Avec Palantir, le plan « ontologique » d’Alex Karp et Peter Thiel pour créer un État digital
Aux avant-postes de l’empire algorithmique de Trump, Alex Karp et Peter Thiel, les fondateurs de la toute puissante Palantir, sont persuadés d’avoir déjà gagné : « les sceptiques sont désarmés, résignés à une forme de soumission ».
L’entreprise qui va dépasser les 400 milliards de capitalisation boursière a désormais un nouveau projet. Vendre de « l’ontologie » pour réduire à néant les « hommes sans poitrine ».
Leur dernière lettre aux actionnaires est particulièrement bizarre et inquiétante.
Pour la comprendre, nous avons demandé à Andrea Venanzoni de l’introduire et à Alessandro Aresu de la commenter ligne à ligne.
- Auteur
- Andrea Venanzoni

Le 4 août, Palantir a adressé sa troisième lettre aux actionnaires depuis le début de l’année 2025. Les deux autres remontent au 5 mai et au 3 février 2025.
Intervenant dans le sillage de l’envolée spectaculaire du cours et des résultats de la société fondée par Peter Thiel et dirigée par Alexander Karp, c’est aussi la plus importante. Avec une capitalisation boursière avoisinant les 364 milliards de dollars — et des perspectives jugées sérieuses de franchir le cap des 400 milliards —, Palantir a désormais intégré le cercle restreint des vingt-et-une plus grandes entreprises technologiques des États-Unis.
Les chiffres sont impressionnants : 1 milliard de dollars de chiffre d’affaires au deuxième trimestre de l’année, avec une augmentation de 48 % — en faisant le top performer absolu à ce jour, en 2025, au S&P.
Pour donner une idée de cette croissance exponentielle, une action Palantir valait environ 24 dollars le 6 août 2024. Le 6 août 2025, elle en vaut plus de 160 dollars.
La consécration de cette position de leader incontestée est venue du président Donald Trump en personne : lors de la cérémonie de présentation du AI Action Plan, il a expressément remercié Palantir, citant nommément le Chief Technology Officer de la société de Denver, Shyam Sankar. Ce dernier s’était engagé quelques semaines auparavant, dans la réserve de l’armée, aux côtés d’autres représentants du secteur technologique.
Si Donald Trump remercie Palantir, la société peut, en retour, remercier son administration pour avoir fait de la conquête de l’intelligence artificielle un enjeu stratégique majeur : il y a quelques jours, le Pentagone a ainsi signé avec l’entreprise fondée par Peter Thiel et Alex Karp un contrat record de 10 milliards de dollars.
Pour Karp, les résultats extraordinaires de Palantir s’expliquent avant tout par l’émergence, en son sein, d’un écosystème culturel singulier.
Malgré les tensions, les débats et les désaccords, l’entreprise cultiverait un climat interne animé par une dynamique presque révolutionnaire, en rupture fonctionnelle avec les logiques traditionnelles du marché et avec l’esprit de la « vieille » Silicon Valley — celle qui rechignait à s’impliquer dans les domaines de la défense et de la sécurité nationale.
C’est ce climat qui aurait donné naissance à des produits Palantir tels que Foundry, Ontology, Forward Deployed Engineers et Maven.
Deux de ces logiciels en particulier méritent qu’on en décrive la teneur.
Ontology est un outil d’interface conçu pour garantir l’intégration des différentes plateformes mises à disposition par l’entreprise — en particulier Foundry, alimentées par les données et les besoins opérationnels d’une organisation donnée. Cette intégration donne naissance à un hybride numérique, réalisé en extrayant des informations et des modèles décisionnels à partir des données, suspendu entre la dimension virtuelle du logiciel et la réalité empirique de la gestion administrative.
La nouveauté de cette solution est qu’il s’agit d’une fusion sans précédent entre le virtuel et le réel, le technique et l’administratif. Son principal effet : l’accélération considérable de la production de décisions par les fonctionnaires.
Dans un executive order signé en mars 2025, Donald Trump a ordonné la levée des obstacles à la numérisation des structures publiques américaines et à la circulation de l’information : Ontology est la réponse de Palantir à ce décret. La construction de la « république technologique » rêvée par Karp, littéralement.
Le Maven Smart System représente l’une des applications les plus radicales et novatrices de la haute technologie aux théâtres de guerre, en permettant la reproduction virtuelle du champ de bataille. Il est l’incarnation militaire de ce que l’on appelle la « technologie du jumeau numérique » et que de nombreux chercheurs considèrent comme la frontière ultime dans la redéfinition ontologique de la guerre.
Palantir a eu l’occasion de tester cet outil sur le terrain dans un conflit réel, depuis 2022, en Ukraine. Le 25 mars 2025, l’entreprise de Thiel a signé un contrat impliquant la technologie Maven avec le Commandement général de l’OTAN, accentuant ainsi la dépendance technologique de la défense des pays européens vis-à-vis des géants américains de la technologie.
Le projet Maven est la forme la plus élevée du passage de relais entre une Silicon Valley « libérale » — au sens états-unien — et hostile à l’industrie de l’armement et la convergence actuelle entre technologie de pointe et défense. Ces dernières années, le projet Maven avait en effet impliqué Google, contraint toutefois de se retirer partiellement sous la pression d’une fronde interne : de nombreux employés du géant de Mountain View avaient refusé toute implication dans le développement de technologies liées à l’armement. Le retrait de Google a ouvert un important marché que Thiel et Karp ont su identifier avec une précision chirurgicale — tout en leur permettant d’entretenir une polémique nourrie avec ceux qui avaient laissé passer cette occasion.
C’est à ce titre qu’on pourrait d’ailleurs comprendre la citation tirée de The Abolition of Man, de C. S. Lewis — l’auteur de Narnia — sur les « hommes sans poitrine », c’est-à-dire les hommes dépourvus de sens moral. Elle apparaît comme une référence claire, explicite dans l’ouvrage de Karp The Technological Republic, à une industrie technologique bercée d’illusions incapable de produire une vision authentique du monde. Car dans celui de Peter Thiel et Alex Karp, il faut faire usage de la force.
« Toute la valeur du marché ira aux semi-conducteurs et à ce que nous appelons l’ontologie. » — Alexander C. Karp, 6 juin 2024
I.
Ce n’est encore que le début d’une transformation d’ampleur et, nous le croyons, d’une portée plus déterminante encore.
Alessandro Aresu
Pour comprendre la situation actuelle de Palantir, il est utile de revenir brièvement sur un épisode de son passé récent, il y a un peu moins de cinq ans.
À l’époque, entre les inquiétudes liées à la pandémie et dans l’incertitude de la présidentielle américaine quelques semaines plus tard, l’influence que Peter Thiel avait eu sur la première victoire de Trump semblait lointaine : l’introduction en bourse de Palantir, fin septembre 2020, passa, à l’époque, pour un événement sans grande importance.
Le premier jour de cotation à New York avait conduit à une capitalisation d’un peu plus de 20 milliards et avait même essuyé quelques critiques sur la baisse du cours par rapport aux sommets atteints dans la journée.
En août 2025, la capitalisation boursière de Palantir a dépassé les 400 milliards. D’un point de vue strictement financier, la « transformation d’ampleur » dont parle Karp a déjà eu lieu.
Au deuxième trimestre de l’année, notre activité globale a généré plus d’un milliard de dollars, une progression saisissante de 48 % par rapport à la même période l’an passé alors que nous atteignons une dynamique annuelle dépassant les quatre milliards de dollars.
Après des années d’investissement de notre part, et une forme de mépris de certains, le taux de croissance de notre activité s’est radicalement accéléré. Les sceptiques, moins nombreux aujourd’hui il faut le reconnaître, sont désarmés, presque résignés à une forme de soumission. Et pourtant, nous ne voyons aucune raison de ralentir. Encore moins de fléchir.
Deux points sont notables dans ce récit de Palantir.
Le premier concerne l’utilisation du terme « soumission » qui, en 2025 — dix ans après la publication du roman de Michel Houellebecq — a connu une diffusion considérable et surprenante. Entre fiction et réalité, François Bayrou lui-même — aujourd’hui Premier ministre français, comme dans le roman Soumission — a utilisé le terme de « soumission » pour décrire, dans un tweet du 28 juillet, l’accord entre « Van der Leyen » (sic) et Trump. Pour Palantir, le mot « soumission » a clairement une connotation positive : les sceptiques à l’égard de l’entreprise ne doivent pas seulement se convertir mais être placés dans « une forme de soumission », justifiée par l’accélération.
Le deuxième point est la construction d’un récit qui positionne l’entreprise au centre de la course à l’IA, bien au-delà de la manière dont Peter Thiel avait présenté Palantir par le passé. Dans les différents témoignages de Thiel, en particulier le cours de Stanford annoté par Blake Masters dont est tiré son best-seller Zero to One, l’expression « intelligence artificielle » est critiquée, pour affirmer au contraire que Palantir est la convergence d’une « intelligence augmentée », qui voit l’homme et la machine travailler ensemble sur les données. Or aujourd’hui, le concept d’« ontologie » est assimilé par Palantir pour se positionner stratégiquement dans le cycle de l’intelligence artificielle, comme un logiciel qui ne se contente pas de « manger le monde » — selon la formule de Marc Andreessen — mais qui, en substance, mange d’autres logiciels et d’autres entreprises.
C’est une ascension rude, et continue. Le reflet d’une conjonction remarquable entre l’émergence des modèles de langage, les semi-conducteurs nécessaires pour les faire vivre, et notre infrastructure logicielle qui permet aux organisations d’ancrer la puissance de l’intelligence artificielle dans les objets et relations du monde réel.
Notre activité commerciale aux États-Unis a presque doublé en douze mois. Elle a généré 306 millions de dollars de chiffre d’affaires au dernier trimestre, soit une hausse de 93 % par rapport aux 159 millions de l’an passé. Elle est le cœur émergent de notre organisation. L’embryon de ce qui deviendra une industrie à part entière dans les années à venir, sans doute la plus dominante au monde.
Contrairement à ce que l’on croit souvent, il n’est pas vrai que la croissance de Palantir, en termes de chiffre d’affaires et de bénéfices, dépendrait exclusivement de contrats gouvernementaux résultant de l’influence politique de l’entreprise et de la puissance du « système Thiel ». Se limiter à cet argument revient à ignorer l’évolution de l’entreprise et, plus généralement, le fonctionnement des filières technologiques.
En termes financiers, Palantir a toujours insisté dans ses communications au marché sur l’ampleur de son activité commerciale — c’est-à-dire ses clients non gouvernementaux — et souligne ici aussi qu’il s’agit du cœur de l’entreprise de demain. En effet, toute grande industrie technologique ne peut croître en taille et en envergure que lorsqu’elle compte plus de clients commerciaux que de clients gouvernementaux.
Aucune technologie critique n’est alimentée uniquement par les capacités et les ressources de l’État. Les technologies de sécurité nationale le deviennent certes lorsqu’elles sont nécessaires à l’État — mais nécessaires seulement, pas suffisantes.
Pour une start-up, même du millième de notre taille, un tel taux de croissance serait remarquable, et au cœur de toutes les conversations.
À l’échelle de notre entreprise cependant, nous continuons de penser que cela demeure fondamentalement sans précédent ou réel équivalent.
Pendant des années, l’industrie du logiciel s’est conformée à ce qu’on appelait la « règle des 40 », l’idée selon laquelle la somme du taux de croissance du chiffre d’affaires et de la marge bénéficiaire d’une entreprise logicielle ambitieuse devait dépasser le seuil symbolique de 40 %. Aujourd’hui, la nôtre atteint 94 %.
En poursuivant notre exécution avec rigueur, en restant focalisés sur ce qui importe et ignorant presque le reste, nous pensons que Palantir deviendra l’entreprise de logiciels dominante de demain.
Et le marché s’éveille aujourd’hui à cette réalité.
II.
Les raisons de notre ascension de plus en plus fulgurante sont multiples.
Mais la principale tient à notre volonté d’encourager une culture résolument singulière au sein de cette colonie d’artistes qu’est notre entreprise. Une culture où les frictions et les désaccords ont toute leur place dans de nombreux domaines, tout en maintenant un engagement inébranlable envers des valeurs et un mode de travail.
C’est de cette culture singulière qu’ont émergé l’Ontologie, les Forward Deployed Engineers, Foundry, ainsi que le Maven Smart System. Autant de créations qui ont, déjà, bouleversé le destin de l’humanité. Des termes que nous avions formulés sans grand calcul, voilà des décennies, qui se sont maintenant répandus. Certains sont même aujourd’hui brandis par des sociétés qui cherchent à imiter notre impact, et à suivre notre ascension.
Qu’est-ce que « l’ontologie » de Palantir ?
Palantir la définit comme une cartographie systématique des données à l’aide de concepts sémantiques significatifs. L’objectif est de combiner l’approche informatique (la « cartographie des données ») avec une référence directe au concept philosophique de « signification ». L’entreprise évoque ainsi l’origine philosophique du terme, puis le traduit en termes opérationnels : l’ontologie servirait à saisir « les noms, les verbes et les adjectifs d’une organisation ».
En informatique, le mot « ontologie » apparaît dès les années 1980-1990 pour évoquer le formalisme dans la description de base de connaissance. Le lien avec le concept philosophique homonyme existe, mais il est ténu. Or c’est dans ce sens que Palantir le reprend. Pour autant l’« ontologie » en informatique n’est ni l’invention de Thiel et Karp, ni même une nouveauté quelconque. Il s’agit d’un buzzword de l’IA des années 1990, avant l’arrivée des LLM. Il est intéressant de voir, avec Palantir, cet ancien concept revenir à la mode et connaître soudainement une seconde jeunesse.
Dans un exercice de marketing bien rodé, Palantir exploite la polysémie du mot pour renvoyer au concept philosophique et conférer une aura à son produit, tout en accusant ses concurrents de les « imiter » — par la simple « gestion des données » qui ne touche pas à la « nature profonde » du client. Plutôt que de vendre un simple outil, elle affirme offrir une compréhension fondamentale de l’activité du client, un logiciel permettant de comprendre le sens de l’entreprise que le client n’a pas encore.
L’ontologie serait la « représentation intermédiaire qui permet à l’intelligence artificielle d’interagir efficacement avec l’entreprise » et qui permettrait ainsi au modèle de langage (LLM) d’« agir », c’est-à-dire d’avoir un impact sur la compréhension que l’entreprise a d’elle-même. Avec sa tactique habituelle d’exagération délibérée, Palantir parle d’un « investissement décennal dans le développement de l’ontologie ». Ce terme semble toutefois avoir pris une importance récente — dans le livre de Karp The Technological Republic, son importance est résiduelle.
L’ontologie sert à positionner l’entreprise dans la « demande » d’intelligence artificielle (les application) par rapport à « l’offre » (pour l’instant surtout les modèles de langage). Le langage utilisé par Karp dépeint un avenir dans lequel les entreprises fonctionnent de manière radicalement nouvelle. Cette ontologie permettrait « d’exprimer le savoir tribal de son entreprise » : tout le savoir implicite, non structuré et contextuel qui réside dans les personnes, les processus et les interactions quotidiennes d’une organisation, un savoir que les systèmes traditionnels ne parviennent pas à saisir. L’objectif final, comme l’explique le CTO de l’entreprise, Shyam Sankar, est « l’autonomie de l’entreprise, l’entreprise autonome » (the self-driving company). Dans cette vision, le rôle des employés se transforme : guidés par Palantir, ils ne sont plus des exécutants de flux de travail, mais des superviseurs d’une « armée d’agents » d’intelligence artificielle qui exécutent à leur tour les opérations qui constituent l’entreprise en tant qu’acteur collectif. Les humains ne sont plus que les gardiens de l’urgence et de la décision fondamentale, appelés à gérer les cas les plus critiques — ou convaincus de le faire. Pourquoi ? Pour multiplier la productivité par « 50 ». Palantir revient ainsi en quelque sorte à cette « intelligence augmentée » dont parlait Thiel au début de son histoire, il y a plus de vingt ans, dans le but de positionner l’entreprise comme l’architecte visionnaire de la révolution actuelle. D’autres acteurs, en premier lieu les sociétés de conseil, seront laissés pour compte.
De même que Jensen Huang, avec son concept d’« intelligence artificielle souveraine », vend de la souveraineté aux entreprises ou aux États qui ne peuvent être souverains qu’en l’achetant, de même Palantir, avec « l’ontologie », vendrait aux entreprises ce qu’elles sont, car sans cette capacité de relier les points, il serait impossible de voir son moi actuel et futur — comme dans un miroir, ou un Palantir.
De la même manière, aux États-Unis, Nation la plus influente du monde occidental, c’est cette culture singulière qui permet à des entreprises comme la nôtre de naître, et de s’épanouir. Il est impératif de la préserver.
Les États-Unis ne sont pas, et ne sauraient devenir, une entité diluée, façonnée par un mélange fade de valeurs et sensibilités d’un monde globalisé.
La réticence, ou peut-être l’incapacité, à nommer et préférer, au-delà des dénonciations superficielles et rituelles qui tiennent lieu de pensée dans l’espace public, a un prix.
La République Technologique propose un exposé plus complet des causes et conséquences de ce manquement. En résumé cependant, la tolérance sans discernement, cette acceptation superficielle de toutes les opinions comme également valables, conduit bien souvent, et malheureusement, à ne plus croire en rien.
Dans The Abolition of Man, écrit en 1943, C.S. Lewis nous met en garde contre les « hommes sans poitrine », ces êtres privés de cultiver une vie intérieure faite de sentiments, d’émotions, d’une forme de dévotion, et d’un attachement à ce qui échappe à la raison ou défie toute justification.
« Pour chaque élève qu’il faut préserver d’une sensibilité maladive », écrivait Lewis, « il en est trois qu’il convient de tirer de la torpeur d’une vulgarité glacée. »
Ces hommes sans poitrines promettent de nous guider vers l’avenir. Ils manquent pourtant cruellement de substance comme de consistance, dépourvus de l’ombre d’une vision du monde ou d’un système de croyance pour les animer. Hormis peut-être leur propre instinct de survie, et leur ambition personnelle.
Ils ne sont guère plus que des intendants administratifs, bercés dans la crainte de la croyance comme du simple sentiment. Certains se disent engagés dans une lutte, mais leur identité n’est bien souvent que façonnée dans l’opposition.
Le concept de « culture », au cœur de cette lettre aux investisseurs était présent dans de nombreux passages du livre programmatique de Karp, The Technological Republic. Il y mentionnait la culture contemporaine et son déclin, les problèmes de la culture agnostique et de la contre-culture de la Silicon Valley — où, à San Francisco, on se réfère au livre d’Isaiah Berlin Le Hérisson et le Renard — la culture occidentale, le « crépuscule de la culture américaine » de Morris Berman, le débat sur la culture entre Huntington et Saïd, la culture nihiliste comme indifférence envers les objectifs selon Leo Strauss ou encore la négation selon lui d’une « culture française » par Emmanuel Macron en 2017…
Dans la lettre, la revendication de la culture passe par une citation de C.S. Lewis : le concept d’« hommes sans poitrine », que Lewis exprime dans son pamphlet de 1943, consacré au système éducatif. Dans ce texte, Lewis s’en prend à une éducation qui ne viserait qu’à démanteler et démystifier les valeurs, ainsi qu’à ses propres textes. Il écrit : « Nous créons des hommes sans poitrine et attendons d’eux vertu et initiative. Nous ridiculisons l’honneur et sommes scandalisés de trouver des traîtres parmi nous. Nous castrons et ordonnons aux castrés d’être féconds ». Mais Lewis proposait d’adhérer à certains principes universels identifiés dans le « Tao », en opposition à la fois à une dynamique post-historique — qu’il cite explicitement — et à un schéma de valeurs nationales.
Ce concept, bien qu’enrichi par la référence à Lewis, renvoie également à un schéma classique de Peter Thiel : les « hommes sans poitrine », les ennemis que Palantir choisit commodément, sont ceux que Thiel appelle habituellement « NPC », c’est-à-dire non-player characters, les personnages de jeux vidéo qui ne sont contrôlés que par le code du jeu et qui, bien qu’ils soient présents sur scène, ne sont pas jouables — rejoignant la vision élitaire du monde rêvé de Curtis Yarvin (qu’il nomme « une alternative humaine aux génocide ») où les humains jugés inutiles sont sédatés : « les emprisonner dans un isolement permanent, et pour éviter qu’ils ne deviennent fous, les connecter à une interface de réalité virtuelle immersive leur permettant de vivre une existence riche et épanouie dans un monde entièrement imaginaire. »
Finalement, ils sont vides. Et demeurent à distance, seuls, face au monde.
Cordialement,
Alexander C. Karp, Chief Executive Officer & Co-Founder, Palantir Technologies Inc.