Accélérer le capitalisme pour sortir de l’humanité : les prophéties de Nick Land, mage des Lumières noires

« Définir notre horizon bionique : le seuil de fusion entre nature et culture à partir duquel une population devient indiscernable de sa technologie. »

Pour Nick Land, l’accélérationnisme ne doit pas seulement permettre de détruire la démocratie — il promet un sécessionnisme bionique.

Dépasser l’humain pour qu’une petite élite supérieure puisse régner sur tous les vivants.

Nous traduisons et commentons ligne à ligne le texte clef de l’un des auteurs les plus influents et les plus obscurs de la galaxie néoréactionnaire.

Avec Curtis Yarvin, Nick Land est l’une des figures intellectuelles majeures de la constellation néoréactionnaire. Entre mars et décembre 2012, dans une série d’articles intitulée The Dark Enlightenment, il propose sa propre interprétation des thèses de Yarvin (alors connu sous le pseudonyme Mencius Moldbug).

Son texte, et en particulier le choix de la formule « dark Enlightenment », contribuent alors à donner un nouvel élan à la néoréaction sur Internet.

Land occupe une position particulière au sein de la constellation néoréactionnaire. Cet ancien universitaire, philosophe à l’université de Warwick, était dans les années 1990 une figure de proue de la gauche intellectuelle d’avant-garde. Il a notamment contribué à fonder le CCRU (Cybernetical Culture Research Unit), auquel participèrent notamment Sadie Plant ou Mark Fisher, et qui influença largement ce qu’on appelle les « nouveaux matérialismes ». 

Land est surtout connu pour avoir théorisé l’accélérationnisme. Il critique la sclérose de la gauche contemporaine qui s’efforcerait vainement de contenir les effets néfastes du capitalisme. Selon lui, il faudrait au contraire épouser la dynamique du capitalisme pour l’accentuer. Si son accélérationnisme prend ses racines dans la pensée critique, Land en vient à adopter une position procapitaliste. Au début des années 2010, cherchant la voie la plus efficace pour « réaccélérer » le capitalisme en Occident, il s’intéresse à la pensée néoréactionnaire de Yarvin. Les articles de la série The Dark Enlightenment signent sa conversion à la pensée néoréactionnaire, qu’il contribue activement à forger dans les années 2010 (par l’entremise de son blog Outside In).

Les textes que nous traduisons ici sont extraits des derniers articles de la série.

Ils témoignent de la singularité de la position de Land au sein de la constellation néoréactionnaire — une forme d’adhésion par le dépassement. En effet, il ne se contente pas de reprendre la rhétorique antidémocratique de Yarvin, mais la place dans une lecture plus générale de l’histoire de la modernité.

Selon lui, la fin de la démocratie doit permettre à la fois de réaccélérer le capitalisme — et de nous projeter dans un futur transhumaniste

[Partie 4e]

Au sens large, la modernité est une condition sociale définie par une tendance fondamentale : des taux de croissance économique soutenus qui dépassent l’augmentation démographique, marquant ainsi une sortie de « l’histoire normale » enfermée dans le piège malthusien. 

Le « piège malthusien » est une théorie démographique développée par l’économiste Thomas Malthus au tournant du XVIIIe siècle. Elle suppose que la croissance démographique est nécessairement limitée, même dans un contexte d’innovation technique. Selon Malthus, l’augmentation des ressources permise par l’innovation conduit nécessairement à une augmentation du niveau de vie et à une croissance de la population. Or cette croissance induirait une diminution proportionnelle des ressources par habitant, et donc, in fine, un retour au niveau de vie initial — ce qui limite l’augmentation démographique. On considère généralement que le modèle de Malthus a été invalidé par l’explosion démographique produite par la révolution industrielle. C’est ce que Land suggère quand il évoque une « sortie du piège malthusien ».  

Si, d’un point de vue objectif, l’analyse se limite à ce modèle quantitatif de base, on distingue alors une division entre des éléments positifs (scientifiques, industriels, commerciaux, qui accélèrent le développement) et négatifs (tendances socio-politiques à la capture de la richesse par des groupes d’intérêts démocratiquement habilités, c’est-à-dire la « démosclérose »). 

Cette phrase résume très bien la lecture accélérationniste du capitalisme selon Land. Selon lui, le capitalisme serait une force de destruction libératrice qu’il assimile à un mouvement d’entropie. Face à une telle force, le politique — et en particulier l’État — ne cesserait de vouloir capturer cette dynamique à son profit. Autrement dit, pour Land, capitalisme est un accélérateur entropique tandis que que la démocratie est un ralentisseur néguentropique — ce que le terme de « démosclérose » illustre bien.

Cette théorie est le résultat d’une interprétation libre des thèses développées par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille plateaux (1980). Deleuze et Guattari décrivent en effet le capitalisme comme une force de déterritorialisation que l’État s’efforce tant bien que mal de ressaisir. Ils ajoutent — ce qu’omet volontairement Land — que le capitalisme n’est pas seulement une force libératrice, mais comporte aussi des tendances mortifères. 

Ce que le libéralisme classique a produit (révolution industrielle), le libéralisme tardif finit par le reprendre (par l’État-providence cancéreux). 

Cette métaphore du cancer correspond parfaitement au lexique de la maladie utilisé par les néoréactionnaires pour décrire la démocratie. La société est accablée par le cancer étatique, le parasitisme des « profiteurs » ou encore par la gangrène de la corruption des élites démocratiques. Face à cette « démosclérose », la seule solution est le coup d’État.

En empruntant le langage de la géométrie, on peut ainsi décrire une courbe en S de croissance auto-limitée. Dans celui de l’émancipation, il s’agit simplement d’une promesse trahie.

Conçue plus spécifiquement, comme singularité, comme une chose réelle, la modernité a des caractéristiques ethno-géographiques qui donnent corps à sa pureté mathématique. Elle est née quelque part, s’est largement imposée, et a placé les peuples du monde dans des relations inédites. Ces relations devinrent « modernes » par le dépassement des limites malthusiennes, l’accumulation de capital ainsi que de nouvelles tendances démographiques — on parle bien ici de groupes concrets et non plus des fonctions abstraites. Ainsi, la modernité est apparue comme quelque chose fait par certains peuples avec ou contre d’autres, qui leur étaient nettement différents. Quand, au début du XXe siècle, elle faiblit sur la pente descendante de sa courbe en S, la résistance à ses caractéristiques génériques (« l’aliénation capitaliste ») devint presque indiscernable de l’opposition à sa particularité (« l’impérialisme européen », « la suprématie blanche »). 

Ce passage est typique des textes de Land. Ce dernier reprend certaines thèses issues de la pensée critique — ici le capitalisme racial (théorisé notamment par Cedric Robinson dans Black Marxism), c’est-à-dire l’idée que l’histoire du capitalisme est inextricable de l’histoire du racisme et du colonialisme — pour les détourner dans une perspective néoréactionnaire. Tout en reconnaissant le lien entre capitalisme et racisme, il le rend totalement conjoncturel (il ne s’agit que d’une instanciation de la modernité)  puis fait de cette perspective critique le modèle général d’interprétation du capitalisme dans les démocraties occidentales. 

En conséquence, la prise de conscience moderne de son propre noyau ethno-géographique glissa vers une panique raciale, processus seulement interrompu par l’ascension puis l’immolation du Troisième Reich.

Étant donné la tendance inhérente de la modernité à la dégénérescence et à l’autodestruction, trois grandes perspectives s’ouvrent (non exclusives, mais présentées schématiquement comme alternatives) :

1. Modernité 2.0. La modernisation globale est revigorée par un nouveau cœur ethno-géographique ; elle est libérée des structures décadentes de son prédécesseur européen mais incontestablement menacée par une même tendance lourde au caractère mortifère. C’est de loin le scénario le plus plausible et encourageant (d’un point de vue promoderne), et si la Chine continue sur cette dynamique, elle en sera certainement l’incarnation. 

Ce premier scénario, que Land considère comme le plus plausible, témoigne de sa fascination pour le modèle chinois. Dans son texte de science-fiction Meltdown (1994), cette idée est déjà présente : « La néo-Chine arrive du futur ».  Émigré à Shanghaï au tournant des années 2000, Land a été marqué par l’intensité de l’urbanisation dans cette zone du monde. Sur son blog Urban Future, Land présente les villes asiatiques comme des « accélérateurs », des lieux d’intensification extrême du capitalisme. Il les oppose d’ailleurs aux villes occidentales, qu’il décrit comme rongée par la stagnation, le crime et condamnée à être vampirisée par une population de « zombies ». 

(L’Inde, malheureusement, semble trop engluée dans sa propre version de « démosclérose » pour rivaliser sérieusement.)

Ce texte a été écrit en 2012, c’est-à-dire avant l’ascension politique du nationaliste Narendra Modi et sa désignation au poste de premier ministre en 2014.

2. Postmodernité. En gros, le retour à un nouveau Moyen Âge, dans lequel les limites malthusiennes se réimposent brutalement à nous. Ce scénario part du principe que la Modernité 1.0 a tellement diffusé sa morbidité que le futur du monde entier s’effondre avec elle. Si la Cathédrale « gagne », c’est ce qui nous attend.

Ce scénario évoque la possibilité d’une stagnation totale, d’un triomphe (au moins provisoire) de la néguentropie.

3. Renaissance occidentale. Renaître implique d’abord de mourir, et plus le redémarrage sera dur, meilleur en sera le fruit. Une crise totale et une désintégration systémique sont les plus propices (probablement comme conséquences de l’option 1).

Dans ce troisième scénario, Land évoque la solution néoréactionnaire défendue par Yarvin. La néoréaction occidentale serait avant tout une alternative au triomphe du modèle capitaliste chinois.

Parce que la compétition est fertile, une pincée de Renaissance occidentale pimenterait un peu le tout, même si — de manière quasi-certaine — la Modernité 2.0 reste la voie principale vers le futur. Cela impliquerait en effet que l’Occident cesse et inverse pratiquement tout ce qu’il a fait depuis plus d’un siècle, à l’exception de l’innovation scientifique, technologique et commerciale. Il est ici important de conserver un discours strictement hypothétique, car la crédibilité d’un tel scénario est très faible, mais voici ce qu’il faudrait :

1. Remplacement de la démocratie représentative par un républicanisme constitutionnel (ou des mécanismes de gouvernement encore plus antipolitiques).

Le « républicanisme constitutionnel » fait ici référence à une interprétation antilibérale de la Constitution américaine. Cela implique notamment de minimiser les contre-pouvoirs législatifs et judiciaires en faveur du pouvoir exécutif. C’est ce que prônent certains théoriciens postlibéraux comme Adrian Vermeule. Les « mécanismes de gouvernement encore plus antipolitiques » font écho au monarchisme de Yarvin.

2. Réduction massive de la taille de l’État et confinement rigoureux de celui-ci à ses fonctions essentielles (au maximum).

3. Restauration de la monnaie fiduciaire (pièces de métal précieux et certificats de dépôt d’or) et abolition des banques centrales.

4. Démantèlement de la discrétion monétaire et budgétaire de l’État, abolissant ainsi l’intervention macroéconomique et libérant par la même occasion l’économie autonome (ou « catallactique »). (Ce point est redondant, puisqu’il découle logiquement des points 2 et 3, mais il est essentiel, donc mérite d’être souligné.)

Ces trois autres positions sont assez caractéristiques des positions libertariennes que Land commente dans les articles précédents de la série. 

Il y aurait évidemment plus à faire — c’est-à-dire moins, sur le plan politique — mais il est déjà parfaitement clair que rien de tout cela ne peut se produire en dehors d’un cataclysme civilisationnel. Demander aux hommes politiques de limiter leurs propres pouvoirs est par essence voué à l’échec, même si c’est précisément dans cette direction qu’il faut tendre. Par ailleurs, ce n’est même pas le problème le plus profond.

La démocratie a beau être à l’origine un mécanisme procédural pour limiter le pouvoir du gouvernement, elle se transforme rapidement et inexorablement en quelque chose de tout à fait différent : une culture du vol systématique. Dès que les hommes politiques comprennent qu’ils peuvent s’acheter du soutien politique avec l’« argent public » et qu’ils conditionnent les électeurs à accepter le pillage et la corruption, le processus démocratique se réduit à la formation de « coalitions d’intérêt » (Mancur Olson) — c’est-à-dire de majorités électorales unies dans leur intérêt commun à profiter d’un larcin collectif. 

Land fait ici référence aux distributional coalitions évoquées par Mancur Olson dans Rise and Decline of Nations, son deuxième ouvrage majeur après The Logic of Collective Action (1965). Les « coalitions d’intérêts » sont « des groupes d’action collective […] dont l’objectif est de mettre la main sur la distribution des revenus et des richesses plutôt que de produire une plus-value. » 1

Pire encore, comme les gens ne sont, en moyenne, pas très intelligents, l’ampleur de la prédation de la caste politique dépasse très largement les malversations visibles du grand public. Piller l’avenir — par la dépréciation monétaire, l’accumulation de dettes, la destruction de la croissance ou le retard techno-industriel — est particulièrement facile à dissimuler, et passe ainsi toujours pour une mesure populaire. La démocratie est par essence tragique, car elle donne au peuple une arme pour s’autodétruire, une arme qu’il s’empresse d’ailleurs toujours de saisir. Personne ne dit jamais « non » à quelque chose de gratuit. Presque personne ne comprend que rien n’est jamais gratuit.

Land reprend ici l’adage « There is no such thing as a free lunch », popularisé par Milton Friedman avec son livre éponyme de 1975. C’est une formule largement utilisée dans les cercles libertariens, parfois sous l’acronyme TNSTAAFL (ou TANSTAAFL).

La décadence culturelle complète est la seule issue possible.

Dans la phase finale de la Modernité 1.0, l’histoire américaine devient le grand récit du monde entier. Le grand convoyeur culturel abrahamique culmine dans le néo-puritanisme sécularisé de la Cathédrale, lorsque celle-ci établit la Nouvelle Jérusalem à Washington D.C. 

Land reprend ici la rhétorique de la Cathédrale telle qu’elle a été théorisée par Curtis Yarvin. Pour ce dernier, intellectuels et journalistes seraient les prêtres d’une nouvelle religion — celle de l’universalisme et de la bien-pensance. Il considère que cette idéologie progressiste est le produit d’une sécularisation du protestantisme américain.

L’appareil de la mission messianique-révolutionnaire se consolide dans l’État évangélique, autorisé par tous les moyens nécessaires à instaurer un nouvel ordre mondial de fraternité universelle, au nom de l’égalité, des droits de l’homme, de la justice sociale et — surtout — de la démocratie. La confiance morale absolue de la Cathédrale justifie la poursuite enthousiaste d’un pouvoir centralisé sans limite, illimité à la fois dans sa pénétration intensive et dans son étendue extensive.

Avec une ironie totalement invisible aux descendants des chasseurs de sorcières eux-mêmes, le triomphe de cette bande de fanatiques moralisateurs à des sommets de pouvoir mondial encore jamais atteints coïncide avec la décadence de la démocratie de masse dans des profondeurs inédites de corruption et de gloutonnerie. 

Land fait ici référence aux procès en sorcellerie menés dans les colonies britanniques à la fin du XVIIe siècle, et dont les plus célèbres sont les procès de Salem (1692-1693). Il voit un décalage ironique entre l’ascèse puritaine des premiers colons et la corruption morale des élites démocratiques — les deux étant selon lui des branches du protestantisme.

Tous les cinq ans (sic), l’Amérique se vole elle-même et se revend en échange de soutien politique. La démocratie, c’est vraiment un jeu d’enfant : on vote pour celui qui promet le plus de trucs. Même un idiot pourrait le faire. De fait, elle aime les idiots, elle les traite avec une extrême bienveillance et fait tout son possible pour en fabriquer davantage.

La tendance inexorable de la démocratie vers la dégénérescence est en soi un plaidoyer en faveur de la réaction. Puisque chaque seuil majeur de « progrès » socio-politique a entraîné la civilisation occidentale vers la ruine, corriger le tir suppose nécessairement de revenir en arrière : rétrograder de la société du pillage à un ordre plus ancien de responsabilité individuelle, de travail honnête, de commerce, d’apprentissage sans propagande et d’auto-organisation citoyenne. 

[…]

[Partie 4f]

Il est temps de mettre fin à cette longue digression, en se projetant impatiemment vers la conclusion. Le thème central a été le contrôle de l’esprit, ou la suppression de la pensée, tel que démontré par le complexe médiatico-académique qui domine les sociétés occidentales contemporaines, et que Mencius Moldbug nomme la Cathédrale. Même lorsque les choses sont écrasées, elles disparaissent rarement. Au lieu de cela, elles sont déplacées, fuyant dans des ombres protectrices, et deviennent parfois des monstres. Aujourd’hui, tandis que l’orthodoxie répressive de la Cathédrale se délite, une ère des monstres s’ouvre sous nos yeux à de nombreux égards.

Mencius Moldbug est alors le pseudonyme utilisé par Curtis Yarvin.

Le dogme central de la Cathédrale a été formalisé sous la forme du Standard Social Scientific Model (SSSM), ou « théorie de la table rase ». 

Land reprend ici l’expression utilisée par John Tooby et Leda Cosmides (The Adapted Mind, 1992), qui défendent que les sciences sociales sont dominées par un paradigme constructiviste absolu. La thèse a été reprise par Steven Pinker dans son livre The Blank Slate (2002), dans lequel il défend un retour à une forme d’explication naturaliste des comportements sociaux.

C’est la croyance, complétée dans ses grandes lignes par l’anthropologie de Franz Boas, que toute question légitime concernant l’humanité peut être restreinte à la sphère de la culture. 

Franz Boas (1858-1942) est l’un des pionniers de l’anthropologie américaine. Fervent défenseur du relativisme, il est connu pour sa théorie de la diffusion des traits culturels (diffusionnisme).

La nature permet que « l’homme » soit, mais elle ne détermine jamais ce qu’est l’homme. Les questions portant sur les caractéristiques naturelles et les variations entre les humains sont elles-mêmes comprises comme des particularités culturelles, voire comme des pathologies. 

L’auteur reprend ici un des thèmes récurrents des thèses racialistes, que Steve Sailer a renommé avec euphémisme les « études de la biodiversité humaine » (Human Biodiversity, ou HBD). Ces discours discréditent largement les sciences sociales en les accusant de camoufler la réalité des différences (et des hiérarchies) naturelles entre les hommes derrière un dogme constructiviste.

Les échecs de « l’éducation » sont la seule chose que nous sommes autorisés à voir.

Parce que la Cathédrale a une orientation idéologique cohérente, et sélectionne ses ennemis en conséquence, une évaluation scientifique comparativement détachée du SSSM vire facilement à l’antagonisme brut. Comme le remarque Simon Blackburn (dans une critique réfléchie du livre de Steven Pinker, The Blank Slate) : « La dichotomie entre nature et culture acquiert rapidement des implications politiques et émotionnelles. Pour dire les choses crûment, la droite aime les gènes et la gauche aime la culture… »

Simon Blackburn est un célèbre universitaire britannique, spécialiste de la philosophie de l’esprit. 

Dans une forme de haine réciproque, le déterminisme héréditaire se confronte au constructivisme social, chacun étant engagé dans un modèle de causalité radicalement rétréci. Soit la nature s’exprime comme culture, soit la culture s’exprime dans ses images (des « constructions ») de la nature. Ces deux positions sont coincées, comme aux extrémités d’un circuit incomplet, structurellement aveugles à l’existence d’une culture du naturalisme pratique, c’est-à-dire de la manipulation technoscientifique et industrielle du monde.

L’acquisition des connaissances et l’utilisation des outils agissent ensemble comme un circuit dynamique unique, donnant lieu à la technoscience comme système total, sans qu’il puisse y avoir de réelle séparation entre les dimensions théoriques et pratiques. La science se développe en boucles, à travers la technique expérimentale et la production d’instruments toujours plus sophistiqués, tout en restant intégrée dans un processus industriel plus large. Son progrès fonctionne comme l’optimisation d’une machine. Ce caractère intrinsèquement technologique de la science (moderne) démontre l’efficacité de la culture comme force naturelle complexe. Elle n’est pas le fruit d’une condition naturelle préexistante, ni ne se contente de construire des représentations sociales. Au lieu de cela, nature et culture constituent un circuit dynamique, la nature est poussée vers sa limite — là où le destin se décide.

Land critique la différence entre nature et culture de son point de vue de philosophe néo-matérialiste. Cette thèse a principalement été développée par des sociologues et anthropologues comme Bruno Latour et Philippe Descola

Dans la logique d’auto-renforcement de la modernité, comprendre, c’est rendre modifiable.

On peut interpréter ce passage comme une extrapolation de la thèse de Philippe Descola. Selon lui, la modernité est caractérisée par un paradigme « naturaliste ». Ce dernier suppose à la fois une compréhension rationnelle du monde physique et la domination de l’homme sur la nature.

Il faut donc s’attendre à ce que biologie et médecine co-évoluent. La même dynamique historique qui subvertit de manière exhaustive le SSSM par des vagues incessantes de découvertes scientifiques fait simultanément exploser l’identité biologique humaine à travers la biotechnologie. Il n’y a aucune différence essentielle entre apprendre ce que nous sommes réellement et nous redéfinir comme de simples contingences technologiques — c’est-à-dire des êtres technoplastiques, susceptibles de transformations précises, scientifiquement informées. L’« humanité » devient intelligible au moment même où elle est absorbée dans la technosphère, où le traitement de l’information du génome, par exemple, fait coïncider parfaitement lecture et édition.

Cet argument est essentiel dans la perspective accélérationniste de Land. Toutes les découvertes théoriques s’ensuivent de possibilités techniques, qui seront nécessairement mises en place de manière pratique — dans une sorte de « loi de Murphy » de l’innovation scientifique. Autrement dit, si l’on comprend la biologie humaine, on finira par savoir comment la modifier. Et si l’on sait comment la modifier, on finira nécessairement par la modifier. 

Décrire ce circuit, au moment où il consume l’espèce humaine, c’est définir notre horizon bionique : le seuil de fusion entre nature et culture à partir duquel une population devient indiscernable de sa technologie.

L’accélérationnisme de Land montre ici sa face transhumaniste. Le développement du capitalisme et de sa dimension technoscientifique conduit à une capacité infinie des transformations de l’homme.

Nous avons affaire ni au déterminisme héréditaire, ni au constructivisme social, mais c’est ce à quoi les deux auraient dû faire référence s’ils avaient été en mesure de décrire la réalité. C’est un syndrome anticipé avec éclat par Octavia Butler, dont la trilogie Xenogenesis est consacrée à l’examen d’une population au-delà de l’horizon bionique. 

Cette référence est une nouvelle fois le signe de l’ancrage originel de Land dans la pensée critique.

Octavia Butler est une autrice de science-fiction féministe et précurseur de l’afrofuturisme. La trilogie, écrite à la fin des années 1990, raconte la rencontre entre l’humanité et une espèce extraterrestre, qui vit dans un état de symbiose complète avec la machine.

Ses Oankali, « commerçants de gènes », n’ont pas d’identité séparée du programme biotechnologique qu’ils mettent en œuvre perpétuellement sur eux-mêmes. Ils acquièrent commercialement, produisent industriellement, et reproduisent sexuellement leur population dans un seul et même processus intégral. Entre ce que sont les Oankali, et la façon dont ils vivent, ou se comportent, il n’y a pas de différence nette. Parce qu’ils se fabriquent eux-mêmes, leur nature est leur culture, et (bien entendu) inversement. Ce qu’ils sont coïncide exactement avec ce qu’ils font.

Les traditionalistes religieux de l’Orthosphère occidentale ont raison d’identifier l’horizon bionique imminent à un événement théologique (négatif). 

Le terme Orthosphère fait référence à un blog réactionnaire catholique, The Orthosphere, qui se place sous le patronage de Joseph de Maistre. Les auteurs se définissent eux-mêmes comme « conservateurs catholiques » et « chrétiens réactionnaires ». Au sens large, Land désigne ainsi la sphère des traditionalistes religieux.

L’autotélie technoscientifique supplante précisément l’essence fixe et sacralisée de l’homme en tant qu’être créé, il y a un demi-milliard d’années, au milieu de la plus grande perturbation de l’ordre naturel depuis l’apparition de la vie eucaryote. Il ne s’agit pas d’un simple événement dans l’histoire de l’évolution, mais le seuil d’une nouvelle phase évolutive. John H. Campbell 

John H. Campbell est un biologiste, spécialiste de l’évolution. Il occupe un poste à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA).

annonce l’émergence de l’homo autocatalyticus 

Par homo autocatalyticus, Land évoque l’idée d’une humanité qui pourrait accélérer elle-même le processus de son évolution — dans un processus d’auto-catalyse.

lorsqu’il affirme : « En réalité, il est difficile d’imaginer comment un système d’héritage pourrait être plus idéal pour l’ingénierie que le nôtre » John H. Campbell est en fait un prophète de la monstruosité, et l’excuse parfaite pour une citation monstrueuse :

« Les biologistes soupçonnent que de nouvelles formes évoluent rapidement à partir de très petits sous-groupes d’individus (peut-être même à partir d’une seule femelle fécondée, cf. Mayr 1942) situés à la périphérie d’une espèce existante. Là, le stress d’un environnement presque inhabitable, la consanguinité forcée entre membres isolés d’une même famille, l’intégration de gènes étrangers provenant d’espèces voisines, l’absence d’autres membres de l’espèce avec qui entrer en compétition, ou autre chose encore, favorisent une réorganisation majeure du matériel génomique, peut-être à partir d’un changement modeste dans la structure des gènes. Presque tous ces fragments transmutés s’éteignent, mais il arrive que l’un d’eux ait la chance de correspondre à une nouvelle niche viable. Il prospère, s’étend, et crée une nouvelle espèce. Il crée un bassin génétique statistiquement contraint qui stabilise ensuite l’espèce contre tout changement évolutif ultérieur. Les espèces établies sont bien plus remarquables pour leur stase que pour leur changement. Donner naissance à une nouvelle espèce-fille ne semble pas modifier une espèce existante. Personne ne nie que les espèces puissent se transformer progressivement et le fassent à divers degrés, mais cette soi-disant « anagenèse » est relativement peu importante comparée aux transformations soudaines, géologiquement rapides, dans la génération de la nouveauté. »

Land choisit d’isoler cette citation pour émettre l’idée que l’évolution biologique ne serait pas nécessairement un processus lent, mais que des changements profonds pourraient apparaître de manière soudaine — si les conditions sont favorables. S’immisce ainsi la possibilité biologique d’un saut qualitatif vers une post-humanité, qui serait le résultat de cette auto-catalyse évoquée plus haut.

On peut en tirer trois conclusions importantes :

1. La plupart des changements évolutifs sont associés à l’apparition de nouvelles espèces.

    2. Plusieurs modes d’évolution peuvent opérer simultanément. Dans ce cas, le mode le plus efficace domine le processus.

      3. De toutes petites minorités d’individus sont le moteur principal du processus d’évolution, plutôt que l’espèce dans son ensemble.

        Nous retrouvons ici l’élitisme typique des positions néoréactionaires. La posthumanité ne peut concerner qu’une poignée d’élus, qui se rendront capables de leur propre transformation. On pense ici au free exit que réclamaient les libertariens comme Peter Thiel et Patri Friedman dans les années 2000. Il s’agissait à l’époque de défendre le droit à faire sécession avec la démocratie et fonder de nouvelles communautés autonomes (voir, par exemple, le projet Seasteading). Land va bien plus loin : il envisage la possibilité de sortir de l’humanité.

        […] 

        Ainsi, il existe deux processus évolutifs distincts, mais entrelacés. Je les appelle « évolution adaptative » et « évolution générative ». La première est la modification darwinienne familière des organismes pour améliorer leur survie et leur succès reproductif. L’évolution générative est entièrement différente. C’est un changement de processus plutôt que de structure. De plus, ce processus est ontologique. L’évolution signifie littéralement « se déplier », et ce qui se déplie, c’est la capacité même à évoluer. Les animaux supérieurs sont devenus de plus en plus aptes à évoluer. En revanche, ils ne sont pas du tout plus adaptés que leurs ancêtres ou que la forme la plus basse de microbe. Chaque espèce actuelle a eu exactement le même parcours de survie ; en moyenne, chaque organisme supérieur vivant aujourd’hui ne laisse que deux descendants, comme c’était le cas il y a cent millions d’années, et les espèces modernes sont tout aussi susceptibles de s’éteindre que celles du passé. Les espèces ne peuvent pas devenir de plus en plus adaptées, car le succès reproductif n’est pas un paramètre cumulatif.

        Pour les ethnonationalistes, soucieux que leurs petits-enfants leur ressemblent, Campbell est l’abîme. La question du métissage ne lui effleure même pas l’esprit. Si vous voulez comprendre ce qui l’occupe, figurez-vous plutôt un visage recouvert de tentacules. 

        La critique de l’ethnonationalisme est une constante du discours néoréactionnaire. Si Yarvin le méprise pour son caractère populiste — apparenté à la démocratie de masse —, Land développe ici une critique inattendue  : les ethnonationalistes auraient une bien courte vue, puisque l’on peut envisager la création d’une espèce supérieure à part entière.

        Campbell est aussi un sécessionniste à sa manière, bien qu’entièrement indifférent aux préoccupations de la politique identitaire (pureté raciale) ou de l’élitisme cognitif traditionnel (eugénisme). À l’approche de l’horizon bionique, le sécessionnisme prend un aspect tout autre, plus sauvage et plus monstrueux — en direction de la spéciation.

        Land exprime ici clairement l’ambition transhumaniste, et même posthumaniste, de son accélérationnisme  : il s’agit de créer une humanité nouvelle, voire une espèce nouvelle à part entière.

        Les gens de euvolution décrivent bien le scénario :

        « Partant du principe que la majorité de l’humanité n’acceptera pas volontairement des politiques qualitatives de gestion de la population, Campbell souligne que toute tentative d’augmentation du QI de l’ensemble de la race humaine serait incroyablement lente et fastidieuse. Il ajoute que l’orientation générale de l’eugénisme ancien n’était pas tant l’amélioration de l’espèce que la prévention du déclin. L’eugénisme de Campbell, par conséquent, plaide pour l’abandon d’Homo sapiens en tant que « relique » ou « fossile vivant » et l’application de technologies génétiques pour pénétrer le génome, probablement en écrivant de nouveaux gènes à partir de zéro à l’aide d’un synthétiseur d’ADN. Un tel eugénisme serait pratiqué par des groupes d’élite, dont les réalisations dépasseraient si rapidement et radicalement le tempo habituel de l’évolution qu’en dix générations, les nouveaux groupes auraient dépassé notre forme actuelle dans la même mesure que nous dépassons les singes. »

        Il s’agit d’un extrait du blog eugéniste antisémite euvolution.com. Dans la présentation de leur blog, les auteurs entendent « réhabiliter la science évolutionniste » contre la prééminence d’un dogme « marxiste, politiquement correct, majoritairement juif » qui aurait promu le constructivisme. On note également la tendance à l’élitisme : la transformation génétique ne peut concerner que des « groupes d’élites ». 

        Dans la perspective de l’horizon bionique, tout ce qui émerge des dialectiques de la terreur raciale devient trivial. Il est temps de passer à autre chose.

        Sources
        1. Rise and Decline of Nations, Haven, Yale University Press, 1982, p. 44.
        Le Grand Continent logo