La reconnaissance de l’État palestinien par une dizaine de pays occidentaux aura-t-elle des répercussions concrètes — ou n’est-ce qu’un acte symbolique ? Qu’est-ce que cela change ?

On ne peut pas mesurer la portée de cette décision si on se focalise sur la seule question de la reconnaissance.

Cette reconnaissance s’inscrit dans une initiative diplomatique globale portée depuis 18 mois par la France et l’Arabie saoudite et elle n’en est qu’une étape parmi d’autres — peut-être pas la plus importante. 

L’objectif de cette initiative est de mettre en place, du côté palestinien, un interlocuteur crédible pour négocier avec Israël. Jusqu’à présent, Israël refuse de négocier en arguant qu’elle n’a pas d’interlocuteur viable — le Hamas étant un groupe terroriste avec lequel il est hors de question de dialoguer et l’Autorité palestinienne étant trop dévalorisée pour être crédible. 

L’initiative franco-saoudienne vise à restaurer la crédibilité de l’Autorité palestinienne, qui a pris clairement ses distances avec le Hamas et a condamné les attaques terroristes du 7 octobre. Elle a qui plus est proposé que des élections générales se tiennent dans les territoires palestiniens pour donner naissance à une nouvelle Autorité palestinienne légitime, l’actuelle n’ayant plus été soumise à approbation électorale depuis 2006. 

La deuxième partie de l’initiative franco-saoudienne consiste à exclure le Hamas de l’ensemble du processus. Et de fait, la Ligue arabe, puis l’Assemblée générale des Nations Unies, ont l’une et l’autre déclaré que cette organisation ne devait pas faire partie de la solution. Les Arabes se sont par ailleurs déclarés prêts à prendre en charge à titre provisoire l’administration de la bande de Gaza en lieu et place du Hamas. 

L’initiative franco-saoudienne vise à restaurer la crédibilité de l’Autorité palestinienne, qui a pris clairement ses distances avec le Hamas et a condamné les attaques terroristes du 7 octobre.

Gérard Araud

La reconnaissance de l’État palestinien ne vise donc qu’à apporter une légitimité supplémentaire à l’Autorité palestinienne : c’est là que réside la réelle avancée du jour. C’est une pierre de plus dans la volonté de retirer au gouvernement israélien l’argument de l’absence d’interlocuteur palestinien. Les pays occidentaux qui ont aujourd’hui reconnu la Palestine, avec le soutien des pays arabes engagés dans ce processus, cherchent précisément à construire cet interlocuteur palestinien. En le reconnaissant, ils l’aident à gagner la crédibilité dont il a besoin. 

Ce processus franco-saoudien a toutefois dû réduire sensiblement son ambition : à l’origine, Emmanuel Macron avait posé un certain nombre de conditions à la reconnaissance par la France de l’État palestinien — notamment une normalisation diplomatique entre les pays arabes et Israël. Ces conditions ne sont à ce jour pas remplies.

Le diplomate que je suis a une conviction : il ne faut jamais poser de conditions, car on ne peut jamais s’accorder pour dire qu’elles sont réunies.

Dans la vie réelle, les conditions ne sont jamais vraiment et pleinement remplies — et cela offre toujours l’occasion à ceux qui sont hostiles à une initiative de s’y opposer en arguant du fait que les conditions requises n’ont pas été réunies. 

Je pense donc que c’était une maladresse de parler de « conditions ». 

Conditionner la reconnaissance de l’État palestinien à l’élimination du Hamas n’a par exemple aucun sens, puisque personne ne peut éliminer le Hamas par la force, pas même Israël qui s’y échine depuis deux ans. Donc si vous dites qu’on n’avancera pas vers une négociation tant qu’on n’aura pas éliminé le Hamas, cela revient à  dire qu’on ne négociera jamais ! 

Le Hamas ne peut être éliminé qu’à l’issue d’un processus politique, certainement pas par des bombes. Or pour que ce processus politique puisse s’enclencher, il faut justement créer une Autorité palestinienne. Si Israël s’acharne aujourd’hui à bombarder Gaza, c’est parce qu’il ne veut pas entrer dans un processus politique, car cela réhabiliterait l’Autorité palestinienne et donc la perspective d’un État palestinien.

Certains considèrent au contraire que loin de travailler à affaiblir voire à éliminer le Hamas, la décision française contribue à le légitimer et à le renforcer — en ce qu’elle serait pour ainsi dire une « récompense » aux attaques du 7 octobre 2023.

Pas du tout puisque tout ce processus a pour but, justement, de redonner de la légitimité, de la force et du dynamisme à l’autorité palestinienne qui est l’ennemie du Hamas. Le Hamas et l’Autorité palestinienne sont en guerre depuis 2006. En 2007, à Gaza, le Hamas a éliminé des centaines de militants de l’Autorité palestinienne. L’initiative diplomatique française est une opportunité pour Israël qui est aujourd’hui enfermé dans une impasse stratégique. Depuis deux ans, Israël a tué ou blessé 200 000 Palestiniens, selon les chiffres du chef d’état-major de Tsahal. Il a rasé les quatre cinquièmes de la bande de Gaza. Mais il  n’a toujours pas éliminé le Hamas. C’est donc une impasse. Israël peut continuer à bombarder encore plus, mais comme je le disais, on n’élimine pas un mouvement terroriste par la seule force. Le gouvernement israélien actuel est un gouvernement d’extrême droite qui dit lui-même que son but n’est pas la libération des otages, mais la victoire. Et que l’objectif de cette victoire, c’est l’annexion de la Cisjordanie et le nettoyage ethnique sur la bande de Gaza.

Il ne faut jamais poser de conditions, car on ne peut jamais s’accorder pour dire qu’elles sont réunies.

Gérard Araud

Face à ce gouvernement d’extrême-droite, à une situation qui est une véritable tragédie. Face à la catastrophe d’une annexion de la Cisjordanie et d’un nettoyage ethnique à Gaza, il n’est pas vain d’essayer de proposer quelque chose d’autre que la force.

Avec en tête le fait que Netanyahou n’est pas éternel, que viendra le jour où il y aura un autre gouvernement israélien et où Netanyahou devra rendre des comptes.

Bien sûr, il y a une chance sur cent que cela marche — mais que peut-on faire d’autre ?

Le fait que de nombreux pays se soient ralliés à l’initiative diplomatique française ces derniers mois semble effectivement démontrer qu’elle est parvenue à enclencher une dynamique. 

Et on ne parle pas de n’importe quels pays

Parmi eux, figurent la Grande-Bretagne, l’Australie et le Canada, c’est-à-dire les trois pays pour ainsi dire les plus alignés sur les États-Unis. Qui ont donc fait le choix de suivre la position française plutôt que celle de Washington. En Europe aussi, de nombreux pays comme le Portugal, le Luxembourg ou la Belgique, ont décidé de reconnaître la Palestine. Tout cela témoigne du succès de l’initiative française, mais surtout de la montée de l’inquiétude et de l’indignation des opinions publiques face à la tragédie de Gaza.

Peut-on espérer que cette nouvelle vague de reconnaissance permettra l’ouverture d’une nouvelle séquence diplomatique dans les prochains mois ?

Avec Donald Trump à la Maison Blanche et un gouvernement Netanyahou à la tête d’Israël, j’en doute fort.

Pour autant, faut-il se résigner et laisser Israël aller au désastre ? Ou faut-il malgré tout affirmer nos valeurs et notre position ?

On parle de près de 200 000 morts et blessés : rapportés à la population française, cela équivaudrait à 6 millions de victimes. On atteint presque 8 % de la population palestinienne, sans aucune perspective autre que la poursuite de cette tragédie.

La décision française n’est-elle pas liée également à des enjeux de politique nationale ?

Il est évident que cette décision de politique internationale n’est pas décorrélée de considérations intérieures. 

D’abord, il faut rappeler que la clémence des Européens à l’égard des Israéliens montre que la culpabilité liée à la Shoah joue encore son rôle. Mais une nouvelle idée se répand aussi en Europe selon laquelle Israël mènerait un combat au nom de l’Occident face à l’islamisme. Cette vision des choses dépasse la seule extrême droite — et Israël sait en tirer parti pour défendre sa cause en Europe.

S’agissant de la France, le président Macron est, dans ses réflexes, pro-israélien.

On se souvient de son discours le soir du 7 octobre, qui était déjà assez étonnant, puis sa proposition d’une coalition aux côtés d’Israël. Il lui fallait toutefois répondre à l’indignation d’une partie de l’opinion publique française.

Est aussi en jeu, plus généralement, la crédibilité de la parole de l’Occident : on ne peut pas dénoncer, à juste titre, chaque missile russe tombant sur Kharkiv, et rester silencieux face au déversement de dizaines de milliers de tonnes de bombes sur le minuscule territoire de Gaza.

Quels effets à votre avis cette reconnaissance aura-t-elle sur les pays arabes et de la région ? Notamment sur les pays du Golfe — et sur le processus de normalisation post-Accords d’Abraham en général ?

Les Palestiniens ne peuvent pas trouver de soutien du côté des pays arabes, qui n’en ont plus les moyens : l’Irak est sorti abîmé de l’occupation américaine ; la Syrie sort difficilement de la guerre civile ; l’Égypte dérive au fil de sa crise sociale, économique et politique.

De leur côté, les monarchies du Golfe n’ont qu’une seule obsession : l’Iran — et elles trouvent dans Israël un protecteur que ne veulent plus être les États-Unis.

Le Hamas est de surcroît leur ennemi mortel.

Dans les faits, elles s’accommodent donc plutôt bien de la politique israélienne : preuve en est que les Accords d’Abraham ont résisté non seulement au 7 octobre mais aussi et surtout aux opérations israéliennes jusqu’à Am Kalavi et au-delà. Des pays comme le Maroc ou les Émirats arabes unis n’ont même pas rappelé leurs ambassadeurs après les frappes au Qatar. D’une certaine manière, ils ont moins réagi à ce qui se passait que les Européens !

Les États-Unis sont aujourd’hui le dernier État membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU à ne pas reconnaître la Palestine. Cet isolement diplomatique est-il inquiétant ? 

Le problème, c’est qu’Israël et les États-Unis se moquent éperdument d’être isolés. Cela ne gêne ni l’un ni l’autre.

Du côté israélien, il y a la conviction forte que le monde entier est hostile, voire antisémite. J’ai été jeune diplomate en Israël au début des années 1980. À l’époque, il n’y avait qu’une trentaine d’ambassades à Tel Aviv, parce que seuls les pays occidentaux reconnaissaient Israël. Les pays communistes, les pays africains et la plupart du reste du monde ne le reconnaissaient pas. Il y a donc une sorte d’habitude au mépris du reste du monde et de conviction profonde que tout le monde est contre eux.

Quant aux États-Unis de Donald Trump, l’indifférence et le mépris y sont absolus. Trump lui-même est imprévisible et n’éprouve aucun attachement particulier pour un pays.

Vis-à-vis d’Israël, il oscille entre un alignement indéfectible et, de temps en temps, des prises de liberté que ses prédécesseurs n’auraient pas envisagées. Il négocie un accord avec les Houthis sans s’embarrasser d’Israël, obtient la libération d’un otage américain sans informer les Israéliens, négocie avec l’Iran sans tenir compte d’eux. Mais, dans le même temps, il accepte de bombarder l’Iran. Il incarne donc l’imprévisibilité d’un allié peu fiable, ce qui inquiète à juste titre les Israéliens, même si en fin de compte il est toujours tombé du côté d’Israël.

À plus long terme, le principal sujet d’inquiétude pour Israël est le détachement croissant d’une partie de l’opinion publique américaine vis-à-vis de la cause israélienne qui constitue une nouveauté. 

Quand j’étais aux États-Unis, il régnait une unanimité en faveur d’Israël.

Aujourd’hui, à gauche comme à l’extrême-droite, cette unanimité se fissure. À l’extrême-droite, la base des MAGA, fondamentalement isolationniste et en partie antisémite, commence à grogner. De l’autre côté, la gauche s’intéresse davantage à la cause palestinienne.

Israël et les États-Unis se moquent éperdument d’être isolés. Cela ne gêne ni l’un ni l’autre.

Gérard Araud

Les Européens et les Palestiniens doivent-ils craindre des représailles israéliennes à ces reconnaissances ? 

Il y aura des représailles israéliennes en particulier pour l’activité diplomatique.

Israël ira-t-il jusqu’à fermer le consulat général de France à Jérusalem, comme certains menacent de le faire ? Est-ce que notre ambassadeur ne pourra plus accéder aux autorités israéliennes ? Y aura-t-il des problèmes sur les visas diplomatiques ? Ou des menaces sur les nombreuses propriétés françaises en Israël et en Palestine, héritées de notre très longue histoire dans les lieux saints ?

J’espère que non.

Si c’était le cas, les réactions françaises devraient être énergiques — les Israéliens aussi ont des intérêts en France.