Marko Perković « Thompson » : qui est le chanteur d’extrême droite qui enflamme la Croatie ?
En Croatie, un ancien militaire ultranationaliste a organisé le plus grand concert payant de l'histoire.
Marko Perković — plus connu sous son nom de guerre et de scène : Thompson, comme le pistolet-mitrailleur du même nom — a vendu 500 000 billets dans un pays de 4 millions d'habitants.
Pour tenter d'expliquer le succès de cet ethno-rockeur nostalgique du fascisme qui loue les « gênes de pierre » ou « Dieu et les Croates », nous repartons de ses textes.
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- Le Grand Continent •
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Le 5 juillet dernier, 500 000 personnes étaient réunies à l’hippodrome de Zagreb pour le plus grand concert de l’histoire du pays. Au centre de l’attention : le groupe d’ethno-rock emmené par Marko Perković dit « Thompson », chanteur nationaliste le plus connu du pays.
Ancien combattant de la guerre de Croatie, connu pour ses titres patriotiques très populaires, Perković est aussi réputé proche de l’extrême droite et des nostalgiques de la dictature fasciste. Lors du concert du 5 juillet, les spectateurs sont venus de toutes les régions du pays et de la diaspora, de tous les horizons sociaux et générationnels, signalant un mouvement populaire massif dans un pays de moins de 4 millions d’habitants.
Alors que la politique croate s’est principalement distinguée ces dernières années par une ligne modérée et pro-européenne, contrastant avec l’ambiance plus ouvertement conflictuelle qui prévalait en Serbie et en Bosnie-Herzégovine, le succès de Thompson révèle la persistence d’un mouvement nationaliste puissant dans l’opinion. En toile de fond se lit le souvenir douloureux et récent des guerres de Yougoslavie, mais aussi un rapport resté ambigu à la mémoire des dictatures du XXe siècle.
En 10 citations de ces principaux titres, nous livrons un bref commentaire de la poétique du chanteur nationaliste les plus puissant d’Europe.
Bataillon Čavoglave (1992)
“Prêts pour la patrie !”
En Zagorje, à la source de la rivière Čikola,
En frères, nous défendions nos maisons.
Croates, debout côte à côte, nous sommes tous frères,
Vous ne prendrez pas Čavoglave tant que nous vivrons !
…
Tire avec ta Thompson, ta Kalachnikov, ta Zbrojovka,
Lance ta grenade, repousse cette bande au-delà de la source !
…
Écoutez-nous bien, volontaires serbes, bande de tchetniks,
Notre main vous atteindra même en Serbie !
Enregistré fin 1991 en pleine Guerre de Croatie, « Bataillon Čavoglave » est le chant de guerre qui a fait la célébrité de Thompson. Le titre est la traduction directe de l’expérience militaire de Perković, engagé volontaire en septembre 1991 dans la défense de son village natal de Čavoglave. C’est aussi à cette occasion que Perković acquiert son nom de guerre, « Thompson », du nom du vieux pistolet-mitrailleur américain qui lui fut confié lors de son engagement.
Ce nom de guerre deviendra aussitôt le nom d’artiste de Perković et celui de son groupe. Mais le chant de guerre, resté très populaire, inscrit aussi d’entrée le groupe dans une trajectoire controversée : il fait entendre en chorus, avant le début du premier couplet, le salut de guerre « Prêts pour la patrie ! », symbole de la dictature fasciste des Ustaše (1941-1945).
Anica, reine de Knin (1995)
Hé ! Croates, nous nous souvenons de Knin,
Du roi croate Zvonimir !
Thompson ne fait pas qu’entretenir le souvenir des guerres consécutives à la dislocation de la Yougoslavie. Il inscrit également le nationalisme croate dans une temporalité millénaire en se réclamant de figures historiques comme Demetrius Zvonimir (XIe siècle). Allié de Rome et en conflit avec Byzance ― ce qui en fait a posteriori un représentant de la chrétienté occidentale ―, Zvonimir avait installé sa capitale à Knin, en Dalmatie.
Gènes de pierre (1996)
Gènes, gènes de pierre,
Le feu brûle en moi,
Gènes, gènes de pierre,
Nous sommes nés comme ça.
Quarante-cinq fut un malheur
Qui nous dispersa sur toute la terre,
Mais maintenant une nouvelle vigne croît,
Les hirondelles retournent à la maison.
Le morceau qui donne son titre au troisième album du groupe centre son refrain sur les « gènes de pierre » du peuple croate. Diffusé au lendemain immédiat de la fin de la guerre de Croatie, le texte présente un sous-texte ethnonationaliste explicite.
La référence au « malheur » de l’après-guerre continue d’entretenir l’ambiguïté quant à la relation de Thompson au régime des Ustaše : si la fin du second conflit mondial a bien lancé des vagues d’émigration importantes, celles-ci ont touché en plus grand nombre les minorités italienne et allemande ; parmi les membres de la population croate majoritaire qui ont émigré durant cette période, les anciens partisans et collaborateurs de l’État fasciste constituaient un groupe numériquement important.
Que tu es belle (1998)
Oh, que tu es belle, Zagora !
Slavonie, tu es dorée !
Herceg-Bosna, cœur fier !
Dalmatie, ma mer !
Une seule âme pour nous deux !
Salut, Lika, fierté du Velebit !
Que tu es belle !
« Lijepa Li Si », sortie en 1998, est peut-être le titre le plus populaire de Thompson. Son texte reprend un topos des chants patriotiques : l’inventaire des régions, mers, montagnes et fleuves du pays natal. Parmi les régions historiques appartenant à l’État croate contemporain (Zagora, Slavonie, Dalmatie), la Herceg-Bosna, région de Bosnie majoritairement peuplée de croates catholiques, figure en bonne place. Pendant la guerre de Bosnie, les autorités de la « République croate de Herceg-Bosna » (1991-1996) se sont rendus responsables de multiples crimes de guerre qui ont donné lieu à des condamnations par la justice internationale. Pour autant, ce ne sont pas pour ces considérations géopolitiques que « Lijepa Li Si » est passée à la postérité : la chanson est devenue l’hymne officieux de l’équipe croate de football.
Hé, mon peuple (2002)
Depuis l’époque du Christ
Les visages changent mais la scène est la même :
Des forces diaboliques s’affairent
Pour que nous n’existions plus.
Antéchrists et franc-maçons,
Communistes, ce sont eux
Qui prononcent ces phrases sataniques
Pour nous abattre !
Hé, mon peuple ! Hé, mon peuple !
Également très populaire, « Hé, mon peuple » adopte un ton plus nettement complotiste, sur un fond mystico-religieux.
Les opposants à la chrétienté, les « maçons » et les « communistes » y sont présentés comme les ennemis éternels du peuple croate. La référence à l’ennemi communiste peut être interprétée dans le contexte de la séquence politique en cours : depuis 2000, la Croatie était gouvernée par un gouvernement de centre-gauche pour la première fois depuis 1990, auquel Perković s’opposait frontalement.
Jamais personne ne touchera à mon petit morceau de l’univers (2006)
L’est, l’ouest, chacun défend ce qui est à lui,
Et moi, je n’ai pas le droit de défendre ce qui m’appartient depuis toujours,
Mon seul monde ?
Et juste pour cela, pour eux je suis un fasciste,
Pourtant je n’ai jamais rien voulu d’étranger,
Seulement cette terre libre.
…
Ils appellent le patriotisme fascisme
C’est comme ça qu’ils défendent leur communisme,
Démagogie évidente !
Au moment où paraît « Jamais personne ne touchera à mon petit morceau de l’univers », Perković est un artiste à la fois adulé et controversé. Certains de ces concerts hors de Croatie sont annulés en raison de sa proximité supposée avec les idéologies néo-fascistes.
Thompson répond frontalement à ses détracteurs, reprenant un argument familier de la rhétorique nationaliste : tout patriote ne fait que « défendre ce qui est à lui » (svatko brani svoje), l’accusation de « fascisme » n’étant qu’un stigmate employé par les « communistes » pour décrédibiliser leurs adversaires.
Dieu et les Croates (2013)
Le Tout-Puissant a donné à mon peuple
Le plus beau pays sous le ciel,
Le soleil jetait des éclats miraculeux
Sur une terre qui était comme le Paradis.
Dieu a consacré notre premier roi
Et lui a donné sa bénédiction
…
La colère du Tout-Puissant frappe comme le tonnerre
Et jamais, jamais mon peuple n’aura la paix.
« Convertamini…Convertamini…
In Domino salus *popule 1 convertamini
In Domino salus *popule convertamini »
L’album Ora et labora publié en 2013 est, comme aucun autre, centré sur les thèmes religieux chrétiens. Dans le morceau « Dieu et les Croates », qui reprend la devise de l’intellectuel organique du nationalisme croate, Ante Starčević (1823-1896), Thompson présente à nouveau une vision messianique de l’histoire de la Croatie.
À la fois peuple élu et objet de la colère d’un Dieu vengeur, les Croates doivent se battre pour leur terre dans un monde perpétuellement hostile. En chorus, un texte latin peu commenté proclame, sans équivoque : « Le salut du peuple est dans le Seigneur ― convertissez-vous ! ».
Maranatha (2013)
Maranatha,
Viens, Seigneur, sur la terre des Croates !
…
Fais que passe le temps des séducteurs, des faux prophètes,
Et de tous les lâches, les traîtres, les parjures,
Et de tous les escrocs, les renégats, les assassins cruels,
Et de tous les serviteurs du mal issus de mon peuple.
Enlève les masques mensongers du visage de ma terre croate !
Dans cet autre titre du même album, Thompson renoue avec le discours volontiers conspirationniste déjà vu dans « Hé, mon peuple ! ». Ici, ce sont sur les ennemis de l’intérieur, les « faux prophètes » et les « serviteurs du mal » parmi les Croates eux-mêmes que se concentre Perković. La dénonciation violente de la classe politique n’est jamais loin, ce d’autant plus que l’alliance de centre-gauche autour du Parti social-démocrate (SDP) a de nouveau provoqué l’alternance en 2011.
Bosnie (2013)
La Bosnie a donné le roi Tomislav,
Le premier roi de la lignée croate.
…
Ma Bosnie, à qui appartiens-tu maintenant ?
Souffres-tu aujourd’hui plus qu’hier ?
Qui pense t’avoir aujourd’hui, t’avoir en son pouvoir,
N’a rien appris de l’histoire.
Toujours en 2013, Perković confirme qu’il a pas tourné la page de l’irrédentisme : « Ma Bosnie, à qui appartiens-tu maintenant ? » fait-il mine de s’interroger. Si la chanson proclame l’impossibilité d’« avoir en son pouvoir » une terre de Bosnie traversée par de multiples lignes de conflit, elle commence surtout par un rappel à l’histoire lointaine qui place la Bosnie au cœur du mythe nationaliste croate. Comme plus tôt avec Zvonimir, c’est cette fois Tomislav (Xe siècle), premier duc de Croatie reconnu comme « roi » par le pape et allié de Byzance, que Perković se réclame. Tomislav est une figure symbolique populaire du mythe national croate, dont une grande statue équestre trône à Zagreb.
Si tu ne sais pas ce qui s’est passé (2024)
Fils, tu es né
Dans un monde libre,
Grandis pour le défendre
Quand ton vieux s’en ira.
Si tu ne sais pas ce qui s’est passé,
Laisse la Lika te le raconter,
Demande à chaque pierre de notre ville de Dubrovnik !
Demande à Zadar et Kotar,
Aux murs de Šibenik !
Si tu ne sais pas, mon petit,
Demande aux héros !
L’un des derniers hits de Thompson, « Si tu ne sais pas ce qui s’est passé » thématise un passage de flambeau entre un père et son fils sorti de l’enfance ― fils que son père veut conscient de l’histoire nationale, du respect dû aux « héros » et de la nécessité de poursuivre la lutte pour la liberté. Au-delà des clichés, la présence de spectateurs de toutes les générations lors du concert géant du 5 juillet semble le confirmer : trente ans après la fin de la guerre de Croatie, le nationalisme de Perković a su s’inscrire au premier plan de la culture populaire, résistant au passage des années.