Pour décrire la politique étrangère de l’administration Trump, sa puissance et ses abus, nous avons récemment emprunté à Cory Doctorow un concept 1 : l’enshittification

Dans un important ouvrage qui paraît le mois prochain 2, il retrace la dégradation progressive des principaux réseaux sociaux, négligeant tant leurs utilisateurs que la qualité de leurs services.

Il montre comment, en faisant pression sur leurs usagers et en abaissant progressivement leur offre, les propriétaires de ces plateformes ont cherché à optimiser le rendement de leur audience.

Aujourd’hui, les États-Unis semblent emprunter le même chemin.

L’hégémonie américaine, qui repose sur le contrôle des réseaux — systèmes financiers, alliances militaires, avantages technologiques —, est désormais explicitement exploitée pour extraire des ressources et faire usage de sa puissance.

Le récent accord commercial avec le Japon est un excellent exemple.

Ailleurs, la domination américaine est désormais mise à profit pour faire payer aux alliés les avantages dont ils bénéficieraient au sein de l’ordre établi par les États-Unis après la Seconde guerre mondiale.

Dans un discours prononcé au Hudson Institute en avril, le nouveau membre du Conseil de la Réserve fédérale Stephen Miran a esquissé la forme que pourrait prendre ce nouveau tribut impérial : droits de douane, augmentation des achats de biens américains, investissements aux États-Unis ou paiement direct au Trésor.

Le dispositif déployé par Washington est bien plus subtil qu’un simple chantage : l’administration Trump veut utiliser son contrôle sur les infrastructures numériques pour faire de l’Europe un vassal d’extrême droite. À cette fin, elle peut exploiter des réseaux clefs.

Car en l’espace de deux décennies, les sociétés européennes se sont radicalement transformées. Sans s’en rendre compte, à bas bruit, les démocraties du continent se sont développées en s’appuyant directement sur des infrastructures d’information et de communication américaines.

Les structures de l’État et leurs architectures administratives se sont progressivement estompées : le règne des technocrates et des entreprises publiques qui géraient autrefois les systèmes téléphoniques a été remplacé par celui des réseaux en ligne.

Désormais, les citoyens européens pensent, communiquent et débattent sur des services créés aux États-Unis et contrôlés par des entreprises américaines. Ces services sont bien plus étroitement liés à notre vie quotidienne, à nos sociétés et nos décisions politiques que les technologies de communication du passé ne l’étaient.

Cette dépendance a conduit à une situation de distorsion : les choix européens en matière de liberté d’expression sont devenus dépendants de ceux des États-Unis — sur le plan législatif, ce qui se passe là-bas influence ce qui a lieu ici.

Tant que la conception européenne de la démocratie et de la liberté d’expression ne s’éloignait pas trop de celle des États-Unis, cette situation était tolérable — et tolérée.

Certes, l’attachement des Américains au premier amendement jurait avec la pratique de pays comme l’Allemagne et la France : pour Berlin par exemple, la possibilité de prise du pouvoir par l’extrême droite doit être théoriquement empêchée par la loi.

Malgré ces divergences, il était généralement possible de trouver des compromis — aussi imparfaits fussent-ils.

Mais ces accords relèvent désormais du passé.

L’administration américaine actuelle n’a aucun intérêt à chercher le compromis.

Sur son territoire, elle qualifie les propos politiques de ses opposants de discours haineux ; elle fait tout ce qui est en son pouvoir pour les punir, les censurer, les interdire.

À l’étranger, elle exige que les autres pays adoptent son approche de la liberté d’expression en ligne — sous peine de sanctions.

L’administration Trump veut utiliser son contrôle sur les infrastructures numériques pour faire de l’Europe un vassal d’extrême droite.

Henry Farrell et Abraham Newman

Désinformer pour gagner : le changement de régime numérique

Politiquement, cette situation est chaque jour plus bénéfique pour l’extrême droite.

Les plateformes américaines influentes ont renoncé à leurs anciennes politiques de modération des contenus.

On constate depuis une recrudescence des contenus violents et des actes de harcèlement sur des services tels que ceux proposés par Meta — notamment Facebook et Instagram. D’autres, comme X — anciennement Twitter — ne se contentent pas de laisser l’extrême droite s’exprimer : ils l’encouragent activement grâce à un algorithme qui supprime les liens vers des sources externes au réseau.

X favorise ainsi les opinions radicales de son propriétaire, Elon Musk, qui rejoignent celles de hauts responsables de l’administration Trump : J. D. Vance a ainsi condamné à de nombreuses reprises les restrictions européennes sur ce qu’il serait possible ou non de dire en ligne. Par un canal officiel, le département d’État américain a qualifié ces restrictions de « campagne agressive contre la civilisation occidentale ».

Ce ne sont pas que des menaces sans effets.

Marco Rubio, Secrétaire d’État américain, a imposé des sanctions financières à un juge de la Cour suprême brésilienne, officiellement pour avoir ordonné aux réseaux sociaux de suspendre des comptes de Brésiliens 3. En réalité, le juge Moraes est la figure de proue de l’enquête lancée en 2022 qui a conduit à la condamnation cette année de l’ancien président Jair Bolsonaro.

Mais cela va plus loin : les États-Unis envisageraient ainsi de prendre des sanctions contre les fonctionnaires de l’Union et de ses États membres  lorsque ceux-ci mettent en œuvre le Digital Services Act — cet ensemble de lois qui oblige les plateformes opérant en Europe à appliquer les règles européennes en matière de discours haineux.

Suivant cette ligne, le président Trump a menacé — et ce malgré le prétendu « deal » de Turnberry avec l’Union — d’imposer des « droits de douane supplémentaires substantiels » et des restrictions à l’exportation de semi-conducteurs. S’il se référait vaguement aux « pays appliquant des taxes, des lois, des règles ou des réglementations relatives au numérique » sans nommer l’Europe, la cible est évidente.

L’administration Trump veut utiliser son contrôle sur les infrastructures numériques pour remodeler l’Europe, afin d’en faire un vassal d’extrême droite.

Henry Farrell et Abraham Newman

Le dispositif Trump en ligne : protéger et promouvoir l’extrême droite européenne

Ces changements s’inscrivent dans le cadre d’une transformation plus large des relations transatlantiques.

Pour la comprendre, il faut partir d’un cadre interprétatif nouveau : l’administration Trump ne considère pas les pays européens comme des partenaires, mais comme des vassaux.

Pour tenter de faire plier l’Europe, elle utilise le genre d’outils internationaux que nous avons décrits dans nos recherches sur l’arsenalisation des dépendances : sanctions, contrôles des exportations et droits de douane.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne s’agit pas uniquement d’un changement dans les relations d’État à État — ni d’un plan pour garantir à Washington une plus grande part des bénéfices économiques du commerce mondial.

«  Cette dépendance a conduit à une situation de distorsion  : nos choix en matière de liberté d’expression sont devenus dépendants de ceux des États-Unis — sur le plan législatif, ce qui se passe là-bas influence ce qui a lieu ici.  »

Le véritable but de ce dispositif est de changer la façon dont est régie l’information sur les réseaux que les États-Unis et les pays de l’Union partagent. Or on sait que ces plateformes sous-tendent désormais leurs systèmes politiques. Autrement dit : l’administration Trump exige désormais que des structures essentielles à la démocratie européenne soient remodelées afin de supprimer les mesures limitant la capacité à s’exprimer de l’extrême droite.

Pour se faire entendre, Washington a les moyens de faire peser une menace réelle : l’infrastructure européenne du débat politique et social est contrôlée par des entreprises américaines. La nouveauté est que leurs dirigeants ont renoncé à la défense de la démocratie pour rallier les politiques de l’administration Trump — et parfois épouser ses valeurs.

Ce tournant donne à l’extrême droite européenne un avantage certain. 

Les responsables américains n’avancent pas masqués, ils sont résolus et francs. Leur but est le changement de régime : façonner les démocraties d’Europe et d’ailleurs à leur image.

Sans surprise, les populistes de droite du monde entier sont en ordre de bataille.

La famille de Jair Bolsonaro — l’ancien président du Brésil condamné par la justice pour tentative de coup d’État — aurait fait pression sur les États-Unis pour qu’ils sanctionnent les tribunaux et le gouvernement brésiliens.

Ailleurs en Europe, les politiciens d’extrême droite encouragent l’administration Trump à s’attaquer aux règles de l’Union en matière de réseaux sociaux. Plus les plateformes deviendront le lieu de désinhibition des préjugés et du sectarisme, meilleures seront les chances de leurs partis aux élections.

L’alliance qui se forge aujourd’hui est inédite : elle est issue d’une coalition entre les entreprises américaines du numérique et des partis politiques étrangers afin de déployer l’énorme pouvoir coercitif des États-Unis contre leurs alliés.

Henry Farrell et Abraham Newman

De l’arsenalisation des dépendances à la « nouvelle interdépendance »

Pour comprendre ce qui est en train de se passer, il faut d’abord cartographier la co-occurence de deux changements dans la politique mondiale.

Nous avions développé l’idée d’« arsenalisation des dépendances » en examinant comment les grandes puissances peuvent utiliser à leur avantage les goulots d’étranglement des systèmes mondiaux. À mesure que les réseaux économiques de la communication, de la finance et de la production se concentraient autour d’un petit nombre d’acteurs du marché, le gouvernement américain a compris qu’il pouvait faire pression sur ses alliés et ses adversaires en limitant l’accès à ces points nodaux.

C’est pour cette raison que les Européens et d’autres responsables non américains ont tant à craindre de sanctions financières.

S’ils sont ciblés par le département du Trésor américain, leurs propres banques fermeront leurs comptes et les entreprises exposées aux États-Unis refuseront de traiter avec eux. L’influence peut s’étendre plus loin : même les compagnies d’électricité peuvent hésiter à fournir de l’énergie à leurs clients sous sanctions.

Cette mainmise sur les réseaux financiers donne aux États-Unis un avantage dans les relations transatlantiques : c’est à cause d’un tel levier que l’Europe n’a pu faire grand-chose lorsque la première administration Trump s’est retirée de l’accord sur le nucléaire iranien et a décidé ensuite de poursuivre les entreprises européennes liées à Téhéran.

Mais cette dynamique en recoupe une autre, que nous nommons la « nouvelle interdépendance ».

Nous entendons par là la manière dont les entreprises, les groupes d’intérêt et les partis politiques prennent acte du fait que la politique ne peut désormais plus être enfermée à l’intérieur des frontières d’un État.

Pour parler plus concrètement : si les institutions de votre pays vous empêchent de faire ce que vous voulez, vous pouvez vous rendre à l’étranger pour échapper aux règles qui s’appliquent chez vous ; vous pouvez trouver des partenaires dans d’autres juridictions et créer des coalitions transnationales. À l’inverse, comme les marchés dépassent les frontières, un changement sur un marché important qui n’est pas le vôtre peut se répercuter sur votre territoire national, remodelant, voire renversant les règles qui vous nuisent.

Ces différents types d’interdépendances ont déjà commencé à se renforcer mutuellement.

Désormais libérée des contraintes bureaucratiques héritées du passé, l’administration Trump cherche à remodeler les règles des autres pays pour y favoriser ses alliés politiques  — qu’importe la volonté de leurs dirigeants élus.

Cette instrumentalisation délibérée permet de déterminer quand ce moyen sera utilisé et contre qui ; en retour, des factions étrangères se tournent vers l’administration Trump pour remodeler les modes de gouvernement de leurs pays, de manière à ce qu’ils leur soient favorables et désavantagent leurs ennemis.

C’est là quelque chose de totalement nouveau — et de très inquiétant.

«  À Washington, devant le Congrès, Nigel Farage a fait une démonstration essentielle, symptôme d’une nouvelle ère  : pour défendre ses intérêts dans son propre pays, il est plus simple de s’adresser directement aux États-Unis.  »

Nul n’est censé ignorer la loi de Washington

Un exemple récent permet d’illustrer cette nouvelle réalité.

Début septembre, Nigel Farage, parlementaire populiste britannique, a témoigné devant la commission judiciaire de la Chambre des représentants des États-Unis.

Il souhaitait chercher l’appui de Washington pour saper les restrictions européennes et britanniques en matière de liberté d’expression en ligne. 

Le Royaume-Uni, comme d’autres pays européens, poursuit en justice les menaces contre les immigrants et les minorités ; or les consommateurs européens utilisent principalement des plateformes basées aux États-Unis, telles que Facebook et X. Cela signifie que si les régulateurs européens et britanniques veulent réglementer ce que leurs citoyens disent — et lisent — en ligne, ils ont besoin que les entreprises américaines qui exploitent ces plateformes se conforment aux règles qu’ils leur dictent.

Devant les représentants, Nigel Farage a fait valoir que les restrictions européennes sur les « services américains » étaient injustifiées.

Lorsque la Britannique Lucy Connolly avait préconisé sur X de mettre le feu aux hôtels remplis de migrants, elle fut condamnée pour crime de haine et envoyée en prison. Farage avait alors affirmé que les propos de Connolly « avaient peut-être été exprimés de manière inélégante », mais qu’ils n’auraient pas dû être criminalisés puisque beaucoup de gens étaient d’accord avec elle.

Au Capitole, il  fait valoir que les États-Unis devraient refuser de laisser les Européens fixer des règles pour les plateformes américaines, en usant de moyens diplomatiques et de « forums commerciaux »  pour défendre cette position.

Les implications d’une telle proposition sont claires : si les États-Unis exerçaient une pression politique et menaçaient d’imposer des droits de douane, les politiciens britanniques pourraient affaiblir les règles ou assouplir leur application pour soustraire les déclarations et les menaces anti-immigrés proférées en ligne aux poursuites.

Ces déclarations ont reçu un accueil favorable de la part du président de la commission, Jim Jordan, qui s’est plaint que le Digital Services Act et le Digital Market Act « ciblent nos entreprises technologiques qui fournissent la place publique moderne et [sont] les moteurs de l’innovation dans notre économie mondiale ».

Ces lois sont même « les moteurs d’un régime mondial de censure visant les discours politiques mal vus par les bureaucrates européens ». Le président a ainsi promis que la commission de la Chambre « continuerait à faire avancer la législation qui protège la liberté d’expression contre les menaces, y compris celles provenant de l’étranger ».

Du parti adverse, l’influent membre démocrate de la commission Jamie Raskin a souligné l’ironie qu’il y avait à voir Farage plaider en faveur d’un changement politique au Congrès américain plutôt qu’au Parlement britannique.

Ce renversement est en fait le résultat des changements qui s’opèrent dans les relations entre les États-Unis, l’Union et d’autres pays européens tels que le Royaume-Uni.

Malgré son nationalisme déclaré, Farage a compris comment manipuler habilement les structures de l’interdépendance mondiale — en poussant cette logique jusqu’à faire campagne pour le Brexit au Parlement européen 4.

À Washington, devant le Congrès, il a fait une démonstration essentielle, symptôme d’une nouvelle ère : pour défendre ses intérêts dans son propre pays, il est plus simple de s’adresser directement aux États-Unis.

Sur le sol américain comme à l’étranger, les États-Unis définissent désormais la liberté d’expression comme la liberté d’exprimer des opinions qui servent les intérêts politiques du clan Trump.

Henry Farrell et Abraham Newman

Entreprises, États, réseaux : la croisade américaine

Cette stratégie repose sur deux prémisses.

Premièrement, elle implique qu’une coalition transnationale puisse être formée contre les mesures relatives à la liberté d’expression en ligne.

À ce jour, elle comprend non seulement les Républicains mais aussi les entreprises du numérique elles-mêmes. Comme l’a indiqué Jamie Raskin à Rana Foroohar du Financial Times 5, si « la force motrice derrière la campagne pour la ‘liberté d’expression’ est constituée par les grandes entreprises technologiques américaines et leurs lobbyistes, Trump, Farage et d’autres personnalités de droite exploitent également ce filon ». Les faits lui donnent raison : Mark Zuckerberg, le PDG de la société mère de Facebook, aurait rencontré Trump et fait pression sur lui peu avant que celui-ci ne menace d’imposer des droits de douane supplémentaires importants pour sanctionner la législation européenne sur le numérique.

Deuxièmement, cette coalition doit être en mesure d’inciter l’administration Trump à menacer — voire à mettre en œuvre — des stratégies d’arsenalisation contre le Royaume-Uni et l’Europe.

Des experts américains 6 soulignent que l’approche des États-Unis sur la liberté d’expression en ligne est très inhabituelle pour une démocratie.

Or c’est précisément cette approche que l’administration américaine veut exporter dans d’autres pays.

Il est clair qu’elle mettra ses menaces à exécution de manière sélective. Cette retenue est calculée : il ne s’agit pas de protéger les droits universels à la liberté d’expression mais bien de distribuer les bons et les mauvais points.

Sur le sol américain comme à l’étranger, les États-Unis définissent désormais la liberté d’expression comme la liberté d’exprimer des opinions qui servent les intérêts politiques du clan Trump.

«  La question n’est pas tant de savoir qui paiera et pour quelle sanction. Elle est la suivante  : y a-t-il un avenir pour la démocratie en Europe  ? Plutôt que de conclure des «  deal  » ad hoc, respecter la loi peut nous protéger contre les pressions extérieures les décisions prises en notre nom.  »

Cette combinaison est dangereuse pour l’Europe.

La manœuvre n’est certes pas nouvelle : tirer parti de l’interdépendance pour former des coalitions transfrontalières et remporter des victoires dans d’autres pays comme moyen détourné de faire avancer une cause dans son propre pays est une tactique américaine éculée. Elle a été utilisée comme arme par Washington pour atteindre des objectifs en matière de sécurité nationale.

Mais l’alliance qui se forge aujourd’hui est inédite : elle est issue d’une coalition entre les entreprises américaines du numérique et des partis politiques étrangers afin de déployer l’énorme pouvoir coercitif des États-Unis contre leurs alliés.

Les Européens pourraient répliquer en miroir la stratégie trumpiste en nouant des alliances avec des factions politiques américaines.

Henry Farrell et Abraham Newman

Les moyens de la résistance

Si l’Europe souhaite préserver son modèle de démocratie, elle devra trouver mieux que des compromis de court terme qui ne feraient qu’accroître sa dépendance à l’égard de réseaux numériques qui lui sont hostiles.

Il lui faudra également trouver rapidement des stratégies pour se protéger.

À plus long terme, elle devra mettre en place des plateformes et des technologies plus résistantes aux attaques.

C’est un immense défi d’ingénierie. Des approches telles que le protocole AT — derrière la plateforme de réseaux sociaux Bluesky — sont beaucoup plus résistantes à l’arsenalisation ; mais pour la même raison, elles résistent également à d’autres formes de régulation.

À court terme, l’Union et ses membres pourraient prendre des mesures pour aplanir les difficultés auxquelles ils sont confrontés.

Premièrement, elle peut augmenter les coûts politiques pour ceux qui sont prêts à jouer les États-Unis contre leur propre pays. Si le parti politique de Marine Le Pen aurait rencontré des cadres du Département d’État américain au sujet des poursuites judiciaires engagées contre sa dirigeante, il aurait décliné l’aide qu’on lui offrait en craignant les retombées électorales. D’autres furent moins prudents : les efforts de la famille Bolsonaro pour obtenir des sanctions contre le Brésil ont probablement nui à l’attrait de son parti.

Alors que certains de leurs compatriotes sollicitent l’aide de Washington pour saper les règles du jeu, les Européens ne peuvent rester les bras croisés.

Ils doivent d’abord faire toute la lumière sur ces nouveaux jeux d’influence pour former l’opinion publique. Les groupes de pression défendant les libertés civiles ont montré la voie lors du débat sur les règles européennes en matière de protection de la vie privée, en mettant en évidence les pressions des entreprises américaines auprès de l’Union pour discréditer les changements proposés. Dans le même temps, une coopération peut se faire jour au sein de l’Union pour condamner publiquement les acteurs qui appellent tacitement ou ouvertement à des mesures américaines contre leur propre pays.

Les Européens pourraient répliquer en miroir la stratégie trumpiste en nouant des alliances avec des factions politiques américaines.

Jamie Raskin a ainsi plaidé en faveur d’une « solidarité démocratique transnationale » contre l’alliance de plus en plus explicite entre l’extrême droite et les grandes entreprises du numérique. Si les démocrates reprennent le contrôle d’au moins l’une des chambres du Congrès lors des prochaines élections, la coordination transatlantique entre les responsables politiques européens et américains pourrait offrir des avantages aux deux parties et entraver les mesures antidémocratiques.

À tout le moins, les responsables européens devraient éviter de renforcer l’extrême droite en cédant aux appels opportunistes de l’industrie européenne qui souhaite tirer argument des pressions rencontrées pour forcer la dérégulation.

Enfin, les Européens devraient se saisir de leur meilleur rempart contre les pressions extérieures : l’État de droit.

L’Union fonctionne toujours selon les principes qui ont présidé à sa création. Et les décisions de la Cour de justice européenne sont contraignantes.

Alors que certains de leurs compatriotes sollicitent l’aide de Washington pour saper les règles du jeu, les Européens ne peuvent rester les bras croisés.

Henry Farrell et Abraham Newman

À l’échelle nationale, les régulateurs jouissent aussi d’une grande autonomie vis-à-vis des gouvernements lorsqu’ils prennent des décisions sur ce que les entreprises du numérique ont le droit de faire.

Si elle décidait de s’éloigner d’une approche fondée sur les règles pour se diriger vers des accords arbitraires et fragmentaires, les risques pour l’Union seraient particulièrement élevés. Les négociations commerciales ou économiques entre l’Europe et les États-Unis ne peuvent toucher aux règles sur la parole en ligne sans compromettre gravement la capacité de l’Europe à protéger son modèle de démocratie.

La question n’est pas tant de savoir qui paiera et pour quelle sanction. 

Elle est plutôt la suivante : y a-t-il un avenir pour la démocratie en Europe ?

Plutôt que de conclure des « deal » ad hoc, respecter la loi peut nous protéger contre les pressions extérieures les décisions prises en notre nom.

Sources
  1. Henry Farrell et Abraham Newman, « The Enshittification of American Power », Wired, 15 juillet 2025.
  2. Cory Doctorow, Enshittification : Why Everything Suddenly Got Worse and What to Do About It, Verso, 2025.
  3. Déclaration de Marco Rubio, « Sanctioning Brazilian Supreme Court Justice Alexandre de Moraes for Serious Human Rights Abuse », Département d’État des États-Unis d’Amérique, 30 juin 2025.
  4. Henry Farrell et Abraham Newman, « Brexit, voice and loyalty ; rethinking electoral politics in an age of interdependance », Review of International Political Economy, Vol. 32 (2), 2017.
  5. Rana Foroohar, « Protecting Big Tech, not free speech », Financial Times, 7 septembre 2025.
  6. Kenneth Propp, « Talking past each other : Why the US-EU dispute over ‘free speech’ is set to escalate », OTAN, 15 août 2025.