Cet entretien a été réalisé à Varsovie dans le cadre du partenariat de la revue avec le Warsaw Security Forum. Pour soutenir la première revue européenne, découvrez nos offres
Il n’est pas toujours facile pour les autres pays européens de prendre toute la mesure de la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine. Pour nous aider à nous la représenter, par où commenceriez-vous ?
C’est une vie très différente de la vôtre, difficile à décrire avec des mots, mais à laquelle tout le monde, ici, est habitué.
Je donnerai quelques exemples concrets : chaque citoyen ukrainien est familier de sons bien particuliers, comme celui d’une sirène d’alerte aérienne ou d’un drone Shahed volant au-dessus de sa tête.
Lorsque je suis dans un aéroport à l’étranger, il me faut toujours un petit temps pour prendre conscience que le sifflement aigu que j’entends est celui d’un avion — et pas d’un missile.
La vie est une question de survie : nos combattants sont dans les tranchées, tandis que les civils, eux, se préoccupent de subvenir à leurs besoins fondamentaux comme la nourriture et l’accès à l’électricité, ou de dormir dans les stations de métro pour éviter les frappes de drones. Notre horizon temporel ne dépasse pas l’échelle d’une semaine.
Avant la guerre, les gens pensaient à leur carrière, ils faisaient des prêts immobiliers, planifiaient d’avoir une famille ; aujourd’hui en Ukraine, il est difficile de penser à toutes ces choses.
Les autres pays d’Europe sont heureux de ne pas avoir nos soucis : nous aussi, nous voudrions vivre ainsi.
Quelles sont les conséquences démographiques les plus immédiates de la guerre ?
Comme de nombreux hommes et femmes sont partis combattre, la demande de main-d’œuvre est importante. Notre taux de chômage était d’environ 20 % au début de l’invasion en 2022 — il est tombé à environ 12 % au premier semestre 2025.
Ce taux devrait continuer à baisser, car de nombreuses industries continuent à produire ce dont nous avons besoin.
Lorsque je suis dans un aéroport à l’étranger, il me faut toujours un petit temps pour prendre conscience que le sifflement aigu que j’entends est celui d’un avion — et pas d’un missile.
Oleg Shymanskyi
En raison de la guerre, l’Ukraine est rapidement devenue le pays d’Europe comptant le plus grand nombre d’anciens combattants. Quel rôle jouent-ils dans la société ?
Notre politique concernant les anciens combattants consiste, au moment où une personne quitte l’armée, à reconnaître la contribution qu’elle a apportée à l’existence du pays.
Cela inclut de lui fournir des moyens de réinsertion, sur le plan physique et psychologique ; et nous espérons que cela débouche sur des opportunités économiques.
Comment voyez-vous leur rôle à l’avenir ?
Nous souhaitons vivement que nos anciens combattants restent en Ukraine et contribuent à la relance de l’économie du pays : nous voulons passer d’une approche sociale à une approche axée sur les opportunités.
Les anciens combattants ont beaucoup à offrir : une expérience unique du combat, un dévouement sans faille et une volonté de s’intégrer au marché du travail. Beaucoup d’efforts sont déjà faits en ce sens.
À quels défis êtes-vous plus spécifiquement confrontés ?
Le processus de réinsertion des vétérans n’est pas nouveau : toute l’Europe a été confrontée à ces défis après la Seconde Guerre mondiale.
Cependant, deux différences essentielles définissent les défis particuliers que l’Ukraine doit surmonter.
Au XXIe siècle, le parcours classique d’un vétéran d’une armée de l’OTAN consiste à être déployé dans le cadre d’une mission à l’étranger, puis démobilisé ou libéré de l’armée. Il reste cependant dans un environnement sûr, où il peut vaquer à ses occupations et construire sa vie. L’État doit simplement lui apporter son soutien et faciliter sa réintégration.
Un tel scénario n’est pas possible en Ukraine. Même si une personne est blessée et démobilisée, elle ne peut pas vivre dans un environnement sûr ; les raids aériens se poursuivent et elle doit toujours assurer sa sécurité et celle de sa famille. Ce facteur rend plus difficile le soutien et leur réintégration.
Un autre aspect important du phénomène est son ampleur : plus d’un million de soldats ukrainiens ont obtenu le statut d’ancien combattant ; beaucoup sont désormais handicapés. Cela signifie qu’ils ont besoin de différents niveaux de soutien.
Nous nous battons pour une réalité concrète.
Oleg Shymanskyi
Que fait le gouvernement face à cette situation ?
Notre première priorité est de leur fournir des traitements pour leur réinsertion, sur le plan physique et psychologique.
Nous soutenons les cliniques et les établissements de rééducation, dont beaucoup sont actuellement en cours de construction en Ukraine. Les personnes qui ont été en première ligne ont besoin de traitements, allant de la pose de prothèses à la rééducation au maniement d’outils simples. Nous apprenons cela à nos dépens, mais les progrès sont rapides.
La phase suivante consiste à mettre en adéquation les compétences militaires et les compétences civiles.
On suppose par exemple que ceux qui savent conduire un char Leopard peuvent conduire un tracteur. Si quelqu’un est capable de commander un peloton ou une brigade, cela démontre ses capacités à gérer une équipe, sa capacité à travailler sous pression et à faire preuve de dévouement. Ce sont autant de qualités recherchées par les entreprises.
Les anciens combattants sont particulièrement intéressés par les emplois dans le secteur de la défense. C’est pour eux un moyen de continuer à contribuer à celle de l’Ukraine.
Comment la société s’adapte-t-elle à cet afflux d’anciens combattants ?
La présence d’anciens combattants présentant divers degrés d’invalidité physique soulève des questions difficiles quant à la capacité d’accueil de la société. Une personne ayant subi une double amputation, par exemple, aura beaucoup de mal à se déplacer ; or ils sont de plus en plus nombreux ; les employeurs ukrainiens sont prêts à adapter les lieux de travail en conséquence.
L’aspect positif de cette situation est l’effort collectif qu’elle suscite.
Les publicités — en particulier celles des entreprises liées au secteur de la défense — mettent désormais en scène de nombreuses personnes équipées de prothèses de bras ou de jambes. Cela contribue à l’intégration de nos anciens combattants et des invalides, et c’est grâce à de tels efforts que les sociétés parviennent à une forme d’acceptation : il y a des questions de stigmatisation et de respect que nous devons résoudre collectivement.
Comment la guerre a-t-elle changé les relations entre l’État ukrainien et ses citoyens ?
En tant qu’Ukrainiens, je pense sincèrement que nous comprenons mieux pourquoi nous défendons ce pays. Nous avons une idée bien plus claire de ce pour quoi nous nous battons.
J’ai rejoint l’armée en février 2022 parce que les Russes attaquaient la région où je vivais, dans le nord du pays.
Nous savions que si les Russes arrivaient jusqu’à nous, nous perdrions notre liberté. Nous perdrions aussi les droits fondamentaux dont nous jouissions et qui sont souvent considérés comme acquis en temps de paix.
Nous nous battons pour une réalité concrète.
Je serais parmi les premiers à être rappelé pour combattre la Russie si elle nous attaquait à nouveau après notre victoire.
Oleg Shymanskyi
Vous mentionnez l’expérience de combat unique des vétérans ukrainiens. Comment cette expérience pourrait-elle être utilisée pour la sécurité globale du continent ?
Il ne fait aucun doute que les vétérans ukrainiens ayant réussi leur réinsertion contribueront à la reconstruction et au redressement du pays tout en assurant la sécurité du continent. Nous sommes la première ligne de défense de l’Europe.
À l’avenir, après ma démobilisation de l’armée, je continuerai par exemple à faire partie de la réserve pour une durée indéterminée ; je serais parmi les premiers à être rappelé pour combattre la Russie si elle nous attaquait à nouveau après notre victoire.
Les militaires, les réservistes et les industries de défense de l’Europe peuvent tous bénéficier de notre expérience. Plus vite nous apprendrons à combattre les Russes au XXIe siècle, plus grande sera la sécurité de tous.
Comment le processus d’intégration européenne peut-il remédier à cette différence entre la société ukrainienne et celles qui n’ont pas connu de guerre à grande échelle depuis des décennies ?
C’est une bonne chose que ces différentes sociétés européennes n’aient pas connu la guerre ; nous ne voulons pas qu’elles y soient exposées.
Nous souhaitons simplement que les sacrifices consentis par les combattants ukrainiens soient reconnus. Je suis convaincu que si le reste du continent n’a pas — jusqu’ici — connu la guerre, c’est uniquement parce que nous nous battons aujourd’hui ; comme nous l’avons récemment vu avec les incursions de drones, les Russes ne s’arrêteront pas à l’Ukraine.
L’une de vos missions est la numérisation. En quoi cela consiste-t-il ?
Je suis à peu près certain d’une chose : s’il y a bien une chose qui nous unit en Europe, c’est la haine de la bureaucratie. Personne n’aime passer sa journée à faire la queue. C’est particulièrement agaçant pour les anciens combattants — qui estiment avoir contribué à l’existence de l’État : pourquoi devraient-ils sans cesse prouver ce qu’ils ont fait en accumulant des montagnes de paperasse ?
C’est la raison pour laquelle nous devons, en tant que gouvernement, agir plus rapidement et fournir des services simples et accessibles.
Nous le faisons déjà avec des services ciblés, comme une allocation spéciale pour les soins dentaires, qui est importante pour ceux qui ont passé du temps au front dans de mauvaises conditions. Ce programme fonctionne avec une carte bancaire gouvernementale utilisable dans toutes les cliniques dentaires enregistrées en Ukraine. C’est l’un des outils que nous utilisons pour simplifier les procédures grâce à la numérisation.
Notre gouvernement a aussi été le premier introduire le mariage par vidéoconférence pour les militaires en service sur le front via une application gouvernementale. Nous utiliserons probablement la même logique pour les consultations en santé mentale.
L’Ukraine est à l’avant-garde de nombreuses technologies, et nous serions heureux de les déployer et de les partager avec d’autres pays.
Plus vite nous apprendrons à combattre les Russes au XXIe siècle, plus grande sera la sécurité de tous.
Oleg Shymanskyi
L’un des officiers les plus brillants de l’armée française a écrit dans nos pages que l’une des impasses stratégiques possibles de cette guerre est la suivante : d’un côté, une armée d’hommes aspirant à la liberté et prêts à se battre pour elle ; de l’autre, une armée de personnes soumises à un régime autoritaire qui méprise leur dignité et leur vie. Comment sortir de cette impasse ?
Il existe en effet une différence fondamentale entre la Russie et l’Ukraine : nos combattants s’engagent pour défendre leur pays, et nous accordons une grande importance à leur vie et à leur expertise. Nous tenons à ce qu’ils soient traités équitablement et soutenus, pendant leur service et après.
La Russie a simplement envoyé ses hommes à la mort.
Quant à nous, nous croyons en chaque combattant et le soutenons.
De quelle manière pensez-vous que l’expérience des anciens combattants façonne la mémoire collective ? Comment cette mémoire pourrait-elle contribuer au développement d’une identité européenne commune ?
Tous les Ukrainiens avec qui je parle ont une compréhension très claire de leur existence quotidienne et une réelle estime pour les valeurs démocratiques, la liberté individuelle et celle de décider de sa vie.
C’est ce qui nous unit au reste du continent.
L’Union s’est construite à une époque difficile, dans un moment où les pays ont pris conscience de la nécessité d’une plus grande unité. J’espère que l’Ukraine pourra donner un nouvel élan et un nouveau sens au projet européen.
Les dernières nouvelles en provenance de Moldavie vont dans ce sens.
J’aime à penser qu’ils ont observé l’Ukraine et compris à quel point il est précieux de protéger leur pays.