ou bien sûr à Thomas Bernhard.

Mais la profondeur de Krasznahorkai — plus que sa phrase de haute volée — s’apprécie surtout dans les patients labyrinthes narratifs qu’il construit.

Les paragraphes commencent souvent du point de vue d’un personnage différent du précédent, rompant parfois la chronologie, laissant toujours des suspens, des effets d’attente, et créant plus généralement cette lenteur qui n’est qu’apparente. Car le livre n’existe que si l’on essaie de mettre bout à bout les « faits ». Or l’important, chez Krasznahorkai, n’est pas dans les faits : le livre va très vite parce que les monologues intérieurs vont très vite, les dialogues aussi — on n’a, en vérité, pas un moment de répit. 

Ce dernier point est une différence très notable avec les adaptations faites de ces romans par le cinéaste Béla Tarr.

Pour adapter les œuvres du prix Nobel de littérature, le réalisateur hongrois a choisi — avec l’assentiment de Krasznahorkai, qui a toujours été au scénario — de faire des films terriblement lents, de constituer des épreuves pour le spectateur, particulièrement lors des sept heures trente de Tango de Satan, livre qu’on eût très bien pu adapter en deux heures.

Les romans de Krasznahorkai sont certes barrés, mais d’une manière radicalement différente de ses adaptations par Béla Tarr — aussi intensément barrées, mais dans une autre structure. 

C’est peut-être dans Guerre et Guerre que Krasznahorkai atteint son plus haut niveau de virtuosité, sa maturité — et ce grand point d’orgue est conservé dans Le Baron Wenckheim est de retour, qui est, on l’aura compris, un livre barré, mais tout à fait lisible — où l’on est en fait rarement perdu comme on a pu l’être parfois dans Tango de Satan et dans Mélancolie de la résistance, parce qu’ici la construction, bien que faite d’ellipses, paralipses, analepses et prolepses, est martelée par l’usage du long paragraphe. Ce sont, à mon avis, ses deux meilleurs livres, avec Seiobo est descendue sur Terre 7.

L’écrivain en 2015 © Lenke Szilágyi . «  La profondeur de Krasznahorkai — plus que de sa phrase de haute volée — s’apprécie surtout dans les patients labyrinthes narratifs qu’il construit.  »

Le Thomas Bernhard hongrois ?

Certains de ses livres ont une dimension plus nettement politique que d’autres.

Par exemple, La Mélancolie de la résistance décrit très nettement comment s’installe un régime fasciste.

La peur mutuelle des habitants de la ville et des membres du cirque itinérant fait que chacun se prépare au combat — puis celui-ci éclate, et finalement l’armée reprend la main pour mettre fin à l’émeute, puis installe un régime autoritaire. Il s’agit d’abord d’un récit fantastique — puisqu’il y a bien un monstre dans le camion du cirque, dont on pourrait penser qu’il s’agit de la Bête de l’Apocalypse — mais on comprend finalement que des personnages ont laissé pourrir les superstitions pour qu’ait lieu une émeute, puis la mise en place finale du régime autoritaire. 

Tango de Satan était déjà un roman évoquant symboliquement le pourrissement de la Hongrie communiste dans les années 1980 ; dans Le Baron Wenckheim est de retour, c’est le pourrissement de la Hongrie de l’ère Orban, de manière plus explicite : le pouvoir central s’est effondré, la ville est aux mains des bandes de skinheads, qui voient dans le Baron Wenckheim celui qui va restaurer la Hongrie dans sa grandeur passée, alors que Wenckheim est simplement un vieil homme criblé de dettes qui veut revoir son amour de jeunesse. 

Il a été dit que la position de László Krasznahorkai, à savoir une certaine mélancolie, une réflexion attristée sur l’effondrement et le pourrissement des systèmes et des individus, n’était pas compatible avec le progressisme.

Certains disaient que Krasznahorkai n’aurait probablement jamais le Nobel parce qu’il n’était pas assez de gauche. En lisant le chapitre du Baron Wenckheim intitulé « Aux Hongrois », qui se trouve vers la fin du livre et apparaît comme un feu d’artifice, il est difficile de ne pas penser aux passages de Thomas Bernhard sur l’Autriche. À tous les conservateurs qui voudraient s’appuyer sur son œuvre ou le « récupérer » d’une quelconque manière, Krasznahorkai glisse en quelque sorte un magistral « essayez donc… ». Il le fait avec un panache amusé — car il faut ajouter que, si Krasznahorkai crée toujours cette sorte de rire jaune né de l’humour noir, qu’on retrouve chez Beckett, Cioran, Bernhard ou Kertész, il y a de très nombreux passages franchement drôles dans son œuvre. 

L’écrivain dans l’objectif de Déri Miklós. «  Tous les personnages sont à la recherche d’un messie, proclament l’existence d’un messie, le messie arrive et est atterré par le fait qu’on le considère comme un messie.  »

De Kertész à Krasznahorkai : faire face à l’horreur du réel

Les aspects sombres de l’œuvre du prix Nobel hongrois sont compensés par la virtuosité de la phrase, la construction labyrinthique, les traits d’humour, mais aussi et surtout par une recherche constante de la beauté.

Ses derniers entretiens et ses dernières œuvres témoignent de cette recherche.

On la retrouve dans la longue nouvelle Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par les chemins, à l’est par un cours d’eau 8, mais surtout dans ce recueil qu’est Seiobo est descendue sur Terre. Chacun des textes de ce livre raconte l’histoire d’un artiste — laïc ou religieux — qui cherche à créer une belle œuvre : Lippi préparant son tableau, une communauté de moines bouddhistes avant une cérémonie, et bien d’autres. Ils échouent, souvent. La quête demeure, cependant, et une forme d’espoir dans l’idée de ce travail, à la fois inscrit dans le monde et séparé de sa violence.

« Ses phrases longues et sinueuses m’enchantent. Et même si son univers peut sembler sombre par moments, on a sans cesse l’impression d’y percevoir cette transcendance qui, pour Nietzsche, représentait une forme de consolation métaphysique », disait donc Imre Kertész de László Krasznahorkai.

Deux prix Nobel sombres — mais deux prix Nobel qui analysent le pourrissement et la violence en tenant vif le rêve qu’un horizon apparaîtra après le désert.

Pour Kertész comme pour Krasznahorkai, le fond du pourrissement est celui d’Auschwitz, puis de l’échec du communisme, puis de l’autoritarisme d’Orbán.

Tous deux — ce n’est pas étonnant — sont peu aimés par le pouvoir en place, et ont vécu ou vivent l’essentiel de leur vie en Allemagne. 

Ils maintiennent ce qui est une des fonctions fondamentales de l’art : faire face à l’horreur du réel. Et laisser entrevoir un réel meilleur.

Sources
  1. En hongrois, [ˈlaːsloː ˈkrɒsnɒhorkɒi] ; dire « Krassnahorkai », le « o » se prononçant comme dans « dôme », le « h » étant aspiré.
  2. László Krasznahorkai, Le Baron Wenckheim est de retour, trad. Joëlle Dufeuilly, Arles, Actes Sud, 2024.
  3. László Krasznahorkai, Tango de Satan, trad. Joëlle Dufeuilly, Paris, Gallimard, 2000.
  4. László Krasznahorkai, La Mélancolie de la résistance, trad. Joëlle Dufeuilly, Paris, Gallimard, 2006.
  5. László Krasznahorkai, Guerre et Guerre, trad. Joëlle Dufeuilly, Paris, Cambourakis, 2013.
  6. Imre Kertész, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, trad. Charles Zaremba et Natalia Zaremba-Husvai, Arles, Actes Sud, 1995.
  7. László Krasznahorkai, Seiobo est descendue sur Terre, trad. Joëlle Dufeuilly, Paris, Cambourakis, 2018.
  8. László Krasznahorkai, Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par les chemins, à l’est par un cours d’eau, trad. Joëlle Dufeuilly, Paris, Cambourakis, 2010. Qu’il nous soit ici permis de saluer le travail de traduction de Mme Joëlle Dufeuilly, ainsi que le travail éditorial de ceux qui ont soutenu la réception de cette oeuvre en France, en particulier les éditions Cambourakis.