Nous venons juste de commencer. Vous n’avez encore rien vu. Ça ne fait que commencer. Dans un discours aux accents triomphalistes prononcé le 29 avril dernier pour fêter les cent premiers jours de son second mandat, Donald Trump a vanté son bilan, « le plus réussi de toute administration dans l’histoire de notre pays ». Cent jours lors desquels il a signé un record historique de 142 décrets présidentiels (executive orders), soit une centaine de plus que sur la même période en 2017 — Joe Biden, pour comparaison, en avait signé 42 lors de ses cent premiers jours en 2021.

À l’origine de ce déluge de décrets, on retrouve le Projet 2025, corpus de recommandations programmatiques de quelque 900 pages publié en 2023 par la Heritage Foundation, l’influent think tank ultraconservateur aligné sur les thèses de la droite chrétienne.

Renforcement du pouvoir présidentiel, remplacement de fonctionnaires de carrière par des loyalistes, restrictions supplémentaires du droit à l’avortement, suppression des programmes DEI (diversité, équité, inclusion)… S’il avait un temps paru prendre ses distances avec le Projet 2025, assurant qu’il n’avait « jamais lu » ce document, Donald Trump a déjà suivi nombre de ses préconisations.

Il faut dire qu’il doit beaucoup à la droite chrétienne.

Force motrice du Parti républicain depuis l’avènement de la « Majorité morale » du pasteur Jerry Falwell à la fin des années 1970, cette nébuleuse rassemble évangéliques, catholiques et autres chrétiens conservateurs autour de la défense d’intérêts communs. La loyauté sans faille des évangéliques blancs à Donald Trump — représentant un cinquième de l’électorat, ils ont voté à 80 % pour lui en 2016, 2020 et 2024 — constitue d’ailleurs l’une des raisons principales de sa longévité électorale.

Maître d’enseignement et de recherche à la faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne, le sociologue des religions Philippe Gonzalez 1 est spécialiste de l’évangélisme. Ses travaux portent notamment sur la présence des religions dans l’espace public. Dans son ouvrage Que ton règne vienne. Des évangéliques tentés par le pouvoir absolu (Labor et fides, 2014), il analyse la tentation hégémonique d’une fraction de plus en plus influente au sein du monde évangélique, pétrie de spiritualité charismatique. Dans Les évangéliques à la conquête du monde, un documentaire en trois volets coécrit avec Thomas Johnson et diffusé en 2023 sur Arte, il retrace le mouvement de politisation de l’évangélisme au cours du XXe siècle 2.

Au sein de la droite chrétienne, les évangéliques ont su s’allier avec d’autres courants chrétiens conservateurs, notamment catholique. Omniprésents dans l’entourage de Donald Trump — du vice-président J. D. Vance (catholique) à Paula White-Cain (à la tête du Bureau pour la foi de la Maison-Blanche, évangélique charismatique), en passant par l’idéologue Russell Vought (directeur du Bureau de la gestion et du budget des États-Unis, proche des reconstructionnistes chrétiens) — ces chrétiens réactionnaires sont aujourd’hui plus influents que jamais. Mettant de côté leurs différences doctrinales, tous partagent aujourd’hui une volonté de remettre en question la séparation des Églises et de l’État et de fusionner les identités chrétienne et américaine — certains de ces acteurs se qualifient d’ailleurs de « nationalistes chrétiens ». Dans cet entretien, Philippe Gonzalez revient sur les racines politico-théologiques de cette mutation radicale de la droite chrétienne américaine et met en garde sur la menace que son projet théocratique fait peser sur le pluralisme démocratique.

Le 1er mai dernier, Donald Trump a signé un décret présidentiel établissant une « Commission sur la liberté religieuse », qualifiée de « première liberté » des Américains 3. L’objectif affiché du texte est d’« appliquer vigoureusement les protections historiques et robustes de la liberté religieuse inscrites dans la loi fédérale ». Quelques mois plus tôt, le 6 février, dans un discours tenu à Washington D. C. lors du National Prayer Breakfast, rencontre de personnalités chrétiennes, d’élus et d’entrepreneurs, le président américain avait annoncé à plusieurs reprises vouloir « faire revenir la religion », et que « l’Amérique est et sera toujours une nation sous le regard de Dieu ». Le même jour, Donald Trump signait un décret intitulé « Éradiquer les préjugés antichrétiens » 4, qui promet de « mettre fin à l’instrumentalisation antichrétienne du gouvernement » au nom des « libertés religieuses ». Comment comprendre ce décret alors que le christianisme reste de très loin la première religion du pays ?

Le christianisme, dans toutes ses composantes, est effectivement la première religion des États-Unis — 62 % des Américains, selon le Pew Research Center, s’identifient comme chrétiens 5. Toutefois, cette cartographie du paysage religieux indique un autre fait essentiel : près d’un tiers des Américains ne se réclament plus d’aucune religion. Qu’ils soient athées, agnostiques ou autres — on les appelle les nones — leur nombre a singulièrement augmenté depuis le début du XXIe siècle. C’est dans ce contexte d’effritement, de sécularisation de la société allant croissant qu’il faut donc appréhender les mesures prises par Donald Trump et son administration. Nombre des décrets signés par le président américain depuis sa prise de fonction ont été livrés clefs en main par des idéologues et des think tanks issus pour la plupart de la droite chrétienne, et figuraient pour beaucoup dans le Projet 2025. Ils visent, à travers la question de la religion, à imposer une forme d’hégémonie culturelle.

Il est intéressant de regarder de plus près ce que disent ces textes. Le décret contre les « préjugés antichrétiens » cible de manière implicite l’Internal Revenue Service (IRS), le fisc américain, bête noire des conservateurs américains depuis les années 1970, ainsi que le FBI, qui a enquêté sur certaines mouvances chrétiennes, notamment catholiques traditionalistes. En ligne de mire, il y a l’amendement Johnson de 1954, qui soumet l’exemption fiscale des organisations à but non lucratif — dont les Églises et les structures religieuses — au fait qu’elles ne prennent pas directement parti pour ou contre un candidat lors d’une élection.

Cet amendement fut porté par le futur président des États-Unis Lyndon B. Johnson, un démocrate. Mais le parti démocrate d’alors n’a pas grand-chose en commun avec les démocrates d’aujourd’hui…

En 1954, Lyndon B. Johnson est sénateur du Texas, au sein du parti démocrate, toujours intimement lié à la question ségrégationniste dans le Sud, que l’on ne peut alors qualifier de parti progressiste. L’amendement qu’il propose est particulièrement intéressant pour le sujet qui nous occupe, car il en dit long sur la transformation ces dernières décennies du monde évangélique et, en corollaire, du Parti républicain. Le texte de Johnson est alors consensuel. Il s’inscrit dans le droit fil d’une conception de la relation entre politique et religion majoritaire à ce moment-là au sein du monde évangélique, notamment chez les baptistes. L’accent est mis sur la séparation entre Église et État ; la chaire dominicale ne doit pas être utilisée à des fins d’activisme politique. On peut l’expliquer par le souvenir des persécutions vécues jadis en Europe de la part des Églises d’État ; les baptistes gardaient en mémoire ce qu’il advient pour le pluralisme et la liberté dès lors que le pouvoir politique prétend favoriser une dénomination religieuse au détriment des autres…

D’une manière générale, la période s’étalant des années 1950 au début des années 1960 marque aux États-Unis l’apogée de la sécularisation de l’État. C’est à cette époque, en 1960, que le candidat catholique à la présidentielle John Fitzgerald Kennedy prononce à Houston son célèbre discours relatif à son indépendance vis-à-vis du Vatican : devant un parterre de pasteurs évangéliques — dont de très nombreux baptistes — il rappelle qu’une fois élu, il ne prendrait pas ses ordres de Rome 6.

Voilà pour le contexte de l’adoption de l’amendement Johnson.

Avec l’avènement de la Moral Majority 7, il devient une cible récurrente du parti républicain. À rebours de la tradition baptiste de stricte séparation des Églises et de l’État, les leaders de la droite chrétienne souhaitent désormais pouvoir faire des lieux de culte des lieux de politisation, et des pasteurs des relais politiques pour rechristianiser la société. Cette idée de « préjugés antichrétiens », à première vue surprenante, s’inscrit donc dans un processus méthodique de défaire la tradition séculière et libérale de l’État héritée des années 1950, dans le fil des acquis sociaux du New Deal, dans les années 1930, en particulier pour les populations migrantes — majoritairement catholiques et juives.

Ce que prônent les défenseurs des « libertés religieuses » est de pouvoir discriminer au nom de la religion chrétienne, ni plus ni moins.

Philippe Gonzalez

A priori, défendre la ou les « libertés religieuses » — l’expression est simultanément employée au singulier et au pluriel — pourrait tenir de l’évidence dans les démocraties libérales. Mais en s’y intéressant de plus près, on comprend que ces termes masquent ici un projet politique bien défini…

La notion de « libertés religieuses » est aujourd’hui ambiguë aux États-Unis. L’expression a notamment été instrumentalisée sous l’administration de George W. Bush comme élément du soft power américain ; une figure clef de cette période est le sénateur républicain Rick Santorum, lui-même catholique traditionnaliste, l’un des ténors de la droite chrétienne, alors à la tête du Groupe de travail du Congrès sur la liberté religieuse. Derrière la mise en avant des libertés religieuses dans le monde se cache une volonté de promouvoir le christianisme, et notamment dans sa veine missionnaire évangélique, afin de lutter contre l’influence de l’islam — l’époque est au « choc des civilisations », théorisé par le politologue américain Samuel Huntington 8. Le motif n’est pas nouveau : il avait eu cours lors de la guerre froide, l’ennemi d’alors étant le communisme. Les campagnes de Billy Graham au Vel’ d’Hiv’ dans les années 1950 participaient de cette lutte idéologique. Dans les années 2000, sous l’influence notamment des « théoconservateurs » qui chuchotaient à l’oreille du président George W. Bush, les politiques relatives aux libertés religieuses ont ainsi acquis une indéniable teinte identitaire.

Sur le plan intérieur, maintenant, ce que prônent les défenseurs des « libertés religieuses » est de pouvoir discriminer au nom de la religion chrétienne, ni plus ni moins. Ces dernières années, plusieurs affaires emblématiques des « guerres culturelles » en cours dans la société américaine sont remontées jusqu’à la Cour suprême. Lors de l’affaire Hobby Lobby, les employeurs évangéliques de cette chaîne de magasins refusent alors, au nom de leur « liberté religieuse », de souscrire une assurance santé recouvrant le remboursement de certaines pilules contraceptives. 

En juin 2014, la Cour suprême statue en leur faveur, à cinq voix contre quatre.

C’est un tournant. Depuis, qu’il s’agisse d’un pâtissier refusant de confectionner un gâteau de mariage à un couple homosexuel ou d’un photographe faisant de même pour photographier des mariages de même sexe, d’autres affaires étudiées à la Cour suprême ont eu en commun le refus de fournir une prestation à un groupe particulier de personnes sous couvert de motifs religieux.

La plus haute juridiction américaine, à majorité ultraconservatrice, a renversé en 2022 l’arrêt Roe v. Wade, qui reconnaissait un droit fédéral à l’avortement, et rendu deux décisions importantes la même année, qui portent sur la présence de la religion dans l’espace public. Le premier, Carson v. Makin, valide l’extension du financement public des écoles religieuses dans le pays ; le second, Kennedy v. Bremerton School District, reconnaît à un entraîneur sportif d’une école publique le droit de prier sur le terrain à la fin d’un match pour remercier Dieu d’avoir donné la victoire à son équipe. Ces décisions enfoncent un coin dans la séparation des Églises et de l’État et dans le principe de neutralité des services publics.

Les décisions de justice et les décrets signés par Donald Trump lors de ses cent premiers jours au pouvoir résultent de dizaines d’années de maturation d’une intense réflexion politique et d’une méthode pour la mettre en œuvre, étape par étape. La droite chrétienne, qui tient aujourd’hui le Parti républicain sous sa coupe, a patiemment investi les différents échelons du pouvoir depuis des décennies, au point d’avoir aujourd’hui la main sur l’appareil d’État et la Cour suprême. Mon collègue Joan Stavo-Debauge a analysé les stratégies déployées par cette droite chrétienne 9. Il s’intéresse notamment à « l’objection intégraliste », un argument avancé par des philosophes évangéliques de tendance néoréformée hostiles au libéralisme politique. Ces penseurs — on peut citer Alvin Plantinga, Nicholas Wolterstorff ou encore Christopher Eberle — veulent lever toute restriction sur la mobilisation d’arguments religieux au sein de l’espace public. Ils affirment en substance que pour certains citoyens, l’obéissance à Dieu, dans tous les domaines de la vie, privée et publique, passe avant toute autre chose. Ce devoir d’obéissance à Dieu s’étend également au domaine politique. En considérant les convictions religieuses comme relevant de la sphère privée et du choix personnel, le libéralisme politique porterait atteinte à la liberté religieuse de ces personnes ; l’État libéral, dès lors, manquerait à son devoir de protéger tous ses citoyens.

Le reconstructionnisme chrétien prône l’application de la loi biblique à tous les aspects de la vie, et vise à transformer tous les aspects de la culture pour établir le Royaume de Dieu

Philippe Gonzalez

Dans les faits, cependant, tenir compte de la « liberté religieuse » de ces chrétiens revient à accepter que leurs convictions pèsent sur des tiers — la communauté LGBT, pour ne prendre qu’un exemple — sans qu’il soit possible de les remettre en question. À travers cette objection intégraliste se déploie un fantasme d’hégémonie sur la société : pouvoir dire ce qu’est le droit tel que Dieu l’a établi, sans espace de contradiction démocratique. La liberté religieuse n’est ici pas conçue comme un droit libéral, qui serait le propre de tous ; c’est un droit spécifique, inaliénable, visant à acter la domination de ceux qui se sentent en perte de vitesse, qui craignent de voir le pouvoir leur échapper, dans une société de plus en plus multiculturelle.

Donald Trump et les membres de son administration communiquent à l’envi sur la nécessité de défendre la liberté religieuse. Peut-on considérer qu’il s’agit là de dog whistle — cette pratique visant à recourir à un langage codé qui semble anodin pour le grand public mais signifie tout autre chose pour un groupe spécifique ?

Sans aucun doute, bien qu’il existe différentes formes de dog whistle.

Dans mon ouvrage Que ton règne vienne, je m’intéressais ainsi à Michele Bachmann, figure emblématique du Tea Party, qui, dans lors d’un débat public en 2011, déclare, pour attaquer la politique libyenne de Barack Obama : « Nous [les États-Unis] sommes la tête et non la queue ». L’élue républicaine du Minnesota citait à dessein ce passage du livre du Deutéronome : il s’agissait là d’un cas évident de dog whistle, avec un message codé adressé aux électeurs évangéliques.

Quand Donald Trump parle de « libertés religieuses », en revanche, on a également affaire à du dog whistle, mais d’un genre différent, peut-être plus pernicieux. Plutôt qu’une citation cryptique de la Bible lancée dans l’espace public, il emploie des termes issus du libéralisme politique mais dont la signification, pour les destinataires du message, est nettement illibérale. 

Un droit libéral n’a pas de sens par lui-même : il n’a de sens qu’en rapport avec d’autres droits. Au sein d’une société libérale, la liberté religieuse se construit ainsi en relation avec l’égalité ; on ne peut pas utiliser l’une pour neutraliser l’autre. Or la droite chrétienne a su imposer au sein du parti républicain l’idée que le droit des chrétiens à exercer leur religion était préempté par les revendications d’égalité d’autres groupes au sein de la population américaine. En étant placé comme un absolu, sur lequel on ne peut transiger, la liberté religieuse est réifiée, mais seulement en faveur d’une frange bien spécifique de la population. C’est l’aspect pervers de la chose : on conserve la terminologie du droit libéral, on donne l’impression de défendre la liberté de tous, alors que l’on fait l’inverse. Il est frappant de constater que le décret du 6 février mentionne les préjugés antichrétiens mais à aucun endroit d’éventuels préjugés antimusulmans, par exemple.

Le retournement de la notion de « liberté religieuse » aux États-Unis doit beaucoup à un mouvement — le reconstructionnisme chrétien — et à l’un de ses principaux théoriciens : le théologien Rousas Rushdoony. Bien que sulfureux, ce dernier a exercé une influence considérable auprès du monde évangélique et de la droite chrétienne, encore à ce jour.

Rousas J. Rushdoony (1916-2001) est un Américain d’origine arménienne, dont la famille a fui le génocide de 1915.

Converti au protestantisme réformé, il mène des études de théologie et de sciences de l’éducation, avant de devenir missionnaire auprès de tribus indiennes. Rappelons le contexte politique d’alors : les années 1940 et 1950, lorsque Rousas Rushdoony est jeune adulte, sont marquées par la très forte influence du New Deal. C’est une époque dominée par une forte tendance interventionniste de l’État, notamment en matière de régulation de l’économie, avec un recours accru à la loi pour encadrer les monopoles ou mettre en place des conventions collectives. Sur le plan théologique, le New Deal est contemporain du mouvement de l’Évangile social (Social Gospel), dont la conception du salut est finalement assez proche de celle que prône l’État social : le salut est indissociable des conditions de vie des personnes, de leur environnement, c’est un salut collectif autant qu’individuel.

Par ailleurs, le New Deal promeut une conception pédagogique du rôle de l’école publique dans la formation du citoyen — l’un de ses grands théoriciens est le philosophe pragmatiste John Dewey 10, l’une des bêtes noires des reconstructionnistes chrétiens.

L’école publique que les acteurs du New Deal appellent de leurs vœux se donne pour mission de promouvoir le pluralisme culturel, à rebours d’une éducation qui s’attacherait avant tout à cimenter la tradition, à reproduire la communauté telle qu’elle était à la génération précédente. Le rôle de l’enseignement doit donc être de développer l’esprit critique du citoyen, de lui apprendre à remettre en question, à enquêter et à reconstruire, si besoin, les institutions.

Tout cela, Rousas Rushdoony l’a en horreur. Pour lui, nourri à la lecture des théologiens néocalvinistes, Dieu est la seule source d’interprétation valable du monde : « Rien ne peut avoir de sens en soi ou par soi parce que rien n’existe en soi ou par soi », écrit-il ainsi.

Son concept clef est la « théonomie » ou « loi de Dieu », qu’il développe notamment dans son ouvrage The Institutes of Biblical Law (1973), référence appuyée à l’Institution de la religion chrétienne de Jean Calvin (1536). Pour Rushdoony, l’Ancien et le Nouveau Testaments font toujours autorité aujourd’hui — à rebours de l’exégèse dominante, qui considère plus volontiers que le Nouveau Testament est venu « accomplir » l’Ancien. L’un des corollaires est que la législation américaine devrait directement s’inspirer des textes de lois de l’Ancien Testament, y compris les plus brutaux — la peine de mort pour les homosexuels, pour ne prendre qu’un exemple.

Selon Rushdoony, les États-Unis ont été fondés sur le modèle d’une théocratie culturelle, non pas dans le sens où les clercs doivent tenir des offices politiques, mais dans l’idée que la matrice morale doit être donnée par l’Église, charge ensuite au magistrat d’agir dans ce cadre. S’il existe bien une distinction des offices, elle ne serait que théorique : la question politique est clairement subordonnée à la question théologique.

Comme le résume la chercheuse américaine Julie Ingersoll, spécialiste du sujet, le reconstructionnisme chrétien prône donc l’application de la loi biblique à tous les aspects de la vie, et vise à transformer tous les aspects de la culture pour établir le Royaume de Dieu 11. C’est dans cette optique que doit être appréhendée la « liberté religieuse », qui ne relève pas pour les reconstructionnistes chrétiens d’un droit individuel relevant de la sphère privée mais d’une injonction divine à refuser de se conformer à tout ce qui ne serait pas « biblique ».

Rousas Rushdoony a inlassablement promu l’école à la maison (Homeschooling) comme un outil de résistance à l’enseignement public. La popularité de ce mouvement va permettre d’infuser les thèses reconstructionnistes au sein de la droite conservatrice américaine.

Rushdoony reprend à son compte la notion de « sphères de souveraineté » chère aux théologiens néocalvinistes, et notamment à Abraham Kuyper. L’idée sous-jacente, décrypte Julie Ingersoll, est que Dieu a délégué son autorité sur les questions humaines à trois institutions distinctes, chacune disposant de sa propre autorité, de sa propre souveraineté, de fait autonome vis-à-vis des autres. Ces institutions sont la famille, l’Église et le gouvernement civil. Établie par Dieu dans le jardin d’Eden, la famille est la première et la plus importante de ces institutions. C’est à la famille, sphère souveraine, que revient la responsabilité d’éduquer les enfants selon une « vision biblique du monde » (biblical worldview), un concept clef. Toute velléité du gouvernement civil de préempter cette éducation est considérée comme tyrannique, comme une violation de l’autorité divine. La réponse qu’apporte Rushdoony est le mouvement d’éducation à la maison, qui connaît un succès croissant à partir des années 1970. En plaçant les enfants hors de l’école publique, on les sort d’un environnement pluraliste. C’est une façon de former des élites chrétiennes « régénérées » dans la guerre culturelle en cours, une guerre épistémologique même, puisqu’il ne peut exister de savoir qui ne soit lié à la Bible, lue littéralement — mentionnons en passant que Rushdoony a promu le créationnisme « jeune Terre », selon lequel notre planète aurait été créée il y a environ 6000 ans, en six jours de vingt-quatre heures exactement 12.

Rushdoony a toujours été une figure controversée ; il a notamment repris à son compte les thèses du théologien confédéré Robert Lewis Dabney (1820-1898), qui a justifié l’esclavage. Néanmoins, sa pensée a fortement influencé la droite chrétienne, grâce notamment à des penseurs qui ont repris ses idées sans toujours se référer directement à lui.

De ce fait, quand bien même les familles qui ont adopté l’école à la maison n’ont jamais entendu parler de Rushdoony, elles s’inscrivent sans le savoir dans un mouvement de combat, qui fait du pluralisme et de la sécularisation des ennemis à abattre.

L’une des principales références intellectuelles des reconstructionnistes chrétiens est le Premier ministre néerlandais et théologien néocalviniste Abraham Kuyper (1837-1920). Pour quelles raisons ?

À la fois journaliste, homme d’État et réformateur ecclésial, Abraham Kuyper est un personnage complexe et une figure incontournable. Toute sa vie, il a œuvré à convaincre ses contemporains de la pertinence de la pensée calviniste pour l’existence contemporaine, tant sur le plan individuel que collectif — on lui doit d’avoir popularisé une compréhension de la notion de « vision du monde » (Weltanschauung) comme vision du monde intégrale, inspirée de Calvin. Rappelons que le système de pensée calviniste est centré autour du désir d’exalter la gloire de Dieu, un Dieu tout-puissant qui règne pleinement sur l’Univers. Le chrétien est appelé à glorifier son divin souverain en confessant cette vérité, tant par la pensée que par les actes, dans toutes les dimensions de la vie. Cette souveraineté n’est pas seulement individuelle, elle s’étend à toutes les sphères de l’existence et c’est une souveraineté cosmique.

Kuyper fonde le Parti antirévolutionnaire, ouvertement hostile à l’héritage des Lumières, ainsi que l’Église « reréformée », pour protester contre le libéralisme théologique de l’Église réformée d’État néerlandaise. Aux Pays-Bas, il est l’un des principaux promoteurs de la « pilarisation » de la société, ce modèle selon lequel coexistent plusieurs communautés (réformée, catholique, « moderniste », etc.) autonomes les unes vis-à-vis des autres, chacune disposant de ses propres écoles, syndicats, médias et partis politiques. Kuyper pense donc le caractère pluriel de la société mais dans le même temps une agonistique : plusieurs visions du monde s’affrontent, la plus néfaste étant celle issue de la Révolution française dont l’antidote se trouve être le calvinisme.

Aux États-Unis, lorsque la droite chrétienne se constitue dans les années 1970, les élites évangéliques cherchent des penseurs du politique qu’ils peuvent revendiquer. La figure de Kuyper leur convient d’autant plus qu’il a également formulé un concept théologique important, la « grâce commune ».

C’est l’idée que Dieu dans sa Providence ne se retire pas du monde pour le laisser suivre son libre cours mais, au contraire, agit toujours. Cette grâce commune est à distinguer de la grâce spécifique à l’individu qu’est la grâce du Salut ; c’est un concept qui ne concerne pas les seuls élus mais l’ensemble de la Création, et qui peut donc aisément être réapproprié pour penser l’action divine en termes politiques. 

C’est un point essentiel.

Outre Kuyper, Cornelius Van Til (1895-1987), philosophe et théologien néocalviniste va fortement influencer Rushdoony et les reconstructionnistes chrétiens.

Né aux Pays-Bas, Cornelius Van Til enseigne notamment à Princeton puis au plus conservateur séminaire théologique de Westminster, en Pennsylvanie. 

Dans la lignée de Kuyper, il développe une idée qui fera florès, le présuppositionnalisme. Selon cette épistémologie, il n’existe aucune connaissance neutre et objective sur quelque sujet que ce soit : toute connaissance commence par des présuppositions. L’une de ces présuppositions est la parole révélée de Dieu, une autre la raison humaine, dont on pense à tort qu’elle est autonome par rapport à Dieu. Ce que ce concept récuse, c’est l’idée que des non-chrétiens puissent voir juste, vrai dans le monde ; celui qui n’est pas un chrétien régénéré est fondamentalement dans l’erreur. Cette vision du monde dualiste, binaire, est un schème manichéen puissant. On peut s’en emparer pour affirmer que tout ce qui n’est pas directement inspiré par Dieu est en réalité satanique… or le chrétien ne peut se compromettre avec Satan.

Cornelius Van Til n’avait pas dans l’idée d’utiliser le présuppositionnalisme à des fins directement politiques. Son ambition était avant tout apologétique. Mais d’autres acteurs, dont Rousas Rushdoony ou Greg Bahnsen, un autre pilier du reconstructionnisme chrétien, vont s’en emparer pour politiser cet argument, à travers le concept clef de dominion, un terme qui renvoie à la fois à l’idée de « mandat », de « territoire » et à celle de « domination ». Le dominion est la véritable matrice de l’engagement de plus en plus assumé de la droite chrétienne dans la vie politique américaine.

Cette lecture particulière du dominion a donné naissance à ce que ses promoteurs ont qualifié de « dominionisme » ou « théologie du mandat ». Que recouvre ce concept ?

Il s’agit d’un ensemble de théologies dont le but avoué est de penser l’entièreté de l’existence humaine au regard du mandat que Dieu aurait conféré à l’humanité au moment de la Création.

Kuyper, dans sa vision du monde qu’il tire de la Bible, évoque ce « mandat », à partir d’un célèbre verset du livre de la Genèse. Après avoir créé l’homme et la femme, « Dieu les bénit et Dieu leur dit : “Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-là [en anglais, dans la traduction de la King James Bible, “have dominion”]. Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre !” » (Gn 1,28, traduction TOB). 

Donald Trump bénéficie de l’image flatteuse d’un instrument de Dieu.

Philippe Gonzalez

Pour Kuyper, non seulement ce mandat confié par Dieu à l’homme a toujours cours aujourd’hui, mais il en va de la responsabilité de tout chrétien de l’accomplir. La question, dès lors, dépasse le seul salut individuel, ou la seule dimension spirituelle de la religion. Kuyper écrit à ce sujet qu’« il ne s’agit pas simplement de l’existence spirituelle des âmes sauvées, mais bien de la restauration du cosmos tout entier ».

En réalité, l’idée de « dominion » est présente chez Kuyper, mais ne deviendra un concept théologique abouti qu’avec un autre théologien néocalviniste, Henry Van Til (1906-1961), parent de l’apologète Cornelius Van Til. Ces deux théologiens diffuseront la pensée kuypérienne aux États-Unis, mais dans un versant exclusivement épistémologique.

Rushdoony reconnecte ce que les Van Til ont disjoint : il reprend l’idée de mandat et en fait un impératif politique. Comme la Genèse l’énonce, les chrétiens ont vocation à exercer une « domination » sur le monde. Le reconstructionnisme chrétien qu’il théorise est un plan théocratique visant à transformer le gouvernement et la culture selon la loi biblique, afin d’établir le Royaume de Dieu sur terre. Rushdoony, cependant, est un théologien relativement obscur et quelque peu sulfureux. Pour que ces thèses se répandent au sein de la droite chrétienne et jusqu’au sommet de l’État américain, il a fallu que des passeurs, des vulgarisateurs s’en emparent.

Le plus important d’entre eux est sans doute C. Peter Wagner.

C. Peter Wagner va notamment contribuer à diffuser ces thèses au sein du charismatisme, le courant le plus dynamique au sein du christianisme mondial.

Effectivement. D’autres personnalités, comme le très influent théologien évangélique Francis Schaeffer (1912-1984), avaient déjà contribué à propager ces idées auprès d’un plus large public, tout en atténuant au passage les éléments les plus choquants. Rappelons que Francis Schaeffer fut la tête pensante de la Moral Majority, qui signa l’irruption des évangéliques sur la scène politique nationale, et contribua à son noyautage progressif du Parti républicain.

C. Peter Wagner (1930-2016) rejoint en 1971 la faculté de missiologie du séminaire théologique de Fuller, en Californie, haut lieu de formation des élites évangéliques. Il abandonne peu à peu le fondamentalisme conservateur dans lequel il s’est converti pour s’ouvrir aux manifestations charismatiques. Cette période des années 1980 correspond à la « troisième vague » charismatique, qui déferle alors sur l’évangélisme — on qualifie parfois ces chrétiens de « néocharismatiques ». Wagner reprend à son compte la notion du mandat créationnel — que Rushdoony avait politisée dans le fil des kuypériens — et l’érige en « théologie du mandat » (Dominion Theology) pour la populariser auprès de son public évangélique et en faire un outil de transformation sociale. Ce faisant, ce vulgarisateur d’exception contribue plus que nul autre à décupler la portée de thèses jusqu’alors essentiellement restreintes aux cercles académiques évangéliques.

Wagner apporte cependant une inflexion notable, en reliant la nécessité du dominion à celle de la mission, à laquelle tout chrétien doit s’astreindre. Pour Wagner, la vision de l’évangélisation qui prévaut dans le monde évangélique n’est pas à la hauteur du projet de Dieu : la conversion des individus ne suffit pas, il convient de transformer la société dans son ensemble. L’appel missionnaire, un impératif dans le monde évangélique, se mue en exhortation à investir les différentes sphères qui composent le monde social pour en prendre le contrôle afin de faire advenir le royaume de Dieu, ici et maintenant. « Notre tâche, écrit Wagner dans un livre au titre évocateur, est de devenir des activistes sociaux et spirituels jusqu’à ce que la domination de Satan prenne fin. » 13

Le dominionisme porté par Wagner est d’autant plus séduisant qu’il propose un tout autre rapport au monde que celui qui a longtemps prévalu au sein du monde évangélique. Alors que les chrétiens fondamentalistes, dans la première moitié du XXe siècle, prônaient un retrait du monde, perçu comme de plus en plus impie, corrompu, marqué par des catastrophes annonçant le jugement de Dieu, la perspective dominioniste est toute autre. Il ne s’agit plus d’abandonner la société dans l’attente du retour du Christ, mais à l’inverse de s’y investir, afin de mettre en place les conditions de ce retour. Un ouvrage publié en 2006 et destiné à un large public évangélique parle à ce sujet d’« eschatologie victorieuse ».

Le langage de C. Peter Wagner est imprégné du vocabulaire du « combat spirituel », qui inonde les discours et la prédication des pasteurs charismatiques — Paula White-Cain, placée à la tête du Bureau pour la foi de la Maison-Blanche par Donald Trump, en est l’archétype. Que recouvre cette notion ?

La rhétorique du « combat spirituel » est au cœur de la spiritualité évangélique, en particulier pentecôtiste ou charismatique, qui accorde une place centrale aux manifestations du Saint-Esprit. Le pentecôtisme est davantage circonscrit sur le plan ecclésial : les Églises qui s’en revendiquent, comme les Assemblées de Dieu, remontent historiquement au réveil du début du XXe siècle qui a donné naissance à la famille pentecôtiste, aux États-Unis, avant d’essaimer rapidement autour du globe. Le charismatisme au contraire est une mouvance par nature nébuleuse, qui concerne des personnes davantage que des Églises. Il s’agit de la communication de l’expérience pentecôtiste au-delà de son cadre institutionnel initial. Il y a alors un débordement : on trouve des réformés « charismatiques » ou encore des anglicans, des catholiques ou des baptistes, etc. Ce débordement des institutions me semble caractéristique de la mouvance, et soulève des enjeux relatifs à la régulation théologique et institutionnelle de la dimension « prophétique ». C’est en particulier le cas lorsque l’on a affaire à des Églises dites « indépendantes », qui ne relèvent d’aucune dénomination, ou famille ecclésiale, susceptible de jouer un rôle d’arbitrage.

On comprend mieux alors le statut de vedette que peuvent acquérir des télévangélistes comme Paula White-Cain, à la tête de sa propre Église indépendante.

La notion de combat spirituel se rapporte initialement à la question de l’évangélisation. Pour les chrétiens charismatiques, d’orientation évangélique en particulier, la puissance de Dieu est sans pareil, elle agit aujourd’hui comme aux premiers temps du christianisme. Ces chrétiens reconnaissent l’existence d’entités surnaturelles, qu’elles soient bienveillantes ou maléfiques. Dès lors, convertir un individu ne va pas de soi. C’est un processus qui implique d’affronter des forces spirituelles hostiles, sataniques, qu’il faut faire reculer et vaincre ; on parle alors de « confrontation de puissances ». 

La rhétorique du « combat spirituel » est au cœur de la spiritualité évangélique.

Philippe Gonzalez

Or cette démonologie, telle que la conçoivent les chrétiens charismatiques, est un vecteur majeur de sensibilisation aux enjeux politiques. C. Peter Wagner et ses disciples ne souhaitent pas se contenter de sauver des âmes, mais veulent transformer la société pour faire advenir le royaume de Dieu sur terre. Ce basculement de l’individu à des collectivités politiques a des conséquences directes sur le pluralisme démocratique lorsque le langage du combat spirituel est conjugué à la théologie du dominion. L’espace public n’est plus alors appréhendé comme le lieu où entrent en dialogue une pluralité de positions divergentes mais littéralement comme un champ de bataille. Un champ de bataille cosmique dans lequel Dieu et ses armées célestes affrontent sans relâche Satan et ses hordes de démons pour le salut des âmes, mais aussi des villes et des nations. La rhétorique mobilisée est une rhétorique de puissance, qui emprunte beaucoup à certains textes de l’Ancien Testament, dont le livre de Josué, qui retrace la conquête du pays de Canaan par les Hébreux, et la destruction brutale de leurs ennemis. On a donc une relecture de l’espérance chrétienne non plus centrée sur le salut individuel et la figure de Jésus, mais sur le salut de la collectivité à l’image des récits guerriers vétéro-testamentaires. L’horizon est celui de la croisade — le terme est d’ailleurs employé par Pete Hegseth, très proche des reconstructionnistes chrétiens, nommé secrétaire de la Défense par Donald Trump.

J’ajouterais un point essentiel. Dans son célèbre ouvrage Le style paranoïaque dans la politique américaine, paru en 1964, l’historien américain Richard Hofstadter, l’avait déjà remarqué : à partir du moment où le rapport à la question politique a été configuré au prisme d’une théologie selon laquelle vos adversaires sont en réalité sous la coupe d’entités démoniaques, la possibilité du compromis disparaît. Accepter le compromis revient à pactiser avec le diable. La prégnance de ce vocabulaire du combat spirituel étendu à la sphère politique, qui démonise l’adversaire, contribue donc à davantage polariser la société américaine. Ce qui ne relève pas du Dieu tiendrait du diable, et cette logique affaiblit les institutions qui œuvraient tant bien que mal à encadrer les conflits politiques en garantissant l’expression publique de perspectives plurielles. Ne reste dès lors de la politique qu’un pur rapport de force, et le rapport aux institutions devient instrumental — il est légitime de s’en servir pour faire taire les voix dissidentes. On le voit sous cette administration Trump.

Lors de la campagne présidentielle de 2008 aux États-Unis, beaucoup de médias avaient raillé l’« exorcisme » de la républicaine Sarah Palin, lors d’une cérémonie religieuse visant à la protéger contre « toute forme de sorcellerie » 14. On retrouve les mêmes incompréhensions au sujet de Michele Bachmann quelques années plus tard, ou lorsqu’il s’agit de commenter les propos de Paula White-Cain, conseillère spirituelle de Donald Trump, quand elle clamait dans un prêche de janvier 2020 : « nous ordonnons à toutes les grossesses sataniques de faire des fausses couches. » 

Dans ces trois cas, la dimension politique de pratiques et de vocabulaire charismatiques n’a pas été perçue.

La différence, c’est qu’on retrouve aujourd’hui ces acteurs au plus haut de l’État, plus influents que jamais. Mon collègue André Gagné a publié un excellent ouvrage sur le sujet 15.

Un autre apport de C. Peter Wagner porte sur l’organisation même des Églises. Il oppose ainsi une compréhension apostolique — qu’il valorise — au traditionnel fonctionnement démocratique, qu’il dénigre.

C’est en effet un point clef, avec là encore des incidences politiques notables. 

Wagner est le fondateur de la Nouvelle Réforme apostolique (New Apostolic Reformation, NAR), sorte de réseau mondial dont les « apôtres » et « prophètes », des figures charismatiques de premier plan, circulent d’une église et d’un pays à l’autre pour délivrer une conception intégrale du salut imprégnée de théologie du mandat. La fascination pour la figure du prophète dans le milieu néocharismatique n’est pas neutre : dans l’Ancien Testament, le prophète apporte directement la parole de Dieu au roi, hors de la médiation du clergé. Wagner est convaincu que nous vivons une nouvelle époque prophétique ; il voit dans la NAR « le changement le plus radical dans la façon de faire l’Église depuis la Réforme protestante ».

Le mouvement plaide pour une dérégulation des institutions ecclésiales : les instances régulatrices, tant au niveau politique que théologique, doivent s’effacer en faveur de l’autorité visionnaire d’individus directement élus par Dieu et cooptés par leurs pairs. Comme Kuyper, Wagner insiste sur l’accès immédiat à Dieu dont bénéficie le chrétien. Les structures de régulation des Églises sont perçues comme autant d’obstacles ; elles ne sont pas inspirées par l’Esprit Saint et endiguent le flot prophétique. Ce faisant, on bascule d’un modèle démocratique, caractérisé par des synodes, des assemblées générales, à un modèle autocratique justifié par les révélations particulières que le Saint-Esprit accorderait à ces « apôtres » et à ces « prophètes ». Il existe dans ce milieu une fascination pour l’immédiateté, pour la validation directe. La NAR a donc tout fait pour contourner, faire sauter tous les éléments qui entraînent certes un retard, des détours, mais qui ce faisant permettent de parvenir à des propositions plus complexes, soupesées, nuancées.

C’est dans ce milieu affranchi de toute instance de régulation démocratique, soumis à des figures d’autorité que sont les « apôtres » et les « prophètes » que va être acclimatée la théologie du dominion.

Le réseau de la Nouvelle Réforme apostolique a aussi ceci de particulier qu’il fonctionne en grande partie sur le modèle du marché concurrentiel. Les « apôtres » et « prophètes » se comportent comme des entrepreneurs religieux et leur légitimité, garante d’autorité au sein du milieu charismatique, dépend en bonne partie de la popularité de leurs « visions » et « révélations », dont certaines s’apparentent à de véritables marques déposées. Il en va ainsi de la vision des « sept montagnes », popularisée par le conférencier Lance Wallnau, figure importante de la NAR aujourd’hui, qui enjoint les chrétiens à prendre le contrôle des sept « montagnes » ou sphères qui composent la société — les arts, les affaires, l’éducation, la famille, le gouvernement, les médias et la religion — au nom du dominion. L’idée, presque gramscienne, est qu’en plaçant des chrétiens au sommet de chacune de ces sphères, on s’emparera de la culture et fera ruisseler sur l’ensemble de la société une vision sanctifiée, on reprendra le contrôle de la société. Il s’agit ni plus ni moins qu’un kit de prêt à penser dominioniste à destination du chrétien évangélique lambda, appelé à faire advenir le royaume de Dieu au quotidien, dans son travail, dans sa famille, quasiment dans une logique de développement personnel. 

La dimension hégémonique de cette vision — subvertir de l’intérieur le fonctionnement démocratique et libéral de la société pour imposer ses vues même aux non-chrétiens — n’est jamais abordée, mais elle sous-tend l’ensemble de ces « visions », de ces schèmes. Voilà pourquoi on fait fausse route en abordant la situation actuelle sous le prisme de « dérives » de tel pasteur ou de telle Église ; ce n’est pas un problème d’individu, c’est un problème lié la structuration du monde para-ecclésial au sein de l’évangélisme, et de l’entreprise de dérégulation massive qui a fini par imprégner le champ politique à travers le Parti républicain.

Vous rappelez d’ailleurs à quel point la NAR a joué un rôle crucial dans le soutien des évangéliques blancs à Donald Trump.

À l’époque, en 2016, d’autres candidats, comme Mike Huckabee, Rick Santorum ou surtout Ted Cruz, étaient des candidats plus conventionnels pour réunir les suffrages des chrétiens conservateurs. Paula White-Cain, proche de la NAR, a joué un rôle majeur en parvenant à « vendre » le candidat Trump à la droite chrétienne, en le présentant comme un homme certes imparfait dans sa pratique de la foi, mais œuvrant au projet de Dieu pour la société. Les recours à des exemples tirés de l’Ancien Testament sont alors légion. Paula White compare ainsi Trump à la reine Esther qui, dans la Bible, est placée par Dieu comme épouse du roi de Perse pour le convaincre d’empêcher l’extermination prévue des Juifs du royaume. Quant à Lance Wallnau, il relate dans son livre God’s Chaos Candidate (« Le candidat du chaos de Dieu », paru en septembre 2016, donc avant la victoire de Donald Trump) une « révélation » reçue dans la Trump Tower, à New York. Dieu lui aurait alors annoncé que le candidat était « un boulet de démolition contre l’esprit du politiquement correct ». Wallnau poursuit en présentant Trump comme un nouveau Cyrus, référence au livre d’Ésaïe, dans lequel ce souverain perse, bien que païen, est « oint » par Dieu pour libérer le peuple juif. Grâce à la NAR, Donald Trump bénéficie de l’image flatteuse d’un instrument de Dieu ; il saura par la suite soigner la droite chrétienne, pilier de son électorat.

Un tel enchevêtrement entre religion et politique n’est pas sans avoir des conséquences directes pour le pluralisme, tant au sein des Églises que dans la société. Car si le président est l’oint de Dieu, s’opposer à lui revient à s’opposer au dessein divin…

La théologie dominioniste constitue un péril on ne peut plus réel pour le modèle démocratique aujourd’hui. Prenons-le au sérieux.

Philippe Gonzalez

Certains théologiens évangéliques — non des moindres — ont pourtant essayé d’apporter une parole critique vis-à-vis de ce mélange des genres. Je pense notamment à Russell Moore.

Russell Moore est effectivement un cas d’école.

Ce théologien conservateur, hostile au droit à l’avortement, a passé huit années à la tête de la prestigieuse Commission d’éthique et de liberté religieuse de la Convention baptiste du Sud, la plus importante dénomination protestante du pays. Dès 2016, il est l’une des rares personnalités évangéliques de renom à oser pointer du doigt les manquements éthiques de Donald Trump et de son administration. Cela lui vaut de s’attirer les foudres de son Église et de nombreux fidèles évangéliques, au point qu’il est contraint en 2021 de quitter son poste pour rejoindre le mensuel évangélique Christianity Today. Russell Moore est l’archétype du conservateur à l’ancienne, perdu au milieu d’un monde de réactionnaires. 

Pourquoi faites-vous cette distinction ?

Elle me semble essentielle dans le contexte actuel. Les conservateurs acceptent en effet de jouer le jeu libéral du pluralisme démocratique, tout en œuvrant à modérer, réguler voire entraver les changements de société, alors que les réactionnaires prônent le rapport de force, dans une volonté de faire table rase, de faire sauter toutes les institutions qui permettent une forme de régulation. Car ce qu’ils visent, aujourd’hui, c’est bien l’avènement de quelque chose de l’ordre d’un pouvoir absolu. Là encore, les parallèles avec l’entreprise généralisée de dérégulation démocratique entreprise par l’administration Trump saute aux yeux : toute critique est inaudible, et les rares voix dissidentes au sein du Parti républicain — Adam Kinzinger (lui-même évangélique), Liz Cheney, Mitt Romney — ont toutes été écartées, laminées.

Avec la Nouvelle Réforme Apostolique, on peut arguer que l’évangélisme tel qu’il est né dans les années 1940 a opéré la fin de sa mutation politique. Sous Donald Trump, le label évangélique est quasiment devenu une catégorie sociopolitique, un indicateur de vote 16. Les éléments démocratiques dans la tradition évangélique ont été tant malmenés ces cinquante dernières années, le désir de revanche et d’hégémonie est si fort aujourd’hui que les contre-pouvoirs ont été mis à terre et les voix dissonantes sont totalement inaudibles. Lorsque j’ai commencé à travailler sur ces questions, il y a une dizaine d’années, les théoriciens de la NAR se défendaient de toute velléité théocratique. Aujourd’hui, leurs idées se sont tant diffusées que certains, comme Lance Wallnau, n’hésitent plus à s’afficher ouvertement comme « nationalistes chrétiens », voire à revendiquer cette appellation 17. La parole est libérée. « Nous devons être le parti du nationalisme et je suis chrétienne, et je le dis fièrement, nous devrions être des nationalistes chrétiens », affirmait en juillet 2022 l’élue Marjorie Taylor-Green, représentante de l’État de Géorgie, figure influente du Parti républicain, adoubée par Franklin Graham, fils et successeur de Billy Graham. Quelques semaines plus tôt, elle avait déclaré en avoir « assez de cette histoire de séparation de l’Église et de l’État ».

Un autre nationaliste chrétien assumé, Russell Vought, l’un des principaux architectes du Projet 2025, est aussi l’un des idéologues les plus influents de la seconde administration Trump. La liste est longue.

De façon révélatrice, les évangéliques qui constatent avec effarement cette dérive autoritaire à l’œuvre dans leurs Églises abandonnent peu à peu ce qualificatif et préfèrent se qualifier de « chrétiens », ou revendiquent les labels de leurs dénominations respectives, comme « baptiste », « presbytérien », etc. En ne pensant le pluralisme autrement qu’à l’aune de l’affrontement, en œuvrant à instaurer une nation chrétienne, quitte à outrepasser les convictions des autres citoyens, la théologie dominioniste constitue un péril on ne peut plus réel pour le modèle démocratique aujourd’hui. Prenons-le au sérieux.

Sources
  1. Philippe Gonzalez, « Dénoncer le ‘nationalisme chrétien’ », Multitudes, n° 95, 2024.
  2. L’acception actuelle du terme « évangélique » doit beaucoup à un travail institutionnel effectué par des associations comme la National Association of Evangelicals (NAE, Association nationale des évangéliques), fondée en 1942 aux États-Unis. Ce travail visait à rassembler et fédérer des Églises conservatrices sur les plans théologiques et moraux et partageant une même identité doctrinale dans un souci de plus grande visibilité au sein de la société.
  3. Président des États-Unis, « Establishment of the Religious Liberty Commission », Executive Orders, Maison-Blanche, 1er mai 2025.
  4. Président des États-Unis, « Eradicating Anti-Christian Bias », Maison-Blanche, 6 février 2025.
  5. « Religious Landscape Study », Pew Research Center.
  6. « Je crois en une Amérique où la séparation de l’Église et de l’État est absolue, où aucun prélat catholique ne dirait au président (s’il est catholique) comment agir, et où aucun pasteur protestant ne dirait à ses paroissiens pour qui voter ; où aucune Église ou école religieuse ne recevrait de fonds publics ou de préférence politique ; et où aucun homme ne se verrait refuser une fonction publique simplement parce que sa religion diffère de celle du président qui pourrait le nommer ou de celle du peuple qui pourrait l’élire. » Bibliothèque et musée présidentiels John F. Kennedy, « Transcript : JFK’s Speech on His Religion (12 sept 1960) », NPR, 5 décembre 2007.
  7. « Majorité morale », très influente organisation chrétienne de lobbying politique fondée par le télévangéliste Jerry Falwell en 1979, afin de promouvoir les idées conservatrices.
  8. Manon-Nour Tannous, « Le « choc des civilisations » de Samuel Huntington, une notion débattue », Vie Publique, 26 août 2019.
  9. Joan Stavo-Debauge, Le loup dans la bergerie. Le fondamentalisme chrétien à l’assaut de l’espace public, Labor et Fides, 2012.
  10. Joan Stavo-Debauge, John Dewey face aux fondamentalismes. Les origines des discours « post-séculiers » et leur antidote, Éditions de l’université de Lorraine, 24 janvier 2024.
  11. Julie Ingersoll a publié un livre qui fait autorité sur le reconstructionnisme chrétien : Building God’s Kingdom. Inside the World of Christian Reconstruction, Oxford Press, 2015.
  12. Philippe Gonzalez et Joan Stavo-Debauge, « ’Dominez la terre !’ Le créationnisme, du fondamentalisme à la désécularisation », Éditions de l’EHESS, octobre 2015.
  13. C. Peter Wagner, Dominion ! How Kingdom Actions Can Change the World, Chosen Books, 2008.
  14. Philippe Gonzalez, « Montrer « l’exorcisme » de Sarah Palin sur le web. Enquête(s) sur la portée politique d’images religieuses », Les religions au temps du numérique, 2015.
  15. André Gagné, Ces évangéliques derrière Trump : hégémonie, démonologie et fin du monde, Labor et Fides, 2020.
  16. Le Pew Research Center a récemment publié une enquête édifiante qui confirme le soutien constant des évangéliques blancs à Trump : il obtient auprès d’eux un taux d’approbation de 72 %, loin devant tout autre groupe religieux. Par ailleurs, le choix du Pew Research Center de distinguer les Black Protestants des évangéliques blancs témoigne du caractère fortement racisé dont est porteur le terme evangelical aujourd’hui aux États-Unis.
  17. Philippe Gonzalez, « Dénoncer le ‘nationalisme chrétien’ », op. cit.