En 1978, vous participez à la création d’Actes Sud, qui se déplace à Arles en 1982. Alors que vous avez vécu à Bruxelles, puis à Paris, comment expliquer votre départ vers le Sud de la France ?

Mon arrivée dans le Sud ne s’est pas faite pour un territoire, mais pour le livre. 

Fin 1978, mon père décidait de créer une maison d’édition avec Christine Leboeuf, sa femme. À la faveur d’un échange, il me propose de les aider dans ce projet — il faut se rappeler qu’à cette époque il n’y avait ni internet, ni fax, même pas de photocopieuse ! Et la maison d’édition démarrait au Paradou, loin de tout. Les moyens de communications, de déplacement — le TGV n’existait pas — et d’échange étaient donc plutôt compliqués.

J’habitais alors à Paris. Après avoir été chercheuse en biologie moléculaire, j’étais dans une deuxième vie professionnelle consacrée à l’urbanisme, en poste au ministère de l’Environnement et du Cadre de vie. Je choisis de quitter ce milieu-là pour rejoindre l’aventure de la maison d’édition, pour aller vers une activité à laquelle je ne pouvais pas résister.

Je vais dans le Sud pour y rejoindre le livre. 

D’où vous vient cet amour du livre ? 

J’aime lire depuis que je suis toute petite. J’étais enfant unique, mes parents travaillaient, ils n’étaient jamais là et me laissaient seule avec les livres. Je suis, pour cette raison, beaucoup plus une lectrice de romans que d’essais : pour moi, la compagnie des personnages constituait une vie sociale alternative. 

Comment se déroule votre découverte du Sud ? 

En 1978, je connaissais déjà un peu le Sud car mon père était installé dans le Midi, au Paradou. C’est un petit village dans les Alpilles, au pied des Baux — moins connu que Fontvieille, Maussane ou Saint-Rémy — où j’allais systématiquement en vacances. J’étais donc déjà allée à Arles, bien que je n’avais jamais imaginé pouvoir un jour y vivre. 

Arles est extrêmement belle, avec les Alyscamps, la ville romaine. Au temps des Romains, Arles comptait le double d’habitants. C’était une ville très développée et on a même découvert qu’il y avait un second centre de l’autre côté du Rhône, à Trinquetaille. Le musée de l’Arles antique, dit « Musée bleu », n’était pas encore construit — il sera construit en 1995 — mais la ville est très marquée par cette période romaine, tant dans son architecture que dans les traces qu’elle en conserve.

Je vais dans le Sud pour y rejoindre le livre. 

Françoise Nyssen

Au-delà de l’histoire, Arles est une ville étonnante : c’est l’aboutissement du Rhône, l’arrivée vers la Camargue, puis ensuite vers la mer au bout du couloir rhodanien — il y a quelque chose qui amène physiquement vers le Sud. D’ailleurs, beaucoup de mes amis à Paris ou Bruxelles me demandent : « La prochaine fois, où vas-tu aller ? » — Bruxelles, Paris, Arles : comme si je descendais sans cesse.

Pourtant, ce n’est pas le Sud en tant que tel qui m’a attiré, mais bien l’activité professionnelle que je pouvais y mener.

Beaucoup de mes amis à Paris ou Bruxelles me demandent  : «  La prochaine fois, où vas-tu aller  ?  » — Bruxelles, Paris, Arles  : comme si je descendais sans cesse. © Françoise Nyssen

Pourriez-vous raconter la création d’Actes Sud ? 

La maison d’édition a démarré dans ce petit village, Le Paradou, qui — contrairement à ce que beaucoup pensent — ne veut pas dire le « paradis ». Cela vient du « parador », le lieu où l’on apprête le drap. C’est là qu’on cardait la laine avec le chardon, qui était répandu dans la région.

Le Paradou est donc un lieu de travail. Cette dimension est fondamentale car elle va à l’encontre des clichés. Je n’allais pas dans le Sud pour me la couler douce, mais pour travailler. 

Actes — sigle d’« Atelier de cartographie thématique et statistique », qu’avait créé mon premier mari avec mon père — s’installe au Paradou.

La rencontre quelques années plus tard avec celui qui deviendrait mon mari et compagnon de tout, Jean-Paul Capitani, fut déterminante pour le développement de la maison d’édition et son écosystème.

Jean-Paul avait un rapport au territoire particulier : sa famille était, du côté de son père, des immigrés italiens, et du côté de sa mère des Aveyronnais, qui se sont retrouvés à Arles. Ils ont beaucoup travaillé et ont acheté un lieu, le Méjan, dont Jean-Paul héritera. Il l’aménagera pour en faire un lieu ouvert plutôt qu’un immeuble de rapport : avec un cinéma ( 3 salles), qui manquait cruellement à Arles, à côté duquel, avec sens aigu de l’hospitalité, il crée un restaurant et veut ouvrir une librairie — ce que tout le monde lui déconseillait — en disant que cela n’allait pas marcher à Arles, où il n’y avait qu’un seul libraire qui se plaignait de la difficulté d’exercer ce métier dans cette ville.

Mais Jean-Paul n’en démordait pas : il voulait ouvrir une librairie, et c’est pour cela qu’il est venu nous trouver — nous, la jeune maison d’édition. Il est tombé sur moi, fan de cinéma, et dont le rêve de toujours était d’ouvrir une librairie. Très rapidement, l’affaire est conclue : nous montons la librairie, au Méjan, en plein centre d’Arles au bord du Rhône. Puis, en 1982, trois ans après mon installation au Paradou, dans la foulée nous imaginons déménager les éditions au-dessus des cinémas et de la librairie. C’est ainsi qu’Actes Sud est arrivé à Arles. 

À Arles, j’ai retrouvé ma fibre urbaniste.

Françoise Nyssen

Pourrait-on dire que vous redécouvrez alors Arles ?

Cela a été un deuxième choc, un émerveillement tout à fait différent. 

Le Paradou, dans les Alpilles, est un petit village au cœur de la nature. Quand j’y suis arrivée, je n’avais jamais vécu en tant qu’adulte en dehors d’un centre urbain, seule dans une maison sans murs mitoyens ni voisins. Je me retrouvais dans un mas, urbaine égarée au milieu de la nature.

Arles est un vieux centre urbain, où je me retrouve bien, comme dans le centre de Bruxelles avec une vraie mixité sociale et une vie de quartier. © Françoise Nyssen

Quand on est arrivés à Arles, j’ai retrouvé ma fibre urbaniste, dans un environnement exceptionnel. La cité est d’une grande beauté, à la fois par sa densité historique et sa qualité architecturale. Dans le même temps, elle s’inscrit dans un territoire triple — la Camargue, la Crau, les Alpilles. La Camargue me rappelle la Côte du Nord, où j’ai été élevée. Arles est un vieux centre urbain, où je me retrouve bien, comme dans le centre de Bruxelles avec une vraie mixité sociale et une vie de quartier. 

Avant de poursuivre l’exploration d’Arles, pourriez-vous revenir sur les lieux qui l’ont précédé : la Belgique, puis la France. Quels étaient ces lieux auxquels Arles a fini par succéder ?

Je ne suis d’aucun territoire au départ. La famille du côté de ma mère vient de Suède. En 1914, ma grand-mère de vingt ans, qui vient d’être diplômée de kinésithérapie à Stockholm, décide qu’elle ne peut pas rester dans un pays neutre. Elle prend un bateau pour aller soigner les soldats français à Rouen : je suis issue de cette femme-là. C’est pour cela, d’une certaine façon, que j’ai accepté d’être ministre. Je ne pouvais pas refuser l’engagement si important pour la culture, qui est tellement essentielle, alors que ma grand-mère avait traversé les mers pour aider les gens.

Ma famille, qui était en Belgique pendant la guerre, a fait l’exode. Toute ma famille a été sur les routes et a été accueillie en France. Ce n’est pas quelque chose dont on parle fréquemment — même eux d’ailleurs, n’en parlaient pas énormément. La Belgique est un pays où l’on se sent territorialement moins ancré que dans d’autres pays.

La Belgique s’est créée en 1830, à la sortie d’un opéra, La Muette de Portici, qui déclenche une révolte contre les Hollandais. Elle s’est créée tardivement et sur un territoire fracassé, en raison d’un éclatement linguistique rare. Beaucoup de Belges, comme moi, ne se sentent pas vraiment Belges. C’est un territoire dont on part facilement. 

Je suis arrivée à Paris, où j’ai vécu six mois, puis j’ai glissé vers le sud. 

Là où l’on habite, définitivement, c’est le lieu de travail. Je crois que c’est essentiel pour beaucoup de gens qui ont émigré. 

Beaucoup de Belges, comme moi, ne se sentent pas vraiment Belges. C’est un territoire dont on part facilement.

Françoise Nyssen

Peut-être que ce que je garde de la Belgique est avant tout linguistique. J’adore dire « arrête de faire ton snotneus » [faire ton voyou], « on ne va pas faire ça en stoemelings » [faire quelque chose en douce]. J’aime ces termes, qui ne sont pas connus en France, et qui me rappellent la Belgique.

J’adore Bruxelles, mais la ville est trop fracassée. À Paris, on peut traverser la ville du nord au sud, d’est en ouest, à pied. Ce n’est pas possible à Bruxelles, où il n’y a que des égouts à voiture. Certains quartiers sont magnifiques, mais ce n’est pas une ville qui se traverse.

Est-ce que Arles est une ville qui se traverse ?

Ma vie a changé récemment. Mais avec Jean-Paul, quand il était là, on se levait souvent très tôt le matin pour traverser la ville. On se promenait et on découvrait les quartiers, les petits endroits. D’ailleurs, quand Patrick de Carolis est devenu maire de la ville, je lui ai dit : « J’espère que tu marches dans ta ville, parce qu’il n’y a que comme cela que tu peux vraiment l’appréhender. »

J’ai la chance d’habiter au bord du Rhône. On peut traverser le pont jusqu’à Trinquetaille, puis longer le fleuve en empruntant la Via Rhôna, que ce soit vers Beaucaire, au nord, ou vers Port-Saint-Louis, au sud. On peut marcher des kilomètres le long du fleuve, au cœur de la nature. Pour toutes mes balades, je pars à pied de chez moi, au centre d’Arles, et en cinq minutes, je suis dans la nature.

Quels sont les éléments qui vous plaisent le plus à Arles ? 

J’ai vécu vingt-huit ans à Bruxelles, sous un ciel gris. En arrivant dans le Sud, j’ai découvert la lumière. C’est un commun de le dire, mais j’ai vu qu’il était possible de vivre éclaboussé de lumière, sous un ciel bleu. Tout de suite, j’ai le sentiment que plus jamais je ne pourrai « remonter ». J’en suis même à aimer ce qui rend souvent les habitants un peu fous et énervés, le mistral, parce qu’il nettoie le ciel et lui confère une luminosité extraordinaire. 

Arles est un endroit où les gens viennent plutôt en été, mais très rapidement — j’indique à tous mes amis que les hivers y sont encore plus beaux. 

Très rapidement, je me suis attachée au marché d’Arles, dont je ne peux plus me passer. D’ailleurs, je dis toujours à quiconque vient à la maison de venir un samedi pour que je les emmène au marché. 

C’est un lieu de rencontre permanent, de confrontation avec les populations arlésiennes. Tout le monde y va : les gens plus aisés des Alpilles, tous les gens du quartier, et une partie du marché donne l’impression d’être dans une ville d’Afrique du Nord. Je fais partie de ceux qui essayent de ne jamais manquer le marché du samedi matin.

Le marché est un lieu de convivialité, ou du moins, c’est ainsi que je le vis. Cela va maintenant faire 46 ans que je suis dans le Sud, donc au fil des ans, il est vrai que les gens me reconnaissent — aussi compte tenu de mon passage au ministère de la Culture, et de ma présence à Actes Sud. Mais je ne suis pas dérangée par l’absence d’anonymat. J’aime bien saluer les gens, leur parler. J’en tire beaucoup de joie. 

Je ne suis pas dérangée par l’absence d’anonymat. 

Françoise Nyssen

Pourriez-vous nous parler de votre maison, de sa situation à Arles ?

Ma maison est très centrale. Dans une vie antérieure à Bruxelles, j’avais déjà fait cette démarche de vivre au centre de la ville. 

J’avais été élevée dans la banlieue verte, comme on essaye souvent d’élever ses enfants en dehors de la pollution. Quand le moment est venu de choisir le lieu où j’allais habiter avec mon premier mari, j’ai profondément désiré aller habiter dans le vieux centre populaire de Bruxelles — c’était une démarche délibérée, pour être auprès des gens. 

Si vous connaissez Bruxelles, j’habitais près de la place Sainte-Catherine, dans une maison rue du Béguinage. À cette époque, le quartier n’était encore pas du tout gentrifié, ce qui me plaisait beaucoup. Nous avions tout de suite créé un comité de quartier avec les autres riverains. 

Tout au long de ma vie, je n’ai voulu être que dans l’accueil, l’hospitalité et le partage. C’est aussi pour cette raison que j’ai toujours aimé les librairies. Déjà, au Paradou, dans le mas de mon père, nous faisions table ouverte le midi, nous avions un comité de lecture et nous accueillions des gens.

J’aime ce qui rend souvent les habitants un peu fous et énervés, le mistral, parce qu’il nettoie le ciel et lui confère une luminosité extraordinaire. © Françoise Nyssen

Comment avez-vous conçu la place d’Actes Sud, en dehors de la capitale qui concentre l’immense majorité des activités d’édition en France ?

Nous étions conscients d’entrée de jeu, avec Actes Sud, que nous étions complètement délocalisés par rapport au centre actif, consensuel, et parfois même un peu incestueux du monde de l’édition. Au début des années 1980, la grande majorité des maisons d’édition étaient à Paris — hormis les éditions Privat à Toulouse, les éditions Rivages fondées à Marseille, et les Éditions Verdier, qui se créent en même temps que nous, près de Carcassonne. 

La démarche éditoriale en dehors du territoire parisien n’est donc absolument pas commune. À tel point que certains journalistes nous demandent si l’on publie les auteurs « de la région ». Cette question témoigne d’une vision extrêmement centralisée de l’activité. Aujourd’hui, tout le monde en a conscience, mais conserve les mêmes réflexes. Les personnes qui m’invitent à des événements à Paris sont souvent interloqués quand je leur explique que j’habite vraiment à Arles. 

Une telle centralisation n’existe nulle part ailleurs en Europe — ni en Italie, ni en Espagne, ni en Allemagne. C’est très spécifique à la France, et je pense que c’est très réducteur. Il est urgent de s’ouvrir, de se réapproprier ses territoires et de les connaître. 

Un de nos moteurs dans la création du Méjan, avec Jean-Paul, était justement de créer un lieu de rencontre. On souhaitait faire venir là tout le monde, le monde entier — et c’est ce qu’on a fait. Ce n’est pas une originalité, puisque le fait d’organiser des rencontres est intrinsèque à l’idée de la librairie, mais nous avons essayé d’aller de plus en plus loin. 

En plus du cinéma et de toutes les animations qui vont autour, nous avons décidé d’organiser aussi des concerts, car je suis une grande amatrice de musique. Nous avons découvert, à côté du bâtiment de la maison d’édition, une chapelle datant du XIe siècle, ayant été désacralisée au XIXe — elle avait ensuite été utilisée par le syndicat des éleveurs du Mérinos : encore une fois, la marque du territoire arlésien, qui a été celui de l’élevage de moutons, est omniprésente. C’est pour cela que j’aime beaucoup Bruno Latour : il invite à penser son territoire avec ses dépendances. Penser à la manière dont on peut développer une activité à partir du lieu où l’on se situe, en étant conscient de ses dépendances et de ses possibilités, plutôt que dans une dynamique de délocalisation et de non-spécificité.

J’ai vécu vingt-huit ans à Bruxelles, sous un ciel gris. En arrivant dans le Sud, j’ai découvert la lumière.

Françoise Nyssen

Arles est un territoire très spécifique, avec des potentialités énormes : on peut y réinventer un lieu de rencontre, aussi bien qu’à Paris — je suis sûre que le Grand Continent pourrait parfaitement être installé à Arles et cela ne poserait aucun problème !

Vous évoquez l’ouverture que permet Arles, la présence de la culture méditerranéenne. À quel point est-ce que la localisation dans le Sud permet de mieux comprendre l’ouverture du catalogue d’Actes Sud — on pense par exemple à Sindbad ? 

C’était pour nous une nécessité de ne pas laisser mourir la maison d’édition Sindbad. Quand nous l’avons reprise, Sindbad était en faillite. Cela relevait pour nous de la nécessité politique de pouvoir faire entendre la voix de ces pays qu’on ne connaît pas sinon à travers les événements dramatiques qui touchent leurs populations. Il est extraordinaire de prendre conscience de la qualité de leur littérature, toujours très créative. 

Certes, la localisation d’Actes Sud à Arles est une ouverture à la Méditerranée, à d’autres centres, mais publier n’est pas un acte géographique. Actes Sud a été une maison d’édition du monde entier. 

D’abord par goût, et puis parce qu’à nos débuts en 1978, nous sommes en dehors du circuit traditionnel. Mon père n’a pas fait d’études, n’est pas issu du réseau des grandes écoles. Nous ne connaissons pas d’écrivain a priori, ni personne qui peut nous suggérer de publier telle ou telle chose. 

C’est d’autant plus vrai que nous sommes en dehors de Paris. Les auteurs ont naturellement tendance à envoyer leurs manuscrits à Paris, où il y a des très belles maisons d’édition, comme Gallimard, le Seuil, ou Grasset. Personne ne va envoyer un manuscrit aux Belges qui viennent de créer une maison d’édition que personne ne connaît. Il fallait donc aller les chercher.

La curiosité, qui est un des facteurs déterminants d’un métier comme le nôtre, poussait mon père à beaucoup voyager. Dans tous les pays où il allait, il demandait aux gens ce qu’ils lisaient, ce qui les intéressait. Il avait notamment fait un grand voyage en Algérie et était très intéressé par les cultures méditerranéennes. Nous avons commencé ainsi, en nous appuyant beaucoup sur la traduction, et constitué, petit à petit, un catalogue du monde entier. 

En même temps que l’on développe une maison d’édition en essayant de diffuser ces textes le plus possible, de les faire traduire, nous essayons d’amener le monde à Arles, par les rencontres. 

Pourrait-on dire qu’Arles est ainsi devenu le centre d’un monde ? 

Chaque lieu est, d’une certaine manière, le centre d’un monde. Je reviens de l’Ouzbékistan : quand on regarde une carte depuis Tachkent, on ne peut pas penser que l’Europe est vraiment centrale !

Si Arles est un centre, c’est peut-être comme lieu de traduction. 

À l’époque du lancement d’Actes Sud, la traduction n’est pas du tout encore mise en avant dans le monde éditorial en France — le nom des traducteurs n’était même pas inscrit sur les livres. Les librairies n’avaient pas de rayons de littérature traduite. Ce n’était pas du tout ancré dans les habitudes d’aller explorer des territoires autres que la littérature franco-française — en oubliant que, dès qu’on est sorti de France, la littérature française est une littérature étrangère. 

Comme nous publions des textes du monde entier, nous avons essayé de faire d’Arles un lieu de la traduction. Nous avons proposé à la ville d’organiser des rencontres des traducteurs. Puis l’association des traducteurs littéraires Atlas s’est installée à Arles, qui organise notamment les Assises internationales de la traduction, de même que le Collège International des Traducteurs Littéraires.

Publier n’est pas un acte géographique. Actes Sud a été une maison d’édition du monde entier. Si Arles est un centre, c’est peut-être comme lieu de traduction. 

Françoise Nyssen

Il en va de même pour la photo. Michel Tournier, Lucien Clergue, Maryse Cordesse, Jean Maurice Rouquette se sont dits un jour qu’il fallait créer quelque chose autour de la photographie, d’où la création des Rencontres de la photographie, puis de l’École de photo, et ainsi de suite.

Faire d’une maison d’édition un outil d’ancrage sur le territoire a aussi été, pour Jean-Paul et moi, porté par une vision politique. On ne peut pas travailler dans une cité sans être de cette cité — sans être citoyen, au sens propre du terme. Cela vient de mon engagement dans l’urbanisme et dans les comités de quartier. Je n’ai jamais fait partie d’un parti politique, mais j’ai toujours été de ma cité

Je considère qu’il est impossible d’agir uniquement en étant délocalisé et en irriguant le monde de textes. Tout en développant cette activité délocalisée — car une maison d’édition n’est pas un concept géographique — on développe une activité in situ très forte. 

Un jour, je suis arrivée à Arles, et j’ai planté mes racines. Parce que j’y fais une activité qui me passionne, j’y ai rencontré l’homme de ma vie, et mes enfants y sont. © Françoise Nyssen

Vous nous parlez de citoyenneté, de l’importance d’habiter sa cité, et dans le même temps vous nous avez dit ne venir d’aucun territoire. Vous sentez-vous Arlésienne ? 

Je pourrais vous répondre par une métaphore.

Quand je suis née à Bruxelles, j’étais une plante dans un pot. Je ne savais pas ce que je faisais là, où étaient mes racines. Un jour, je suis arrivée à Arles, et j’ai planté mes racines. Parce que j’y fais une activité qui me passionne, j’y ai rencontré l’homme de ma vie, et mes enfants y sont. En ce sens oui, je suis Arlésienne, parce que j’y ai trouvé ma vie. 

Je suis Arlésienne, parce que j’y ai trouvé ma vie. 

Françoise Nyssen

Alors que vous vous rattachez à l’urbanité, y compris professionnellement, la nature semble être une dimension essentielle de votre vie à Arles. Vous y organisez le festival « Agir pour le Vivant ». Arles est-elle un lieu particulièrement adapté à l’élaboration d’une écologie politique ?

Tous les lieux le sont. Par exemple, l’école du Domaine du Possible que l’on a créée est adaptée à son territoire : c’est une école de son territoire. Il faut arrêter d’imaginer faire des choses en dehors de là où elles sont, qui pourraient se reproduire partout. Il faut que partout, on agisse à partir de là où l’on se trouve.

Le festival Agir pour le Vivant est lié au territoire où il se déroule. Quand j’ai quitté le gouvernement, j’étais extrêmement contente de retourner à Arles, là où je pouvais travailler. Le président m’a proposé de réfléchir à la question — cela va vous amuser — du « grand tour ». 

Pour moi, il s’agissait de penser une manière de faire valoir l’ensemble du territoire français par rapport à son patrimoine. J’ai trouvé l’idée très intéressante, ne fut-ce que parce qu’avec Jean-Paul, qui était ingénieur agronome-paysan, nous étions déjà très investis sur les questions environnementales. Je souhaitais d’entrée de jeu mettre en avant le sol comme élément central du patrimoine — concept aussi essentiel chez Bruno Latour. Le sol, c’est la partie « vivable », l’écosystème comprenant l’air, la structuration des paysages, les fermes, les terres. 

Après avoir appelé Cyril Dion, j’ai contacté Alain Thuleau pour réfléchir ensemble à un « grand tour » qui inclurait les questions de patrimoine naturel. Très rapidement, nous avons compris qu’il allait être compliqué d’avancer à l’échelle nationale. 

Nous avons alors pensé développer ces réflexions à Arles, où l’on dispose d’un véritable écosystème pour faire société par rapport au territoire : la ville et son patrimoine historique, Actes Sud et l’accès au monde entier par la littérature, mais aussi les lieux culturels que nous avons créés (le cinéma, le restaurant, la librairie, les concerts et les évènements du tiers-lieu La Croisière) et le Domaine du possible qui est à la fois une ferme en agroécologie et une école. 

Ainsi a démarré Agir pour le Vivant — qui a des déclinaisons en Colombie, au Japon, et bientôt au Brésil. Ce sont des journées de réflexion sur les façons d’habiter le monde aujourd’hui, avec des tables rondes et des ateliers de mise en pratique, au sein desquels la culture et les arts jouent un rôle central. 

Le Domaine du possible est à la fois une ferme en agroécologie et une école : pouvez-vous nous présenter ce lieu ? 

À l’école du Domaine du Possible, installée à Arles, nous proposons des façons d’apprendre innovantes à travers la pratique des arts, de la culture, le rapport à la nature, et le cheval. Les enfants ont par exemple développé des méthodes d’apprentissage en musique pour la grammaire, la géographie, mais aussi les mathématiques. 

Au collège, trois blocs de connaissances sont étudiés : sciences, humanités et Terre vivante et nature. Cette école, rattachée à un territoire spécifique, permet une réflexion plus large sur l’éducation.

Pour faire une métaphore, si l’Éducation nationale correspond à l’agriculture intensive, on peut dire que le Domaine du Possible est une école permaculturelle.

Faire pareil partout n’est pas riche, ne produit pas de l’égalité, mais crée plutôt un manque d’attention, voire un manque de liberté pour certains enfants dès qu’ils sont un peu différents. 

Nous avons créé cette école car nous avons eu des enfants très différents, dont un qui n’a pas réussi à s’adapter à la société. Je ne dis pas que l’école est responsable de cela, mais il n’a pas réussi à s’adapter à la société qui lui était proposée, ce qui nous a beaucoup fait réfléchir.

À quel point cette école peut-elle être un modèle d’éducation humaniste ?

Il est temps de repenser l’école dans ses fondements. Cette école est donc certainement une source d’inspiration possible pour l’Éducation nationale, où nombre d’enseignants ont envie que les choses changent et que les enfants retrouvent leur désir d’apprendre. 

La première question que l’on nous pose à propos de notre école est : « Quelle méthode appliquez-vous ? ». Pourtant, ce n’est pas l’école d’une méthode ! Notre seule référence est l’énergie des enfants et l’envie de développer leur désir d’apprendre. 

Nous ne sommes pas là pour enseigner un monde qui se meurt, mais pour appréhender le monde qui vient.

Françoise Nyssen

L’autre caractéristique est que tout le personnel de l’école se charge d’éducation. On n’a pas de personnes chargées exclusivement de la surveillance, de la cantine, de l’infirmerie etc. L’ensemble du personnel fait partie du corps enseignant – sur le modèle de ce qui peut exister en Finlande. 

Il s’agit de ramener les enseignants à leur rôle fondamental : accompagner les enfants pour devenir acteurs de leur futur. Nous ne sommes pas là pour enseigner un monde qui se meurt, mais pour appréhender le monde qui vient. On ne peut donc pas appliquer des méthodes d’enseignement qui datent de Jules Ferry, avec un fonctionnement de matières en silo, sans ouvrir les possibilités du développement de l’esprit critique, de l’accueil à l’autre, mais aussi de l’éveil au sensible, de la santé culturelle à l’école. 

Une révolution de l’éducation est possible. Il faut juste qu’on arrête de donner des directives, des encadrements, des normes. Ce qui se passe dans le monde se passerait de façon peut-être un peu différente si l’éducation était conçue pour pousser nos jeunes enfants à être fraternels, désireux d’être des citoyens ouverts aux autres, et non pas refermés sur eux, condamnés au désespoir. 

Le désir de partir de l’échelle locale pour la création artistique a également marqué votre mandat de ministre de la Culture, de 2017 à 2018. 

Lorsque j’ai essayé de mettre en œuvre une politique culturelle pendant un an et demi, les territoires étaient mon obsession. Je voulais accompagner tous les territoires dans leur dimension riche et culturelle.

Un bel exemple en la matière est le processus des Nouveaux Commanditaires, un outil de politique culturelle exceptionnelle créé par Jack Lang. En s’adressant aux Nouveaux Commanditaires, une communauté — une municipalité, un groupe d’habitants, un lieu culturel, une école, une bibliothèque, un hôpital — qui a envie de porter une oeuvre culturelle quelle qu’elle soit, est mise en contact avec un médiateur qui l’aide à définir le type d’œuvre et trouver des financements. Ce processus a permis la réalisation d’œuvres telles que la composition de Bechara El-Khoury, Il fait novembre en mon âme, en hommage aux victimes du Bataclan.

Grâce à ce processus, la culture émane des endroits où les gens en ont besoin, plutôt que de croire que le ministère de la Culture saurait quelles œuvres installer où. C’est le contraire du financement du haut vers le bas : la création émerge des territoires.

L’école du Domaine du possible constitue-t-elle votre réponse à la vague néoréactionnaire qui semble définir nos années Vingt ? 

Je pense que l’éducation est un élément fondamental de cette réponse. C’est la raison pour laquelle la dernière partie de ma vie sera consacrée à l’accompagnement de l’école du Domaine du Possible, à Arles, et des réflexions qu’elle pourrait susciter.

Cette école doit être un lieu de ressources et de réflexion, voire un lieu clinique pour l’éducation. Ce n’est pas une école « privée », car elle a été créée sur un terrain qui appartenait à mon mari, en Crau, au Mas Thibert, et Jean-Paul l’a donné à un fonds de dotation. 

Lorsque j’ai essayé de porter une politique de la culture, pendant un an et demi, les territoires étaient mon obsession. 

Françoise Nyssen

L’école est en association. Je me bats pour qu’elle soit de plus en plus reconnue. Elle est reconnue par l’Education nationale — mais par des contrats simples — ainsi que par le ministère de l’Agriculture. C’est d’ailleurs peut-être une des seules écoles qui soit sous double-tutelle, et je ne comprends pas pourquoi ces deux systèmes éducatifs ne se parlent pas davantage. 

Elle s’ouvre également sur le monde, puisqu’elle vient d’être intégrée au réseau des écoles de l’UNESCO.

Face aux bouleversements du monde contemporain, on peut chercher à préserver ce qui existe ou bien essayer de créer autre chose. Est-ce cette deuxième voie que vous privilégiez ?

Un vers de Machado, que je reprends tout le temps, s’accorde bien avec la philosophie de tout ce que nous avons évoqué : « voyageur, / Il n’y a pas de chemin, / Le chemin se fait en marchant / Le chemin se fait en marchant ». C’est ma devise.