La première chose dont on prend conscience en arrivant à la conférence « National Conservatism » (NatCon), qui vient de se terminer dans l’un de ces grands hôtels glacés de Washington, c’est que l’on va beaucoup moins s’amuser qu’à la CPAC. 

On en vient presque à regretter le kitsch populaire, presque bon enfant et de mauvais goût, de la culture MAGA qu’on trouve à la CPAC.

À la NatCon, on est en costume-cravate pour les hommes, tailleur pour les quelques femmes. Et on parle sérieusement de doctrine politique. Pas de strass ou de paillettes aux couleurs du drapeau américain pour célébrer Donald Trump. Bien sûr, ce n’est pas non plus une conférence de philosophie politique : les intervenants ne se distinguent pas toujours par leurs citations précises des classiques du conservatisme. Le seul classique cité par presque tous les panélistes, en revanche, c’est la Bible. 

Cette année, les participants étaient plutôt de bonne humeur. Il y avait de quoi : on célébrait la victoire de Donald Trump et le tsunami politique et institutionnel en cours à D.C.

Mais la conférence était également traversée de problèmes de fond. 

Des tensions sur la politique économique du président et sur sa politique étrangère ; une anxiété quant à la longévité de cette contre-révolution ; et un malaise sur la place colossale prise par les seigneurs de la Tech dans le trumpisme.

La NatCon a su se positionner comme une institution-événement au croisement des différents courants du conservatisme américain et, dans une moindre mesure, européen.

Marlène Laruelle

Petite sociologie de l’univers NatCon

La NatCon a été lancée en 2019 par la Edmund Burke Foundation à la suite du livre de son fondateur, Yoram HazonyThe Virtue of Nationalism, dont la thèse centrale est que l’État-nation fondé sur des traditions communes est la seule alternative à l’universalisme libéral et le seul garant de la liberté politique. 

Rien de neuf dans cet argument, si ce n’est une version remise au goût du jour des grands principes conservateurs, et une nouvelle identification de ses ennemis  : les élites globalistes progressistes. 

Dès sa première conférence, la NatCon attire déjà des officiels et des « grands noms » comme John Bolton — à l’époque conseiller à la sécurité nationale de Trump —, le journaliste de Fox News Tucker Carlson, ou le fondateur de Palantir et mentor de J. D. Vance, Peter Thiel. 

La conférence se tient les années suivantes à Londres, Rome et Bruxelles, mais c’est en 2022 qu’elle s’institutionnalise vraiment avec la publication de son manifeste lors de la conférence à Miami, marquée par la présence du gouverneur de Floride Ron DeSantis. C’est en effet à cette époque que se cristallise la doctrine trumpiste, à un moment où l’ancien président est encore marginalisé après l’attaque du Capitole mais est en train de relancer la machine à gagner MAGA — y compris dans son versant intellectuel.

Tom Klingenstein, donateur républicain qui a fait fortune dans les hedge funds et siège au Conseil d’administration du Claremont Institute. Pour lui, le «  totalitarisme woke  » est une menace directe pour la survie de la nation.

Si des institutions comme le Claremont Institute et son journal, la Claremont Review of Books, ont contribué à consolider doctrinalement le trumpisme dès le premier mandat, la NatCon a su se positionner comme une institution-événement au croisement des différents courants du conservatisme américain et, dans une moindre mesure, européen. Moins haute en couleur que la CPAC, moins centrée sur le culte de Donald Trump, moins accueillante pour les Républicains classiques, la NatCon fait le lien avec des courants plus radicaux d’extrême droite comme la American Renaissance de Jared Taylor et ses théories sur la suprématie blanche. La conférence de 2024 à Bruxelles avait d’ailleurs failli être annulée par la police belge avant d’être autorisée par la justice — le Conseil d’État saisi en urgence par les organisateurs avait suspendu un arrêt du bourgmestre de Saint-Josse-ten-Noode où se tenait la conférence.

La sociologie de la conférence a laissé peu de place à la surprise.

9 participants sur 10 sont des hommes — et les personnes non blanches se comptent sur les doigts d’une main. Dans la salle, beaucoup de jeunes staffers de l’administration et autres jeunes loups du trumpisme. Les stands représentent leur écosystème. On y trouve les principaux think tanks comme la Heritage Foundation et le Center for Renewing America, ou le lobby chrétien de la Alliance Defending Freedom.

Les principales publications de l’élite trumpiste sont là aussi : Claremont Review of Books, American Compass, et Modern Age. A Conservative Review. Mais aussi toutes les institutions en charge de former les nouveaux cadres de la contre-révolution conservatrice : le American Moment, qui place les étudiants conservateurs en stage, le Conservative Partnership Institute, qui offre des conseils de carrière et de placement, et la Ben Franklin Fellowship, qui est devenue en quelques mois la « direction des ressources humaines » de l’administration Trump pour repeupler le Département d’État de bureaucrates loyaux.

Hazony ne cache pas ses espoirs. Pour lui, la transformation de l’Amérique a besoin de temps. Après Trump, il rêve d’avoir « J. D. Vance comme président pendant huit ans, et ensuite Marco Rubio pendant huit ans ».

Marlène Laruelle

Alors que les conférences NatCon en Europe tendent à être plus internationales, celles se tenant aux États-Unis sont largement américano-centrées, aussi bien dans leurs débats que dans leurs participants.

Cette année, quasiment aucun Européen n’y a pris la parole — le chantre du Brexit, leader de Reform et aujourd’hui principal opposant au Premier ministre Starmer, Nigel Farage, était initialement au programme mais n’est pas venu. Dans le public, on pouvait croiser quelques rares Britanniques, Israéliens et Hongrois.

Parmi les institutions étrangères représentées, seuls ces derniers étaient présents via le Danube Institute et son journal, The Hungarian Conservative, la version locale du European Conservative — version européenne du American Conservative. Les rumeurs washingtoniennes disent que le Danube Institute ouvrira bientôt un bureau dans la capitale, à la fois pour renforcer les synergies transatlantiques mais aussi pour mener une opération plus complexe : réhabiliter Viktor Orbán aux yeux de Donald Trump, qui aurait pris ombrage de la sinophilie trop visible de son ami hongrois…

Yoram Hazony, le fondateur de l’événement, pense déjà à l’après-Trump. Il a un rêve  : «  J. D. Vance comme président pendant huit ans, et ensuite Marco Rubio pendant huit ans  ».

De Gaza à l’affaire Epstein : ce dont on a parlé — et pas parlé — à la NatCon

Au fil des années, la NatCon a construit sa réputation comme espace de débat pour la droite américaine et la reconnaissance des divergences au sein des courants conservateurs.

On y trouve aussi bien des protectionnistes que des défenseurs du libre-échange, des ethno-nationalistes ou des libertariens… Malgré le triomphe de Trump, les clivages entre ces différentes factions étaient bien perceptibles cette année encore.

Lors de la session plénière d’ouverture, Yoram Hazony ne s’y est pas trompé : le maître de cérémonie de l’événement, loin de jouer son rôle habituel de théoricien du mouvement national conservateur, a préféré se lancer dans un discours beaucoup plus pragmatique, centré sur le besoin d’unité. Après avoir commencé par un enjoué « l’administration Trump est la meilleure que je n’ai jamais vue  ! », Hazony s’est focalisé sur les risques de division critiquant — sans bien sûr les nommer — les figures MAGA obsédées par l’affaire Epstein. 

Selon lui, ces divisions mettent en danger le projet politique même du trumpisme et fragilisent la base électorale du mouvement.

Car le maître des lieux ne cache pas ses espoirs. 

Pour lui, la transformation de l’Amérique a besoin de temps : après Trump, il rêve d’avoir « J. D. Vance comme président pendant huit ans, et ensuite Marco Rubio pendant huit ans ».

Sur les questions économiques et tarifaires, si certaines voix semblaient favorables au free trade, la plupart des panélistes étaient en faveur de mesures protectionnistes aussi bien sur les tarifs que les visas. Jack Posobiec, un activiste radical lié aux suprémacistes blancs, a par exemple insisté, comme bien d’autres intervenants, sur le besoin de couper court aux visas pour étudiants et travailleurs étrangers, expliquant que « L’Amérique n’est pas une revolving door, c’est une nation souveraine : plus de visa pour la Chine, l’Inde, le Mexique. (…) Nous donnerons la priorité aux travailleurs américains, aux familles américaines et à la nation américaine. »

Les trois journées de la conférence sont ouvertes par des services religieux « judéochrétiens » — protestant, catholique et juif.

Marlène Laruelle

Sur un ton plus social, Riley Moore, un sénateur de Virginie Occidentale — État symbole du déclin industriel américain et de la crise des opioïdes — électrise la salle et provoque une standing ovation lorsqu’il déclare : « je refuse que Wall Street décide de notre agenda et tue notre industrie du charbon. » C’est un signal faible de ce rendez-vous : même si Trump et sa famille jouent aux apprentis sorciers avec les cryptomonnaies, l’ambiance générale du national-conservatisme est plutôt marquée par une défiance vis-à-vis des élites financières, jugées trop globalisées et « dénationalisées ».

Kevin Roberts, président de la Heritage Foundation et père du Projet 2025, a plaidé pour un renouveau démographique national.

En politique étrangère, la NatCon se retrouve sur son rejet du néoconservatisme interventionniste des précédents gouvernements républicains — les Bush n’y sont clairement pas les bienvenus. Le sénateur du Missouri Eric Schmitt s’est ainsi fait applaudir par la salle lors de sa dénonciation du wilsonisme interventionniste des Républicains classiques. Si personne n’y soutient la cause ukrainienne — vue comme un produit des errements de l’administration Biden — aucune voix explicitement pro-russe ne s’est faite entendre. Personne ne semble non plus soutenir l’idée d’un modus vivendi avec la Chine, présentée comme le concurrent dangereux du renouveau américain. 

Sur le Moyen-Orient — en particulier le conflit israélo-palestinien — le ton de la NatCon était toutefois plus combattif.

Le national-conservatisme est en effet profondément ancré dans le discours évangélique américain qui croit en l’existence d’une « unité judéo-chrétienne » et pour qui la défense d’Israël est un devoir religieux — pas seulement politique. 

Hazony, toujours lui, lance la bataille : il critique les nombreux Juifs américains qui soutiennent les Démocrates et sont critiques d’Israël et se désole des « voix pro-Hamas » que l’on entendrait à droite. Il pourrait s’agir d’une référence aux frères Koch — grands financeurs de mouvements conservateurs américains — qui critiquent le soutien inconditionnel des États-Unis à Israël et appellent à l’extension de la politique de la retenue (restrain) à Tel Aviv. Le Quincy Institute, figure de proue du courant restrainer, s’est lui aussi démarqué des autres think tanks washingtoniens proches de la nouvelle administration en condamnant le coût humain démesuré de la réponse israélienne aux attaques terroristes du 7 octobre. 

Mais la tension la plus palpable de toute la conférence était bien celle liée au rôle joué par la nouvelle Silicon Valley dans le trumpisme.

À la NatCon, la religion est partout.

Marlène Laruelle

La grande peur de l’IA et le retour de Steve Bannon

Plusieurs panels y étaient consacrés et les voix étaient dans leur ensemble très critiques, traduisant un malaise évident.

Dès le panel d’ouverture en séance plénière, Rachel Bovard, l’une des figures clefs du Conservative Partnership Institute, attaque frontalement  : « Le mouvement NatCon est reconnaissant à la Tech Right d’avoir rejoint la bataille : l’IA va aider l’Amérique à garder son leadership mondial (…). Mais le transhumanisme est un danger existentiel pour l’humanité (…) et la bio-amélioration de demain est l’eugénisme d’hier ». Selon elle, le conservatisme a perdu son identité pendant des décennies car il s’est appuyé sur le libre-échange des élites financières globalistes  ; il serait hors de question de « perdre son âme » une seconde fois et se de retrouver de nouveau en compagnon de route malheureux d’une techno-droite cosmopolite et posthumaine.

Toutes les discussions liées à l’IA — auquel un panel entier était consacré sous le titre révélateur « L’IA et l’âme américaine » — traduisaient ce type d’inquiétude. 

Si certains tentaient, sans grand optimisme, de promouvoir une IA « sous contrôle » ; d’autres s’inquiétaient de voir la gauche s’emparer de cette technologie pour imposer son « idéologie totalitaire woke ». Mais l’argument central avancé par tous était la contradiction fondamentale entre les ambitions de l’IA par un dépassement de l’humain, et une foi chrétienne centrée sur l’humanisme. 

Plusieurs figures de Breitbart et War Room — respectivement le média en ligne de l’Alt-Right et le podcast de Steve Bannon — étaient là pour enflammer les débats sur ce sujet. 

Riley Moore, sénateur de Virginie Occidentale — État symbole du déclin industriel américain et de la crise des opioïdes — électrise la salle et provoque une standing ovation lorsqu’il déclare  : «  je refuse que Wall Street décide de notre agenda et tue notre industrie du charbon.  »

Bannon — dont on connaît la haine pour Elon Musk — semble en effet se construire une nouvelle légitimité auprès des élites national-conservatrices sur la dénonciation des Big Tech et la destruction des emplois que l’IA génère.

Dans la salle, un activiste de la War Room pose la question qui fâche  : pourquoi Trump a-t-il tant promu Musk et pourquoi le président continue-t-il à défendre les grands patrons de la Tech et les apprentis-sorciers de l’IA ?

Sur scène, les panélistes bredouillent — à la NatCon, on évite d’ordinaire d’attaquer frontalement la politique présidentielle. 

On préfère le ton du prêche — à l’image de Geoffrey Miller, un professeur de psychologie à l’université du Nouveau-Mexique, qui termine son intervention en déclarant que tous ceux qui travaillent à la création d’une superintelligence artificielle devraient être considérés comme des traîtres à la Nation et excommuniés de leurs paroisses.

Présent au début de l’aventure NatCon, Peter Thiel n’y aurait pas reconnu ses ouailles. 

Qu’à cela ne tienne  : les Lumières noires fonctionnent en parallèle au national conservatisme. S’il existe des oppositions, les deux courants partagent le même engagement trumpien et parle désormais — c’est là tout le sens de l’effort, parfois poussif, de Peter Thiel — le même langage de théologie politique. Ce mois-ci, les quatre conférences données par le fondateur de Palantir et consacrées à l’Antéchrist à Stanford ont affiché complet en quelques heures.

Une base doctrinale de plus en plus nettement formulée : le nationalisme chrétien

Malgré les tensions, les emportements et les non dits — DOGE a par exemple complètement disparu des débats, et l’Union européenne, très attaquée à la CPAC, était largement ignorée — la rencontre de cette année semble solidifier un soubassement doctrinal commun.

Ce socle politique s’appuie sur une version adoucie du nationalisme chrétien. Ce dernier considère que le pouvoir exécutif procède de Dieu, que la politique relève donc du sacré et que les hiérarchies sociales, raciales et de genre relèvent d’un dessein divin.

En imbriquant appartenance nationale et identité religieuse, le nationalisme chrétien offre une nouvelle théologie politique comme sous-texte du trumpisme, marqué par une résistance au pluralisme, au multiculturalisme et aux contre-pouvoirs démocratiques. 

Dans cette sacralisation de la nation élue, les opposants ne sont pas vus comme des acteurs politiques alternatifs mais de véritables incarnations du Mal, voire des êtres possédés par des forces sataniques.

C’est le credo de la Nouvelle Réforme apostolique, le mouvement charismatique le plus dynamique aux États-Unis aujourd’hui — et aussi le plus radical. 

L’une des incarnations du satanisme serait par exemple « le « totalitarisme woke » qui menacerait la survie même de la nation américaine selon Tom Klingenstein, donateur républicain qui a fait fortune dans les hedge funds et siège au Conseil d’administration du Claremont Institute.

À la NatCon, la religion est partout.

Les trois journées de la conférence sont ouvertes par des services religieux « judéochrétiens » — protestant, catholique et juif.

Ce mois-ci, les quatre conférences données par Peter Thiel consacrées à l’Antéchrist à Stanford ont affiché complet en quelques heures.

Marlène Laruelle

Dans leurs discours, de nombreux orateurs répètent comme un mantra que la nation américaine ne peut être qu’une nation chrétienne. Mais dans ce domaine, le champion incontesté fut Doug Wilson. 

Wilson est le leader de la fameuse Christ Church — l’une des églises évangéliques les plus réactionnaires du pays — qui a instauré un quasi-régime théocratique dans la petite ville de Moscow dans l’Idaho et vient d’ouvrir une paroisse à Washington pour les membres de l’administration. 

Selon lui, non seulement la nation mais la république américaine elle-même serait chrétienne dès sa création. À cette aune, il invite à ce que les textes officiels et les institutions publiques soient façonnés par les dogmes chrétiens.

Si la base évangélique constitue le cœur sociologique du vote Trump, au niveau intellectuel, les catholiques règnent en maîtres.

Les figures converties au catholicisme dominent largement, signe d’une transformation idéologique du conservatisme américain incarnée par Patrick Deneen, qui conclut la conférence sur l’idée que le but du conservatisme contemporain est de renouveler la théologie politique américaine. La boucle est bouclée.

Le pilier nationaliste du national-conservatisme était bien représenté également. 

Plusieurs panels anti-immigration ont décliné le thème de l’invasion des étrangers ad nauseam. Contrairement au premier mandat, l’obsession très nette ne se portait pas tant sur les migrants mexicains — habituels boucs émissaires de Trump — que sur les immigrés d’origine musulmane — un autre signe du caractère religieux sous-jacent de la NatCon. C’est Jack Posobiec qui en a donné la formulation la plus ouvertement raciste, exprimant son désespoir à l’idée que la « grande ville américaine de New York risque d’être dirigée par un Mohammed » — en référence à Zohran Mamdani, le candidat des Démocrates. Dorian Abbot, géophysicien à l’université de Chicago, s’est senti bien seul à demander que les États-Unis continuent à faire venir les cerveaux du monde entier pour faire avancer la science américaine. Des propos ensuite critiqués dans la salle.

La famille américaine était également l’un des thèmes transversaux : Kevin Roberts, le président de la Heritage Foundation et père du Projet 2025, a plaidé pour un renouveau démographique national. 

Mais le flambeau de la lutte contre « l’idéologie du genre » fut tenu par l’essayiste conservatrice — et brillante oratrice — Helen Andrews, autour d’un argument simple : la féminisation des principales institutions de nos sociétés — école, santé publique, justice — depuis les années 1970 constituerait la raison sociologique expliquant le « wokisme », les femmes étant statistiquement plus empathiques et inclusives que les hommes… C’est là qu’est pour elle le plus grand risque du déclin civilisationnel occidental.

Ben Merkle, le président du New Saint Andrew College, propose d’offrir de nouveaux cours sur « Les grands hommes de l’Occident, de César et Bonaparte à Trump ».

Marlène Laruelle

« D’Athènes à Jérusalem et des Pères fondateurs à Ronald Reagan » : les arts et l’université dans la bataille culturelle 

Il est vrai qu’à la NatCon, on aime parler de civilisation occidentale. 

À Washington, il est plutôt rare que plus d’une centaine de personnes — dont beaucoup debout par manque de sièges — écoutent en silence un panel d’une heure et demie sur « le besoin d’héroïsme » où les orateurs dissertent sur Aristote, Cervantès et Nietzsche. Se revendiquant de Gramsci, les organisateurs de la NatCon sont conscients que leur révolution n’adviendra qu’après avoir hégémonisé l’espace culturel. 

Un panel discutait par exemple autour du thème « L’artiste comme constructeur de la nation » ; un autre portait sur le renouveau des maisons d’édition et magazines conservateurs ; un autre encore sur l’enseignement supérieur.

Celui-ci a donné la parole aux universités qui mènent la bataille académique conservatrice  : le Hillsdale College, précurseur des cursus conservateurs — présenté par Ron DeSantis comme un modèle national —, la nouvelle Austin University, le Hamilton College à l’université de Floride, le New Saint Andrew College, et les nouveaux Civic and Leadership Centers ouverts dans les universités publiques de certains États conservateurs.

Doug Wilson est le leader de la Christ Church — l’une des églises évangéliques les plus réactionnaires du pays. Après avoir instauré un quasi-régime théocratique dans la petite ville de Moscow dans l’Idaho et vient d’ouvrir une paroisse à Washington pour les membres de l’administration.

Après avoir répété les clichés que l’on connaît — les grandes universités sont conspuées comme des « madrassas du politiquement correct » — les représentants de ces nouveaux lieux d’influence ont appelé au retour des humanités comme formation la plus appropriée pour les jeunes esprits et la seule voie pour « restaurer le vrai et le bon ».

Le New Saint Andrew College offre par exemple un « Classical Christian Liberal Arts » programme. Sur son prospectus promotionnel, on lit ceci : « Au milieu du chaos culturel, notre cursus équipe les étudiants pour qu’ils sachent se lever courageusement et se battre pour la vérité. Ce programme les forme pour les plonger là où Dieu les a placés  : familles, écoles, églises, secteur privé, et villes. »

Au centre de la machine à produire la contre-révolution national-conservatrice se trouvent les cours de « Civilisation occidentale » qui proposent le trio études bibliques, études hébraïques et études de la pensée occidentale ou, comme le résume l’un des panélistes : « d’Athènes à Jérusalem et des Pères fondateurs à Ronald Reagan ».

À une question de la salle sur le besoin de restaurer la masculinité des universités contre une « bureaucratie féminisée et idéologisée », Ben Merkle, le président du New Saint Andrew College, propose, sur le ton de l’humour, d’offrir de nouveaux cours sur « Les grands hommes de l’Occident, de César et Bonaparte à Trump ». Il plaide pour la diffusion du modèle des collèges chrétiens à travers le pays, censés devenir les nouveaux standards universitaires, et pour qu’une accréditation commune aux collèges conservateurs soit établie. Une manière de « reconnaître les siens ».

Après trois jours de plongée dans le monde de la NatCon, que retient-on  ?

Tout d’abord, que le mouvement est focalisé sur l’inscription dans la longue durée des changements actuels  : comment arriver à projeter la révolution nationale conservatrice par-delà la présidence de Trump et les aléas des élections  ?

Ensuite, que malgré ses contradictions et tensions internes, un vernis intellectuel souvent bien léger, et six mois de reality checks pour la nouvelle administration, la cohérence du récit trumpiste reste puissante.

Le sentiment — exprimé par tous les orateurs et ressenti presque physiquement dans la salle — que les personnes présentes sont en train d’écrire l’histoire en temps réel et littéralement de « changer la vie » en Amérique est clairement palpable. Et inquiétant.