Trump est sans doute l’homme le plus puissant et le plus influent en Occident : a-t-il une doctrine ? Quelles en sont les principales coordonnées ?

Trump n’est ni un intellectuel ni un idéologue. En revanche, il y a des idéologues, des intellectuels du trumpisme. C’est pour cette raison que le livre porte sur le « trumpisme », qui est aujourd’hui, à mon sens, plus grand que Trump.

Mais il faut tout de suite mettre un bémol à cette affirmation : Trump reste le facteur perturbateur de toute construction doctrinale. C’est un point essentiel. On le voit notamment sur la politique étrangère, un domaine où l’on pourrait pourtant imaginer qu’il y ait une doctrine que Trump doit s’efforcer de mettre en œuvre.

Le rapport au monde est un point central du trumpisme dès son origine, dès la première campagne. C’est une constante.

C’est un domaine dans lequel Trump a eu des obsessions, des idées fixes depuis longtemps et qu’il a toujours aujourd’hui — on peut notamment penser aux droits de douane. Mais Trump reste quelqu’un de profondément impulsif, désinhibé.

Il en a fait une tactique sur le plan international justement, comme il l’avait fait dans ses vies professionnelles antérieures. Cette attitude constitue d’ailleurs l’une des grandes parties de son attrait.

Il y a toujours eu une double dimension dans le trumpisme. Certes, le trumpisme est un show, c’est un spectacle pour les masses — c’est ce que Trump assure. Mais il y a aussi une théorisation intellectuelle pour les élites. Ce sont ces deux dimensions que j’ai cherché à décrire et analyser dans ce livre.

Maya Kandel, Une première histoire du trumpisme, Gallimard

Qui est à l’origine de cet effort de théorisation, lorsqu’on remonte au premier mandat de Trump ?

Je suis depuis longtemps ce petit groupe d’intellectuels, qui se réunit dès la fin décembre 2016 pour essayer de reconstruire un conservatisme adapté à l’ère Trump. 

Leur point de départ est la volonté d’élaborer une théorisation à rebours du trumpisme qui vise à redéfinir le conservatisme, donc l’armature intellectuelle du Parti républicain, afin de coller au nouveau socle électoral du parti dès 2016 et aux nouveaux électeurs amenés par Trump.

La théorisation du mouvement national conservateur commence dès la fin décembre 2016 et s’institutionnalise à partir de 2019 avec la Fondation Edmund Burke, infrastructure du mouvement national-conservateur, et les conférences NatCon. La dimension religieuse est fondamentale dès l’origine en 2016, mais le mouvement va tenter de rallier à partir de 2019 toutes les composantes de la droite américaine, des paléo-conservateurs, proches des suprémacistes blancs et dont la figure tutélaire est Patrick Buchanan (d’ailleurs considéré comme le père spirituel du trumpisme), jusqu’aux catholiques intégralistes comme Patrick Deneen et Adrian Vermeule.

Trump reste le facteur perturbateur de toute construction doctrinale.

Maya Kandel

Le mouvement NatCon se décline d’ailleurs immédiatement en Europe, avec des conférences organisées dès 2019 à Londres, Rome et Bruxelles. Viktor Orban y joue un rôle essentiel par l’intermédiaire d’institutions comme le Mathias Corvinus Collegium ou en invitant des intellectuels américains comme Rod Dreher, proche de J. D. Vance, au Danube Institute à Budapest.

Aujourd’hui, l’une des différences fondamentales avec 2016 est l’apport de la droite tech et des néoréactionnaires — dont Curtis Yarvin est l’un des personnages majeurs, mais pas le seul (voir l’atlas de la pensée néoréactionnaire).

La première figure de la droite tech à rallier le trumpisme est Peter Thiel, le fondateur de PayPal et Palantir, qui soutient Trump dès 2016 en intervenant lors de la Convention républicaine. Thiel soutient la naissance de la Fondation Edmund Burke et participe à la première des conférences NatCon en 2019. Il finance depuis longtemps des institutions et publications conservatrices.

À quel moment le mouvement national conservateur se rapproche-t-il de Trump ?

Le mouvement NatCon est proche de Trump dès l’origine puisque sa raison d’être est de théoriser la transformation du Parti républicain par Trump, qui apporte au parti une nouvelle théorie de la victoire électorale. L’Institut Claremont, moteur intellectuel des NatCons, est célébré par Trump dès son premier mandat. En 2019, Trump décerne à Ryan Williams, le président de l’Institut Claremont, la National Humanities Medal, qui honore la contribution à la culture nationale et à la compréhension des sciences humaines.

L’année 2022 marque une évolution majeure avec le ralliement de la Heritage Foundation — l’un des principaux think tanks républicains à Washington, qui est notamment l’auteur du Projet 2025.

C’est durant la conférence NatCon de Miami, en septembre 2022, que Kevin Roberts, son actuel directeur, nommé en 2022, fait allégeance au mouvement. C’est un changement très important puisque la Heritage est la grosse machine qui, depuis les années 1970, et notamment depuis l’administration Reagan, fournit programme et personnel aux nouvelles administrations républicaines quelles qu’elles soient — avant même de savoir qui sera le candidat.

Lorsqu’on lit le Projet 2025, dès le préambule, on reconnaît la marque de l’Institut Claremont et de toutes les idées fixes des nationaux-conservateurs. On compte aussi parmi ses auteurs principaux Russell Vought, qui dispose d’un parcours très washingtonien et qui occupe de nouveau le poste de directeur du Bureau de la gestion et du budget dans la deuxième administration Trump, comme dans Trump 1. Il est aujourd’hui l’un des hommes les plus puissants de l’administration.

Lorsqu’on lit le Projet 2025, dès le préambule, on reconnaît la marque de l’Institut Claremont et de toutes les idées fixes des nationaux-conservateurs.

Maya Kandel

Si le Projet 2025 de la Heritage a été assez médiatisé, d’autres institutions sont largement restées dans l’ombre. C’est notamment le cas du Claremont Institute, dont vous suivez les travaux depuis longtemps. Peut-on parler d’un premier laboratoire du trumpisme ?

Avant la Heritage, la structure originelle du trumpisme est très clairement l’Institut Claremont, un think-tank de taille relativement modeste qui est actuellement en plein développement.

Le Claremont a été créé en 1979 en Californie, dans une charmante petite ville à côté de Los Angeles — que j’ai connue à l’occasion de deux projets universitaires successifs avec l’université de Claremont McKenna, située au même endroit, et qui partage quelques chercheurs avec l’Institut.

Le Claremont a été fondé par des disciples de Leo Strauss, la figure la plus influente du mouvement néoconservateur. Ses fondateurs se sont regroupés autour d’un autre intellectuel, Harry Jaffa, qui est à l’origine de l’Institut et enseignait à Claremont McKenna.

La ligne du Claremont consiste à revenir à l’esprit des pères fondateurs.

Ils considèrent que le système de gouvernance américain a été exemplaire jusqu’à la présidence de Wilson, qui marque la naissance de la domination du libéralisme — au sens où ils l’entendent —, marquée notamment par une politique étrangère interventionniste, mais aussi par le début de l’expansion de l’appareil de sécurité nationale et de la bureaucratie, avec la création de nouvelles agences par le Congrès.

Dans la lignée de Leo Strauss, leur pensée repose sur l’idée que toute bureaucratie, à force, devient antidémocratique. Il serait donc parfois nécessaire, notamment en temps de crise, d’avoir un leader fort, élu au suffrage universel, qui représente la vraie légitimité du peuple. C’est dans cette optique que les penseurs du Claremont dénoncent « l’administrative state » (l’État administratif), synonyme du « deep state » qui est la cible du mouvement MAGA.

Une idée que l’on retrouve aujourd’hui chez des « théoriciens » comme Steve Bannon ou Curtis Yarvin, qui parle de « moment monarchique ». Pourquoi pensez-vous qu’il soit parvenu à gagner autant en influence ?

Il est indéniable que Curtis Yarvin a le sens de la formule, et parvient à séduire grâce à sa pop-philosophie rythmée de références à Matrix et d’autres références culturelles contemporaines. 

Yarvin est devenu célèbre en 2017 quand le site Politico l’a cité comme référence de Steve Bannon. Thiel, qui a contribué au financement de son entreprise de logiciel, l’avait qualifié d’« historien intéressant ». Yarvin a notamment popularisé l’image de la « pilule rouge », issue du film Matrix, en parabole de la « pensée à contre-courant ».

Avant la Heritage, la structure originelle du trumpisme est très clairement l’Institut Claremont.

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Dans le film, le choix de la pilule rouge permet de voir la « vraie réalité », tandis que la pilule bleue maintient celui qui la prend dans l’illusion proposée par la matrice (les machines). Dès les années 2000, ce symbole devient populaire sur les forums de l’alt-right. Musk reprend d’ailleurs cette image à son compte en mai 2020, au début de son revirement politique.

En 2007, Yarvin avait lancé un blog prolifique sous le pseudonyme de Mencius Moldbug. Grand lecteur, il y a produit pendant près de sept ans d’innombrables textes, souvent une succession de théories et d’affirmations invérifiables, parsemées de références historiques et littéraires.

Son post sur la pilule rouge s’intitule, ce n’est pas anodin, « Un argumentaire contre la démocratie »  : Yarvin en fait le symbole d’une pensée « contestataire », terme qui recouvre ses discours néo-réactionnaires et monarchistes. Son apport conceptuel le plus connu, est la notion de « Cathédrale », utilisée pour désigner « l’élite » et plus précisément les médias, universités ou autres institutions intellectuelles, idée reprise par Vance et les nationaux-conservateurs avec le terme de « régime ».

Si Yarvin manque parfois de cohérence dans ses propos, il reste quelqu’un de lu et écouté, notamment chez les jeunes trumpistes. Il est présent à chaque conférence des nationaux-conservateurs dès l’origine, même s’il n’y a jamais pris la parole.

L’inspiration la plus yarvinesque de ce deuxième mandat Trump est certainement le DOGE d’Elon Musk, qui semble avoir été directement inspiré par le programme « RAGE » (Retire All Government Employees), présenté par Yarvin dès 2012.

Comment expliquer le rôle central que joue le Claremont durant le premier mandat Trump ? Par quoi cette influence se traduit-elle ?

À l’été 2016, tous les think-tanks traditionnels sont contre Trump, ainsi que beaucoup d’élus, quasiment jusqu’au moment de l’élection. Seul un petit groupe d’intellectuels rattachés au Claremont signent une lettre de soutien à Trump. Surtout, en septembre 2016 est publié un célèbre article sous pseudonyme — qui s’avérera être Michael Anton — qui pose l’élection en termes apocalyptiques. Anton affirme alors qu’il faut soutenir Trump car, si Hillary Clinton venait à être élue, le pays irait à la catastrophe.

On retrouve cette obsession, toujours très répandue dans l’extrême droite américaine et dont les origines sont bien antérieures à Trump, de la « fin de la civilisation » — d’ailleurs, le directeur du Claremont avait dit clairement à une journaliste que l’Institut se battait pour la défense de la « civilisation occidentale ».

Quand cet article sort, il est lu intégralement à l’antenne par Rush Limbaugh dans son talk show très écouté, faisant crasher le site du Claremont pour la première fois de son histoire en raison du pic de visites. Trump, évidemment, écoute Rush Limbaugh. Ce discours lui plaît, et il appelle Michael Anton.

Par la suite, le Claremont va devenir le fournisseur idéologique de la première administration Trump — sachant que, durant son premier mandat, il y a encore tous ces « adultes dans la pièce », les tenants de l’ancien consensus qui réfrènent, voire empêchent, parfois à son insu, certaines des décisions ou des orientations que Trump voudrait mettre en œuvre.

Dans Peril, Bob Woodward et Robert Costa révélaient notamment que le chef d’état-major de Trump, Mark A. Milley, avait organisé une réunion secrète avec des responsables militaires afin de s’assurer qu’ils ne laisseraient pas le président lancer une opération militaire ou une attaque nucléaire sans qu’il ne soit tenu au courant.

Plusieurs personnalités liées au Claremont ont exercé une grande influence sur le trumpisme, à l’image de l’auteur de l’expression « guerre civile froide » Angelo Codevilla dans un essai publié dans la Claremont Review of Books au printemps 2017. Codevilla était l’un des grands critiques de la « classe dirigeante » — les bureaucrates, les universitaires, les médias et les responsables démocrates — en opposition à « une majorité d’Américains opprimée », rejetée comme « arriérée » et « raciste ».

Le Claremont va devenir le fournisseur idéologique de la première administration Trump

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C’est également du Claremont qu’est issu John Eastman, l’auteur du mémo ayant servi de base à la tentative de contestation des résultats de l’élection de 2020 et à l’assaut du Capitole ayant suivi le 6 janvier 2021. L’argument d’Eastman reposait sur une lecture de la Constitution selon laquelle le vice-président Mike Pence disposait du pouvoir de rejeter unilatéralement certains votes d’États accusés par Trump de fraude électorale.

Pourquoi ces penseurs et théoriciens du mouvement national-conservateur se rallient-ils à Trump dès le premier mandat ?

Ils font avant tout un constat politique qui est le suivant : Trump a trouvé une théorie de la victoire électorale, c’est-à-dire à mobiliser un socle qui pourrait être victorieux. 

Dans l’histoire récente du Parti républicain — très marquée par le livre The Emerging Democratic Majority de John Judis et Ruy Teixeira —, hormis en 2004 avec Bush, il faut remonter à 1988 pour voir un candidat républicain gagner le vote populaire. Il y a donc un vrai souci de mobilisation, de définition du parti et de socle électoral chez les Républicains.

En 2008, après la défaite de John McCain, le Parti républicain fait un « rapport d’autopsie ». 

Certains considèrent que le parti va enchaîner les défaites s’il n’est pas plus ouvert sur l’immigration, afin de conquérir l’électorat au sein d’une population latino-américaine croissante.

Apparaît alors une autre branche, notamment autour de Kellyanne Conway et Steve Bannon, qui développe l’idée des « votes blancs manquants », considérant qu’il existe une masse d’électeurs qui ne votent plus et qu’il faut mobiliser. Ils s’appuient notamment sur le succès du mouvement Tea Party, une insurrection populiste de la base du Parti républicain contre ses dirigeants, dont le succès au Congrès dans les années 2010 annonce la victoire de Trump aux primaires républicaines de 2016.

Les intellectuels du mouvement national-conservateur partent du constat que Trump a su mobiliser ces votes, et qu’il est essentiel de les conserver en redéfinissant les idées dominantes du parti républicain, l’armature intellectuelle du conservatisme. Ils la redéfinissent par rapport aux obsessions de Trump, notamment sur le commerce — c’est ainsi qu’ils incorporent les éléments relatifs aux droits de douane et à la politique industrielle.

Ils constatent aussi que deux autres éléments ont été essentiels dans la victoire de Trump de 2016. D’une part, le rejet des guerres de Bush, les « guerres sans fin », qui se traduit par un rejet du néoconservatisme, encore très présent aujourd’hui — être traité de « néoconservateur » est presque devenu l’insulte suprême.

D’autre part, la fermeture à l’immigration. C’est quelque chose que Trump découvre à partir de 2010-2011, quand il prépare sérieusement sa candidature, se lance sur Twitter et rencontre Steve Bannon. Auparavant, le thème de l’immigration n’était pas présent chez lui, que ce soit dans sa tribune de 1987 ou dans ses livres. Il le découvre avec le Tea Party et son utilisation de Twitter, où il constate l’écho de certaines idées.

Roger Stone, qui connaît Trump depuis les années 1970, lui souffle quant à lui l’idée du mur à la frontière avec le Mexique — en se disant « Ça va coller, il va s’en rappeler, c’est un promoteur immobilier ». Cette anecdote est racontée notamment par le journaliste Joshua Green.

Les théoriciens du mouvement national-conservateur font le constat politique suivant : Trump a trouvé une théorie de la victoire électorale.

Maya Kandel

Vous écrivez que le Trump de 2016 n’est pas celui de 2020 ni de 2024 — ce qui se voit notamment dans sa coalition électorale, qui s’est considérablement élargie en huit ans. Par quoi se traduit cette évolution ?

L’équipe de campagne de Trump a réussi à faire en 2024 ce que Trump revendiquait déjà en 2016, c’est-à-dire d’incarner le parti des working class, des classes moyennes et populaires, définie aux États-Unis par le niveau d’éducation.

Trump n’a pas changé, on ne change pas fondamentalement à plus de 70 ans. Mais son entourage est devenu beaucoup plus idéologique. Et sur le plan humain, il a été marqué par la tentative d’assassinat du 13 juillet 2024. Il est aujourd’hui âgé de 79 ans et sait qu’il dispose d’un temps limité. Je pense qu’il se soucie de son héritage, de la marque qu’il imprimera sur l’Amérique, et de ce que l’on dira de lui après sa mort.

En 2016, il n’avait aucune expérience de la politique. Il ne connaissait pas le fonctionnement de Washington et avait une faible connaissance de la plupart des dossiers. Lorsqu’il se présente à nouveau en 2024, non seulement il dispose d’une expérience de quatre ans en tant que président, connaît beaucoup mieux certains des dossiers, mais il comprend également mieux le fonctionnement des liens avec le Congrès.

Surtout, il dispose de toute une équipe autour de lui. Son entourage a considérablement changé en l’espace de huit ans.

Il s’agit de quelque chose qui est préparé dès le premier mandat, au cours duquel Trump et ses proches disent clairement manquer de cadres. Le Parti républicain compte alors beaucoup de « Never Trumpers », ceux qui s’étaient opposés à Trump et qui constituaient un vivier de cadres potentiellement compétents mais dont Trump ne veut pas se servir. 

Avant 2015-2016, Trump ne fréquentait pas tant de personnalités politiques, mais surtout des hommes d’affaires, des sportifs, des journalistes, des personnalités du show business. Dès 2010, il commence à se rapprocher des poids lourds évangéliques, de Steve Bannon, de Sarah Palin, de tout un tas de personnalités influentes qui sont essentielles pour la base républicaine.

La coalition trumpiste est aujourd’hui beaucoup plus large. Il y a toujours la branche MAGA « canal historique », représentée notamment par Steve Bannon, et l’importance de la base évangélique blanche. Cette base demeure très sensible aux propos racistes, voire même à des éléments de langage franchement fascistes qu’on a pu entendre à plusieurs reprises dans cette dernière campagne, notamment lorsque Trump dit que « les immigrés empoisonnent le sang du pays ». Trump a toujours besoin du racisme pour remporter les primaires de son parti.

Mais il y a aussi le ralliement de la droite tech depuis 2020. L’effort de formation de nouveaux cadres a également porté, et on assiste à un réel changement générationnel à Washington, manifeste aussi bien dans les recrutements de l’administration Trump 2 que dans le paysage des think tanks profondément transformé.

On a pu de nouveau constater lors de la parade organisée par Trump à Washington le triomphe d’un esthétisme assez propre au trumpisme, marqué notamment par la couleur dorée. Quelles en sont les coordonnées ?

J’ai été effectivement assez frappée par l’imagerie de la parade militaire organisée par Trump à Washington. À la fois la présence de la couleur or, que l’on retrouve en abondance à Mar-a-Lago, mais également la disposition de la scène entourée par deux chars d’assaut et deux écrans géants. On retrouvait là deux caractéristiques du trumpisme : le spectacle avec les écrans, le show, la politique comme télé-réalité, et d’autre part, cette idée de projection de force, d’un leader fort.

Ce côté kitsch est caractéristique de Trump dès l’origine : sa descente de l’escalator doré de la Trump Tower en 2015, pour annoncer sa candidature, était bien l’entrée en campagne la plus kitsch de la politique contemporaine.

Trump a toujours besoin du racisme pour remporter les primaires de son parti.

Maya Kandel

Cette esthétique est-elle une part importante du trumpisme en tant que mouvement ? Quelle en est sa fonction ?

On a déjà vu ce côté « vulgaire » en Italie avec Berlusconi — l’Italie étant véritablement un laboratoire politique qui a inspiré le trumpisme via Bannon et ses liens avec Nigel Farage et Raheem Kassam, qui étaient allés étudier le Mouvement 5 étoiles pour s’inspirer de leur stratégie numérique.

Comme avec Berlusconi, on retrouve chez Trump l’utilisation de la vulgarité comme gage de sincérité, la transgression comme instrument de publicité. Ce sont aussi deux carburants essentiels de la téléréalité et des algorithmes, la recette de la viralité à l’ère numérique.

Un autre point essentiel est cette idée que les « guerres culturelles », les affrontements idéologiques de notre temps exprimés en termes simplistes et polarisés, constituent la nouvelle lutte des classes, une idée que l’on retrouve notamment chez Bannon et Vance — une bataille culturelle au sens gramscien du terme. 

Mais il y avait aussi dans cette troisième campagne électorale de Trump une dimension culturelle au sens propre, acteurs pro-Trump contre acteurs pro-Harris, podcasts de droite contre podcasts de gauche, show contre shows.

C’est également une manière de faire lien avec ce que Trump considère comme le seul vrai peuple, qui est son électorat, sa base, ce qui était explicité dès la première campagne et le raccroche à la définition du populisme. 

Cela est même antérieur à son premier mandat : en 2012, quand Mitt Romney était candidat, certaines personnes de l’ancien establishment du Parti républicain avaient demandé à Trump s’il pouvait faire campagne pour Romney. Ils appréciaient cette aura, ce personnage que Trump avait construit et qu’il montrait dans The Apprentice, son émission dans laquelle il se met en scène chez lui, dans sa Trump Tower pleine de dorures.

Dans l’esprit de beaucoup d’Américains, Trump reste ce personnage de self-made man à succès qu’il a façonné pour The Apprentice — alors qu’il n’est ni l’un ni l’autre : c’est un héritier, et il a fait une dizaine de banqueroutes.

Un des opérateurs de la campagne de Romney expliquait à l’époque : « Votre femme est une mannequin, vous avez des belles voitures, des beaux costumes, vous habitez dans un palais doré : pour cet électorat [il parlait notamment de l’électorat blanc populaire], la réussite, c’est ça ».

On retrouve beaucoup cela à Washington aujourd’hui, notamment à Butterworth, le QG MAGA, qui est le bar de Raheem Kassam, l’acolyte de Steve Bannon.

Comme avec Berlusconi, on retrouve chez Trump l’utilisation de la vulgarité comme gage de sincérité, la transgression comme instrument de publicité.

Maya Kandel

Qui aura bientôt un concurrent ouvert par le fils aîné de Trump lui-même… C’est un modèle économique qui fonctionne bien.

Exactement : tout est bon pour gagner de l’argent. Mais il s’agit aussi de créer des lieux d’accueil pour la nouvelle contre-élite au pouvoir désormais autour de Trump. Rappelons que Washington est une ville majoritairement démocrate, et qui a voté massivement contre Trump.

On retrouve aussi dans ces endroits cette esthétique qui fait partie du combat politique. Une esthétique que l’on peut juger vulgaire, mais qui est pleine d’affirmations politiques finalement.

Ce virilisme en tant qu’objet culturel a émergé dans les podcasts masculinistes, dont les présentateurs et animateurs conservateurs ont joué un rôle central dans la réélection de Trump en 2024. L’équipe de campagne de Trump, la plus professionnelle de ses trois campagnes, a ciblé les hommes jeunes, blancs ou non, pour élargir son électorat, en allant les chercher là où ils prennent leur information — dans les podcasts, sur Tik Tok et d’autres réseaux sociaux.

Cela a été une réussite, puisque Trump a remporté la majorité de cette tranche d’âge. On le retrouve aussi dans de nouvelles sociétés d’édition mais aussi de production de films, qui mettent l’accent sur la religion, le rôle traditionnel que doivent jouer les femmes au sein du foyer, ainsi que la place de l’homme dans la société.

Il y a ce sentiment dominant chez les trumpistes que la gauche a gagné la bataille culturelle dans les années 1960, ce qui a fait naître une volonté de revanche et un désir de reprendre l’ascendant culturel. C’est là que l’on retrouve toutes ces offensives contre certaines universités, les médias traditionnels, mais aussi le cinéma d’Hollywood.

Et puis cette volonté de reprendre l’ascendant se traduit aussi par une gouvernance très agressive et une lecture bien plus maximaliste des pouvoirs exécutifs qui semble parfois frôler le fascisme.

Le trumpisme partage en effet des traits caractéristiques du fascime, le nationalisme, le culte du chef, l’appétence pour l’autoritarisme, le masculinisme, l’intolérance… Mais les comparaisons contemporaines sont peut-être plus utiles.

Le glissement vers l’autoritarisme, ou vers une démocratie illibérale similaire au modèle de Viktor Orban en Hongrie, se retrouve notamment dans le Projet 2025, qui présente beaucoup d’aspects similaires au playbook du dirigeant hongrois. Cette inspiration n’est pas pour autant nouvelle, la Hongrie d’Orban étant un objet d’attention des cercles conservateurs américains depuis plusieurs années. La revue du Claremont Institute s’intéresse à Orban depuis longtemps. 

D’autres aspects de cette tendance autoritariste sont par ailleurs bien plus anciens : on parlait notamment beaucoup de la théorie de l’exécutif unitaire sous les mandats de Bush père et fils, pendant la guerre globale contre le terrorisme.

Il faut toutefois revenir à un point important. Le premier article de la Constitution américaine est entièrement consacré au Congrès. Il s’agit d’un article extrêmement précis qui énumère tous les pouvoirs dont jouit le pouvoir législatif, et le place au cœur de la démocratie américaine. Le deuxième article, qui porte sur les pouvoirs présidentiels, est quant à lui beaucoup plus lapidaire. Il confère « le pouvoir exécutif » au président, ainsi que le rôle de commandant en chef des armées.

La nouvelle tendance depuis le retour de Trump consiste notamment pour les hommes à se refaire le menton, qui se doit d’être carré, ainsi que la mâchoire, qui doit avoir des lignes saillantes, signe de virilité.

Maya Kandel

C’est sur l’interprétation de ce deuxième article que se jouent beaucoup des batailles juridiques qui se trouvent au cœur du trumpisme. La Constitution étant un document assez ancien, elle a été maintes fois réinterprétée au cours de l’histoire américaine, et beaucoup de choses ne se trouvent pas dedans. C’est notamment le cas de la Garde nationale, utilisée par Trump pour réprimer les manifestations à Los Angeles, qui n’avait pas encore été créée au moment de sa rédaction — la Constitution parle de « milices ».

Le poids respectif des différents pouvoirs a beaucoup évolué au cours de l’histoire américaine. Sur la politique étrangère notamment, le Congrès a joué un rôle beaucoup plus important au XIXe siècle. Celui-ci a commencé à diminuer après la présidence Wilson et, surtout, après la Seconde Guerre mondiale, débouchant sur ce que les historiens ont appelé la « présidence impériale ». 

Il faut rappeler que c’est le Congrès qui a le pouvoir de déclarer la guerre, de lever l’armée, de la mobiliser puis de la démobiliser. Jusqu’en 1945, le Congrès avait toujours démobilisé après une guerre. La période post-Seconde guerre mondiale apparaît à cet égard comme une exception dans l’histoire américaine, puisque les États-Unis conservent dès lors une large armée permanente, ainsi que la division du globe en commandements militaires régionaux, hérités des combats de la Seconde guerre mondiale.

Qu’est-ce qui explique ce glissement dans l’équilibre des pouvoirs qui est aujourd’hui exploité par l’administration Trump ?

Depuis les années 1990, le Congrès est devenu de plus en plus dysfonctionnel. Cette évolution est notamment liée à la polarisation politique, qui conduit les partis américains à fonctionner de plus en plus comme ceux que l’on connaît en Europe — avec un programme national et une discipline de parti, ce qui n’était pas la pratique politique américaine. Ce système n’est pas adapté pour le Congrès, en particulier le Sénat.

Enfin, la dernière période qui voit l’augmentation des pouvoirs présidentiels est celle qui s’ouvre après les attentats du 11 septembre. Le Congrès abdique de plus en plus ses prérogatives, et le président augmente le recours aux décrets.

Il utilise notamment l’invocation de situations d’urgence, qui permettent ensuite de recourir à des pouvoirs spécifiques qui sont clairement contre l’esprit de la Constitution — aussi bien Bush et Obama, que Trump et Biden l’ont fait.

Dans ce domaine, Trump 1 était déjà celui qui bat tous les records — avant Trump 2. Aujourd’hui, le recours à des déclarations de situation d’urgence est absolument délirant, au mépris de la réalité.

L’administration Trump a dépensé un demi-million de dollars en vidéos YouTube depuis le début du second mandat pour essayer de mettre en scène à la fois le danger des migrants et l’efficacité des déportations, à grand renfort d’IA et de musique hollywoodienne.

Maya Kandel

C’est notamment cette dynamique que l’on a vu à l’œuvre à Los Angeles.

En effet, ce qui s’est passé à Los Angeles est un bon exemple. Il y avait — tous les témoins le disent — quelques manifestations, calmes pour l’essentiel, devant quelques centres de dépôt dans lesquels il y avait eu des raids de la police de l’immigration, ICE, elle-même un héritage des attentats du 11 septembre 2001.

On a le sentiment que Trump et son équipe attendaient qu’une confrontation ait lieu. Dans ce contexte, toutes les cases étaient cochées : c’était en Californie, il y avait quelques manifestants cagoulés avec des drapeaux mexicains devant une voiture qui brûle. On sait très bien qu’en faisant un plan serré sur ce type d’évènement, il est facile de donner l’impression que la ville est au bord du chaos.

Dans les reportages que j’ai regardés, écoutés et lus, tous les habitants interrogés disent que ces manifestations étaient au départ très calmes, les rares débordements ponctuels et circonscrits. La police de Los Angeles a l’habitude, elle est tout à fait capable de gérer ces situations.

Pourtant, Trump a décidé de mobiliser la Garde nationale contre la volonté du gouverneur, qui dispose normalement du pouvoir exécutif dans l’État — sinon, c’est le Congrès qui a autorité sur la levée, la mobilisation et la démobilisation de la Garde nationale.

Un point à noter est que Trump n’a finalement pas invoqué l’Insurrection Act comme on aurait pu le penser — car il parlait d’« insurgés » —, mais a utilisé une autre autorité légale. Cela dit, même si l’idée est de rester dans la légalité, on sent que l’administration pousse toujours un peu plus loin les lignes de son action.

Il faut rappeler que l’administration Trump a dépensé un demi-million de dollars en vidéos YouTube depuis le début du second mandat pour essayer de mettre en scène à la fois le danger des migrants et l’efficacité des déportations, à grand renfort d’IA et de musique hollywoodienne.

Il est extrêmement préoccupant de faire appel à la force militaire pour intimider, arrêter des manifestants exerçant leurs droits garantis par le Premier amendement, voire pire, l’opposition politique.

Utiliser les militaires pour ce faire, sur le sol national, pourrait avoir un impact très fort sur les relations civilo-militaires et sur la politisation de l’armée. La même semaine, Trump a prononcé un discours à Fort Bragg dans lequel il critiquait ses adversaires politiques et faisait huer plusieurs noms de politiques démocrates par l’armée.

Sur ce point précis, on entre selon moi dans le dur de la question du trumpisme comme nouvel autoritarisme, et de ce que Trump est en train de faire à la démocratie américaine.

Parmi les éléments participant de cette construction du trumpisme, il y a le rapport à l’autre, aux immigrés, mais également à l’Europe, qui semble occuper une place centrale au sein du mouvement, comme on a pu le voir lors du discours de J. D. Vance à Munich. Le trumpisme se définit-il en antagonisme par rapport à l’Europe ?

Le point le plus frappant dans le discours de J. D. Vance à Munich était lorsqu’il a dit que ce qui l’inquiétait davantage pour l’Europe, ce n’était pas tant la Chine ou la Russie, mais plutôt les menaces intérieures — toutes les normes démocratiques, les valeurs libérales, etc.

Trump a fait plusieurs fois exactement le même discours sur les États-Unis.

Le discours de Vance nous a profondément choqués en Europe, mais Trump avait dit la même chose à plusieurs reprises en parlant des États-Unis : « Je suis davantage inquiet par rapport aux ennemis de l’intérieur que par rapport à la Chine et à la Russie ». C’était un discours en exact miroir.

Il y a une tentative d’ingérence contre nos lois, nationales et européennes, sur les discours racistes, d’incitation à la haine, ou encore tout l’éventail de lois cherchant à réglementer la parole en ligne et les grandes plateformes de la Tech américaine. 

Maya Kandel

On peut aussi penser au texte publié par le département d’État sur Substack, dans lequel il appelle grosso modo à un changement de régime en Europe.

Ce texte était parfaitement choquant en effet. Bien que publié sur Substack il s’agissait d’un document officiel, signé d’un responsable du département d’État, Samuel Samson dans sa capacité officielle.

Ce texte était, en quelque sorte, une demande d’allégeance culturelle de l’Europe. C’était même un chantage, puisque la fin du texte affirmait que, si les États-Unis « restent attachés à un partenariat solide avec l’Europe », ils souhaitaient « des actions tangibles » pour « la protection des droits de liberté d’expression des entreprises et des citoyens américains ».

Il faut comprendre cela comme une ingérence contre nos lois, nationales et européennes, sur les discours racistes, d’incitation à la haine, ou encore tout l’éventail de lois cherchant à réglementer la parole en ligne et les grandes plateformes de la Tech américaine. Il faut prendre garde à leur instrumentalisation de la notion de « liberté d’expression », que les trumpistes cherchent à exporter à l’international. Or aux Etats-Unis même, cette notion a fait l’objet de multiples redéfinitions juridiques, y compris pour la presse.

Je pense toutefois qu’il y a une distinction à faire entre l’Europe et l’Union européenne. 

L’Europe demeure la part originelle de cet « Occident judéo-chrétien » (« judéo » est un ajout récent) que Trump et le trumpisme se sont donnés comme mission de défendre, « l’alliance civilisationnelle » à laquelle se réfère Samuel Samson dans son texte.

En ce sens, l’Europe est importante, car elle est centrale dans leur vision qui considère l’Occident comme menacé de l’intérieur par les « wokistes » (leur manière de définir toute gauche), et de l’extérieur par l’Islam, la Chine, etc.

L’Union est quant à elle une sorte de symbole, de némésis, de tout ce à quoi Trump et le trumpisme s’opposent : des États-nations qui se regroupent pour coopérer et donc faire des compromis, qui remettent une part de souveraineté à des instances supranationales… c’est tout ce que la nouvelle droite américaine abhorre.

L’Union a des lois de régulation sur les Big Tech, notamment des plateformes et des discours. Les pays européens ont aussi des lois nationales dans plusieurs pays, dont certaines sont très anciennes — telles que les lois en France sur la liberté de la presse. L’Union est aussi une puissance commerciale, et il est clair que Trump préfère négocier en bilatéral avec des pays plus petits.

Ce texte est une vraie ingérence qui est menaçante pour nos lois de la part d’une administration qui, elle-même, est en train de politiser et de réécrire sa propre jurisprudence, notamment sur la liberté d’expression.

L’Union est une grande puissance qui gêne les trumpistes.

Maya Kandel

Les trumpistes cherchent-ils à fragmenter l’Europe ? 

Il y a d’une part l’idéologie d’un retour à l’État-nation, qui intéresse les trumpistes eux-mêmes. C’est ce qu’ils veulent voir advenir aux États-Unis, avec plus de nationalisme, moins de libre-échange, et moins de confiance dans les accords et les alliances comme l’OTAN.

D’autre part, par rapport à l’Europe, il y a effectivement la volonté de briser une Union qui, économiquement au moins, peut rivaliser avec les États-Unis. Trump déteste ce pouvoir commercial de l’Union. C’est donc l’idée qu’il faut diviser pour mieux régner. L’idéologie du retour à l’État-nation sert donc, dans le même temps, les intérêts économiques et politiques américains.

Elon Musk s’inscrit aussi dans ce mouvement : les partis qu’il soutient sont exclusivement des partis anti-Union européenne, anti-Bruxelles — qui dispose du pouvoir réglementaire sur l’IA, mais aussi du DSA et du DMA, les réglementations sur les Big Tech et sur le commerce.

Le trumpisme porte une vision du monde fondée sur le retour à la Realpolitik, les grandes puissances. Trump considère les intérêts en termes économiques et commerciaux essentiellement, et dans cette optique-là, l’Union est une grande puissance qui les gêne.