Depuis le début de la guerre à grande échelle de l’Ukraine le Grand Continent a permis à plusieurs millions de personnes de comprendre l’évolution du front diplomatique et tactique — ainsi que les transformations stratégiques les plus profondes et leurs effets pour nos systèmes politiques. Si ce travail, mené par une revue indépendante, vous a été utile nous vous invitons de à vous abonner
Sur le fond d’une situation tactique qui semble enlisée, avec des avancées russes incrémentales, les nouvelles récentes d’une supposée percée vers Dobropillia ont paru constituer des ruptures majeures, faisant craindre un retour à la guerre de mouvement en faveur de Moscou.
Pourtant, ce n’est pas la première fois ces derniers mois que des éléments légers Russes parviennent à s’infiltrer relativement profondément derrière les lignes ukrainiennes. Déjà, en avril dans le secteur de Toretsk et fin juillet au sud de Pokrovsk, de petits contingents russes avaient brièvement atteint des avancées inhabituellement profondes.
Comme cela a été largement expliqué 1, ces phénomènes sont des conséquences directes de la transformation du front, qui n’est plus une ligne continue de tranchées fortement défendues qui se font face mais une bande poreuse de zones contestées, pouvant faire plusieurs dizaines de kilomètres de large par endroits. Sa défense repose sur un maillage de positions défensives plus ou moins éparses, entre lesquelles les drones assurent l’essentiel de la couverture. À la faveur d’une météo favorable ou d’une erreur localisée des défenseurs, il est donc possible pour des éléments légers de passer inaperçus et d’avancer relativement loin, sans pour autant constituer une percée exploitable, en raison de l’absence de vecteurs lourds.
Si cette évolution est, d’une part, une conséquence des évolutions technologiques dans le conflit – il faut moins d’hommes pour tenir un front – elle est aussi et surtout une adaptation forcée aux énormes tensions sur les effectifs des deux côtés, en particulier au sein de l’infanterie.
Or à moyen terme, ces problèmes de ressources humaines et les dynamiques qui les sous-tendent risquent de jouer un rôle croissant dans l’orientation de la trajectoire future du conflit. Ils sont également porteurs d’enseignements précieux pour les autres armées européennes qui cherchent à monter en puissance face à la menace Russe.
Le problème de l’infanterie dans la guerre contemporaine
Ces mêmes évolutions technologiques, qui rendent son emploi moins concentré, ont en effet accentué le déséquilibre de force entre l’infanterie et les autres armes sur le champ de bataille. Cela se traduit, quoique dans des modalités différentes, par une infanterie qui fait défaut des deux côtés : en quantité du côté ukrainien et en qualité du côté russe. Du fait de sa plus grande attrition au combat et des difficultés conséquentes pour motiver des personnes de qualité à y servir volontairement, les deux armées peinent à constituer des masses de combat nombreuses et bien formées.
De fait, l’infanterie est probablement, de toutes les armes et composantes, celle qui a le moins évolué depuis la Première Guerre mondiale et l’invention du fusil-mitrailleur, ou, au moins, depuis la Seconde, avec l’arrivée de l’infanterie mécanisée et des armes antichar 2. Certains manuels ou doctrines de combat à pied de la première moitié du XXe siècle sont d’ailleurs toujours à la pointe de ce qui se fait aujourd’hui (en particulier pour le combat de haute intensité, le combat de tranchées, etc.).
Toutes les innovations dont elle a pu bénéficier depuis (transmissions, équipements optiques, vision nocturne, etc) n’ont fait, au mieux, qu’étendre à la marge son champ d’action géographique et temporel sans bouleverser fondamentalement ses capacités ou ses vulnérabilités. Ainsi, tout le champ de bataille se transforme autour d’elle, devenant plus « transparent », plus « intelligent » et plus « létal », mais l’infanterie n’a évolué qu’incrémentalement dans ses capacités d’agression et, surtout, de protection.
Les évolutions technologiques ont accentué le déséquilibre de force entre l’infanterie et les autres armes sur le champ de bataille — cela se traduit par une infanterie qui fait défaut des deux côtés : en quantité du côté ukrainien et en qualité du côté russe.
Robert-Henri Berger
Si, dans les conflits passés, la tranchée offrait un abri relatif contre l’artillerie qui tombait au hasard, aujourd’hui, une bombe aérienne ou un obus moderne peut frapper précisément une position aussi fortifiée soit-elle et la réduire en cendres. Si le camouflage et la dispersion fournissaient une certaine invisibilité à l’infanterie sur le terrain, aujourd’hui la vision thermique et les drones omniprésent permettent de passer au crible le champ de bataille et les drones kamikazes sont en nombre suffisant pour pourchasser même les fantassins isolés.
Comme c’est elle qui effectuait l’essentiel des tâches de combat de première ligne, l’infanterie a toujours été l’arme subissant le plus de pertes en proportion de ses effectifs engagés 3. Symétriquement, le nombre de pertes infligées à l’ennemi par de l’armement d’infanterie a toujours été, historiquement, assez faible dans les guerres conventionnelles. La situation actuelle de vulnérabilité extrême et d’impuissance relative n’est donc pas à proprement parler nouvelle : l’infanterie meurt beaucoup, mais tue peu.
Cependant, les taux de pertes qui semblent être observés en Ukraine aujourd’hui, en particulier du côté russe, sont exceptionnellement élevés, même pour les standards historiques de l’infanterie. Si l’on en croit les enquêtes en source ouvertes, l’espérance de vie d’un fantassin fraîchement arrivé sur une portion chaude du front est sans commune mesure avec les conflits récents. Il faudrait remonter probablement à la Première Guerre mondiale pour trouver des taux de pertes similaire — avoisinant les 100 % pour certaines unités 4. De plus, les nouvelles modalités tactiques du front étendu rendent les conditions de combat particulièrement difficiles : insalubrité, absence de ravitaillement, impossibilité d’évacuer les blessés et les morts.
La situation actuelle de vulnérabilité extrême et d’impuissance relative n’est donc pas à proprement parler nouvelle : l’infanterie meurt beaucoup, mais tue peu.
Robert-Henri Berger
Enfin, et surtout, les moyens d’action d’un fantassin contre ces nouvelles menaces sont particulièrement limités. Contre les drones FPV, par exemple, peu de techniques à sa disposition semblent réellement fonctionner (tirs directs à l’arme longue, brouilleurs individuels, etc.) et la fuite reste la plus efficace, mais avec une chance de succès assez aléatoire. Ce type d’aléa a toujours fait partie de la guerre – la trajectoire d’une balle de mousquet ou d’un obus d’artillerie pouvait décider de la vie ou de la mort – mais des adaptations tactiques permettaient de s’en affranchir dans une certaine mesure. À ce jour, de telles adaptations n’ont pas encore été réellement trouvées pour une grande partie des menaces émergentes du champ de bataille moderne.
Avec une espérance de vie en première ligne si faible et un combat tellement inégal contre des menaces omniprésentes, il est naturel que ceux qui ont le choix privilégient une autre spécialité, ne laissant dans l’infanterie de ligne que les moins chanceux, ou ceux qui ne parviennent pas à déserter.
Cette aversion pour le métier de fantassin est, enfin, probablement encore accentuée par l’omniprésence d’images du front sur les réseaux sociaux, qui rendent cette réalité douloureusement visible, y compris pour de potentielles recrues.
Motiver un soldat au XXIème siècle
Si l’infanterie a presque toujours été perçue dans les armées comme la composante la moins prestigieuse des armées, d’autres composantes étant vues comme plus techniques (artillerie, aviation, marine) ou plus nobles (cavalerie), sa prééminence numérique lui assurait toujours une priorité élevée dans le recrutement. De plus, l’accès aux autres branches étant souvent limité à une élite – sociale ou de qualification – le choix d’une potentielle recrue se limitait souvent à cette arme.
Or dans les armées modernes, où le nombre de spécialistes et de personnels de soutien a tendance à augmenter, les potentielles recrues peuvent aspirer en plus grand nombre à d’autres fonctions plus valorisantes. Ainsi, même en temps de guerre, les problèmes de recrutement et de désertion sont très différents d’une spécialité à l’autre. Les unités de pilotes de drones par exemple, ou les formations d’élites aux missions valorisantes, sont souvent moins en difficulté que les unités d’infanterie de ligne.
Là encore, la comparaison de la guerre en Ukraine avec la Première Guerre mondiale est instructive. En effet, comme on l’a vu, c’est de ce conflit que les circonstances matérielles et psychologiques du conflit se rapprochent le plus, de même que les taux d’attrition des troupes de mêlée. Or en 1914, dans un contexte politique marqué à gauche par le socialisme pacifiste et internationaliste, les pays européens comme la France, n’ont eu, contre leurs propres attentes, aucune difficulté à mobiliser les masses pour la guerre 5. De même, tout au long du conflit, les problèmes de désertion ont été limités à l’année 1917, notamment à la suite des offensives du printemps, perçues comme inutilement sanglantes.
De nombreuses armées occidentales contemporaines mettent en place des campagnes de recrutement axées sur le développement personnel et la découverte de soi.
Robert-Henri Berger
Aujourd’hui, alors que tous les mouvements structurés antimilitaristes et pacifistes ont disparu, les armées ont du mal à recruter, qu’il s’agisse de celles d’Europe de l’Ouest en paix ou de celles en guerre en Ukraine. Outre la plus grande visibilité du front et de ses réalités, une autre cause plus profonde semble être à l’origine de ces changements : la transformation du rapport des individus au service de la nation en général, et au métier des armes en particulier.
Dans les armées post-modernes des pays occidentaux, les institutions sont de plus en plus confrontées, comme les entreprises privées, à un individualisme croissant des recrues qui, de plus en plus, s’engagent ‘pour elles-mêmes’ et ce que l’armée peut leur apporter et moins pour la défense d’une nation ou de valeurs. Cela ne signifie pas pour autant que la notion de service est totalement absente, mais elle est conditionnée au fait que l’activité soit valorisante pour la personne en tant qu’individu, et qu’elle lui permette de se développer sur les plans personnel et professionnel.
Ainsi, de nombreuses armées occidentales ont accepté cet état de fait et ont essayé de l’exploiter à leur avantage, en mettant en place des campagnes de recrutement axées sur le développement personnel et la découverte de soi. On peut notamment penser à la célèbre campagne de l’armée américaine qui, dès les années 1980, appelait ses futures recrues à « Be all you can be ! » ou, plus récemment, à l’armée de terre française avec son slogan « Devenez vous-même ».

Une telle communication, qui invite à rejoindre les forces armées pour découvrir ses limites et vivre une « expérience », semble fonctionner sur la jeunesse actuelle, si l’on en croit la prolifération de ce type de campagnes. Cependant, ce nouveau type de soldat accorde une grande importance à son agence en tant qu’individu et à son aventure personnelle au sein de la machine qu’est l’organisation militaire. Or ces attentes peuvent souvent être déçues face à la réalité souvent monotone et rébarbative du métier de militaire.
C’est exactement la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui l’armée ukrainienne. Comment motiver une population largement occidentalisée dans ses modes de vie et ses aspirations à rejoindre des forces armées qui n’ont guère d’expériences positives à offrir ?
Robert-Henri Berger
Plus encore, une motivation fondée sur de tels principes atteint vite ses limites quand l’expérience proposée par les armées consiste à passer des semaines au fond de tranchées insalubres, en permanence exposé et presque sans défense à des machines tueuses. Il n’est donc pas surprenant que les nouveaux héros de la guerre moderne soient les pilotes de drones FPV, une discipline qui repose largement sur la prouesse individuelle du pilote et dans laquelle les meilleurs peuvent devenir de véritables célébrités.
C’est exactement la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui l’armée ukrainienne. Comment motiver une population largement occidentalisée dans ses modes de vie et ses aspirations à rejoindre des forces armées qui n’ont guère d’expériences positives à offrir ? Ce phénomène explique également en grande partie la différence de difficulté de recrutement entre les armées russe et ukrainienne : la première peut se permettre de recruter de force des masses plus ou moins coopératives pour mener des attaques suicides, tandis que la seconde doit parvenir à constituer une armée d’individus libres et consentants pour mener une guerre d’attrition deshumanisante.

Le problème de l’infanterie dans la stratégie russe et ukrainienne
Ainsi, dans les écarts de capacités de recrutement entre les deux belligérants, la différence démographique n’explique pas tout. Selon les renseignements ukrainiens, la Russie arriverait à atteindre voire à dépasser son objectif de recruter 30 000 à 40 000 nouveaux soldats par mois 6, ce qui lui permet d’augmenter lentement mais sûrement la taille de ses forces armées. Côté Ukrainien, les 17 000 à 24 000 recrues mensuelles ne suffiraient semble-t-il pas à compenser les nombreuses désertions, conduisant dans l’ensemble à une stagnation, voire à une baisse des troupes disponibles 7. Cette divergence des résultats obtenus s’explique aussi par des différences dans les cultures d’organisation et les types de personnes recrutées.
D’une part, le système de génération de force russe repose largement sur la pauvreté endémique d’une grande partie de sa population et sur la faible mobilité géographique qui limite ses perspectives économiques. Ainsi, des primes d’engagement conséquentes et des salaires élevés, qui peuvent transformer profondément la vie d’un foyer, suffisent à faire accepter les privations et les risques inhérents à un engagement dans l’armée 8.
Dans les écarts de capacités de recrutement entre les deux belligérants, la différence démographique n’explique pas tout.
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De plus, ces couches de la population russe, habituées à vivre dans une société rigide et autoritaire, gangrenée par le banditisme et la corruption, sans recours face à l’arbitraire de l’État, s’adaptent plus facilement à un contexte militaire post-soviétique marqué par la brutalité de la hiérarchie et le mépris pour la vie humaine. L’exemple des recrutements en prison est à ce titre éloquent. Les sévices qui semblent être la norme dans les prisons russes sont tels que le traitement inhumain des fantassins peut paraître une alternative attirante à un détenu, ou même à un accusé susceptible de le devenir. Presque exclusivement tournées vers les minorités ethniques et les périphéries du territoire, ces campagnes de recrutement ignorent largement la population occidentalisée et mobile des grands centres urbains 9.
Ce système de recrutement, bien qu’il tire profit des avantages comparatifs russes, ne peut fonctionner que dans le cadre extrêmement rigide et brutal hérité de l’Armée rouge. Il a toutefois également, comme les premières années de la guerre l’ont montré, grandement limité les capacités d’évolution et d’adaptation de l’armée russe, qui nécessitent un niveau d’autonomie plus élevé des échelons tactiques inférieurs. Ainsi, les forces armées n’ont pu rattraper l’avantage ukrainien en matière de drones qu’en créant une nouvelle structure, Rubicon, qui fonctionne de manière parallèle aux forces traditionnelles et semble développer une culture organisationnelle plus souple et plus intelligente.
Les forces armées ukrainiennes, quant à elles, se trouvent dans une situation symétrique. Disposant au début du conflit d’une culture et d’une organisation similaires à celles des Russes, ses forces armées ont subi une transformation radicale par l’afflux massif de volontaires issus de la société civile, qui ont apporté de nouvelles idées et méthodes. C’est ce renouvellement organisationnel profond qui a rendu possibles les succès tactiques initiaux et la floraison d’innovations dans tous les domaines du champ militaire qui ont marqué les premières années du conflit.
Or, face à l’attrition impitoyable d’une guerre d’usure et confrontée aux difficultés croissantes de recrutement, l’armée ukrainienne est tentée de revenir aux anciennes méthodes de l’Armée rouge, tant en matière de tactique sur le terrain que de politique de recrutement 10. Pourtant, cette entreprise semble vouée à l’échec d’emblée et risque même de lui coûter la guerre.
En effet, bien qu’elles aient tenté de mettre en place les mêmes mécanismes d’incitation financière que leurs homologues russes, les forces armées ukrainiennes n’ont pas obtenu des résultats comparables 11. De fait, la population du pays dispose plus largement des moyens d’émigrer vers des opportunités économiques en Europe ou dans le monde. Elle est aussi plus exposée aux valeurs post-héroïques et aux modes de fonctionnement européens. Pour un jeune Ukrainien que l’on souhaiterait attirer dans les forces, les incitations économiques seules ne suffiront pas à le faire rejoindre une organisation à laquelle il ne fait plus confiance et dont il ne partage pas les valeurs.
Face à l’attrition impitoyable d’une guerre d’usure et confrontée aux difficultés croissantes de recrutement, l’armée ukrainienne est tentée de revenir aux anciennes méthodes de l’Armée rouge, tant en matière de tactique sur le terrain que de politique de recrutement.
Robert-Henri Berger
Avec un recrutement par conséquent très dépendant du volontariat et un système de coercition militaire beaucoup moins développé, l’armée ukrainienne doit donc impérativement réparer le lien de confiance avec la société civile : confiance d’une part dans sa compétence en tant qu’outil de défense mais confiance aussi dans la valeur qu’elle accorde à chacun de ses soldats.
Si cette contrainte supplémentaire qui s’impose à la partie ukrainienne peut sembler un désavantage dans la conduite du combat, elle est indispensable pour qu’elle puisse espérer tenir l’effort de guerre dans la durée. Elle constitue aussi sa meilleure chance de remporter le conflit à long terme, en conservant la flexibilité et l’inventivité qui ont fait sa force jusqu’à présent.
Le problème de l’infanterie en France et en Europe face aux bonnes pratiques ukrainiennes
Bien qu’en d’autres termes, et avec un degré d’urgence moindre, ces mêmes problèmes se posent aussi pour une grande partie des autres armées européennes. Qu’il s’agisse des armées françaises, allemandes ou anglaises, les difficultés de recrutement sont presque partout au sommet des priorités des décideurs militaires et les causes du désamour pour l’institution y sont souvent similaires.
Ainsi, en France par exemple, une proportion importante de jeunes recrues dénonce son contrat au cours de la première année, lorsque la réalité du métier à l’intérieur de l’institution ne correspond pas à leurs attentes 12. Pour les armées britanniques, la situation est similaire avec les départs volontaires avant le terme du contrat représentant la principale cause d’érosion des effectifs dans toutes les branches 13.

Si les causes de ces départs sont multiples et difficiles à déterminer précisément, l’impact sur la vie de famille figure souvent en tête de liste. Il est à noter que ces personnes quittent des institutions qu’elles avaient initialement rejointes de leur propre chef. Les institutions militaires aiment attribuer ces départs à une supposée fragilité des jeunes générations plus versatiles que leurs aînées. Une explication moins arrangeante serait qu’elles n’y ont pas trouvé le sens et les valeurs qu’elles y cherchaient. De ce point de vue, une part de responsabilité peut être imputée aux cultures d’organisation, parfois très déconnectées de la société, avec des valeurs et des rapports humains qui ne correspondent plus aux normes.
Changer la culture d’une organisation est notoirement difficile, en particulier en situation de guerre. Toute critique est d’emblée suspectée de subversion ennemie et accusée de saper le moral des troupes. Pourtant, face à la nécessité, les Ukrainiens ont expérimenté des solutions innovantes pour tenter de lutter contre la dérive autoritaire et bureaucratique de leur armée.
En France une proportion importante de jeunes recrues dénonce son contrat au cours de la première année, lorsque la réalité du métier à l’intérieur de l’institution ne correspond pas à leurs attentes.
Robert-Henri Berger
Outre des améliorations dans la formation initiale des recrues et leurs conditions de vie, les réformes ukrainiennes ont surtout visé à atténuer, voire à contourner, les instincts de contrôle bureaucratique qui rigidifient la structure de l’armée et la rendent aliénante pour les soldats qui y servent, surtout en situation de vie ou de mort.
L’une des premières mesures prises par l’armée ukrainienne pour pallier le grand nombre de désertions, dès le courant de l’année 2024, a été d’offrir une amnistie aux militaires ayant déserté leur unité, à condition qu’ils rejoignent les forces armées dans un délai prescrit. Cette mesure a été mise à profit par un nombre significatif de soldats qui avaient quitté leur poste pour des raisons familiales ou pour échapper à un chef tyrannique 14.
Dans le même esprit, l’armée ukrainienne a mis en place une plateforme numérique permettant aux soldats de demander à changer d’unité, Army+. Fonctionnant de manière rapide et dématérialisée, dans une guerre où les téléphones portables sont utilisables jusque sur le front, cet outil permet aux soldats de contourner la bureaucratie et les blocages de leurs supérieurs pour soumettre leur demande.
Bien que des conditions s’appliquent aux demandes et que toutes ne soient pas acceptées, cet outil permet néanmoins de donner un exutoire à l’une des frustrations les plus courantes dans les forces armées : celle d’être sous les ordres d’un chef inhumain ou incompétent. Cela introduit également une certaine concurrence entre les chefs et les unités, qui peuvent être exposés si une proportion trop importante de leurs hommes demande à être transférée.
Une autre initiative intéressante de ce point de vue a été la mise en place de la plateforme Brave 1 Market qui rémunère les destructions ennemies par des points utilisables pour effectuer ensuite des achats de matériel 15. Inspiré des logiques du jeu vidéo, cette plateforme permet ainsi au soldat sur le terrain de se sentir acteur du succès de son unité tout en lui donnant les moyens d’améliorer sa situation et de se motiver pour le combat. En raccourcissant et en objectivant la boucle de remontée d’expérience et d’innovation, elle permet également de contourner les processus d’acquisition militaires extrêmement lourds et lents, qui sont particulièrement frustrants pour les unités de terrain qui ont constamment besoin de matériel adapté aux dernières évolutions.
Beaucoup de ces changements, en apparence simples, seraient impensables dans les armées occidentales en temps de paix. Le fait que l’Ukraine soit capable de les mettre en œuvre en temps de guerre est à son crédit. Cependant, de telles adaptations organisationnelles n’ont par nature que des portées limitées si l’on ne s’attaque pas également à la culture profonde de l’organisation.
Les autres armées occidentales, et européennes en particulier, avec leurs castes de vieux généraux qui rejettent l’innovation en fustigeant une jeunesse molle et peu patriotique, feraient bien également de prendre note de ces évolutions.
Robert-Henri Berger
Or pour changer la culture, il faut souvent changer les personnes qui la portent au sein de la structure, ce qui est un terrain hautement sensible pour toute institution. De ce point de vue, les récents cas de protestation publique de jeunes officiers ukrainiens prometteurs ne sont pas rassurants. Pourtant, les forces armées ukrainiennes ne pourront pas faire l’économie d’un renouvellement plus franc de leur personnel de commandement, par exemple en accélérant les avancements pour mettre en avant des officiers plus jeunes ayant fait leurs preuves dans le conflit.
Les autres armées occidentales, et européennes en particulier, avec leurs castes de vieux généraux qui rejettent l’innovation en fustigeant une jeunesse molle et peu patriotique, feraient bien également de prendre note de ces évolutions.
L’exemple des transformations lancées dans l’armée allemande est particulièrement éloquent.
Pour des raisons historiques évidentes, les armées avaient très mauvaise réputation au sein de la population et ne parvenaient pas à attirer les meilleures recrues, ce qui les plongeait dans un cercle vicieux. Les scandales liés à la présence de symboles néonazis dans les casernes, survenus au cours des années 2010, ont encore accentué cette déconnexion apparente avec le reste de la société.
Pourtant, depuis le début de l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine, des figures militaires ont pris plus de place dans le débat public, avec de relativement jeunes chefs qui ont su créer une image positive dans les médias – Général Freuding devenu une sensation internet. Allant de pair avec une politique d’investissement ambitieuse, ces changements ont aboutis sur la première moitié de 2025 aux meilleurs chiffres de recrutement de la Bundeswehr depuis de nombreuses années 16.
C’est aux armées de s’adapter aux ressources humaines dont elles disposent pour atteindre leur objectif de défense nationale. Trop d’institutions ont tendance à considérer les potentiels candidats à l’engagement comme une population étrangère à sélectionner et transformer pour qu’elle se conforme à une culture militaire fantasmée et déconnectée, sans aucune utilité pour la guerre à mener.
Or quand la guerre devra être menée, elle le sera avec les soldats dont l’armée dispose, et non avec ceux qu’elle voudrait avoir.
Sources
- On Ukraine’s front lines the kill zone is getting deeper, The Economist, 4 aout 2025.
- Michel Goya, Théorie de la section d’infanterie : Le fantassin comme priorité stratégique nationale, 2016.
- Par exemple pour les États-Unis dans la Deuxième Guerre mondiale : Statistical and Accounting Branch, Office of the Adjutant General, Army Battle Casualties and Nonbattle Deaths in World War II, 1946.
- Par exemple pour la France dans la Première Guerre mondiale : Olivier Guillot, Antoine Parent, « Adieu la vie, adieu l’amour : analyse des inégalités de temps de survie chez les soldats « Morts pour la France » durant la Grande Guerre » Population, 2018.
- Jean-Dominique Merchet, Sommes-nous prêts pour la guerre ?, Robert Laffont, 2024.
- Tim Zadorozhnyy, ‘Russia exceeds monthly recruitment targets, Ukraine’s military intelligence says’, The Kyiv Independent, 13 août 2025.
- Yauhen Lehalau, ‘With Desertions, Low Recruitment, Ukraine’s Infantry Crisis Deepens’, Radio Free Europe, 10 août 2025.
- ‘Vladimir Putin’s sickening statistic : 1m Russian casualties in Ukraine’, The Economist, 2 juin 2025.
- ‘In Putin’s Moscow, a summer of death and distraction’, The Economist, 30 juin 2025.
- Marcus Walker, Ian Lovett, ‘Ukraine’s Once Nimble Army Is Mired in Soviet Decision-Making’, The Wall Street Journal, 12 août 2025.
- Matthew Luxmoore, ‘Ukraine Is Offering Money and Perks for Gen Z to Fight’, The Wall Street Journal, 25 mai 2025
- Haut comité d’évaluation de la condition militaire, Revue annuelle de la condition militaire, décembre 2024.
- Ministry of Defence, Accredited official statistics, Quarterly service personnel statistics, 1er janvier 2025.
- Orysia Hrudka, ‘Ukraine starts addressing its army woes : soldiers can now change their units’, Euromaidan Press, 10 décembre 2024.
- Veronika Melkozerova, ‘Points for kills : How Ukraine is using video game incentives to slay more Russians’, Politico, 29 avril 2025.
- Bundesministerium der Verteidigung, Positiver Personaltrend der Bundeswehr setzt sich fort, 31 juillet 2025.