Should there be a truly « independent » monetary authority ? A fourth branch of the constitutional structure coordinate with the legislature, the executive, and the judiciary ?
Milton Friedman 1
1964
L’économie américaine est en phase d’expansion continue, avec une croissance dynamique et une inflation tout à fait contenue, en dépit des tensions géopolitiques du moment. La Réserve fédérale (ou « Fed ») vient alors de fêter son cinquantenaire et le Congrès organise pour l’occasion un retour d’expérience sur ce demi-siècle d’existence pour l’institut monétaire.
S’il ne s’est pas encore vu attribuer le prix Nobel d’économie, Milton Friedman est alors un économiste accompli, professeur à l’Université de Chicago, et vient de faire paraître son monumental ouvrage sur l’histoire monétaire des États-Unis. C’est ainsi naturellement que la Chambre des représentants l’invite à présenter ses vues sur l’expérience monétaire américaine des cinquante années passées. Il décide d’introduire son propos liminaire en se concentrant sur la thématique de l’indépendance dont jouit la Fed depuis seulement une dizaine d’années.
D’apparence anodine, l’interrogation de Friedman, à laquelle il répondra lui-même avec la plus grande réserve, résume pourtant parfaitement les débats qui, cinquante ans plus tard, agitent toujours la Réserve fédérale et la perception qui semble être celle de l’administration Trump sur les activités de celle-ci.
Il serait toutefois réducteur de limiter l’analyse de cette nouvelle controverse à une énième sortie désordonnée du Président américain.
Au contraire, les relations complexes entre le pouvoir exécutif et la banque centrale, que cristallise la communication en dents de scie de la Maison Blanche, s’inscrivent dans un débat plus vaste concernant la redéfinition de l’étendue du pouvoir exécutif aux États-Unis et la possible reconfiguration de l’État de droit.
La marche progressive vers l’agencification des politiques publiques
Si le sort de la Réserve fédérale ne manque pas d’interpeller, en raison du rôle dévolu à cette institution aux États-Unis, mais également au-delà — pour stabiliser les marchés financiers et agir en qualité de prêteur de dernier ressort pour l’ensemble de la planète — il est utile de rappeler que les péripéties médiatiques actuelles la Fed s’inscrivent dans un débat plus large, qui concerne d’autres agences, et dont l’issue pourrait bien redéfinir les contours de l’État administratif américain.
Depuis le début des années 1990, les démocraties ont initié un véritable mouvement d’agencification de pans entiers de leurs politiques publiques.
Cette évolution avait pour objet principal de permettre le traitement impartial de certains sujets sans immixtion du gouvernement, qui aurait eu pour effet de favoriser un opérateur économique au détriment d’un autre. L’agencification tira ainsi sa légitimité de la compétence technique des agences, et du traitement impartial qu’elles accordent aux opérateurs dont elles doivent permettre la supervision, devenant ainsi, comme rappelé par Pierre Rosanvallon, un marqueur fort des États démocratiques modernes 2.
Si les États-Unis en furent les précurseurs, en consacrant des agences spécialisées dans la régulation de la concurrence (la FTC en 1914), la supervision des marchés financiers (avec la SEC en 1934) ou encore les chemins de fer (avec l’Interstate Commission en 1887) entre la fin du XIXème et le début du XXème siècles, d’autres pays, comme la France, ont eu une conversion plus tardive qui a souvent accompagné l’adoption de législations libéralisant certains secteurs de l’économie française.
Cette évolution fut suffisamment notable pour amener le Conseil d’État à y consacrer son étude annuelle en 2012, dans laquelle il qualifiait le phénomène d’agencification de véritable « mode d’administration » des États modernes. Le Conseil d’État relevait ainsi que cette tendance constituait un nouveau mode de gestion publique, mais que son développement n’allait pas sans créer des interrogations multiples. Cette extension du champ de la domination des agences a d’ailleurs pu, en France mais également dans d’autres États de l’Union, faire l’objet de critiques croissantes 3.
Le Parlement français, à plusieurs reprises 4, mais également le juge constitutionnel allemand 5 ou le législateur espagnol, ont chacun, dans des contextes différents, pu s’interroger sur cette tendance de fond. En résultent des tentatives plus ou moins désordonnées de fusions et/ou de suppression d’agences — sans effet réellement visible à ce stade.
Le débat doctrinal américain
Un même débat se noue aux États-Unis, mais il y prend une forme davantage doctrinale, opposant les tenants de deux visions concurrentes de l’étendue des pouvoirs de l’exécutif.
D’une part, la théorie de l’exécutif unitaire, au terme de laquelle le Président dispose d’une autorité totale et complète sur l’ensemble des émanations du pouvoir exécutif, qu’il s’agisse de ministères ou d’agences. Cette théorie se fonde sur deux fictions juridiques. (La première est que le Président serait, sur le plan constitutionnel, la seule incarnation du pouvoir exécutif. La seconde, résultant de la première, voudrait que le Président se voit attribuer l’entièreté des pouvoirs de l’exécutif.) La conséquence pratique de cette doctrine est que les départements ministériels ou les agences n’ont ni une existence ni un pouvoir propre et autonome, mais constituent simplement des auxiliaires du seul détenteur du pouvoir exécutif réel qu’est le Président.
Selon la théorie de l’exécutif unitaire, le Président dispose d’une autorité totale et complète sur l’ensemble des émanations du pouvoir exécutif, qu’il s’agisse de ministères ou d’agences.
D’autre part, la théorie dite légaliste énonce qu’il revient au Congrès de structurer et d’organiser les agences indépendantes. Dans cette acception, le pouvoir de nommer ou de démettre des membres d’une agence demeure une prérogative parlementaire, notamment en ce qui concerne les membres dirigeants de ces agences.
La théorie de l’exécutif unitaire, lorsqu’elle se déploie, rend donc possible un important renforcement des pouvoirs du Président et de son administration, dont les agences, mais également le Congrès, peuvent faire les frais 6.
À partir de 1935, la Cour Suprême des États-Unis a constamment tenu une ligne jurisprudentielle favorable aux agences et limitant les capacités d’immixtion de l’exécutif dans la gestion de celles-ci. Depuis une décision Humphrey’s Executor 7 de 1935, la Cour Suprême estime en effet qu’il est conforme à la Constitution de limiter les pouvoirs du Président en l’empêchant par un acte législatif de limoger des responsables d’une agence. Cette ligne jurisprudentielle a ainsi accompagné et légitimé le mouvement d’agencification que l’on observe aux États-Unis comme dans la plupart des États occidentaux.
Cette ligne jurisprudentielle d’apparence séculaire a toutefois été progressivement amoindrie par une série d’affaires récentes, sur lesquelles nous reviendrons, ouvrant la voie aux débats qui agitent aujourd’hui les États-Unis.
Initialement cantonnés aux joutes entre constitutionnalistes conservateurs (partisans de la doctrine originaliste) et progressistes (partisans du Living constitutionalism) ces débats prennent désormais une tournure plus politique.
En procédant à des suppressions d’agences, ou à des mises en démission de leurs dirigeants, ou plus encore en attaquant nommément le gouverneur de la Réserve fédérale par les tweets de son Président, l’administration Trump a en effet réactualisé et publicisé un débat jusqu’alors largement contenu aux seuls cercles des constitutionnalistes.
Indubitablement, ces mesures font réagir et suscitent une forte réprobation de l’opposition démocrate, mais également des spécialistes de ces sujets, pour qui la remise en cause de l’indépendance des agences constitue un prélude à leur politisation excessive — au détriment de l’intérêt général et de la stabilité des marchés dont elles assurent la supervision.
L’administration Trump a réactualisé et publicisé un débat jusqu’alors largement contenu aux seuls cercles des constitutionnalistes.
Daniel Segoin
Les débats entourant le sort de la Réserve fédérale et de son gouverneur s’inscrivent dans cette dynamique, tout en en constituant à la fois l’exemple le plus saillant mais aussi le plus contesté.
Consécration et fragilisation de l’indépendance de la Fed
Pensée par Hamilton comme une instance indispensable à l’indépendance (financière) des États-Unis, la prédécesseure de la Fed, la First Bank, fut fondée en 1791 sur le modèle de la Bank of England d’alors. La First Bank devait ainsi opérer comme une institution de droit privé dotée de prérogatives de puissance publique, l’amenant de facto à endosser les responsabilités d’une banque centrale. Tout en disposant d’actionnaires privés, la First Bank se distinguait en effet d’une banque classique en ce qu’il lui revenait d’agir comme agent fiscal du gouvernement et de prêter en dernier ressort à ce même gouvernement — qui demeurait par ailleurs son actionnaire majoritaire.
Cette première expérience toucha à son terme lorsque le Congrès refusa de renouveler la licence d’opération octroyée à la First (puis à la Second) Bank. De 1841 à 1913, les États-Unis fonctionnèrent donc sans réelle Banque centrale et déléguèrent à des acteurs privés sous agrément la gestion de la monnaie. Une série de paniques financières, qui culmina en 1907 et nécessita le sauvetage de l’industrie financière américaine par des prêts et liquidités fournies par le banquier JP Morgan, devait rappeler l’utilité d’une telle institution.
C’est ainsi que la Fed fut établie en 1913, sous sa forme moderne, par une simple loi votée au Congrès. Ce n’est toutefois que dans les années 1940 que vint se poser la question de son indépendance et de la nécessité de couper le cordon ombilical l’unissant encore avec le Trésor américain. Les poussées inflationnistes consécutives à la fin de Seconde Guerre mondiale et à la guerre de Corée créèrent les conditions d’un débat qui devait mener à l’indépendance de la Fed, afin que celle-ci se consacre librement à la lutte contre l’inflation et décharge le Trésor de sa responsabilité en la matière 8.
Finalement octroyée par le Trésor, cette indépendance prit la forme d’un accord bilatéral entre les deux institutions, conclu en 1951.
En procédant de la sorte, le politique américain entendait préserver la gestion au long cours de la politique monétaire et de la lutte contre l’inflation des aléas et calculs politiques à court terme. La monnaie devenait ainsi une matière « trop importante » pour être laissée aux seuls desideratas des politiques à courte vue. D’évidence, cette vision ne semble plus tout à fait partagée par l’actuel locataire de la Maison-Blanche.
Les sorties du Président américain à l’égard de la Fed et de son gouverneur ne constituent toutefois que le dernier épisode d’un débat déjà réactivé il y a une quinzaine d’années, à la faveur d’évolutions dans la jurisprudence de la Cour suprême qui ont abouti à relativiser la portée de la décision Humphrey précitée. Ces décisions ont largement porté sur des agences actives dans le domaine financier, renforçant encore davantage les raisonnements par analogie avec la Réserve fédérale.
La première brèche réalisée par la théorie de l’exécutif unitaire dans le mur protecteur de l’indépendance des agences que constituait la jurisprudence Humphrey s’observa dès 2010, dans une affaire concernant le bureau de supervision des comptables financiers 9, une filiale de la SEC (l’agence de supervision des marchés financiers). La Cour Suprême refusa en effet d’étendre le bénéfice de Humphrey à cette filiale, malgré l’indépendance dont jouissait la SEC, en relevant que ses dirigeants étaient des employés de second rang, eux-mêmes nommés par des dirigeants indépendants (en l’occurrence ceux de la SEC).
La première brèche réalisée par la théorie de l’exécutif unitaire dans le mur protecteur de l’indépendance des agences que constituait la jurisprudence Humphrey s’observa dès 2010.
Daniel Segoin
Cette tendance s’affirma encore davantage en 2020 dans une décision concernant le CFPB 10 (Consumer Financial Protection Bureau), l’agence de protection des consommateurs en matière financière, où la Cour Suprême put confirmer que le directeur du CFPB était bien amovible à la discrétion du Président qui pouvait ainsi prononcer sa mise en démission forcée. Bis repetita, en 2021, dans une affaire Collin v. Yellen 11 relative à la FHHA, l’agence chargée de superviser les institutions financières « Fannie Mae », « Freddie Mac », ainsi que les banques régionales de refinancement de crédit immobilier qui jouent un rôle clé dans le fonctionnement du marché hypothécaire américain (comme la crise financière a pu le rappeler). Cette agence disposant d’une gouvernance similaire à celle du CFPB, la Cour suprême reprit son raisonnement de 2020 et confirma que le Président avait toute latitude pour démettre de ses fonctions le directeur d’une telle agence.
La question qui demeurait à l’issue de cette série d’affaires était donc de savoir si cette lecture restrictive — et dans une certaine mesure révisionniste — de Humphrey devait perdurer et s’étendre, de sorte à s’appliquer à des agences indépendantes caractérisées, à l’instar de la Fed, par une gouvernance multipartite.
L’administration Trump donne le sentiment de s’être préparée à cette éventualité en théorisant les justifications qui pourraient être données à une possible remise en cause de l’indépendance de la Fed et de ses dirigeants.
Dans un executive order adopté le 18 février dernier 12, la Maison Blanche énonce sa doctrine à l’égard des agences. Tout en prenant soin d’accorder un traitement différencié à la Fed, elle y rappelle que l’indépendance de celle-ci ne saurait couvrir les activités de supervision bancaire et se limite donc à la seule politique monétaire. Cette distinction semble toutefois difficile à réaliser en pratique tant les deux domaines sont imbriqués et sont, in fine, régis par une même structure décisionnelle. La remise en cause du mandat d’un des membres du Conseil au titre de ses activités de superviseur bancaire aurait ainsi inévitablement des conséquences sur la capacité de ce membre à exercer sa tâche de banquier central.
Échos européens
Le débat qui se noue actuellement aux États-Unis, dans un contexte politico-économique et des traditions juridiques qui lui sont propres, résonne toutefois avec force de notre côté de l’Atlantique.
L’indépendance des banques centrales et, plus encore, celle de la BCE furent en effet l’enjeu de débats passionnés lors de l’adoption du Traité de Maastricht, au cours desquels deux modèles se firent face. D’un côté, un modèle volontiers qualifié de franco-anglais, qui tout en validant l’existence d’une banque centrale disposant d’une personnalité juridique propre soumettait celle-ci aux instructions du Trésor. À l’opposé, le modèle incarné par la Bundesbank allemande préconisait d’accorder une indépendance complète à la banque centrale.
Des considérations politiques liées à la négociation du traité de Maastricht 13, auxquelles s’ajoutèrent le bilan flatteur de la Bundesbank pour lutter contre l’inflation (à l’inverse des résultats moins probants de la Banque de France et de la Bank of England), firent décisivement pencher la balance en faveur du modèle allemand.
Ce véritable changement de paradigme s’est néanmoins réalisé au prix d’ajustements importants en France, où il fut nécessaire de modifier la Constitution afin de reconnaître implicitement que les dispositions de l’article 20, selon lesquelles il revient au seul gouvernement de déterminer et de conduire l’entièreté des politiques de la nation, ne devaient plus s’appliquer à la Banque de France et à la politique monétaire. Une loi votée par le Parlement en 1993 14 formalisa par la suite cette indépendance.
De même, au Royaume-Uni, le Trésor octroya une indépendance opérationnelle à la Bank of England en 1997 avant que le Parlement n’adopte en 1998 une loi dédiée 15 formalisant cette évolution. Celle-ci demeure aujourd’hui alors même que les Britanniques, à présent en dehors de l’Union et de ses traités, auraient tout à fait pu revenir sur cet acquis. Le choix de maintenir cette structure malgré le Brexit témoigne donc d’une véritable adhésion à ce modèle de gestion institutionnelle de la monnaie.
Ces évolutions constitutionnelles et législatives ont ainsi consacré la victoire du modèle porté par l’Allemagne, mais également par les États-Unis, qui avaient alors expérimenté avec un certain succès les effets d’une banque centrale indépendante. L’indépendance des banques centrales devint ainsi la norme pour l’Union européenne et, au-delà, elle devint même l’un des mètres-étalons d’une gouvernance institutionnelle accomplie de la monnaie, endossée par les analystes financiers et les grandes organisations financières internationales (FMI, Banque Mondiale, etc).
L’indépendance des banques centrales devint la norme pour l’Union et, au-delà, elle devint même l’un des mètres-étalons d’une gouvernance institutionnelle accomplie de la monnaie, endossée par les analystes financiers et les grandes organisations financières internationales.
Daniel Segoin
À ce jour, ce mode de gouvernance semble avoir largement fait ses preuves 16. À l’inverse, on a pu observer chez d’autres banques centrales qu’une fois leur indépendance perdue, leur capacité à lutter efficacement contre l’inflation s’en trouvait grandement affectée avec, dans certains cas, une inflation soutenue à deux chiffres 17.
Divergences américano-européennes
D’apparence, le Traité de Maastricht a donc consacré une forme de convergence idéologique entre l’Union européenne et les États-Unis en ce qui concerne l’indépendance des institutions monétaires 18. Toutefois, il est possible de relever deux motifs de divergence clés entre l’Eurosystème et le système Fed qui, à l’aune des débats ayant actuellement cours outre-atlantique, prennent tous leurs sens.
La BCE s’est vue dotée d’une indépendance renforcée dont le fondement juridique se trouve dans le traité de Maastricht. En procédant de la sorte et en organisant l’indépendance de leur banque centrale dans les traités de l’Union, les États membres prirent une décision forte qui devait consacrer le principe, mais également rendre toute modification de celui-ci très largement hors de portée des conjonctures politiques. Seule une modification des traités à l’unanimité des États, impliquant le plus souvent des ratifications nationales, pourrait permettre d’amender le statut de la BCE. Au surplus, la BCE s’est vue attribuée, également dans le traité, un véritable rôle de « procureur de l’indépendance » en étant en mesure d’introduire des actions en justice contre les États de la zone euro dont la banque centrale serait en violation de cette règle 19.
À cette première distinction avec les États-Unis, voulue par les États membres s’en est ajoutée une seconde, très largement fortuite. Contrairement à la Réserve fédérale, mais également à bien d’autres banques centrales, la BCE peut faire, et en pratique fait l’objet de nombreux recours juridictionnels.
À la protection unique dont bénéficie la BCE répond une exposition au contrôle juridictionnel sans précédent dans les États modernes. À la différence de la Fed, dont les opérations de politique monétaire demeurent largement en dehors du contrôle juridictionnel, la BCE peut voir ses décisions contestées devant le juge. Des décisions en matière de supervision bancaire ou de politique monétaire ont ainsi pu faire l’objet de contentieux nourris devant le juge de l’Union.
Cette faculté est en outre facilitée par des contentieux pouvant naître devant le juge national, dont les règles procédurales peuvent faciliter de tels recours, avant de rejoindre Luxembourg et la CJUE. Non sans une certaine ironie, le juge constitutionnel allemand, qui s’était largement tenu à distance des décisions de la Bundesbank lors des décennies précédant la création de l’Euro, a d’ailleurs très largement endossé ce type de contrôle juridictionnel en ce qui concerne les décisions de la BCE.
Ces recours contribuent à organiser la responsabilité juridique de l’institution mais également — et surtout — à justifier du bien-fondé de ses décisions. Des particuliers, des établissements financiers, des hommes politiques eurocritiques voire même franchement eurosceptiques ont ainsi pu largement faire usage de cet outil au cours de la décennie écoulée. Inversement, les possibilités de tels recours demeurent très largement fermées aux États-Unis où il est exclu de soumettre des décisions de politique monétaire au contrôle du juge 20.
Assurément, ces deux éléments de divergence ont leurs effets pervers. La rigidité des Traités peut empêcher une mise à jour parfois nécessaire des responsabilités et des compétences des institutions de l’Union, y compris de la BCE. De même, la forte exposition au contentieux amène à déplacer vers les prétoires des débats concernant des décisions de nature économique complexes, pour lesquelles le juge n’est pas nécessairement le mieux placé pour arbitrer d’éventuelles controverses.
Mais ces divergences constituent aussi des atouts certains dans le contexte politique actuel.
La consécration d’une indépendance renforcée rassure en effet investisseurs et opérateurs économiques sur la stabilité et la prévisibilité du cadre d’action monétaire de la zone euro. Alors que les États-Unis offrent aujourd’hui un cas pratique 21 des effets négatifs de l’incertitude des choix politiques sur les décisions d’investissement des agents économiques, l’engagement européen envers l’indépendance des banques centrales rassure.
Dans un système à indépendance renforcée comme celui ayant cours dans l’Union, il est utile de prévoir une forme de contrepartie aux actions de la banque centrale : le contrôle du juge peut alors devenir une solution tout à fait indiquée. Il permet de publiciser, par des audiences et des arrêts publics, les raisonnements et justifications à l’action monétaire, tout en interrogeant sur d’éventuels abus de pouvoir, perçus ou réels. En mettant à portée de recours toute décision de la BCE, ce mécanisme de transparence judiciaire permet d’élargir le dialogue monétaire au-delà des seuls spécialistes ou autres « ECB watchers ». Enfin, ce type d’affaires rappelle l’ancrage de l’Union au sein d’un système institutionnel régi par la règle de droit, offrant là-encore une garantie utile et rassurante pour les investisseurs financiers et autres opérateurs économiques.
Alors que les États-Unis offrent aujourd’hui un cas pratique des effets négatifs de l’incertitude des choix politiques sur les décisions d’investissement des agents économiques, l’engagement européen envers l’indépendance des banques centrales rassure.
Daniel Segoin
Fréquemment passés sous silence quand on cherche à expliciter les éléments qui permettent la domination du dollar, la robustesse et la prédictibilité du système juridique américain, ses « checks and balances » et, plus largement, l’importance que les États-Unis ont toujours accordé à l’État de droit, y jouent pourtant un rôle décisif.
C’est en effet le respect de ces principes qui permet aux investisseurs, notamment les non-Américains, d’envisager sans coup férir l’achat d’actions ou d’obligations libellées en dollars qu’ils pourront à tout moment, et de manière relativement prévisible, revendre, utiliser comme collatéral ou adosser à d’autres transactions financières. C’est également la facilité d’un accès régi par le droit et non-discriminatoire au dollar (hormis pour les pays sous sanctions) qui renforce l’attractivité de cette devise pour les transactions commerciales transfrontières.
L’indépendance des banques centrales et son effet sur la crédibilité et la stabilité de la monnaie dont elles ont nommément la charge sont ainsi étroitement liés. Des exemples récents, comme la Turquie, en attestent et rappellent que ce lien est plus fondamental qu’il n’y paraît aux premiers abords.
Retour aux États-Unis
Malgré l’irrésistible ascendant dont semble bénéficier la théorie de l’exécutif unitaire dans le paysage juridique américain, la particularité des activités de la Réserve fédérale semble avoir fait son chemin jusque dans les prétoires de la Cour suprême.
Saisie d’un recours faisant suite à la décision du Président Trump de démissionner d’office les dirigeants de deux agences (le National Labor Relations Board et le Merit Systems Protection Board), la Cour Suprême dût se prononcer en urgence dans le cadre d’un référé le 22 mai dernier 22. La décision rendue a une nouvelle fois conforté la théorie de l’exécutif unitaire, la Cour Suprême jugeant que l’administration Trump était dans son bon droit en procédant au limogeage des dirigeants des agences précitées.
Le juge américain a toutefois trouvé utile d’insérer un obiter dictum à sa décision supposément entièrement dédiée au National Labor Relations Board et au Merit Systems Protection Board. Comme pour mieux anticiper d’éventuelles réactions des marchés financiers, qui auraient pu trouver dans cette décision des motifs d’incertitude sur les décisions à venir de la Fed, la Cour Suprême rappelle opportunément que la solution retenue ne vaut pas pour la Réserve fédérale qui doit pouvoir bénéficier d’un régime ad hoc la préservant de la théorie unitaire, pour les motifs qui suivent : « The Federal Reserve is a uniquely structured, quasi-private entity that follows in the distinct historical tradition of the First and Second Banks of the United States. »
Sans que chacun des motifs énoncés ci-dessus pour préserver indépendance de la Fed n’emporte totalement l’adhésion de l’observateur avisé des statuts et de l’histoire de la banque centrale américaine 23, cet ersatz de décision conforte l’idée selon laquelle, la théorie unitaire trouverait, avec la Réserve fédérale, une limite importante à son expansion.
Conclusion
Il est tentant de voir dans l’épreuve de force à laquelle se livre l’administration Trump avec la Réserve fédérale une nouvelle marque de l’exceptionnalisme américain.
Les ambitions trumpiennes portent en elles un retour marqué au fait majoritaire au sein des politiques publiques avec, inévitablement, de possibles effets négatifs à escompter sur l’impartialité perçue ou réelle des décisions adoptées.
Semble ainsi s’achever dans le cadre américain un mouvement doctrinal entamé il y a plus d’un siècle, et dont le déploiement est devenu au fil des années une des modalités d’action d’un grand nombre de démocraties.
La théorie unitaire trouverait, avec la Réserve fédérale, une limite importante à son expansion.
Daniel Segoin
Pour les banques centrales, cette remise en cause ne semble pour l’instant pas être à l’ordre du jour. Néanmoins, on observe également pour celles-ci des demandes de reconfiguration de leur indépendance avec des appels récurrents en faveur d’une meilleure « accountability » (transparence) 24 ou d’une plus grande coordination avec les autres acteurs du jeu politique 25.
La banque centrale peut difficilement, après avoir vu à la faveur des crises successives des deux décennies écoulées, son champ d’action s’étendre, escompter demeurer sur son Aventin. À tout le moins, le juge semble aujourd’hui — de manière distincte — en Europe comme aux États-Unis désireux d’avoir voix au chapitre.
Si elle peut être perçue comme un facteur de complexification, cette immixtion du judiciaire nous semble utilement contribuer au maintien d’un cadre juridique respectueux de l’État de droit.
Néanmoins, et c’est sûrement l’enseignement ultime de cette saga américaine concernant la Fed et la consécration en droit d’un statut particulier pour celle-ci, les bénéfices de l’État de droit 26 pour l’économie constituent peut-être la plus solide justification au maintien d’institutions opérant à rebours du fait majoritaire.
Sources
- Milton Friedman, Audiences sur le système de la Réserve fédérale après cinquante ans, devant la sous-commission des finances nationales, Congrès américain, Commission bancaire et monétaire, 3 mars 1964.
- Pierre Rosanvallon, La légitimité démocratique : Impartialité, réflexivité, proximité, 2010.
- Renaud Dehousse, « The Politics of Delegation in the European Union », Les Cahiers européens de Sciences Po, n° 4, 2013.
- René Dosière et Christian Vanneste, N° 2925 tome I – Rapport d’information déposé en application de l’article 146-3 du règlement, par le comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques sur les autorités administratives indépendantes, octobre 2010.
- Voir la critique de la Cour de Karlsruhe dans les affaires concernant les agences de supervision et de résolution bancaire.
- Sur ces débats voir notamment : Bijal Shah, The President’s Fourth Branch ?, 92 Fordham L. Rev. 499, 2023.
- Humphrey’s Executor v. U.S., 295 U.S. 602, 624, 1935.
- L’ancien Président de la Fed, Marriner S. Eccles, pouvait ainsi rappeler en 1951 que les antagonismes entre le Trésor et la Banque centrale étaient dûs à un « conflit de responsabilités » dont il était délicat de s’extraire. Marriner S. Eccles, Beckoning frontiers : Public and personal recollections, p. 420, 1951.
- Free Enter. Fund v. PCAOB, 561 U.S. 477, 484, 2010.
- Seila Law LLC v. CFPB, 140 S. Ct. 2183, 2192, 2020.
- Collins v. Yellen, 594 U.S., 2021.
- Executive Order 14215 of February 18, 2025 : Ensuring Accountability for All Agencies.
- Markus K. Brunnermeier & Harold James & Jean-Pierre Landau, 2016. « The Euro and the Battle of Ideas, » Economics Books, Princeton University Press.
- Loi n° 93-980 du 4 août 1993 relative au statut de la Banque de France et à l’activité et au contrôle des établissements de crédit.
- Le Bank of England Act de 1998.
- Daron Acemoglu, Simon Johnson, Pablo Querubin, James A. Robinson, « When does policy reform work ? The case of central bank independence », No. w14033,. National Bureau of Economic Research, 2008.
- Pour une étude circonstanciée du cas turc, voir : Hakan Yilmazkuday, « Drivers of Turkish inflation », The Quarterly Review of Economics and Finance, Volume 84, pp 315-323, 2022.
- Et à la différence de ce que l’on peut observer concernant le mandat de la BCE qui diffère substantiellement de celui consacré dans les Statuts de la FED.
- Voir en cela les dispositions de l’article 14.2 des Statuts de l’Eurosystème et le jugement confirmatif de ces attributs par la CJUE dans l’affaire C-238/18, Banque Centrale Européenne c/ Lettonie.
- Benjamin Letzler et Michael Waibel, « Judicial review of the ECB and the Federal Reserve : contrasting approaches », 2/2025 Zeitschrift für europarechtliche Studien, 167-184, 20 octobre 2024.
- Depuis le 2 avril (« Liberation Day »), cette réalité semble se matérialiser sous la forme de très inhabituels mouvements du cours des actifs américains avec une chute concomitante du dollar, des obligations du trésor américain et des actions américaines. D’ordinaire, les deux premières classes d’actifs ont tendance à suivre une évolution indépendante à celle des actions en situation de crise, confirmant ainsi le statut de valeur refuge du dollar et des obligations du trésor.
- Trump v. Wilcox, No. 24A966, 605 U.S., 2025.
- Lev Menand, « The Supreme Court’s Fed Carveout : An Initial Assessment », Columbia Public Law Research Paper Forthcoming, 23 mai 2025.
- Menelaos Markakis et Diane Fromage, « The accountability of the European Central Bank : New frontiers, new challenges ». Maastricht Journal of European and Comparative Law, 30(4), 359-376, 2024.
- Éric Monnet, La Banque-providence. La République des idées, Seuil, 2021 ; Adam Tooze, « The Death of the Central Bank Myth », Foreign policy, 13 mai 2020.
- Frank Elderson, The rule of law as a constitutional pillar of European central banking, discours à la Cour constitutionnelle italienne, 9 juin 2025.