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Le système multilatéral est attaqué de toute part. Pourquoi l’Union européenne devrait-elle rester à la table des négociations ?
Nous sommes mis sous pression — mais le stress peut aussi vous rendre plus productif.
Cette situation nous pousse à rationaliser nos politiques, à nous améliorer et à définir des priorités. Le multilatéralisme est menacé, mais ce n’est pas la fin du multilatéralisme. Je ne crois pas au G1, au G2 ou au G3, c’est-à-dire à l’idée qu’un petit groupe de grands pays pourrait gouverner le monde à lui seul.
Je viens de Tchéquie et notre histoire montre que cette approche ne fonctionne pas, car les pays veulent faire leurs propres choix, de manière souveraine, et prendre des décisions pour eux-mêmes.
En Europe, chaque fois que nous avons essayé de nous isoler ou d’ériger des barrières, les conséquences ont été désastreuses. Je crois profondément en la pertinence du système multilatéral et nos partenaires partagent cette conviction. À Séville, où j’ai pu échanger avec nombre d’entre eux la semaine dernière, ils nous ont dit qu’ils avaient eux aussi besoin de nous.
J’insiste sur le terme de « partenaire », car c’est bien de partenariats d’intérêt mutuel dont nous avons besoin — il ne s’agit pas de charité.
Quelle est votre définition du mot partenariat ?
Cela implique de donner aux pays la capacité d’agir — grâce à l’industrialisation, à la création d’emplois et à la durabilité — tout en créant un réseau d’accords stables, répondant à un intérêt mutuel, qui permet également une création de valeur de notre côté.
Nous avons intérêt à investir dans le développement durable pour une raison très simple : le changement climatique ne disparaîtra pas simplement parce que nous déciderons d’en parler moins qu’auparavant. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut effacer avec un executive order. Cela ne fonctionne pas ainsi.
Je ne crois pas au G1, au G2 ou au G3.
Jozef Síkela
Nous choisissons donc d’investir dans des partenariats à l’heure où une course mondiale pour sécuriser l’approvisionnement en matières premières et minéraux essentiels est en cours.
Nous voulons que ces accords soient gagnant-gagnant.
Pour que ce soit bénéfique pour les deux parties, nous aurons à conduire des réformes, à mettre en avant des propositions plus ciblées, plus rationnelles, et à fixer un ordre de priorités. Nous devrons utiliser de meilleurs outils et véritablement mesurer l’impact des politiques que nous menons afin de s’assurer qu’elles génèrent une valeur réelle — car tout ce que nous faisons n’a pas forcément l’impact que nous espérons ou souhaitons.
Au fond, vous appelez à rechercher un meilleur retour sur investissement…
En effet. Mais cela ne peut pas se limiter uniquement aux finances publiques. L’Europe a créé tout un mode de vie — c’est une superpuissance qui offre le niveau de vie et les normes sociales les plus élevés au monde.
Je me souviens de l’époque du rideau de fer et je peux vous garantir que c’était une autre réalité. Nous avons construit quelque chose dont nous pouvons être fiers.
L’Europe ne représente que 5 % de la population mondiale, mais nous contribuons à 42 % de l’aide au développement. Ce ratio n’est pas proportionnel. Rappelons aussi que certains sont en train de se retirer des programmes de financement du développement : mathématiquement, notre part va donc augmenter.
Pour le dire franchement, l’Europe ne doit pas devenir le prêteur de dernier recours.
Par conséquent, il nous faudra trouver d’autres solutions, la plus prometteuse consistant à impliquer davantage le secteur privé. Bill Gates a expliqué de manière très claire que certaines choses ne relèvent pas du domaine des entreprises, mais de la philanthropie, qui nécessite cependant l’accumulation d’une certaine richesse. Ces deux domaines ne sont donc pas identiques, mais ils sont liés.
Les entreprises peuvent contribuer à créer un environnement propice au renouvellement de richesse et d’emplois. Cela profite aussi à nos pays partenaires — cela renforce les protections juridiques, les règles et les politiques d’investissement — tout en créant un environnement plus stable. En ce sens, l’Union peut contribuer à réduire les risques grâce à des investissements publics. Nos banques de développement peuvent fournir des financements à moyen et long terme. Dans certaines régions, il est par exemple très difficile d’obtenir des financements en monnaie locale et les taux d’intérêt peuvent être prohibitifs : c’est un domaine dans lequel nous pouvons intervenir, en contribuant à créer un environnement favorable aux entreprises.
L’Europe ne doit pas devenir le prêteur de dernier recours.
Jozef Síkela
Les pays avec lesquels nous avons des partenariats ont intérêt à créer leur propre écosystème entrepreneurial puisqu’ils veulent générer de la valeur et de la richesse au niveau local.
Comme je l’ai dit, l’idée que l’aide au développement est une forme de charité ne fonctionne plus : ces pays veulent des partenariats — et c’est ce que nous voulons aussi.
Cet état d’esprit correspond également mieux au contexte politique de certaines régions dans lesquelles nous souhaitons développer des partenariats.
Êtes-vous déçu que les États-Unis n’aient pas participé à la conférence de Séville, abandonnant ainsi des décennies de programmes de développement international ? Beaucoup des pays présents, qui comptaient sur les programmes américains, doivent maintenant affronter les conséquences des coupes profondes et brutales dans les budgets de l’USAID.
Je ne suis pas surpris, je m’y attendais.
Au cours des six derniers mois, l’administration Trump a envoyé de nombreux signaux suggérant que l’aide au développement n’était plus une priorité pour Washington. Nous regrettons cette décision, car les États-Unis ont toujours été un partenaire très solide. Notre attitude est différente : l’Europe est, et restera un partenaire stable et prévisible.
Mais nous aurons à mieux faire connaître le travail que nous accomplissons et les contributions que nous allons apporter dans le futur. Il est normal que notre engagement soit reconnu alors que d’autres se retirent. Nous sommes un acteur mondial, nous payons là où d’autres ne le font pas, et pourtant, notre action n’est pas appréciée à sa juste valeur.
Dans certains pays où l’Union est de loin le plus gros contributeur, certains ont l’impression que la Chine en fait plus, voire la Russie. C’est faux et nous devons l’exprimer plus clairement : nous ne sommes pas seulement un payer, nous sommes un player. Ce n’est pas de l’arrogance que de le dire.
Dans certains pays où l’Union est de loin le plus gros contributeur, certains ont l’impression que la Chine en fait plus, voire la Russie.
Jozef Síkela
Nos partenaires doivent reconnaître qu’une coopération mutuellement bénéfique implique un effort de notre part et que nous avons une approche singulière par rapport aux autres pays. Nous n’avons pas d’agenda caché, nous ne cherchons pas à exploiter les ressources des pays en difficulté sous prétexte de leur venir en aide. Nos programmes sont fondés sur l’équilibre social, les standards les plus élevés et les meilleures pratiques — des données indépendantes vont dans le sens de ces affirmations. Il est donc normal que nos partenaires le reconnaissent également.
Que devrait attendre l’Europe non pas tant en retour mais comme résultat de ses investissements ?
Dans tout partenariat, les deux parties doivent y gagner. Les contribuables européens ont raison d’exiger de la responsabilité, de la transparence et une meilleure communication — ce sont des domaines dans lesquels nous devons améliorer, voire transformer notre approche. Comme je l’ai indiqué, certains de nos partenaires ne reconnaissent pas notre contribution : nous devons donc mieux communiquer avec la société civile, les ONG et le monde des affaires. Une partie du ressentiment qui existe, souvent dû à l’héritage colonial, ne reflète pas la nature actuelle de nos relations. Nous devons faire évoluer cette perception.
Deuxièmement, nous devons communiquer aux Européens que le développement est un investissement stratégique. Que ce soit en Afrique ou en Amérique latine, nous investissons dans notre avenir, car nous aurons besoin de partenaires stables, de sécurité et de pouvoir accéder aux matières premières et aux terres rares. Il s’agit là de questions stratégiques. Nous ne cherchons pas à contrôler, ni à exploiter ; en tant que partenaires, nous voulons travailler ensemble sur des projets mutuellement bénéfiques.
Une partie du ressentiment qui existe, souvent dû à l’héritage du colonialisme, ne reflète pas la nature actuelle de nos relations.
Jozef Síkela
Enfin, nous ne voulons pas donner l’impression que nous sommes là pour « éduquer ». Cela ne signifie pas que nous renoncerons à nos valeurs — nous croyons en la démocratie, au pouvoir transformateur de l’éducation et à l’égalité des droits entre les hommes et les femmes. Mais nous ne pouvons pas les imposer : ce que nous pouvons faire, c’est mettre en avant les avantages qu’elles permettent.
À la suite des coupes dans l’aide au développement accordée par les États-Unis, le monde devient-il plus dangereux ?
Aristote disait que la pauvreté est la mère de la révolution et du crime. Aujourd’hui, le manque de développement peut conduire à l’instabilité, comme c’est le cas au Sahel par exemple. Pour construire un avenir stable dans des régions où la population croît extrêmement rapidement, comme en Afrique subsaharienne et dans certaines régions d’Asie, la seule solution est d’offrir des opportunités.
Il en va de même pour les migrations, qui sont dues à un manque de perspectives, à la guerre, à la famine ou à l’instabilité. Les gens ont du mal à concevoir un avenir — ce à quoi s’ajoute l’énorme impact du changement climatique. C’est pour cela que les programmes de développement et de durabilité sont essentiels.
Il ne s’agit pas non plus d’un discours anti-immigration. L’âge moyen en Afrique est inférieur à 20 ans, alors qu’il est de plus de 40 ans en Europe. Nous allons avoir besoin que des gens viennent travailler en Europe. Il ne s’agit donc pas non plus de dire : « nous construisons là-bas pour qu’ils ne viennent pas ici » — la relation est bien plus complexe.
Quelle devrait être la politique africaine de l’Union justement à cet égard ?
Ce que nous devons faire, c’est reconnaître l’énorme potentiel d’un continent comme l’Afrique et mettre en avant la possibilité de travailler ensemble pour industrialiser et développer davantage l’interconnectivité et l’électrification. Nous devons construire des partenariats pour développer le réseau électrique local et construire des centrales hydroélectriques — c’est essentiel pour garantir une énergie et une eau propres.
Notre offre est tout simplement bien meilleure que celle de la Chine.
Jozef Síkela
Un exemple concret : au Cameroun, l’Union a investi dans le barrage de Nachtigal, sur le fleuve Sanaga, qui fournit environ 420 mégawatts d’énergie propre. Cela représente environ 30 % de la demande en électricité du Cameroun.
Ce type de projets change la donne.
De nombreux pays africains sont riches en ressources naturelles, mais ils ne sont pas en mesure de les transformer et de créer de la valeur locale. Ils ne contrôlent pas non plus la valeur de leurs exportations car celles-ci finissent entre les mains d’entreprises étrangères qui n’ont aucun intérêt à développer un réseau durable. Nous avons tout intérêt à le faire, et nous avons le savoir-faire et les moyens nécessaires. Quand on parle d’industrialisation, il est question de création d’emplois, d’amélioration du niveau de vie, d’accès à l’éducation, à Internet et à la numérisation. Notre approche est la suivante : « faisons un partenariat pour construire le pont, mais ensuite, c’est à vous de l’exploiter, de l’entretenir et d’en construire d’autres ».
À travers l’initiative « Belt and Road », la Chine cherche à pénétrer des industries clefs en Afrique, dans certaines régions d’Asie et en Amérique latine. L’Union cherche à contrer cette stratégie avec le programme « Global Gateway ». Pourquoi ces régions devraient-elles choisir l’Europe plutôt que la Chine ?
Pour le dire de manière très directe, notre offre est tout simplement bien meilleure.
Il ne s’agit pas seulement du montant des investissements, mais aussi de la forme. À première vue, aussi bien l’Europe que la Chine offrent des contributions financières, une coopération et des subventions. Mais Pékin a une approche complètement différente : elle attend un retour sur investissement, une généreuse « récompense » — généralement sous la forme de taux d’intérêt élevés et d’une participation dans le capital de certaines des industries les plus stratégiques d’un pays.
Au début, l’offre semble attrayante. Mais avec le temps, cela devient un piège. Si les pays ne peuvent pas tenir leurs engagements, la Chine peut prendre le contrôle du projet ou leur faire payer un prix très élevé sur l’investissement initial par le biais des intérêts.
Notre approche est différente. Nous offrons aussi des conditions de financement avantageuses et nos taux sont inférieurs au coût du risque souverain. Certes, les Chinois peuvent proposer des taux plus bas au départ, mais l’Union n’utiliserait jamais les taux d’intérêt pour piéger un pays partenaire.
Nous ne voulons pas qu’un projet échoue pour pouvoir se le réapproprier ensuite, comme cela a par exemple été le cas pour le port de Hambantota, au Sri Lanka. Le pays n’a pas pu rembourser son prêt à la Chine, qui en réponse a pris le contrôle du bail pour les 99 prochaines années sans condition. Au contraire, dans le cas où un pays ne peut pas payer, l’Union propose de revoir les conditions du prêt et il n’est pas question de prendre possession de l’actif.
Nous avons pour objectif de trouver un alignement clair dès le départ. Nous voulons savoir ce dont les autorités locales ont besoin, si cela correspond à nos positions et si c’est viable. Ensuite, nous pouvons éventuellement proposer de coopérer, dans la mesure où cela convient aux deux parties.
Certes, les Chinois peuvent proposer des taux plus bas au départ, mais l’Union n’utiliserait jamais les taux d’intérêt pour piéger un pays partenaire.
Jozef Síkela
Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ?
Puisque j’ai mentionné ce port au Sri Lanka, je prendrai un exemple concret de la manière dont nous faisons les choses — à la fois différemment, et mieux.
Nous avons récemment signé un protocole d’accord pour poursuivre le développement du corridor de Lobito. Il s’agit d’un projet phare qui reliera la République démocratique du Congo, la Zambie et l’Angola. Cette liaison entre trois pays est déjà bénéfique pour le commerce dans la région, mais l’objectif est aussi d’en faire un hub international pour le commerce, y compris celui des matières premières. Ce corridor contribuera également au développement d’autres projets connexes, afin de créer un écosystème favorable à l’emploi local et au commerce. Alors que 60 millions de jeunes Africains entreront sur le marché du travail au cours des cinq prochaines années, les besoins sont colossaux. Je pourrais citer des dizaines d’autres projets, pas seulement en Afrique, mais aussi en Amérique latine et en Asie.
Ces projets, comme l’avenir de l’initiative Global Gateway, dépendent en grande partie d’un financement constant. Alors que l’Union entame des discussions sur le prochain cadre financier pluriannuel, les priorités politiques et budgétaires pourraient être modifiées : craignez-vous que cela n’impacte votre portefeuille ?
Il est essentiel et urgent de répondre à des priorités comme la défense et la sécurité.
Mais dans l’urgence, il ne faut jamais perdre de vue la stratégie à long terme.
Nous ne devons pas oublier d’être tournés vers l’avenir. Dans mon portefeuille, de nombreux projets s’étendent sur dix ans, voire plus : je dois donc être en mesure de prendre des engagements clairs et de les respecter. Si je m’engage sur quelque chose, je dois tenir mes promesses. Certains instruments, dont le budget, devront donc être mobilisés pour que l’Union européenne puisse, espérons-le, tenir ses engagements.
Si nous ne prenions des décisions qu’en fonction de l’urgence, nous risquerions de perdre notre approche stratégique. Sans stratégie, il est impossible d’avoir un impact sur l’avenir — ce serait une erreur. L’Europe ne peut pas se contenter d’improviser : nous avons besoin d’un plan.