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Quelle est votre lecture de la séquence ouverte dimanche par l’annonce d’une sorte de traité inégal entre l’Europe et les États-Unis ? 

En regardant les images de cette rencontre humiliante, je me suis souvenu d’un récit de Suétone.

Dans La Vie des douze Césars, on peut lire l’histoire d’un empereur qui concentre toutes ses troupes, centralise tous les pouvoirs, élimine tous ses ennemis…

Une fois qu’il a pris le contrôle total de Rome et qu’il est le seul maître, l’empereur conduit son immense armée au bord de la mer et lui ordonne de ramasser les coquillages.

On ne peut s’empêcher de faire la comparaison avec Von der Leyen.

De manière très efficace, la présidente de la Commission a progressivement éliminé tous ses adversaires, écarté les commissaires qui la dérangeaient et concentré toutes les procédures entre ses mains.

Mais cette centralisation extraordinaire du pouvoir aboutit à la scène à laquelle nous avons péniblement assisté dimanche en Écosse. 

Seulement, à la place des coquillages, il y avait les balles de golf du nouveau complexe clinquant de Donald Trump.

Mais au-delà des coquillages, l’Union disposait-elle vraiment d’une armée ?

En un sens, oui. Mais il faut sortir un instant de cette analogie et — même si c’est un peu compliqué en cette période très bizarre — essayer de comprendre ce que fait réellement le président des États-Unis.

Quelle est sa stratégie ?

L’offensive de Trump contre l’Europe a une double dimension. D’une part, il y a un aspect, pour ainsi dire, rationnel ; d’autre part, un mouvement purement politique et idéologique.

La dimension « rationnelle » découle d’un postulat. Depuis la seconde moitié du XXe siècle, les États-Unis auraient fourni à l’Europe un excédent de biens communs : comme une certaine sécurité, la protection militaire, le dollar, des infrastructures commerciales, ainsi que, plus récemment, le numérique.

Aujourd’hui, Trump cherche à obtenir beaucoup plus de revenus et de valeur de la part de ses interlocuteurs européens que ce que les États-Unis leur fournissent. Bien que cette idée ne soit pas formulée exactement en ces termes, il me semble que la dimension « rationnelle » de l’offensive américaine contre l’Europe se donne cet objectif : extraire d’une alliance désormais totalement déséquilibrée et asymétrique le plus grand nombre possible d’avantages.

Trump serait-il en train de mener une « enshittification » 1 de l’empire américain ? Ayant atteint l’hégémonie et ne pouvant plus s’étendre davantage sur les mêmes bases, les États-Unis se réduisent à extraire toute la valeur restante de leur position dominante, en comprimant les coûts, sacrifiant leurs alliances et risquant ainsi de compromettre les conditions mêmes de leur suprématie…

Cela ne fait aucun doute, même s’il faut dire que les États-Unis n’ont jamais eu beaucoup de scrupules à tirer une rente colossale de l’Europe. Certes, ils le faisaient de manière plus discrète, plus rationnelle, plus efficace. Trump, qui est un prédateur, veut pousser cette politique à l’extrême, détruisant tout ce qui a été construit.

Sur ce plan, l’humiliation de l’Europe est inévitable. Notre manque de souveraineté, notamment dans le domaine militaire, mais aussi dans de nombreux autres domaines, se répercute sur ces accords commerciaux et sur tout le reste. 

Le seul critère d’évaluation sur ce front est la direction prise : il s’agit de comprendre si l’on commence à jeter les bases pour sortir de cet état d’humiliation, ou non.

Et dans quelle direction va l’annonce de l’accord de dimanche ?

Je dirais qu’elle semble clairement aller dans le sens d’une humiliation permanente plutôt que d’une sortie de celle-ci.

Les services numériques étaient hors du champ de ce premier round de négociations, mais il semble difficile d’imaginer que, lorsque le moment de la discussion sera venu, on puisse aboutir à un résultat différent, compte tenu des prémisses.

On pourrait en dire autant du plan militaire, déjà incarné dans la ligne de capitulation franchement embarrassante exprimée par l’ancien Premier ministre Rutte et ses « daddy issues » pour reprendre une formule de la Lettre du dimanche.

Vous parliez d’une deuxième dimension plus idéologique, moins rationnelle ?

Oui, tout cela n’est que le premier aspect de l’offensive de Trump.

Le deuxième – que Ursula von der Leyen et tous les autres dirigeants européens semblent incroyablement ignorer – consiste en une offensive politico-idéologique, extraordinairement violente et quotidienne, à travers laquelle la Maison-Blanche vise à imposer un modèle politique radicalement alternatif : le dépassement de la démocratie libérale, le contournement de l’État de droit et l’imposition d’un système mixte, une sorte de technocésarisme. 

Le projet qui se met en place à Washington est évident pour tous et il a des conséquences évidentes sur nos institutions et nos systèmes politiques de plus en plus soumis à une pression qui vise au changement de régime.

Sur ce plan, la réponse devrait être très ferme et sans aucune marge d’hésitation, ce qui n’empêcherait nullement de continuer à discuter sur le premier plan.

Pourquoi la réponse est-elle totalement absente sur le plan politique ?

Von der Leyen et les autres ne comprennent pas la puissance des symboles.

Le monde technocratique, dans lequel évolue la quasi-totalité de la politique européenne – non seulement à Bruxelles, mais aussi dans les autres capitales – ignore complètement la dimension politique, idéologique, des principes et de tout ce qui n’est pas quantifiable.

Et de ce point de vue, la défaite est dramatique et doublement humiliante.

En politique, ignorer les symboles peut être très risqué : on peut très vite en devenir un à son détriment…

Oui, c’est ainsi qu’on finit par se mettre dans des positions humiliantes, par prendre des photos ridicules avec le pouce levé et un sourire absurde, ou par accumuler des déclarations et des tweets franchement pathétiques. 

Von der Leyen n’est pas la seule responsable de cette capitulation, de très nombreux gouvernements européens le sont également, mais elle s’est mise en position de devenir le symbole, presque trop parfait, de la vassalisation heureuse : cela ressemble presque à une forme de justice poétique…

Trump, lui, connaît la valeur des symboles, son parcours en est jalonné : du certificat de naissance d’Obama au mur, en passant par le mythe du « deal ».

Revenons aux symboles et aux coquillages. Vous disiez qu’il existait peut-être pas une armée comme celle de l’empereur décrit par Suétone, mais en tout cas une énergie politique constituée de nombreux citoyens souhaitant autre chose que de subir quotidiennement ce spectacle humiliant. Est-ce bien cela ?

Cela me semble évident.

Je pense qu’il existe aujourd’hui un espace impressionnant pour un leader européen qui souhaiterait activer cette énergie symbolique.

Les chiffres le montrent clairement. Le sondage Eurobazooka publié dans ces pages est très explicite et souligne l’existence de cette armée sans général, qui attend d’être mobilisée sur un certain nombre de fronts.

Le problème, c’est que le temps qui reste n’est pas infini et que cette énergie peut facilement prendre une direction destructrice.

Mais personne ne dit rien.

C’est vraiment le plus surprenant.

Aucun leader européen n’a eu jusqu’ici le courage de prendre ce drapeau et de prononcer un discours de vérité sur la véritable nature de l’offensive à laquelle nous faisons face. 

Pour dire que ce que nous voyons tous chaque jour correspond à ce qui se passe réellement : un risque existentiel. Nous ne vivrons probablement plus comme avant et il y a des choix difficiles à faire.

Il n’est pas certain que nous y parviendrons et il est tout à fait possible que le XXIe siècle soit celui de la grande humiliation européenne. Mais ce n’est pas encore dit, car nous sommes là et nous sommes prêts.

Au fond, vous êtes convaincu que l’heure des prédateurs ne sonnera que lorsque celle des invertébrés aura retenti ?

C’est à peu près ça.

Sources
  1. En économie, l’expression est utilisée pour décrire le cycle d’évolution de certaines plateformes numériques. Elles voient le jour dans le but d’attirer le plus grand nombre de clients — particuliers mais aussi annonceurs — grâce à un service exceptionnel. Une fois les clients attirés et une position dominante acquise, les coûts sont réduits et tout ce qui peut être tiré des clients, des vendeurs et des annonceurs est exploité, malgré une baisse importante de la qualité du service.