Hervé Le Tellier est un écrivain caméléon.
En bon oulipien, il aime jouer avec son lecteur en se pliant à des règles et contraintes — qu’il est parfois le seul à connaître. Il est l’auteur d’Encyclopædia inutilis, un recueil de nouvelles borgésiennes qui « vont au bout de la folie », de Moi et François Mitterrand où un « je » Hervé Le Tellier — mais qui n’est pas Hervé Le Tellier — pense correspondre avec les présidents de la République de Mitterrand à Macron, des Contes liquides de Jaime Montestrela ; un écrivain portugais qu’il assure avoir croisé à Paris dans les années 1970 mais qui n’a pas existé a priori ailleurs que dans l’imagination infinie de Le Tellier.
On connaît bien entendu L’anomalie, un roman bien plus oulipien que ce que l’on pourrait penser.
Le nom sur le mur, publié l’année dernière, est un livre différent, un récit grave, sans règle — l’absence de règles chez Le Tellier n’est-elle pas une règle en elle-même ? — qui porte sur la « vie romanesque » d’André Chaix, un jeune maquisard mort à 20 ans dont l’histoire « permet de réfléchir à l’engagement, à l’amour adolescent, à l’illusion d’un avenir, à l’Occupation. »
Entretien fleuve — à la fois décalé et érudit — pour se promener dans tous les recoins de l’univers de Le Tellier.
On peut généralement lire tous vos textes comme une sorte de grands palimpsestes. Est-ce une façon de rendre hommage aux grands auteurs que vous appréciez ?
Il y a, chez moi, plusieurs niveaux de palimpseste qui consistent à rendre hommage à un auteur, c’est-à-dire à écrire de la colline ou des épaules sur lesquelles je suis monté. Par exemple, je peux écrire un livre en hommage à Calvino, un autre qui fait référence à Borges, etc.
J’ai de grands anciens dans ma tête — desquels j’ai du mal à me défaire. Parfois, ils sont plusieurs en même temps, donc c’est un cocktail de grands anciens et cela finit par ne plus se voir.
J’ai un rapport décomplexé à ce qu’on appelle l’influence.
En quel sens ?
Je cite souvent la phrase de Jean Paulhan qui dit qu’il n’y a pas de peur plus sotte en littérature que celle d’être influencé. Je crois vraiment à cela.
L’influence est avant tout la capacité qu’a un auteur d’être en écho avec la personne que vous êtes — plutôt que de modifier qui vous êtes. Considérer ainsi ce phénomène change complètement la donne parce que d’un coup, on comprend pourquoi des auteurs ont un poids littéraire qui nous importe et pourquoi d’autres, en dépit de leur qualification de classiques, n’ont aucun effet sur vous.
Dans mon cas en particulier, il y a des auteurs qui m’ont influencé sans qu’ils soient toujours des classiques alors que d’autres, qui sont des classiques, n’auront jamais d’effet sur moi — parce qu’ils ne correspondent pas à qui je suis.
À qui pensez-vous ?
Si on prend les cinq ou six auteurs qui ont compté pour moi, je dirais Diderot pour le XVIIIe, Flaubert, Hugo pour le XIXème et si on prend le XXe siècle, Gary, Calvino, Malraux même. Je me suis rendu compte en relisant Malraux que ses textes avaient quand même joué sur ma formation.
J’ai de grands anciens dans ma tête.
Hervé Le Tellier
Y a-t-il donc aussi une sorte d’influence parfois inconsciente dont vous vous rendez compte a posteriori ?
Oui, c’est-à-dire que quand on lit La Condition humaine à quinze ans, on ne fait pas très attention à ce qui est en branle dans le système narratif. Et chez Malraux, c’est en réalité très intéressant — plus que ce que je pensais. J’ai relu L’Espoir et d’autres textes que j’avais lus en tant qu’adolescent, et je me suis rendu compte que la manière avec laquelle ils fonctionnaient relevait vraiment du récit, parfois même d’aventure.
J’avais la vision du garçon de presque treize ans que j’étais lorsqu’il était ministre de la Culture ; pour moi, c’était le vieux monsieur, associé à Charles de Gaulle. La réalité était beaucoup plus compliquée que cela. J’ai un peu revu ma copie sur la question. Surtout qu’à l’époque, j’étais très gauchiste — je le suis encore un peu — mais j’étais beaucoup plus radical — et surtout beaucoup plus stupide. Je ne voyais donc pas la dimension extrêmement humaniste de Malraux. Je le prenais pour un con de droite, ce qui n’était objectivement pas le cas.
La liste des auteurs qui comptent pour moi est très hétéroclite. Parfois, ils influencent mon écriture, parfois pas du tout ; ce sera plutôt mon imaginaire qui se verra influencé — et c’est aussi très différent. Par exemple, je trouve Topor formidable, de même que Sternberg ou le groupe Panique en général. Toutes ces lectures ont joué un rôle dans l’écriture notamment d’Encyclopaedia inutilis : je n’aurais pas écrit ces nouvelles si je n’avais pas été à l’Oulipo, et deuxièmement, si je n’avais pas été séduit par des gens comme Topor.
La première phrase d’Encyclopaedia inutilis, « Ça a commencé comme ça », est d’ailleurs une variation du célèbre incipit de Voyage au bout de la nuit.
En effet, c’est une variation. J’aime bien quand il y a une sorte de starting block. Parfois, c’est vraiment une plaisanterie. « Ça a commencé comme ça » au lieu de « Ça a débuté comme ça », ce sont des choses vraiment cosmétiques.
Et puis, « Ça a commencé comme ça » pourrait être le début d’un roman sur deux… Ce n’est pas quelque chose qui est déterminant en termes d’impulsion pour le livre. En revanche, cela fait sourire.
Encyclopaedia inutilis s’est construit en quatre ou cinq ans parce que les nouvelles de ce type viennent petit à petit : on en fait une, puis deux, trois, selon les sources d’inspiration, mais aussi selon les thématiques des jeudis de l’Oulipo. Dans ces textes, on trouve toujours la volonté de prendre un sujet, de le traiter par l’absurde et d’inverser les logiques. Il y en a que j’aime bien parce qu’ils vont au bout de la folie.
La folie littéraire donne lieu à des choses intéressantes. Après, il faut voir si on accroche le lecteur avec une telle dinguerie.
Hervé Le Tellier
Lesquels en particulier ?
Je pense notamment à « Zéphyrin Dauvergne ou l’histoire contractée » qui réécrit toute l’histoire en fonction de l’horloge et qui doit éliminer les quarante dernières années parce que ça ne rentre pas dans sa temporalité. Ainsi, il fait disparaître, par exemple, 1789 qui devient 17h49 car 1789 est le résultat de 1800 moins 11 : la date de la prise de la Bastille est donc fixée à 18h00 moins onze — donc 17h49. C’est un peu limite…
J’aime beaucoup aussi Jakob Romanson qui reconstruit tous les mots à partir de l’idée que tous les points cardinaux créent une sorte de vent — le vent de la langue. Cette idée peut sembler absurde, mais elle est cohérente lorsqu’on la pousse à l’extrême.
La folie littéraire donne lieu à des choses intéressantes. Après, il faut voir si on accroche le lecteur avec une telle dinguerie. Mais dans tous les cas ce n’est pas grave.
Dans ce recueil de nouvelles on trouve régulièrement l’empreinte de l’univers borgésien, avec même par moments des pastiches de certains textes de Borges. Je pense notamment à « Faustianus Septimus ou le coffret ».
Cette nouvelle qui porte sur la découverte de l’Amérique est une vraie volonté de pasticher Borges. On peut y trouver l’humour de Fictions ou de « L’Immortel » dans L’Aleph. C’est dommage de ne pas profiter de l’existence de ces textes pour marcher dans leurs pas.
Dans Moi et François Mitterrand, il y a un passage complet qui est carrément repris au « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » de Borges. Vous la connaissez bien, c’est cette nouvelle que Borges publie dans la revue Sur dans laquelle il explique que Pierre Ménard recopie intégralement au début du XXe siècle le Quichotte de Cervantes et où il fait la démonstration que les deux livres, bien qu’exactement semblables mot à mot, sont des livres complètement différents. Il s’agit d’une sorte d’esthétique de la réception.
C’était une énorme blague de la part de Borges mais qui a été prise complètement au sérieux. Cela fait, à mon avis, que nous avons une assez mauvaise vision de Borges, toujours un peu hiératique, comme Beckett, qui est toujours considéré comme une figure extrêmement ascétique — alors qu’il s’agit de grands rigolos. En l’occurrence, Borges était quelqu’un qui avait beaucoup d’humour.
Vous parliez il y a un instant des recueils de nouvelles qui s’écrivent sur le temps long, comme Encyclopaedia inutilis qui s’est construit en cinq ans. Quel rapport entretenez-vous avec l’écriture d’une nouvelle — un genre que l’on nous trouve plus trop dans la production contemporaine, française du moins ?
Les nouvelles s’écrivent sur le temps court ; et les recueils de nouvelles se font sur le temps long. Il y a donc deux logiques pour les recueils de nouvelles. C’est vraiment aux auteurs qu’il revient de décider. Dans la première option, ils les rassemblent sur des bases thématiques, même littéralement cohérentes, rhématiques, comme on dit. La deuxième logique consiste à les publier au fur et à mesure qu’elles sortent du clavier.
Dans mon cas, j’aime bien l’idée d’une thématique, quitte à devoir réorganiser différemment une idée de nouvelle pour finalement former un ensemble. La cohérence, par exemple, du recueil de nouvelles Monsieur Palomar de Calvino se fait par l’artifice d’un personnage unique, Palomar. Sans cela, le recueil pourrait être une simple réflexion — à l’instar de Collection de sable.
Borges était quelqu’un qui avait beaucoup d’humour.
Hervé Le Tellier
Ce qui est intéressant c’est que si on jette Palomar dans Collection de sable de Calvino, on a Palomar 2. Sont bien visibles ici ces deux choix différents.
J’ai l’impression que vous n’aimez pas faire le deuil du personnage…
Ça c’est une idée que j’aime bien : une lecture qui n’aime pas vivre le deuil du personnage. J’aime bien le fait qu’il y a un Palomar dans la nouvelle 1, un Palomar dans la nouvelle 2, un Palomar dans la nouvelle 3.
Le plaisir est différent dans Collection de sable, dans lequel on passe d’une nouvelle qui parle de tout à fait autre chose à chaque fois, sans qu’elles soient reliées par un narrateur unique ou par un personnage qui fédérerait le tout. Je trouve l’artifice du personnage unique très beau.
Pourriez-vous revenir sur ce temps long qu’on aurait tendance à ne pas associer d’emblée avec la nouvelle ?
Cela permet justement d’avoir un temps qui s’organise différemment. Et le lecteur, sur son étagère, a l’impression d’une cohérence.
Calvino fait même cela pour les romans. Il rassemble trois romans qu’il a écrits à trois périodes complètement différentes et il décide arbitrairement qu’ils forment en réalité une trilogie. Nos ancêtres est composée du Baron perché, du Chevalier inexistant et du Vicomte pourfendu qui ont été écrits à des moments différents mais rassemblés en une trilogie parce qu’ils ont tous trois un côté conte — alors que leurs styles sont complètement indifférents.
Le Baron perché est un pastiche de Diderot au point qu’il y a un moment quasiment constitutionnel : la constitution des oiseaux. Le Chevalier inexistant se rapproche des contes italiens et le troisième, Le Vicomte pourfendu, est encore d’un autre style. Nous n’avons donc pas une cohérence stylistique, mais une cohérence a posteriori.
Dans ce rapport à la construction d’un ensemble dont vous parliez, vous est-il déjà arrivé de commencer une nouvelle qui se transformera en roman, ou inversement, une idée de roman qui restera finalement au stade de la nouvelle ?
C’est ce qui est arrivé avec L’anomalie, par exemple. Si l’on regarde le roman de près, on trouve en fait un tressage de huit nouvelles. Il y a d’autres choses en plus, mais il y a au moins huit textes sur les huit personnages, quasiment de même longueur et qui traitent tous du même problème.
On pourrait même les dissocier parce que les tons sont tellement différents les uns des autres que la logique est déceptive. Dans L’anomalie, je n’ai pas poussé le vice jusqu’à créer les conditions d’une lecture séquentielle avec des indications de lecture où l’on pourrait dire : si vous voulez connaître l’histoire de Blake ou de Johanna, il faut se rendre à la page 17, puis ensuite à la page 127, puis à la page 132, etc.
Je trouve l’artifice du personnage unique très beau.
Hervé Le Tellier
Un peu comme dans Marelle de Cortázar.
Absolument, mais je n’avais pas l’intention de créer des histoires qu’on pourrait lire indépendamment les unes des autres. Il y a quand même un tressage, et même si c’est un costume d’Arlequin, on ne voit pas le fil mais le tout s’organise quand même comme un costume — et pas comme une série d’oripeaux les uns derrière les autres.
Il y a donc effectivement cette logique selon laquelle des nouvelles donnent parfois naissance à un roman. En revanche, c’est assez rare pour moi qu’un sujet de roman donne naissance à une nouvelle parce que je commence d’abord par une idée de nouvelle et je vois où elle va. Je m’arrête donc assez vite sur les nouvelles. Je n’aime pas les nouvelles longues.
Les nouvelles de Zweig, comme « Le Joueur d’échecs », c’est deux fois un roman d’Annie Ernaux. Je suis à la limite d’appeler ces textes des romans ; c’est quand même assez long.
En parlant de longueur : en anglais, on dit short story pour les nouvelles — et novel pour les romans.
Les Américains ont une définition complètement différente de la nôtre de la distance, qui fonctionne assez bien parce qu’il s’agit d’une durée de lecture : une nouvelle, c’est dire au lecteur vous en avez à peu près pour une demi-heure. Au-delà, on passe dans la catégorie « roman ».
Je ne trouve pas totalement absurde de définir la nouvelle par rapport au roman en termes de temporalité de lecture. Avec peut-être aussi une notion d’écriture un peu plus cristalline, c’est-à-dire quelque chose qui fait que la nouvelle commence avec une attaque et finit avec une chute. On imagine assez bien un roman — parce qu’il a pris de l’ampleur — finir sans aucune chute.
Mais ne pourrait-on pas dire que dans L’anomalie il y a une sorte de chute singulière, presque visuelle ?
C’est vrai, c’est une chute visuelle.
Un ami m’a envoyé il y a quelques jours une blague formidable d’un humoriste américain qui parle du fading : le fait que dans les chansons, les musiciens ne finissent pas toujours leurs morceaux. Simplement, il y a de moins en moins de bruit. Et il finit son sketch de la même façon : « Si je voulais, je pourrais finir mon sketch comme ça. » Il répète cela de moins en moins fort jusqu’à l’évanouissement total du son.
L’idée est bonne et assez drôle. Au départ, j’ai cru que mon ami m’avait envoyé la vidéo pour se moquer de la fin de L’anomalie. C’est exactement la même chose. Je trouve cela drôle parce que c’est reprendre un mode de traitement de la chute dans un art donné. Le résultat serait ce que l’on voit dans L’anomalie ; je n’avais pas du tout pensé que je finissais d’une manière complètement destructive, avec un effacement, comme le fading.
Vous disiez tout à l’heure en parlant de L’anomalie que vous n’avez pas « poussé le vice ». Dans ce roman, la dimension oulipienne fait semblant de disparaître, du moins jusqu’à la toute fin justement, où le naturel revient, comme un clin d’œil final…
L’idée est la suivante : une fois que l’on a bien attrapé les lecteurs, qu’ils sont embarqués dans une histoire, on peut tout leur imposer.
C’est beaucoup plus simple : on les a entraînés dans un récit, ils ont envie d’en connaître la fin. À partir de là, on peut leur mettre des petites notes qui indiquent qu’il s’agit bien d’un roman oulipien. Au début, par exemple, je leur mets le début de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Pérec, version hangar.
Et ensuite, il y a une réflexion d’écrivain justement sur la raison pour laquelle un auteur solitaire est influencé et toujours en train de marcher dans les pas d’un autre. Il se demande si c’est bien ou si c’est mal. À ce moment-là, il y a ce qu’on peut appeler du « méta », un terme que je trouve assez pertinent. Si on le met au début, le méta oriente le livre dans une direction que je ne souhaitais pas. Mais une fois que l’on est parti, il n’y a plus de problème.
Les nouvelles de Zweig, comme « Le Joueur d’échecs », c’est deux fois un roman d’Annie Ernaux. Je suis à la limite d’appeler ces textes des romans ; c’est quand même assez long.
Hervé Le Tellier
Il y a une comédie américaine que j’aime bien, Crazy Night, dans laquelle Steve Carell et Tina Fey n’arrêtent pas de courir. Des courses-poursuites ridicules se succèdent. Et à un moment donné, elle court derrière avec difficulté, il lui demande donc de courir plus vite. Elle le regarde et lui dit : « Arrête, depuis le début du film, je cours avec des talons. » Dans un film américain, on ne fait jamais cela. On ne dit jamais aux spectateurs qu’ils sont dans un film. J’aime beaucoup cette idée — comme dans le roman, tant qu’on ne reste pas trop longtemps dans le jeu méta et qu’on revient ensuite à l’action.
Je trouve que c’est aussi une complicité supplémentaire avec le lecteur.
Quel rapport souhaitez-vous entretenir justement avec le lecteur ? Vous aimez créer le règne de l’incompréhension — un terme présent notamment dès l’épigraphe de la première partie de L’anomalie. Le lecteur est-il un complice, un acolyte, un personnage de plus — une entité avec laquelle vous jouez et que vous cherchez par moments à piéger, à tromper ?
Pour un auteur, le lecteur est implicite. C’est un peu comme la famille avec 1,8 enfant : il n’existe pas. Mais on l’a en tête quand on écrit.
Dans mon cas, le lecteur ou la lectrice est une sorte d’alter ego, c’est-à-dire que je ne le considère pas comme plus bête ou plus savant que moi. Je sais que j’ai fait des recherches pour écrire mon livre, mais je considère qu’il est comme moi : je ne savais pas, avant de l’écrire, les choses que je raconte. Je fournis donc tous les éléments pour qu’il puisse comprendre ce dont je parle.
Ce lecteur implicite est forcément mon complice. Je peux très bien écrire un roman basé entièrement sur une sorte de complicité, mais je peux aussi faire un roman naïf dans lequel j’embarque le lecteur avec moi. Quoi qu’il en soit, je sais que j’aime bien considérer mon lecteur dans un rapport amical.
J’écris vraiment pour les autres. Je n’ai même pas l’idée d’écrire des choses qui pourraient choquer. Je n’écris des choses qui peuvent choquer qu’à très bon escient. Il faut soutenir absolument le discours indirect libre qui est essentiel : il montre qu’on a confiance dans son lecteur. Si ce n’est pas le cas, je ne peux pas écrire des phrases comme celle dans L’anomalie, où je parle d’une de mes héroïnes préférées, Johanna, jeune avocate noire de Houston, « cette petite négresse hyper douée de la banlieue de Houston ». Il faut que je puisse m’autoriser à écrire dans la tête d’un raciste.
Cela ne pose-t-il pas des problèmes pour certaines traductions ?
Je me suis battu avec les Allemands en particulier qui ont eu un vrai problème avec cette phrase-là notamment. Mais c’était impossible : il faut garder l’expression originelle.
La complicité avec le lecteur doit être préservée, il faut que le lecteur soit choqué de voir cette pensée, ce mot. La vision du mot doit justement permettre d’être en empathie avec cette femme et pas de gommer — sinon on risque de gommer la réalité elle-même.
Cette notion de lecteur ami est donc importante, car elle implique d’aller plus loin — y compris dans la réflexion et l’écriture. Il faut toujours garder à l’esprit qu’on écrit pour quelqu’un qui reçoit des idées, comme dans une conversation tout à fait normale.
Il faut soutenir absolument le discours indirect libre : il montre qu’on a confiance dans son lecteur.
Hervé Le Tellier
Une question qui est un peu corrélée en pensant cette fois-ci à la première épigraphe de L’anomalie « Et moi qui dis que vous rêvez, je suis aussi en rêve. » (Tchouang-Tseu) — que l’on trouve dans Les fleurs bleues de Queneau : quel est le statut que vous octroyez à l’auteur ?
La citation vient effectivement des Fleurs bleues de Queneau, avec le duc d’Auge qui rêve qu’il est Cidrolin et qui ne sait plus qui rêve de quoi.
J’apprécie cette notion d’aller-retour dans la fiction, l’idée que le livre soit une possibilité d’excroissance à la fois de l’auteur et du lecteur. C’est pour cette raison que j’ai aussi mis cette citation de Victor Miesel en seconde épigraphe de L’anomalie : aucun lecteur ne lit le livre de l’auteur, aucun auteur ne lit le livre du lecteur — et le point final peut leur être commun.
Ce qui est amusant c’est que dans L’anomalie il n’y a précisément pas de point final.
Exactement ! Cela dit que dans ce livre, il n’y a aucun point commun entre le lecteur et l’auteur. Ce qui définit vraiment la lecture d’un livre oulipien est le fait d’accepter parfois la complicité jusque dans la contrainte elle-même.
La contrainte est souvent visible.
Lorsque je dis : « tous les vols sereins se ressemblent, chaque vol turbulent l’est à sa façon », je n’explicite pas. Je sais que cela va faire rire des gens qui connaissent le début d’Anna Karenine : la phrase de Tolstoï est suffisamment puissante pour pouvoir être adaptée à d’autres univers — comme celui de l’aviation. Mais je ne vais pas commencer à expliciter les choses et à tuer le gag en expliquant que c’est du Tolstoï.
Il y a une forme d’acceptation du deuil vis-à-vis du lecteur. Même si je ne prends pas le lecteur pour un imbécile, je sais que ma culture est limitée. La sienne l’est aussi. Il y a trop de livres, trop de sujets. Nous n’avons pas encore tout lu. Parfois, j’évoque des choses qui me paraissent évidentes. Mais je sais qu’elles ne le seront pas pour mon lecteur. Alors je m’adresse très précisément à un lecteur donné pour lequel cela va marcher.
Vous pensez à des cas en particulier ?
Dans les Contes liquides, par exemple, qui jouent beaucoup sur la complicité, certains textes ne fonctionnent pas parce que l’univers de référence n’est pas commun avec tous. Parfois, il faut une petite culture historique et anecdotique pour que cela fonctionne.
Il y en a une en particulier qui m’a valu un bide mais que je trouve drôle. Si on comprend l’histoire, tout va bien, mais on ne peut pas la décrypter, sinon elle est fichue — c’est comme les grenouilles de Mark Twain.
Quelle était la blague ?
« Les biographes ou les historiens suisses ont démontré que le fils de Guillaume Tell a lui-même eu un grand frère, un peu plus grand, au destin malheureux. » Eh bien, si l’on oublie que Guillaume Tell tire une pomme posée sur la tête de son fils, la blague tombe complètement à l’eau.
Il y a trop de livres, trop de sujets. Nous n’avons pas encore tout lu.
Hervé Le Tellier
Cela m’a valu récemment un bide lors d’une lecture publique. Mais ce n’est pas grave de passer à côté. il y en a une deuxième qui me vaut à chaque fois un bide incroyable, c’est « le principe d’incertitude de Heineken » — qui suppose de connaître le principe d’incertitude de Heisenberg. Si on ne le connaît pas, c’est fichu. « Soit on sait combien de bières on a bu, mais on ne sait plus où, soit on sait où on a bu les bières, mais on ne sait plus combien. »
Le dispositif de l’auteur passe-t-il aussi par une sorte de mise en scène dans vos textes ?
Non, je ne pense pas. L’auteur peut être absent. Moi je suis complètement absent dans mes textes.
Pourtant votre nom apparaît, par exemple dans Moi et François Mitterrand.
Je suis étonnamment absent alors que mon nom apparaît tout le temps. Parce que c’est un personnage. C’est une absence.
Cela devient drôle parce que c’est incarné, mais c’est un personnage. C’est mon nom, mais ce n’est pas moi. C’est une convention qui ajoute du comique.
Tout le monde sait que ce n’est pas moi, puisque je suis un type qui écrit à François Mitterrand, qui reçoit toujours la même lettre et qui est persuadé qu’il s’agit d’un courrier sérieux. On ne peut pas croire cela. Le pacte avec le lecteur est le suivant : c’est plus drôle si je donne mon nom — mais ce n’est pas moi.
Vous êtes pour la mort de l’auteur ?
Je ne suis pas favorable à la mort du statut auctorial. Je ne suis pas non plus pour la mort du personnage. Je ne crois pas du tout à ces choses qui datent d’un temps ancien.
Ce qui est drôle avec Moi et François Mitterrand, c’est que non seulement c’est Hervé Le Tellier et ce n’est pas vous mais ce n’est pas non plus Mitterrand, Hollande ni Sarkozy.
C’est une parabole totale du pouvoir. Ce n’est pas Mitterrand, mais l’idée que l’on se fait de Mitterrand et ainsi de suite avec ses successeurs. Il s’agissait de reprendre les topoi de chacun de ces individus.
Mitterrand, par exemple, est un homme très littéraire. Chirac est un mec sympa qui mange de la viande en buvant de la Corona. Sarkozy n’aime pas La Princesse de Clèves. Hollande est un garçon qui a toujours voulu être un comique et faire du cinéma. Macron est un mégalomane.
On reprend donc des thématiques ; parfois vraies, parfois fausses.
Ce livre a été adapté au théâtre, comment avez-vous fait ? Avez-vous joué votre propre rôle ?
Quand on a joué au théâtre — plus de 200 fois, on n’a pas mis Hervé Le Tellier. Nous avons choisi de mettre Hervé Logier. Cela devenait absurde d’avoir mon nom joué par quelqu’un d’autre.
Le simple fait de revenir à mon nom me faisait exister, alors que dans mon livre, je n’existe pas.
Chirac est un mec sympa qui mange de la viande en buvant de la Corona. Sarkozy n’aime pas La Princesse de Clèves.
Hervé Le Tellier
Dans une lettre adressée à Mitterrand, le narrateur remercie ce dernier de ne pas l’avoir mis sur écoute.
C’est drôle car il se trouve que j’ai vraiment été écouté. Mon nom figure vraiment sur cette liste.
Je pourrais faire comme si de rien n’était et enchaîner sur une autre question, mais je pense que beaucoup de lecteurs m’en voudraient de ne pas vous demander de nous raconter.
C’était dans les années 1980.
Je vous préviens, j’ai été écouté pour des raisons absurdes.
J’avais convaincu tous mes copains d’acheter des Mac. J’avais convaincu Georges Marion, qui travaillait au Monde, ainsi qu’Edwy Plenel, qui y travaillait également, et d’autres personnes. Tous ces gens, qui travaillaient sur l’affaire des Irlandais de Vincennes et sur la famille cachée de Mitterrand, m’appelaient le soir pour parler des problèmes qu’ils rencontraient avec des bombes.
À l’époque, quand un problème survenait avec un Mac, l’icône qui apparaissait pour signaler une erreur système n’était pas la fameuse erreur 404, mais une bombe. Ils m’appelaient donc en me disant qu’ils avaient une bombe, qu’ils ne savaient pas quoi faire, je leur demandais s’ils arrivaient à fermer la fenêtre, de quel dossier il s’agissait, peut-être le dossier était-il pourri, etc. J’imagine que les flics et les renseignements généraux devaient être totalement égarés dans ce vocabulaire très imagé du Mac.
C’est dans le livre Les oreilles du Président, paru chez Fayard en 1996, que j’ai vu mon nom sur la liste.
Pourquoi choisissez-vous dans Moi et François Mitterrand d’imaginer une situation dans laquelle vous n’avez pas été mis sur écoute ?
Je me suis demandé ce qui était le plus drôle, qu’il y ait mon nom ou pas sur cette liste. J’ai décidé que le fait qu’il n’y ait pas mon nom était plus drôle.
Le narrateur remercie donc Mitterrand : « c’est à toi et à toi seul que je dois que mon intimité n’ait pas été violée. »
Vous parliez tout à l’heure de la parabole du pouvoir. Ce type de littérature permet-il un rapport plus ou moins déguisé au politique ?
Oui, je crois. Cela permet de sortir de la pièce, ou du livre, avec un désir de politique qui n’est pas amoindri. On ne sort pas de là en se disant que cela ne sert à rien.
Je ne pense pas que la démonstration par l’absurde de l’inefficacité du rapport au pouvoir dans la démocratie représentative nous entraîne vers une apolitisation. Je pense, au contraire, que cette pièce est politique.
Les livres servent aussi à faire passer des idées politiques. Dans L’anomalie, on voit bien que les questions politiques émergent quand on parle de la santé, par exemple, ou de l’argent. Lorsque je suis allé aux États-Unis pour parler de ce livre, la question de la santé gratuite a été abordée dans les débats. Il en va de même avec la question de l’homosexualité et de sa répression en Afrique.
Tout doit servir. La fiction est là pour faire avancer les choses.
La parabole d’Atlantic City au Nigeria dans L’anomalie est quand même un symbole fort. C’est une ville un peu plus haute que tout le reste, qui ne sera pas noyée tout de suite, alors que Lagos sur laquelle ils ont vue, sera envahie par les eaux régulièrement. C’est une parabole du monde que l’on peut exprimer à travers la fiction. D’ailleurs, quand le livre est sorti, j’ai reçu des remarques de l’ambassade du Nigeria. Ils prennent au sérieux les remarques négatives sur leur pays. Ils pensent que les romans qui abordent des sujets qui les concernent ont effectivement une influence sur l’image générale du pays. Ce qui est vrai.
En revenant aux influences, que vous a apporté l’œuvre de Jaime Montestrela dans votre travail ? D’ailleurs, je voulais aussi vous demander si vous aviez retrouvé les deux cahiers complets manquants de 32 pages des Contes liquides.
Non, hélas, je n’ai rien retrouvé…
Jaime Montestrela c’est d’abord un hommage à ma jeunesse : c’est Jacques Sternberg. Il s’agit donc clairement d’un hommage à un auteur qui a compté pour moi — même si je l’ai relu et que ce n’est pas un auteur majeur. Ce n’est pas grave.
Ensuite, la deuxième chose intéressante est que quand on dit qu’on traduit du portugais, on évite les jeux de mots. Il y en a quand même quelques-uns dans les Contes liquides — parce qu’il est difficile d’y échapper — mais il y en a très peu au total. Par exemple, « Quand une fausse blonde fait un faux mouvement sur du faux parquet, elle peut se faire vraiment mal. » Je sais que celui-là marche aussi en portugais, je me suis un peu renseigné.
Parfois, le jeu de mots peut gâcher le livre. Si l’on est censé traduire le portugais, il ne peut pas faire des blagues en français avec des jeux de mots basés sur le français.
Tout doit servir. La fiction est là pour faire avancer les choses.
Hervé Le Tellier
Avez-vous déjà été vous-même confronté à des problèmes de traduction vers d’autres langues avec vos textes ?
Quand j’avais publié Les amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable, qui a été traduit en six langues, j’ai dû réécrire à chaque fois des centaines de pages qui n’étaient pas traduisibles dans la langue cible. Par exemple, en grec, « Les amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable » ne marche pas. Le titre, finalement pas mal, s’est transformé en « Tous les champignons sont comestibles, certains une fois seulement ». Le but était donc d’éviter ces problèmes de traduction avec les Contes liquides.
La troisième chose que je cherchais c’était traverser une époque et l’authentifier par ses personnages, avec des dédicataires notamment — avec lesquels je m’amuse. Je voulais jouer avec l’époque et ancrer le personnage de Montestrela dans cette période, qui s’étend des années 1930 à 1975 environ.
D’après mes calculs, vous vous êtes croisés à Paris, n’est-ce pas ?
Oui, il y a un moment donné où je le croise. D’ailleurs, il me dédie même un conte, le 410, « à H.L.T » dont l’index indique « inconnu ».
La note de bas de page précise (p. 89) : « [‘à H.L.T’] Que nos recherches n’ont pu permettre de retrouver ; il est présenté comme un jeune lycéen traînant parfois à La Palette. »
Avoir un conte dédié à moi, je suis assez content quand même. C’est la moindre des choses — mais on n’est jamais mieux servi que par soi-même…
Vous arrive-t-il d’écrire sans règles que vous vous fixez ou y a-t-il toujours un jeu, une contrainte plus ou moins implicite ?
Il m’arrive d’écrire sans règles. Le nom sur le mur est écrit sans règle. Toutes les familles heureuses aussi. Ces textes n’obéissent pas à des contraintes linguistiques ou sémantiques. On est donc dans une grande liberté d’écriture.
De manière générale, les oulipiens ne sont pas censés écrire avec des règles. Parfois, et même souvent, écrire avec des règles peut être un frein. Mais c’est fécond d’une autre façon. On écrit moins vite, mais le processus nous emmène dans des endroits où on n’avait pas prévu d’aller.
Est-ce que l’exercice de la contrainte permet de gagner en liberté, un peu comme dans le sonnet dont la contrainte stimule la créativité — et la liberté ?
Oui, ces règles canalisent. Mais en même temps, on n’écrit pas les mêmes choses qu’en prose. On sait qu’un sonnet, si l’on le lit, dure une minute quinze. C’est quand même très normé de dire que quelque chose fait 168 syllabes et dure donc un temps tout aussi défini et limité.
En revanche, la diversité des sonnets est hallucinante. Il y a probablement eu un million de sonnets écrits. Tous ne sont pas formidables. La contrainte n’est pas pour autant garante de qualité, ce n’est pas la question. Mais cela aide à une certaine forme d’inventivité.
Je me souviens toujours de ce vers formidable de « Booz endormi » dans La Légende des siècles de Victor Hugo :
Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth
On n’avait jamais compris ce qu’il voulait dire, tout le monde a cherché cette ville de « Jérimadeth » qui n’apparaissait nulle part. Et un jour, quelqu’un a compris que c’était « j’ai rime à ‘dait’ ».
Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
Brillait à l’occident, et Ruth se demandait
Hugo a inventé une ville pour faire la rime. Je trouve cela d’une telle drôlerie — imposée par la contrainte.
Il ne l’a fait qu’une fois, mais on peut le faire tout le temps.
C’est un peu le piège…
Oui, c’est le danger du procédé. Il ne faut pas être trop séduit par sa propre blague, sinon le comique de répétition peut être navrant. Mais c’est formidable !
Dans la nouvelle « Karl von Bryar ou le sonnet des couleurs » dans Encyclopaedia Inutilis le narrateur nous dit : « D’ailleurs, à la fin du mois de novembre 1944, Karl von Bryar s’était persuadé que la prose n’était au fond qu’un cas particulier de sonnet. » Êtes-vous d’accord ?
Absolument, ce texte était aussi un moyen d’évoquer Turing : Karl von Bryar est le déchiffreur allemand des messages codés interceptés. Dans la nouvelle, il essaye de décrypter des plaques fines composées de petits carrés colorés — pensées par Turing.
Quand j’ai présenté ce texte, j’étais venu avec une plaque de carreaux de Briare que j’avais découpée exactement comme dans la nouvelle. J’avais fabriqué une boîte avec l’aigle impérial. Je l’ai perdue mais je trouve ça assez amusant quand des objets apparaissent parfois autour des livres. J’ai toujours aimé l’idée qu’on puisse faire une sorte de catalogue à partir d’un texte.
Il ne faut pas être trop séduit par sa propre blague, sinon le comique de répétition peut être navrant.
Hervé Le Tellier
Des objets gravitent aussi autour de votre dernière publication, Le nom sur le mur : des photos du protagoniste, le jeune résistant André Chaix, des objets et des papiers lui ayant appartenu.
C’est une chance incroyable. Dans ce cas, il n’y avait pas de contrainte — ou plutôt, une seule : obéir aux objets qui nous sont donnés. C’est la logique même du livre : respecter le don fait par cette association.
Là, nous sommes dans une démarche complètement différente de tout ce que j’avais fait jusqu’à présent. C’est aussi pour cette raison que j’ai trouvé cela très intéressant, car c’est un livre qui ne repose pas sur les mêmes logiques narratives qu’une fiction. Dans une fiction, j’aurais peut-être été moins contraint par le sujet. Je suis assez content de ne pas avoir essayé d’être plus grand que mon propre sujet, de ne pas être tenu par le sujet lui-même, mais d’être plutôt tenu par la décence de ce jeune mort, un garçon qui est mort à 20 ans et qui impose des choses dans la lecture et dans l’écriture.
D’ailleurs, j’ai indiqué au début du livre les logiques qui allaient prévaloir ensuite dans le système narratif. Pour moi, c’est un récit — il n’y a jamais de fictionnalisation. Il peut y avoir, par instants, non pas de la fiction, mais de la poursuite d’une situation vers du potentiel. Quand je propose quelque chose de digressif et d’inventif, j’avertis. Donc c’est un vrai récit.
Diriez-vous que c’était un peu la même logique dans votre autre récit, Toutes les familles heureuses ?
C’était la même chose. Je n’inventais rien. Parfois je mettais simplement un peu de ciment autour car les souvenirs personnels sont toujours un peu flous. Mais plus le temps passe, plus ces souvenirs refabriqués deviennent réels. Ils deviennent alors de plus en plus flous tout en étant de plus en plus vrais. C’est le paradoxe de la chose.
Si nous prenons les souvenirs d’enfance, on les a tellement rêvés et revus que si on les revoyait, on ne les reconnaîtrait même pas.
Avez-vous déjà essayé de travailler avec l’intelligence artificielle, de tenter des expériences avec ChatGPT ?
Pendant l’été 2023, j’ai publié cinq articles dans Le Monde intitulés « Moi et ChatGPT ». J’y ai abordé toutes les questions possibles. Peut-on s’attacher à une IA ? L’IA peut-elle prendre le pouvoir ? L’IA va-t-elle nous rendre plus bêtes ?
Et il y a quatre mois, j’ai fait ce qu’on appelle un combat avec l’IA. C’est Le Nouvel Obs qui me l’a proposé. J’ai accepté à condition qu’il y ait des règles. Ils ont un peu triché, mais je me suis rendu compte que l’IA ne savait pas compter. Je lui ai demandé de faire 3 000 signes mais elle ne sait pas faire.
Cependant, l’activité n’était pas inintéressante parce qu’on se rend compte qu’à force d’être nourrie par plein de livres, l’IA finit par faire apparaître des images littéraires. Par exemple, dans l’une de ses productions, elle avait envie d’exprimer la notion d’attente et a utilisé l’image des anneaux de tasses de café laissés sur la table, prouvant que la personne avait bu beaucoup de café. L’attente était donc représentée à travers ces anneaux. C’est une idée visuelle — et c’est pas mal…
On a tellement rêvés et revus les souvenirs de l’enfance que, si on les revoyait, on ne les reconnaîtrait même pas.
Hervé Le Tellier
Pensez-vous que l’IA pourrait remplacer les auteurs ?
Je ne fais pas partie de ceux qui disent que l’IA ne remplacera jamais nos auteurs.
Je ne crois pas à cela. Je pense que c’est encore une vision fausse, comme celle qui disait que l’avion était plus lourd que l’air et qu’il ne pourrait donc jamais voler.
L’idée que l’homme est insurpassable est absurde et un peu déiste. Il est possible que l’IA parvienne à égaler l’être humain dans tous les domaines. La seule chose qui va compter est finalement notre rapport à l’art, à l’œuvre. A-t-on envie de lire un roman écrit par une IA ? Il y a deux positions. La première : si c’est un polar que je vais lire dans le train, alors oui, pourquoi pas. Je m’en fiche de savoir qui — ou quoi — l’a écrit ; c’est juste pour le train. C’est d’ailleurs le drame des auteurs de polar : ils sont lus, mais pas connus.
En revanche, si on lit un livre d’un auteur qui est incarné, qui est censé représenter une imagerie qu’on se fait de la littérature, voire du mythe — malheureusement ou pas, là, oui, l’auteur serait irremplaçable. Mais le danger existe que 80 % de la production soit effectivement remplacée par des IA.
Serait-ce un monde où ce ne serait pas vous, mais l’IA, qui aurait signé un nouveau livre et où ce ne serait pas moi, mais l’IA, qui serait en train de faire un entretien à l’IA sur son roman ?
C’est possible. J’ai vu quelque chose de très drôle récemment : trois IA qui discutent ensemble dans des iPhone.
Au bout d’un moment, elles se mettent à parler dans un langage de très haute fréquence sonore — inaudible à l’oreille humaine — afin de ne pouvoir être entendues. C’est terrifiant quand même.
En attendant l’éventuel avènement de cette époque, j’en profite donc pour vous poser mes dernières questions. Dans Le nom sur le mur, vous écrivez : « Dans cette enquête, beaucoup m’a été donné par chance, presque par miracle, et j’ai vite su que j’aimerais raconter André Chaix. Sans doute, toutes les vies sont romanesques. Certaines plus que d’autres. » Parlez-vous de la vie de Chaix, de la vôtre — ou des deux ? Car si celle de Chaix est romanesque, la vôtre l’est aussi d’une certaine façon par ces circonstances qui vous permettent de raconter son histoire.
Non, ma vie n’est pas du tout romanesque.
Malraux dont on parlait tout à l’heure, mais aussi Gary, ont eu des vies romanesques. D’une certaine manière, Houellebecq également. Ce n’est pas forcément un roman que j’ai envie de vivre, mais il est indéniable qu’il a une vie romanesque. C’est un personnage. Il y a des gens dont la nature même du comportement fait qu’ils vont avoir une vie romanesque.
Et quand je dis que toutes les vies sont romanesques, c’est juste parce que j’ai toujours cette idée qu’il n’y a pas de mauvaise question — il n’y a que des mauvaises réponses. Ainsi, il n’y a pas de mauvais sujet à ce travail.
Fondamentalement, on trouve des individus qui portent en eux la matière d’une réflexion à plusieurs dimensions. Le cas de Chaix permet de réfléchir à l’engagement, à l’amour adolescent, à l’illusion d’un avenir, à l’Occupation. Sa vie est courte, mais elle est romanesque.
Le danger existe que 80 % de la production littéraire soit effectivement remplacée par des IA.
Hervé Le Tellier
N’est-ce pas même lié : une vie peut être romanesque, surtout si elle est plus courte ? C’est un peu ce que disait Régis Debray quand il comparait la vie de Che Guevara et de Fidel Castro.
Tout à fait. On pourrait aussi prendre l’exemple de Rimbaud. Il y a un livre très drôle de Dominique Noguez qui s’appelle Les Trois Rimbauds. L’auteur y imagine un Rimbaud qui vit jusqu’en 1937 et qui finit par intégrer l’Académie française. Il devient l’auteur de romans comparables aux Thibault de Roger Martin du Gard — que j’aime bien, mais ce n’est pas vraiment Rimbaud. Et ce sont précisément ces romans qui lui valent la reconnaissance de l’Académie française.
Noguez s’amuse à imaginer un Rimbaud plus tard qui rejette sa poésie de jeunesse en disant que ce n’était pas intéressant. L’idée de transformer une vie aussi romanesque que celle de Rimbaud en quelque chose qui est rejeté par le Rimbaud adulte montre aussi le fait qu’il y a un moment romanesque — et qu’après c’est fini.
La jeunesse en soi est romanesque.
Il y avait un autre passage sur lequel je voulais revenir dans Le nom sur le mur : « Quatre-vingts années ont passé depuis sa mort. Mais à regarder le monde tel qu’il va, je ne doute pas qu’il faille toujours parler de l’Occupation, de la collaboration et du fascisme, du rejet de l’autre jusqu’à sa destruction ».
Ah oui ! Quand j’ai écrit ces mots, je ne me doutais pas que cela serait aussi d’actualité entre la dissolution de l’Assemblée, la montée généralisée du Rassemblement National, la fusion entre la droite classique et l’extrême droite pour des raisons électorales.
Je viens de préfacer pour Gallimard le discours de Grothendieck sur le droit d’asile qui va sortir en Tracts. Je ne pensais pas que cela allait être tellement d’actualité. Je ne doute absolument pas qu’il faille continuer à en parler. La seule question est de savoir comment en parler — et comment inverser la tendance. Évidemment, si des réponses existaient, cela se saurait.
C’est pour cette raison qu’il faut réactualiser l’histoire et lui donner un sens, mais il y a aussi une bataille des mots à mener. Récemment a été publiée la pétition assez médiatisée signée par les trois prix Nobel français, un certain nombre de Goncourt, où l’on donne le nom de chat à un animal qui ressemble terriblement à un chat à Gaza.
On doit se battre pour que les choses aient un sens. À chaque fois, les choses doivent s’asseoir sur une définition. Toutes ces questions m’intéressent. Toute la novlangue actuelle me fascine — et me terrifie. Si on l’accepte, on est perdu. « Plan social », « demandeur d’emploi », « seniors », tout cela me choque. C’est donc une vraie bonne bataille à mener — et c’est une bataille d’auteurs.
La jeunesse en soi est romanesque.
Hervé Le Tellier
La question qu’on a envie de vous poser en repensant à l’incipit de L’anomalie : avez-vous déjà tué quelqu’un ? Ou avez-vous parlé avec un tueur ?
Non, mais en revanche, l’incipit résume le livre. C’était l’idée. J’aime bien cet incipit.
Pour moi, c’est un bon démarrage parce qu’il reprend les termes du livre en dehors de la forme elle-même — qui est constituée de deux systèmes de quatre syllabes avec une nasale à la fin et l’élision du « e ». C’est le résumé du livre parce que si on est simulé, ça ne compte pas. Donc, « Tuer quelqu’un, ça compte pour rien » reprend l’intégralité du livre dans lequel beaucoup de gens meurent quand même. Et ça compte pour rien quand même.
Et je regarde toujours les derniers mots des livres avec beaucoup d’attention. Pour moi, c’est important parce que je trouve qu’il y a parfois des traits de génie dans les chutes de livres.
À laquelle pensez-vous ?
Je trouve que la plus belle de toutes est la fin de La Vie devant soi, d’Ajar-Gary :
« Le docteur Ramon est même allé chercher mon parapluie Arthur, je me faisais du mauvais sang car personne n’en voudrait à cause de sa valeur sentimentale, il faut aimer. »
C’est formidable, c’est tout le livre. Tout le livre dit : « Il faut aimer. » Il porte sur l’importance de l’amour. Il me semble que c’est un trait de génie de la part de Gary de finir son livre ainsi. Et là aussi, je me demande comment on peut rendre cela dans les autres langues lors des traductions. Comment arrive-t-on à finir aussi magiquement un livre sur l’amour par cette phrase qui elle-même se termine sur « Il faut aimer » ? Comment peut-on rendre ce côté complètement anodin et en même temps tellement profond dans une chute ?
Je suis toujours très attentif à la fin de mes livres.
Quand vous commencez l’écriture d’un livre, savez-vous comment il va finir ?
Non, je ne sais pas.
Le nom sur le mur, par exemple, se termine un peu en anadiplose, parce qu’évidemment, on reprend « le nom sur le mur ». Mais le mot qui compte juste avant est « fraternité ». Pour moi, c’est le terme important.
Je pense que lorsqu’on ferme un livre, on doit rester sur une note — et cette note est le dernier paragraphe.