Grand Tour, notre historique série d’été est de retour pour une nouvelle saison.

Comme chaque année, nous vous invitons à explorer le rapport d’affinité entre des personnalités et des espaces géographiques où ils ne sont pas nés ou qu’ils n’ont pas vraiment habités — et qui ont pourtant joué un rôle crucial dans leur propre trajectoire intellectuelle ou artistique.

Après la Missolonghi de Nikos Aliagas, la semaine grecque de Grand Tour fait étape dans une Athènes atypique, nocturne, militante et littéraire.

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Vous êtes né dans la Somme, dans un milieu modeste. Tant géographiquement que culturellement : la Grèce était, j’imagine, très loin de vos horizons. Quelle image vous en faisiez-vous avant de la connaître réellement ?

Ma connaissance de la Grèce était effectivement proche du néant. Je n’en avais aucune idée, aucune représentation claire. 

Dans la culture populaire de mon enfance, la Grèce n’était pas un pays très représenté. Dans les films, on voyait la Chine, l’Amérique, surtout les États-Unis, un peu l’Italie qui était le symbole du soleil, des vacances rêvées. La Grèce est encore aujourd’hui sous-représentée dans l’imaginaire populaire, en termes de paysage, d’existence, de villes et de lieux. Cela s’explique sans doute parce qu’elle est associée à une autre partie de la culture, plus dominante et privilégiée. C’est l’hellénisme, Oxford, les langues mortes.

Pendant longtemps, je ne m’y suis donc pas particulièrement intéressé. C’était un pays demeuré extérieur à moi — et qui l’est resté jusqu’au Covid.

Dans quelles circonstances se produit votre rencontre avec la Grèce ?

La rencontre s’est produite de manière étonnante. Mon ami Geoffroy de Lagasnerie en parle dans son livre sur l’amitié, 3, dans lequel il décrit l’amitié qui nous lie, lui, Didier Eribon et moi.

Nous avons fait de l’amitié le centre de notre vie : nous vivons d’amitié, nous voyageons ensemble, nous ne vivons pas ensemble, mais nous nous voyons tous les jours, nous créons ensemble, nous relisons les manuscrits et livres les uns des autres, nous organisons nos conférences ensemble, nous fêtons Noël et nos anniversaires ensemble.

La Grèce pour moi, c’était l’hellénisme, Oxford, les langues mortes.

Édouard Louis

Lorsque l’épidémie du Covid est arrivée, un couvre-feu a été instauré qui nous empêchait de voir nos amis. Geoffroy a écrit un autre texte là-dessus, sur l’impensé politique que révélait le Covid. Tout à coup, il y avait un couvre-feu à Paris, nous n’avions plus le droit de sortir. Sauf pour des raisons spéciales, comme la famille. Si j’avais un enfant qui habitait à Toulouse et que je devais traverser la moitié de la France pour aller le voir, j’avais le droit de le faire. Mais mes deux meilleurs amis, que je vois tous les jours, avec qui je crée, avec qui j’écris, avec qui je pense, qui habitent à deux rues de chez moi, eux, je n’avais plus le droit de les voir.

L’épidémie de Covid a révélé une hiérarchie inconsciente de nos sociétés entre la famille et l’amitié, cette dernière étant perçue comme secondaire, inessentielle. Cette épidémie a révélé aussi le pouvoir terrifiant de l’État, celui de dire pour nous, à notre place, ce qui est essentiel ou ce qui ne l’est pas — comme l’amitié. La même chose s’est produite sur ce qu’on avait le droit d’acheter ou pas dans les supermarchés. Je ne sais pas si vous vous en souvenez, mais des personnes ont été sanctionnées par la police parce qu’elles avaient acheté des chips, qui étaient un produit défini comme non-essentiel. Le maquillage aussi était considéré comme inessentiel, les rayons de maquillage étaient fermés dans les magasins, mais qui sait si, pour une jeune trans en transition, à ce moment-là, acheter un tube de rouge à lèvres n’était pas plus important que d’acheter un deuxième paquet de pâtes ? Cela peut paraître dérisoire et anecdotique, mais ça ne l’est pas du tout : qui a le pouvoir de dire ce qui compte ou pas dans une vie ?

Bref, dans ce contexte, avec mes amis Didier et Geoffroy, nous avons décidé de partir de Paris, et d’aller dans un endroit où nous pourrions continuer à nous voir. Un ami nous avait dit qu’en Grèce, la police était plus laxiste et que le couvre-feu n’était pas respecté — contrairement à Paris où la surveillance était très forte. Nous sommes donc partis un peu par hasard, à Athènes. 

Nous devions rester deux semaines, nous sommes finalement restés quatre mois. 

Et j’aime ça, cette beauté ardue, pas immédiatement accessible de la ville, qui donne le sentiment de ne pas être dans un lieu désiré — et, donc, d’être au-dehors. © Édouard Louis

Athènes, tout à coup, s’est mise à représenter pour nous quelque chose de l’ordre du dehors, de la fuite, de l’extérieur, et, dans ce contexte, de la possibilité de l’amitié comme mode de vie.

Cette histoire fait justement écho à votre livre Monique s’évade, dans lequel, vous proposez à votre mère de s’évader en Grèce, parce qu’effectivement, vous semblez avoir à ce pays un rapport « évasif ».

La fuite, la nécessité de la fuite, a toujours été au cœur de ma vie.

Enfant déjà, je vivais avec l’obsession de m’enfuir. Comme enfant gay, je ne me sentais ni heureux ni à l’aise dans ma famille. Et quand vous passez toute une enfance à rêver de fuite, cette fuite devient un peu la matière qui vous fait, la matière de votre corps. Comme si la nécessité de fuir s’inscrivait dans votre ADN. Jean Genet utilisait l’image de l’enfant qui rêve de s’évader par les toits, une image que reprend Koltès dans Roberto Zucco. Deux auteurs gays qui n’ont cessé de creuser l’image de l’évasion.

Un ami nous avait dit qu’en Grèce, la police était plus laxiste et que le couvre-feu n’était pas respecté — contrairement à Paris où la surveillance était très forte. Nous sommes donc partis un peu par hasard, à Athènes.

Édouard Louis

Aujourd’hui, je suis loin de ma famille et de mon enfance, et pourtant, ce besoin de fuir, de fuir tout le temps, est resté en moi. Et depuis le Covid, Athènes est devenu le lieu de cette fuite. À Athènes, je suis loin de la France, loin du monde littéraire français, je peux m’isoler et écrire pendant des mois, loin de tout un ensemble de préoccupations quotidiennes.

Ce que j’aime aussi, c’est qu’Athènes n’est pas nécessairement réputée pour sa beauté. On y trouve beaucoup d’immeubles en béton qui ont été construits très rapidement au moment du boom économique de la deuxième moitié du XXe siècle. Il y a beaucoup de circulation avec des grandes routes à cinq, six voies au cœur de la ville. C’est donc une ville assez polluée, assez bruyante et qui n’est a priori pas connue comme la plus accueillante. Quand les Français et les Américains arrivent en Grèce, ils vont plutôt sur les îles. Et j’aime ça, cette beauté ardue, pas immédiatement accessible de la ville, qui donne le sentiment de ne pas être dans un lieu désiré — et, donc, d’être au-dehors.

Qu’est-ce qui vous plaît à Athènes ? J’ai l’impression que c’est plus la ville et sa vie contemporaines que les traces de sa grandeur antique.

La beauté de la Grèce antique est évidemment présente partout. Il y a beaucoup de ruines ; le rapport entre la ruine et la nostalgie est permanent.

C’est une ville très nostalgique, contrairement à New York par exemple, qui a une beauté liée au fait que tout est récent, que tout est fait d’acier et de verre, que tout vient d’être construit ou en tout cas assez récemment. La nostalgie athénienne a quelque chose d’assez poétique. Et puis, justement, aussi quelque chose d’extrêmement urbain — et c’est ce que j’aime. 

Je n’ai jamais beaucoup aimé le silence de la nature.

Je préfère le béton et les tours aux arbres et aux montagnes.

Je m’y sens plus à l’aise.

Paradoxalement, j’ai l’impression que dans la nature, à la campagne ou sur les îles comme il y en a en Grèce, le silence nous force à nous recentrer sur nous-mêmes, à écouter notre moi intérieur — tout ce que je hais. J’ai horreur d’être moi, d’avoir un moi, cette chose gluante et dont il est si difficile de se défaire. Dans la ville au contraire, dans le bruit, le mouvement, le bitume, le moi se dissout. On n’existe plus, on est un témoin du monde, on est traversé par lui. 

Je n’ai jamais beaucoup aimé le silence de la nature. Je préfère le béton et les tours aux arbres et aux montagnes.

Édouard Louis

Athènes offre cette possibilité parce que c’est une ville qui se caractérise par énormément de mouvements. C’est une ville du sud, donc qui vit très tard ; on peut sortir, manger très tard et puisqu’il fait chaud, on peut rester à l’extérieur tard dans la nuit.

Les personnes qu’on croise la nuit sont toujours plus intéressantes que celles qu’on croise le jour : si vous voyez quelqu’un qui marche dans la rue à trois heures du matin, sauf si cette personne rentre du travail, c’est que cette personne ne se soumet pas aux rythmes sociaux traditionnels, le réveil le matin pour aller emmener les enfants à l’école, le réveil à 8 h pour écouter les nouvelles du monde à travers la radio, le premier métro — ce rythme fou du matin imposé par le capitalisme. Une personne qui marche dans la nuit est déjà en décalage par rapport au monde, donc elle est intéressante — et ce n’est pas une question de classe, j’en sais quelque chose.

C’est une ville très nostalgique, contrairement à New York par exemple, qui a une beauté liée au fait que tout est récent, que tout est fait d’acier et de verre, que tout vient d’être construit ou en tout cas assez récemment. La nostalgie athénienne a quelque chose d’assez poétique. Et puis, justement, aussi quelque chose d’extrêmement urbain — et c’est ce que j’aime. © Édouard Louis

Vous avez noué des liens avec des Athéniens ?

Oui bien sûr, beaucoup. D’abord à travers le travail : je suis ami avec mon éditeur grec, ma traductrice, les personnes qui travaillent dans la maison d’édition qui me publie à Athènes. Et puis des activistes que j’ai rencontré en me rendant à des manifestations, des artistes que j’ai rencontré lorsque j’ai fait une résidence d’écriture au théâtre Onassis ou quand j’ai joué Qui a tué mon père à Thessalonique.

Il y a deux choses qui m’ont marqué dans mes rencontres avec les Athéniennes et les Athéniens.

D’abord, leur culture littéraire. Elle commence dès la tragédie grecque qui est l’une des formes littéraires qui m’intéresse le plus. La tragédie grecque est pour moi la plus haute de toutes les formes littéraires. C’est une forme littéraire ultra-explicite, violente, brève, ultra-émotionnelle, politique — étrangement, toutes les choses qui sont aujourd’hui considérées comme négatives en littérature : une œuvre est considérée comme mauvaise si elle est trop pleine de pathos, considérée comme misérabiliste ou tire-larme, un livre est appelé « pamphlet » quand on veut signifier qu’il est trop politique, un livre trop court est souvent perçu comme moins ambitieux qu’un gros livre — Annie Ernaux a souvent été attaquée pour la brièveté de ses livres.

La tragédie grecque va à rebours de tous les critères contemporains d’évaluation des œuvres littéraires.

J’essaye de m’inspirer de cela : comment défaire les normes littéraires, notamment en allant puiser dans la tragédie, pour rendre la littérature contemporaine plus subversive, plus politique, plus confrontationnelle ?

Les personnes qu’on croise la nuit sont toujours plus intéressantes que celles qu’on croise le jour.

Édouard Louis

La Grèce, c’est aussi un pays de l’écriture de l’intime avec Sappho, Cavafy, Rítsos, une succession d’immenses poètes et poétesses qui ont chaque fois réinventé les liens entre l’écriture et l’intime — ce qui renvoie au ridicule celles et ceux qui aujourd’hui s’écrient que « de nos jours, tout le monde veut écrire sur sa propre vie ». Il faut vraiment ne rien connaître de l’histoire de la littérature pour dire une phrase comme celle-là.

Enfin, dans mes échanges avec des personnes qui vivent à Athènes, j’ai également découvert une culture politique très autonome par rapport au reste du monde.

La mondialisation que nous vivons est aussi une mondialisation de l’espace du débat. Très souvent, en France, aux États-Unis ou en Angleterre, on retrouve des questions politiques assez proches les unes des autres. On voyage et on tombe sur les mêmes questionnements, toujours, partout. Je me souviens des années 2020-2021. Partout où j’allais pour parler de littérature, la question à la mode était « Qui parle ? Qui a le droit de parler de qui ? Est ce qu’un auteur hétérosexuel peut écrire sur l’homosexualité ? » Je ne dis pas que ces questions n’ont aucune validité, mais quand elles deviennent une sorte de mode, mondialisée, elles perdent leur intérêt, leur force. En Grèce, j’ai découvert un espace de discussion politique extrêmement varié — un vrai ailleurs du débat mondialisé. 

Quelles questions le structurent ?

Par exemple, l’anarchisme et ses différents courants sont très présents à Athènes. 

Exárcheia est connu comme étant un quartier étudiant anarchiste, ce qui est devenu rare dans le monde d’aujourd’hui. On ne pourrait pas dire en France ou à Londres qu’il y a un quartier anarchiste. En Grèce, il y en a encore un — même si Airbnb le met en danger — avec des traditions anarchistes, des rassemblements anarchistes, des gens qui sont de tradition socialiste ou socialiste libertaire…   

Je suis fondamentalement un être politique, et cette richesse du débat ici est très précieuse pour moi ; j’apprends beaucoup, j’écoute. Je me souviens que lors d’une de mes premières visites à Athènes, mon éditeur m’a invité à une fête dans laquelle j’ai vu un socialiste et un communiste se disputer. Je me suis dit : je suis à ma place, ici.

Quel est votre rapport à la langue grecque, ancienne et moderne ? 

Catastrophique ! Je n’ai pas du tout étudié le grec à l’école. C’étaient plutôt les enfants de la bourgeoisie qu’on orientait vers ce genre d’apprentissage.

À Athènes, mon éditeur m’a invité à une fête dans laquelle j’ai vu un socialiste et un communiste se disputer. Je me suis dit : je suis à ma place ici.

Édouard Louis

Pour le grec moderne, c’est une langue très difficile, en premier lieu parce que c’est un autre alphabet. J’essaye d’apprivoiser des expressions, des mots, mais c’est encore très compliqué pour moi.

Si vous voyez quelqu’un qui marche dans la rue à trois heures du matin, sauf si cette personne rentre du travail, c’est que cette personne ne se soumet pas aux rythmes sociaux traditionnels, le réveil le matin pour aller emmener les enfants à l’école, le réveil à 8 h pour écouter les nouvelles du monde à travers la radio, le premier métro — ce rythme fou du matin imposé par le capitalisme. Une personne qui marche dans la nuit est déjà en décalage par rapport au monde, donc elle est intéressante — et ce n’est pas une question de classe, j’en sais quelque chose. © Édouard Louis

Athènes n’est pas qu’un lieu d’évasion pour vous. C’est aussi un lieu d’écriture comme vous l’avez évoqué. Est-ce que cela change quelque chose d’écrire à Athènes plutôt qu’à Paris, à New York ou ailleurs ? Le lieu d’où vous écrivez a-t-il un impact sur ce que vous écrivez ?

J’ai écrit mes trois derniers livres en Grèce, en grande partie. 

L’impact que cela a eu, je ne sais pas… Sans doute, l’extériorité par rapport à mon pays de naissance m’a-t-elle aidé à rester le plus autonome possible, à ne pas répondre aux prescriptions du monde littéraire qui depuis plusieurs années me reprochait souvent d’être trop politique, trop sociologique, trop autobiographique, trop polémique, trop dans l’émotion. Être loin de tout ça m’a permis, j’espère, de tenir.

Ce que j’aime aussi dans le fait d’écrire à Athènes, c’est, comme Geoffroy le décrit dans son livre sur l’amitié, le fait d’abolir la distinction entre les vacances et le travail. 

C’était quelque chose qui me fascinait déjà quand j’étais étudiant et que je lisais les Mémoires de Simone de Beauvoir : cette façon qu’elle et Sartre avaient de voyager en Grèce, en Chine, aux États-Unis, et de travailler partout, d’écrire partout. Ils menaient une existence qui abolissait un certain nombre de frontières traditionnelles, entre travail et repos, amitié et couple, etc.

Je déteste les vacances, tout arrêter, «  me poser  » comme le dit l’expression. Cela m’angoisse énormément. J’aime la phrase de Imre Kertész qui écrivait  : si je ne travaillais pas, j’existerais, et si j’existais, je ne sais pas à quoi je m’exposerais. © Édouard Louis

Est-ce cela ce qu’Athènes représente pour vous ? 

Totalement. D’abord, parce que je déteste les vacances, tout arrêter, « me poser » comme le dit l’expression. Cela m’angoisse énormément. J’aime la phrase de Imre Kertész qui écrivait : si je ne travaillais pas, j’existerais, et si j’existais, je ne sais pas à quoi je m’exposerais.

C’est ce vertige que je ressens si je m’arrête.

Écrire, partout, tout le temps, me permet de moins subir la vie. Et écrire à l’étranger, cela permet à la fois de travailler et de découvrir de nouveaux lieux, de nouvelles personnes, de nouvelles vies, d’autres vies que la mienne. Évidemment, c’est possible parce que j’ai un métier privilégié, l’écriture, mais je crois que cette question de la division sociale du temps dépasse la seule appartenance au monde de l’écriture. 

Combien de fois voyons-nous sur des plages ou dans des lieux touristiques des gens qui ont trimé toute l’année pour s’offrir des vacances et qui, une fois qu’ils y sont, ont l’air de s’ennuyer, sont tendus, se disputent avec leur mari ou leurs enfants ? C’est cet équilibre capitaliste entre pression au travail et décompression en vacances qui fait souffrir énormément de personnes. D’ailleurs, l’utopie politique de Marx était une utopie temporelle : Marx disait que la révolution permettrait de tout faire dans une journée : écrire, peindre, construire un bâtiment et de reposer, sans division brutale des temps sociaux. 

La vie de l’écriture est une utopie marxiste en miniature.

Ce que j’aime aussi dans le quotidien à Athènes, c’est ma position d’extériorité radicale. Et c’est aussi pour cette raison que la question de la langue est compliquée : en ne l’apprenant pas, j’ai ce plaisir très particulier du tourisme, c’est-à-dire d’être toujours quand même un peu extérieur. Même si j’y vais très souvent, je ne parle pas la langue, je ne peux pas lire les panneaux ou les enseignes. Je pense que cette étrangeté me convient. Elle me permet d’être à la fois comme en vacances tout en travaillant énormément, en écrivant toute la journée.

L’équilibre capitaliste entre pression au travail et décompression en vacances fait souffrir énormément de personnes.

Édouard Louis

Comment écrivez-vous concrètement ?

Je suis quelqu’un d’assez discipliné dans le travail. 

En général, j’écris de midi à 18 heures, puis je sors et je marche dans la ville, jusqu’à l’Acropole par exemple.

Je traverse la ville, j’explore.

En général, j’écris de midi à 18 heures, puis je sors et je marche dans la ville, jusqu’à l’Acropole par exemple. © Édouard Louis

Comment votre œuvre est-elle traduite, lue et reçue en Grèce ?

Mes deux premiers livres, En finir avec Eddy Bellegueule et L’histoire de la violence, ont été publiés en Grèce, mais ils n’y ont rencontré que très peu d’échos et de succès. Je pense que l’éditeur était d’ailleurs un peu déçu. Il pensait que cela parlerait plus aux gens d’ici. J’ai commencé à y aller à ce moment-là, quand les deux premiers livres venaient d’être publiés. Je n’avais donc pas un rapport particulièrement marqué au lectorat ou au public en Grèce.

Puis, quand Qui a tué mon père est sorti, il s’est produit quelque chose. Beaucoup de lectrices et de lecteurs se sont manifestés. Il y a eu plusieurs adaptations au théâtre à Athènes ; j’ai assisté à de nombreuses mises en scène dans la même ville, du même spectacle, dans des théâtres différents. J’ai été invité avec Thomas Ostermeier pour présenter notre version de Qui a tué mon père à Thessalonique, la deuxième ville du pays. 

A posteriori, les gens se sont mis à relire les deux premiers livres qui n’avaient jusqu’alors pas rencontré beaucoup de lecteurs. Un échange s’est déclenché avec le lectorat grec et est devenu très présent dans mon quotidien. 

C’est amusant parce que j’avais conçu Qui a tué mon père comme une tragédie contemporaine.

À ce moment-là, je traduisais deux tragédies d’Anne Carson adaptées de tragédies grecques. Elle a écrit un Antigone et un autre texte qui s’appelle Norma Jeane Baker de Troie, une retraduction d’un texte d’Euripide sur Hélène et la guerre de Troie. Je traduisais des tragédies grecques en français de l’anglais alors même que j’écrivais Qui a tué mon père, et je pensais à mon père. Je me demandais ce que serait d’écrire une tragédie aujourd’hui — c’est-à-dire quelque chose de très direct, de très politique, mais aussi de très intime, avec une forte charge de pathos. Et j’ai écrit ce livre dans lequel la malédiction qui pèse sur un individu ne vient pas des dieux, mais de la politique.

Parfois, je me dis que c’est pour cette raison que ce texte a été aussi lu en Grèce.

Quelles œuvres grecques, anciennes et modernes, vous sont particulièrement chères ?

D’abord, évidemment, celui qu’on recommandera pour toujours, Antigone de Sophocle — qui est, comme l’avait dit Hegel, un des plus grands textes de toute l’Histoire. 

La poésie de Cavafy, que j’évoquais tout à l’heure, tient dans un volume assez mince, car il a peu écrit et peu publié de son vivant, mais elle est absolument extraordinaire. 

Elle traite de l’histoire d’un homme qui a peur de vieillir, d’un homme qui marche dans la rue et qui désire les garçons qu’il y voit, transformant l’espace public en un espace désirant. C’est sublime, sublime.

À Égine comme à Hydra, je ne peux passer que deux ou trois jours maximum, car au-delà, je ne supporte plus la nature.

Édouard Louis

Et puis je citerai les fragments de Sappho, notamment les versions traduites par Anne Carson. C’est en anglais, mais Anne Carson les a traduits de manière vraiment indépassable.

Enfin, j’évoquais aussi plus tôt Yannis Ritsos, un militant communiste grec et poète du milieu du XXe siècle, qui a su fusionner la littérature — dans ce qu’elle a de plus haut — et la politique — dans ce qu’elle a de plus brutal, de plus direct, de plus activiste. Peu de gens ont réussi cela. Je ne pense pas qu’il y ait un équivalent en France. Peut-être que Pasolini l’a fait parfois en Italie, mais personne n’a su le faire comme Yannis Ritsos. 

Vous séjournez fréquemment à Athènes. Vous arrive-t-il de vous en évader pour visiter d’autres villes ou régions grecques ?

J’aime beaucoup Égine, une île à une demi-heure d’Athènes. Elle a mauvaise réputation parce qu’elle est trop proche de la ville, donc pas très exotique. Il y a une course dans la bourgeoisie française au fait d’aller chaque année en Grèce, dans l’île la plus lointaine possible, la plus inconnue possible, la plus isolée possible, pour ensuite rentrer à Paris et en parler. Égine est le contraire de ça. L’eau y est un peu polluée contrairement aux eaux cristallines qu’on trouve plus loin d’Athènes. J’aime l’île pour cette raison aussi. J’aime les lieux un peu hostiles.

J’aime aussi Hydra, une île très belle.

[Samedi matin, une personnalité invitée dans notre série Grand Tour nous parlera de son rapport à l’île d’Hydra. Pour recevoir l’entretien — abonnez-vous au Grand Continent]

C’est plutôt la classe culturelle dominante supérieure qui fréquente l’île. Maria Callas ou encore Leonard Cohen y avaient une maison. Hydra a deux avantages : les moteurs y sont interdits, on peut seulement marcher à pied, ce qui est agréable pour les personnes qui aiment flâner. Et puis c’est une île sans véritablement de plages, donc il y a moins d’enfants et moins cette atmosphère familiale, parfois étouffante des lieux de vacances.

Mais, à Égine comme à Hydra, je ne peux passer que deux ou trois jours maximum, car au-delà, je ne supporte plus la nature.

Parlez-nous de la nuit athénienne. Qu’a-t-elle de particulier ?

Tout d’abord, il y a la possibilité de vivre plus tard qu’à Paris, que j’évoquais tout à l’heure. La possibilité, par exemple, de manger très tard le soir dans une petite brasserie ou dans un petit café. Pierre Bourdieu disait que l’ordre social est une question de tempo et j’aime être dans une ville où il est possible de briser l’ordre socio-temporel habituel, normalisé. Écrire jusqu’à 23 h et ne sortir qu’à cette heure-là pour manger quelque chose.

J’aime beaucoup la sociabilité gay à Athènes, particulièrement celle de la nuit, mais je ne saurais pas la décrire.

Édouard Louis

La deuxième particularité de la nuit athénienne est liée à la météo qui permet de marcher très tard dans la nuit.

Marcher très longtemps, seul, dans la nuit est une des choses que je préfère dans la vie. C’est banal, mais j’adore cela. Je peux marcher jusqu’à 2 ou 3 heures du matin. Étrangement, le silence qui m’angoisse à la campagne n’est pas le silence de la nuit, qui lui, me fait me sentir bien. Peut-être parce qu’on sait que la nuit est courte, que sa fin est contenue dans sa présence. Je ne sais pas.

Et puis il y a la nuit gay. Qu’a-t-elle de spécifique à Athènes ? 

Je sais qu’elle a quelque chose de différent, mais comment l’exprimer ?

J’aime beaucoup la sociabilité gay à Athènes, particulièrement celle de la nuit, mais je ne saurais pas la décrire.

C’est un peu le piège de tout cet entretien avec vous : je trouve beaucoup plus difficile de parler de ce que j’aime que de ce que je n’aime pas dans la vie. Il m’est beaucoup plus facile d’exprimer ma colère ou mon dégoût que mon amour. J’ai du mal à parler des choses que j’aime — ce qui fait qu’en vous parlant d’Athènes, j’ai le sentiment de ne pas réussir à m’exprimer comme je le voudrais.

Pourriez-vous nous citer quelques lieux athéniens qui incarnent votre rapport à la ville, des lieux que vous aimez ? 

Le quartier d’Exárcheia, que j’évoquais tout à l’heure, est un quartier que j’aime. Il y a beaucoup de librairies indépendantes, alternatives, politiques, de librairies d’occasion, ou spécialisées en poésie. La librairie française ne se trouve pas très loin d’ailleurs. C’est un quartier vraiment très agréable.

J’aime aussi beaucoup le centre-ville, l’hyper-centre d’Athènes. Les quartiers de la place Omonia et de la place Sýntagma.

Ce sont des quartiers plutôt à l’écart des circuits touristiques ?

Oui, sauf Exárcheia qui est très touristique.

Cela dit, j’apprécie aussi certains quartiers très touristiques comme celui du bas de l’Acropole, le quartier de Plaka, bien qu’il ne soit pas le plus agréable — sauf si on est vraiment fou de porte-clefs. Lorsqu’on commence à les fréquenter, on se rend compte que, même dans ces quartiers, il existe des espaces totalement différents de ce qu’on imagine. Il y a par exemple une rue qui longe l’acropole, appelée Theorias — comme la théorie — qui est magnifique et dans laquelle j’adore marcher la nuit. Bien qu’elle se situe au cœur du quartier touristique, elle est presque toujours déserte à partir de minuit.

Beaucoup de quartiers athéniens souffrent du sur-tourisme. C’est un problème politique, parce que comme on le sait, les grecs n’arrivent plus à eux-mêmes vivre dans le centre-ville, devenu trop cher à cause du tourisme. 

Cela dit, la critique du tourisme est délicate, et je la trouve souvent déplaisante, car elle masque une violence de classe très grande. 

J’ai du mal à parler des choses que j’aime — ce qui fait qu’en vous parlant d’Athènes, j’ai le sentiment de ne pas réussir à m’exprimer comme je le voudrais.

Édouard Louis

Quand la bourgeoisie voyageait, et qu’elle était la seule classe à voyager, cela ne dérangeait personne. Goethe a écrit le Voyage en Italie, Stendhal aussi.

Mais quand les pauvres voyagent, cela pose un problème.

Le sur-tourisme de la grande bourgeoisie à Saint-Barthélemy, par exemple, n’est jamais considéré comme problématique. Quand on pense au sur-tourisme, on pense à des boutiques populaires, des quartiers populaires, une offre de marchandises qui y est liée comme les bibelots, les boules à neige ou les portes clefs, etc.

Comment à la fois ne pas être aveugle aux problèmes structurels entraînés par le tourisme, mais ne pas en même temps tomber dans le racisme de classe qui le plus souvent est le soubassement des discours contre le tourisme ? C’est délicat. Je pense, comme beaucoup, que cette question devrait être prise en charge politiquement.

À quoi pensez-vous ?

Il devrait y avoir un quota de logements touristiques par quartier pour éviter que les habitants ne puissent plus vivre dans leur propre ville. 

Mais même cette question n’est pas simple. Je ne crois pas au concept de « propre ville ». 

Personne n’est propriétaire d’une ville parce qu’il y est né. Paris n’appartient pas plus à un Parisien qu’à un Japonais ou un Chinois. C’est pour cela que même si je comprends les problèmes que pose le sur-tourisme, je suis parfois mal à l’aise quand je lis que « les Barcelonais n’arrivent plus à vivre à Barcelone ». À qui appartient une ville, un pays, un lieu ? À personne. À tout le monde. Et en même temps, bien évidemment, qu’un employé soit obligé de faire deux heures de voiture tous les jours parce qu’il ne peut plus vivre dans la ville dans laquelle il travaille, à cause du prix des loyers que le tourisme fait exploser, c’est un problème.

Je pense simplement qu’il faudrait repenser le vocabulaire de cette critique politique, pour qu’elle ne soit ni un racisme de classe, ni un racisme tout-court — qu’on songe au racisme anti-asiatique qui aujourd’hui se manifeste très souvent dans la critique du tourisme.

Personne n’est propriétaire d’une ville parce qu’il y est né.

Édouard Louis

La Grèce a cristallisé ces dernières années de nombreux enjeux politiques : crise économique, crise migratoire, montée de l’extrême droite. Vous vous intéressez à sa vie politique ? 

Le pouvoir est entre les mains d’une droite dure, presque extrême. Le Premier ministre est de droite conservatrice, raciste. 

À Athènes, comme souvent dans les grandes villes par rapport au reste du pays, les personnes qu’on croise sont beaucoup plus progressistes. J’ai toujours rêvé d’un régime politique alternatif, dans lequel les villes et les campagnes auraient des gouvernements différents. Pourquoi Paris, Athènes et Berlin n’auraient-elles pas un seul et même gouvernement, et la campagne française et la campagne grecque un autre gouvernement, si les campagnes votent à droite et les villes à gauche ? Pourquoi est-ce que les villes devraient souffrir du racisme du reste du pays ? Cela permettrait aussi de défaire les nations, les nationalismes. Bon, je sais que c’est une utopie absolue — mais j’y pense souvent.

Fréquentez-vous des Grecs à Paris ?

Je me suis lié particulièrement à une journaliste littéraire grecque, Mary Kairidi. Elle m’avait interviewée à Athènes à l’occasion de la sortie de Changer : Méthode. Nous avions fait un long entretien pour une revue littéraire qui s’appelle the books’ journal. Elle s’est ensuite installée à Paris pour faire une thèse sur Philippe Jaccottet et je la vois souvent. Nous venons de terminer un livre que nous avons fait ensemble, qui sera publié bientôt. Des conversations sur la littérature, sous forme de manifeste.

C’est drôle, la présence en Grèce finit par avoir des répercussions jusqu’à Paris.

Votre fréquentation d’Athènes est-elle plutôt solitaire, comme le laisse penser votre évocation du goût des marches nocturnes, ou plutôt collective, dans le cadre de votre amitié avec Geoffroy de Lagasnerie et Didier Eribon ?

Nous allons très majoritairement à trois en Grèce, parfois à deux, soit avec Didier, soit avec Geoffroy. J’emmène aussi d’autres amis, et même une fois, ma mère — mais une seule fois seulement.

L’amitié, en général, contrairement à la famille, permet beaucoup plus la multiplicité des emplois du temps, le fait de ne pas être ensemble à chaque moment, dans le même espace, toute la journée. © Édouard Louis

Mais cela ne m’empêche pas d’avoir des moments où je suis seul — car l’amitié, en général, contrairement à la famille, permet beaucoup plus la multiplicité des emplois du temps, le fait de ne pas être ensemble à chaque moment, dans le même espace, toute la journée — ce qui explique la raison pour laquelle on voit tant de familles se disputer quand on voyage. Une proximité trop grande crée de la suffocation, de la tension — dont l’amitié libère.

J’ai toujours rêvé d’un régime politique alternatif, dans lequel les villes et les campagnes auraient des gouvernements différents.

Édouard Louis

Envisagez-vous de faire d’Athènes votre résidence principale ? Où est-ce que cette ville doit rester cette évasion, cette parenthèse qu’elle a d’abord été pour vous ? 

Il n’y a pas un jour où je n’y pense pas. J’y pense tout le temps — et j’en ai très envie. J’y réfléchis beaucoup, mais je me pose cette même question que vous avez parfaitement anticipée à l’instant : ne perdrais-je pas quelque chose à être définitivement là-bas ?

Est-ce que ce lieu resterait celui de la fuite si j’y habitais ? Est-ce qu’il ne deviendrait pas le lieu à fuir ?

Vous savez, c’est comme chez moi à Paris. J’ai un bureau conçu pour écrire et travailler, mais c’est un bureau qu’en fait, j’ai acheté pour ne pas écrire. Je le fuis. Si je me mettais au bureau chaque jour pour écrire, je me sentirais un professionnel de l’écriture, avec ce que Sartre appelait l’esprit de sérieux. À la place, j’écris sur la table qui sert à manger, ou sur le plan en bois de la cuisine. J’ai un lieu officiel — le bureau — sur lequel je suis censé travailler, mais je n’ai jamais travaillé dessus. Je le fuis. Il représente ce qu’il faut fuir.

Athènes, c’est un peu l’équivalent. C’est le lieu depuis lequel je fuis Paris. C’est pour cela que j’ai peur de m’y installer.

Je me dis : Athènes, c’est comme la table de cuisine, c’est important que ce soit un extérieur. Si cela devient tout à coup le quotidien ancré, officiel, je perdrais quelque chose.