Dans la course à l’IA, est-il déjà trop tard pour l’Europe ?
Absolument pas.
Rappelons-nous de l’expérience de l’Estonie. Nous avons commencé à développer notre infrastructure numérique dans les années 1990 et nous sommes aujourd’hui l’un des pays les plus avancés au monde dans la transition numérique. Lorsque nous travaillons avec les Ukrainiens, il est très clair qu’ils peuvent obtenir des résultats encore meilleurs que les nôtres — précisément parce qu’ils ont commencé plus tard.
Il en va de même pour l’IA : oui, nous démarrons un peu plus tard que les autres. Mais cela signifie que nous pouvons tirer les leçons de leurs erreurs. En tant qu’Européens, notre approche consiste à réunir le monde universitaire, le secteur privé et les gouvernements. Cette approche est unique ; elle a toujours été la force de l’Europe.
Ne soyons pas nos pires ennemis. La technologie chinoise DeepSeek s’est appuyée sur des recherches scientifiques menées en Allemagne. Les Chinois ont utilisé nos recherches. Nous avons le talent et les ressources nécessaires pour être les meilleurs au monde. Devenir le continent le plus avancé en matière d’IA est un objectif tout à fait réalisable, à condition de travailler ensemble, de prendre cela au sérieux et d’investir correctement.
La question de l’autonomie numérique du continent est de plus en plus urgente. Comment l’Estonie s’y prépare-t-elle ?
Tous les services publics estoniens sont entièrement numériques et toutes nos données sensibles sont connectées de manière sécurisée via un dispositif nommé X-Road. Les services publics s’appuient sur ces données, et les avantages évidents en termes d’efficacité sont déjà manifestes. Parallèlement, nous reconnaissons qu’il existe une opportunité de fournir des services plus personnalisés aux citoyens à moindre coût grâce à l’intelligence artificielle. Pour y parvenir, nous devons bien sûr d’abord garantir notre autonomie et notre souveraineté numériques.
Actuellement, il y a près de 200 cas dans le secteur public où nous utilisons l’IA, uniquement avec des données non sensibles. Pour aller plus loin, nous devrons également utiliser des données sensibles — mais l’IA est régie par des entreprises privées et ce n’est pas un modèle auquel nous pouvons entièrement faire confiance.
Devenir le continent le plus avancé en matière d’IA est un objectif tout à fait réalisable, à condition de travailler ensemble, de prendre cela au sérieux et d’investir correctement.
Liisa-Ly Pakosta
Nous soutenons donc le développement d’une IA souveraine qui soit pleinement compatible avec l’approche européenne en matière de protection des données, de confiance et de cybersécurité. Pour avancer, nous avons donc besoin de plus de souveraineté.
Qu’il s’agisse de données — sensibles ou non —, d’informations stockées sur le cloud ou de modèles d’IA qui dépendent d’infrastructures physiques, celles-ci ne sont, de fait, pas européennes. Comment pouvez-vous garantir que l’IA que vous déployez et les données que vous collectez et analysez ne reposent pas sur des infrastructures qui échappent à votre contrôle ?
C’est une question fondamentale.
L’approche de l’Estonie en matière de leadership numérique a évolué grâce à l’IA, aux services de cloud et aux enseignements tirés de l’Ukraine.
Actuellement, les données gouvernementales estoniennes collectées auprès des citoyens sont stockées en toute sécurité et reliées via X-Road, le système utilisé également par Kiev. Mais l’Ukraine nous a appris que même si un système est résilient face aux cyberattaques, il peut être attaqué physiquement via les infrastructures.
Dans le même temps, nous avons également besoin de services cloud que nous pouvons contrôler entièrement, ce qui signifie éviter toute possibilité qu’un développeur ou un opérateur de services soit compromis par un pays hostile. Ce besoin est partagé par l’ensemble de l’Union et, bien que nous soyons très satisfaits de la stratégie de l’Union en matière d’IA, nous aimerions la voir se développer plus rapidement. Nous nous intéressons aux solutions de cloud qui respectent pleinement les lois, les principes et les valeurs de l’Union. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons fournir de nouveaux services encore plus efficaces que ceux dont nous disposons actuellement.
Considérez-vous l’autonomie numérique comme une condition préalable à l’autonomie politique ?
Je ne dirais pas cela. Ce n’est pas une condition préalable.
Cependant, nous avons une responsabilité : nous collectons l’argent des contribuables et notre objectif, en tant que gouvernements, doit être de l’utiliser aussi efficacement que possible. Pour maintenir des démocraties fortes et fonctionnelles, nous devons fournir des services publics efficaces.
La deuxième question est tout aussi claire : en Europe, nous considérons la protection des données comme une valeur fondamentale.
Nous devons maintenir la confiance de nos citoyens en garantissant une protection solide des données. Notre approche des libertés et de la protection des données diffère de celle de la Chine et des États-Unis. Préserver cette différence est essentiel pour maintenir notre mode de vie démocratique européen.
L’Estonie a été victime de l’une des premières cyberattaques directement commanditées par un État en 2007. Comment cette expérience a-t-elle influencé votre vision de la menace cyber en Europe ?
L’Estonie a en effet été le premier pays à subir une cyberattaque menée par un autre pays. La Russie nous a attaqués en 2007. C’était une première dans l’histoire.
Aujourd’hui, toute l’Europe est victime de cyberattaques — et la Russie n’est pas la seule à nous prendre pour cible. Une guerre hybride est en cours avec des attaques visant les principaux systèmes de santé et civils, ainsi que les trains, l’aviation, les installations de chauffage et d’approvisionnement en eau. Cette menace nous touche tous, pas seulement l’Ukraine.
Notre capacité de réaction s’est également considérablement améliorée. C’est ce qui explique qu’on en parle, paradoxalement, si peu : puisque la cybersécurité est efficace lorsqu’elle passe inaperçue.
Notre approche des libertés et de la protection des données diffère de celle de la Chine et des États-Unis. Préserver cette différence est essentiel pour maintenir notre mode de vie démocratique européen.
Liisa-Ly Pakosta
Quelles sont les leçons de la guerre d’Ukraine à cet égard ?
Dans le domaine des technologies militaires, les innovations permises par l’IA sont considérables.
La Russie développe sa propre IA souveraine — et les analyses accessibles au public suggèrent qu’elle se concentre fortement sur les applications militaires, de la planification à la recherche et au développement.
Nous ne pouvons pas vivre dans un monde où seuls ceux qui ont des intentions malveillantes auraient accès aux meilleures technologies. Nous devons également nous protéger avec les meilleures technologies.
En matière de cybersécurité, nous devons absolument renforcer la confiance et la coopération entre les États membres de l’Union. Bien que nous disposions d’une coalition informatique qui soutient l’Ukraine, nous pouvons faire encore plus.
La France a récemment annoncé la création d’un supercalculateur classifié pour développer une IA militaire qui sera déconnectée du reste de l’Internet. Est-ce la voie à suivre ?
Tout au long de l’histoire de la guerre, la technologie a toujours ajouté de nouvelles couches au conflit — l’air, le cyber… Nous sommes désormais clairement entrés dans une nouvelle ère : les applications potentielles de l’IA dans le domaine militaire sont infinies. Il est tout à fait évident que nous devons la développer et y investir.
Cependant, nous ne devons pas devenir totalement dépendants de cette technologie. Les méthodes de protection plus traditionnelles ne vont pas disparaître.
Si l’on regarde la guerre en Ukraine, on constate une utilisation intensive des drones et de l’IA. Mais des formes très traditionnelles de guerre sont toujours présentes. L’Estonie envoie des saunas à l’armée ukrainienne pour aider les soldats à se détendre entre l’intensité des combats — exactement comme pendant la Première Guerre mondiale.
L’Estonie soutient la taxation et une solution qui établirait un mécanisme fiscal paneuropéen pour les grandes entreprises technologiques.
Liisa-Ly Pakosta
Les armées européennes risquent-elles de devenir trop dépendantes d’infrastructures développées — et contrôlées — par les États-Unis ?
Nous avons de nombreuses dépendances, c’est vrai. Le cloud est d’ailleurs un exemple mais ce n’est pas le seul.
Nous sommes également confrontés à des défis en matière de connexions satellitaires.
L’Union investit actuellement massivement dans la construction de ses propres systèmes satellitaires, et certains pays — comme la France — sont en avance sur les autres.
Dans l’ensemble, cela signifie que, pour nous protéger, nous devons investir davantage dans la défense, notamment dans l’IA, les satellites, la cybersécurité, les câbles de communication sécurisés et bien d’autres domaines. L’Estonie s’apprête à investir plus de 5 % de son PIB et nous voyons d’autres pays augmenter également leurs dépenses dans ce domaine. C’est un bon début. Mais ces investissements devraient se faire au niveau de l’Union.
Comment réguler l’IA ?
La seule façon de vivre en sécurité et en paix sur cette planète est de vivre selon un ordre mondial fondé sur des règles.
Cela vaut pour tout — jusqu’à la question de la fin de la guerre en Ukraine et à Gaza. En fin de compte, on en revient toujours au droit international et à un système fondé sur des règles.
Il en va de même pour l’IA : nous avons besoin de règles claires en matière de coopération, et nous avons besoin que tous les partenaires les respectent. De plus en plus, nous constatons une division manichéenne entre des acteurs malveillants et d’autres mieux intentionnés. Nous devons travailler beaucoup plus étroitement avec les nations démocratiques qui partagent les libertés auxquelles nous accordons de l’importance.
Certains diront que réglementer l’IA freinera l’innovation…
Un ordre mondial fondé sur des règles ne devrait jamais être considéré comme un risque, car il place les libertés et les droits au-dessus des intérêts économiques étroits.
L’histoire montre que lorsque l’économie l’emporte sur les libertés, l’ordre mondial s’effondre. L’Estonie montre que des règles claires peuvent favoriser l’innovation plutôt que la limiter. Le RGPD en est un bon exemple : loin de bloquer le progrès, il a instauré la confiance en fournissant un cadre dans lequel les gens se sentent en sécurité pour partager leurs données, ce qui permet aux gouvernements de développer de meilleurs services.
Le véritable problème ne réside pas tant dans la réglementation en elle-même que dans l’ambiguïté : la Cour européenne a tranché sur trop de questions différentes, créant un climat d’imprévisibilité pour les entreprises. Si nous voulons que les entreprises innovent et restent rentables, nous avons besoin de règles stables, transparentes et prévisibles. L’innovation prospère lorsque le cadre est clair, cohérent et équitable pour tous, permettant ainsi aux entreprises internationales et aux citoyens de bénéficier de services numériques fiables.
L’histoire montre que lorsque l’économie l’emporte sur les libertés, l’ordre mondial s’effondre.
Liisa-Ly Pakosta
Une chose que l’Europe n’a pas encore réussi à faire est de taxer correctement les grandes entreprises technologiques. Cet été, l’idée a circulé d’introduire une taxe sur un modèle TVA sur les entreprises telles que Facebook et Twitter. Que pensez-vous de cette approche et pourrait-elle selon vous être efficace ?
L’Estonie soutient la taxation et une solution qui établirait un mécanisme fiscal paneuropéen pour les grandes entreprises technologiques.
Nous constatons clairement que la situation actuelle est inéquitable entre les États membres. Les entreprises de presse paient toutes leurs impôts tandis qu’une grande partie des recettes publicitaires est versée ailleurs car leur trafic est drainé par les réseaux sociaux.
À l’heure actuelle, ce système n’est ni équitable ni compétitif. Il doit changer.
Des ingérences électorales à la tentative de prise de contrôle américaine du Groenland, les fondements démocratiques en Europe sont de plus en plus menacés de l’extérieur. En tirant les leçons de la guerre en Ukraine et de l’expérience estonienne — et plus largement des pays baltes —, comment résister ?
Les ingérences ont toujours existé.
Ce qui est nouveau, c’est leur rapidité et leur ampleur : la technologie permet aux messages de se propager instantanément, créant ainsi des possibilités sans précédent d’interférer avec les processus démocratiques.
Si nous voulons rester attachés à la liberté d’expression, la véritable tâche consiste à donner à chaque génération un meilleur accès à des informations fiables et non manipulées. Il faut donc renforcer l’éducation. Les écoles devraient se concentrer davantage sur l’enseignement de la compréhension du contexte, de la vérification des faits et de la navigation dans le flot d’informations.
Tout comme on apprenait autrefois aux enfants à retrouver leur chemin dans une forêt, nous devrions aujourd’hui enseigner à chacun comment s’orienter dans les méandres de la société de l’information.
Sortir de la « forêt numérique »…
Une forêt numérique, en effet.
L’innovation est une chose. Mais en parallèle, les sciences sociales sont plus importantes que jamais pour trouver des solutions qui complètent les progrès technologiques et préservent la démocratie.