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Les faits fondamentaux sur lesquels reposent notre monde et nos existences — des résultats électoraux aux températures croissantes — ne sont plus acquis. Ils sont même désormais vivement contestés. La désinformation ne désigne plus seulement une suite de fausses informations isolées : elle est devenue une attaque systématique contre les institutions et les normes mêmes qui sous-tendent notre réalité commune.
Lorsque les dirigeants politiques et les personnalités médiatiques promeuvent sans relâche des « faits alternatifs », ils érodent les fondements de ce qu’Hannah Arendt appelait le monde commun — le domaine partagé des faits nécessaires au fonctionnement d’une démocratie, un domaine qui transcende les générations et qui devrait rester fondamentalement insensible aux désaccords idéologiques.
Comme l’a averti Arendt : « on a fréquemment remarqué que le résultat à long terme le plus sûr du lavage de cerveau est un genre particulier de cynisme — un refus absolu de croire en la vérité d’aucune chose, si bien établie que puisse être cette vérité. (…) le résultat d’une substitution cohérente et totale de mensonges à la vérité de fait n’est pas que les mensonges seront maintenant acceptés comme vérité, ni que la vérité sera diffamée comme mensonge, mais que le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel — et la catégorie de la vérité relativement à la fausseté compte parmi les moyens mentaux de cette fin — se trouve détruit. » En d’autres termes, le mensonge continu ne persuade pas les gens que les mensonges sont vrais : il les désoriente si profondément que la vérité elle-même perd son autorité.
Cette érosion d’une base commune de vérité est à l’origine l’impasse démocratique qui percute brutalement la crise climatique.
La démocratie repose sur la reconnaissance commune de faits fondamentaux et sur la confiance accordée aux institutions qui établissent ces faits (tels que les médias indépendants, les agences scientifiques, les systèmes électoraux). De même, l’action climatique dépend de la compréhension par le public de la réalité scientifique et d’une confiance importante accordée à ceux qui occupent des postes d’autorité. Or, les campagnes de déni du changement climatique et la propagande politique ont contribué à créer une situation où rien ne peut plus être considéré comme avéré.
L’érosion d’une base commune de vérité est à l’origine de notre crise climatique et de notre crise démocratique.
José Henrique Bortoluci et Emmanuel Guérin
Dans ce contexte, la prise de décision collective vacille à tous les niveaux de la politique.
Comment pouvons-nous choisir démocratiquement la bonne voie à suivre en matière de changement climatique si nous ne pouvons même pas nous accorder sur la réalité de ce phénomène ? Comment pouvons-nous résoudre ensemble une crise si nous ne vivons pas dans la même réalité ?
Désinformation climatique et crise de la démocratie
Le changement climatique met en évidence ce problème de manière flagrante. La diffusion délibérée de fausses informations sur le climat a saboté la perception qu’a le public de la réalité de cette question, affaiblissant ainsi la capacité des démocraties à réagir.
Ce n’est pas une coïncidence : bon nombre des forces qui agissent derrière le déni climatique participent aussi à saper les fondements de la démocratie.
Pendant des années, l’industrie des combustibles fossiles a financé divers think-tanks et médias dans le but de semer la confusion autour de la science du climat. Leurs efforts ont efficacement sapé les systèmes d’information essentiels au fonctionnement des démocraties, poussant les sociétés ouvertes vers les politiques de « post-vérité » qui ont favorisé l’essor de l’autoritarisme.
Pourquoi le changement climatique est-il un terrain si fertile pour la désinformation ?
Cela s’explique en partie par le fait que la science du climat est intrinsèquement abstraite, complexe et souvent contre-intuitive.
Comme le montre Amitav Ghosh dans The Great Derangement (2016), le changement climatique dépasse la capacité narrative de nos formes culturelles dominantes. Il apparaît comme une anomalie, une perturbation, une présence indicible. Timothy Morton parle d’« hyperobjet » : un concept si vaste et dispersé qu’il échappe à toute représentation directe. Les gaz à effet de serre sont invisibles, et les effets les plus graves des émissions actuelles ne deviendront évidents que dans plusieurs années. Le changement climatique touche l’ensemble de la planète, ce qui le rend difficile à raconter ou à personnifier. À l’inverse, les êtres humains ont évolué pour réagir à des menaces immédiates et tangibles plutôt qu’à des menaces graduelles et statistiques.
Les désinformateurs exploitent cette situation en présentant des récits simples et émotionnellement convaincants au lieu de la réalité complexe. Au Brésil, Bolsonaro a affirmé que des ONG brûlaient l’Amazonie pour nuire à son gouvernement. Cette histoire était fausse, mais elle était vivante, nationaliste et virale. Aux États-Unis, la politique climatique est souvent présentée par les médias de droite comme une ingérence de l’élite contre le peuple. En France, le discours anti-écologique tourne généralement autour des thèmes du contrôle, des taxes et de la punition. Chacun de ces récits répond à un sentiment d’identité, d’injustice, et de clarté.
Ces récits mensongers prospèrent, non pas parce qu’ils sont plus exacts mais parce qu’ils sont plus vivants et plus attrayants sur le plan émotionnel. Les récits convaincants qui offrent des explications simplistes éclipsent souvent les faits, encourageant ainsi à repousser dans le temps les actions climatiques pourtant nécessaires.
Les désinformateurs présentent des récits simples et émotionnellement convaincants au lieu de la réalité complexe.
José Henrique Bortoluci et Emmanuel Guérin
La propagande moderne surpasse la réalité chaotique en donnant un sentiment de clarté et de certitude. Par exemple, les memes climatosceptiques les plus convaincants font écho aux désirs individuels, ciblent des adversaires appropriés et créent un semblant d’ordre dans le chaos — bien que cet « ordre » soit le fruit d’une conspiration inventée de toutes pièces. Une vérité scientifique nuancée peine à rivaliser avec un mensonge simple qui correspond aux croyances existantes des individus.
Vrai et faux au temps de l’IA : la vérité malmenée et le chaos épistémique
Pour comprendre cette crise, nous devons analyser la manière dont la société construit la « vérité » et comment les mécanismes qui la garantissent se détériorent.
Hannah Arendt observait que le brouillage des frontières entre vérité et mensonge peut mettre en péril la liberté.
Lorsque les mensonges deviennent monnaie courante, la réalité factuelle cesse d’exister, éliminant ainsi le fondement commun indispensable à tout débat constructif.
Michel Foucault précisait que la vérité va au-delà de la simple logique ou des preuves isolées : elle est façonnée par les pratiques sociales et institutionnelles. Foucault suggérait que chaque société possède son propre « régime de vérité » — un ensemble de discours et de pratiques permettant aux individus d’interpréter les faits dans des contextes plus larges.
Même s’ils sont communément reconnus comme valides, les faits ne suffisent pas à révéler intrinsèquement la vérité. Nous discernons la vérité grâce à des institutions fiables : les universités qui donnent la mesure des connaissances, le journalisme qui vérifie les faits et les tribunaux qui examinent les preuves. Le mieux elles fonctionnent, le plus ces institutions agissent comme des arbitres de la réalité.
Que se passe-t-il lorsque les arbitres perdent toute crédibilité — ou sont simplement ignorés ?
Au temps de l’IA, les réseaux sociaux permettent à n’importe quel récit de circuler librement, diminuant ainsi le pouvoir des gardiens traditionnels que les médias, les publications scientifiques ou les diffuseurs publics. Des acteurs opportunistes profitent de cet environnement de défiance pour semer le scepticisme et diffuser de fausses informations. Ils maîtrisent l’art d’imiter l’« expertise » ou de la discréditer, comme en témoignent la montée en puissance des pseudo-experts et des think-tanks visant à discréditer la science du climat ou l’inondation des espaces en ligne par des bots destinés à fabriquer un faux consensus.
Nous discernons la vérité grâce à des institutions fiables, qui agissent comme des arbitres de la réalité.
José Henrique Bortoluci et Emmanuel Guérin
Il en résulte un état de chaos épistémique, dans lequel la vérité objective est confrontée à une multitude de fictions séduisantes.
Bruno Latour avait identifié ce problème sous un angle unique. Tout au long de sa carrière, il a démontré dans une approche constructiviste que les faits scientifiques émergent de contextes sociaux — tels que les laboratoires, les débats et l’évaluation par les pairs — qui peuvent être analysés de manière critique.
Mais dans les années 2000, dans un contexte de climatoscepticisme croissant et de montée des politiques de la « post-vérité », Latour lançait un avertissement : le déni généralisé à l’égard de la vérité était devenu incontrôlable. Il observait avec ironie que les critiques académiques de l’objectivité reflétaient les déclarations des complotistes qui affirmaient que « tout est truqué ! ».
Latour plaidait en faveur d’un « nouveau réalisme » — un regain d’intérêt pour les questions réelles et urgentes comme le changement climatique, plutôt que le rejet pur et simple des faits. Plutôt que de s’adonner à une déconstruction critique systématique, il reconnaissait la nécessité de reconstruire notre cadre de perception de la réalité.
À l’ère du numérique, les idées d’Arendt, Latour et Foucault se recoupent : le concept de vérité repose sur des systèmes sociaux stables mais qui sont aujourd’hui confrontés à des défis critiques sur plusieurs aspects — notamment les médias grand public et l’autorité scientifique.
La négation du changement climatique et les mensonges entourant les élections reflètent un problème plus profond : l’érosion des institutions et des normes établies après la guerre, qui façonnaient auparavant notre compréhension collective de la vérité.
Pour reprendre les mots d’Arendt, nous assistons à une « fuite de la réalité » — un phénomène exploité par ceux qui tirent profit du désordre et des divisions sociales.
Géopolitique de la désinformation
La lutte contre le changement climatique a lieu non seulement dans les laboratoires scientifiques ou les débats politiques mais aussi dans le monde obscur de la guerre de l’information.
Or loin d’être un simple effet secondaire des divisions politiques, la désinformation climatique est devenue une arme utilisée par divers acteurs pour faire avancer leurs objectifs stratégiques et retarder la transition mondiale inévitable vers les énergies propres.
Cette campagne néfaste est menée à la fois par des groupes gouvernementaux et non-gouvernementaux — notamment des riches lobbies de l’industrie fossile — des compétiteurs internationaux et des organisations guidées par des convictions idéologiques. Leur objectif commun est de semer le doute, de diviser et, à terme, de bloquer toute action climatique significative, afin de maintenir des coalitions économiques et politiques puissantes, ancrées dans des industries à forte intensité carbone.
La désinformation climatique est devenue une arme utilisée par divers acteurs pour faire avancer leurs objectifs stratégiques et retarder la transition mondiale inévitable vers les énergies propres.
José Henrique Bortoluci et Emmanuel Guérin
Au niveau international, cette offensive de désinformation vise des points faibles cruciaux dans l’architecture climatique mondiale.
L’une des principales vulnérabilités exploitée est le fossé entre le Nord et le Sud.
Les campagnes de désinformation amplifient habilement les griefs historiques, présentant l’action climatique comme un fardeau imposé de manière disproportionnée aux pays en développement, et accusant les pays développés d’hypocrisie. En parallèle, ces discours présentent, à tort, les initiatives climatiques comme des outils destinés à entraver la croissance économique et à priver les pays du Sud de l’accès à l’énergie — malgré les preuves accablantes que les énergies renouvelables offrent une voie vers le développement durable et l’indépendance énergétique.
Cette stratégie sape efficacement la solidarité et la confiance indispensables à une réponse globale unie.
Le système multilatéral lui-même, conçu pour relever les défis planétaires communs, est délibérément pris pour cible : ses complexités inhérentes et sa lenteur sont exploitées pour exagérer son inefficacité et nourrir le cynisme, décourageant ainsi l’action collective.
Nous assistons à un changement fondamental qui nous projettent d’une « ancienne » géopolitique — longtemps définie par le contrôle des ressources fossiles — à une nouvelle « géopolitique de la vérité ». Dans ce paysage émergeant, la capacité à façonner les discours et à contrôler l’information devient aussi vitale que la puissance militaire ou l’influence économique.
La désinformation climatique n’a rien de fortuit : il s’agit d’une stratégie calculée et délibérée visant à fracturer le consensus, à éroder la volonté publique et à chercher à tout prix à maintenir le statu quo.
Prendre conscience de ce bouleversement est capital.
Pour relever ce défi, il faut non seulement des politiques climatiques robustes, mais également un effort international concerté pour renforcer la résilience informationnelle, dénoncer les architectes de la tromperie et promouvoir une compréhension commune de la science du climat ainsi que de la nécessité d’une action urgente et équitable.
Pourquoi les solutions technocratiques ne suffisent pas
Le problème fondamental n’est pas le manque de faits ou la rareté de l’information mais le manque de confiance.
Comme le soulignent aujourd’hui de nombreux experts, la vérification précise et pédagogique des faits ne parvient souvent pas à convaincre ceux qui sont le plus enlisés dans de fausses croyances. Une fois qu’un mensonge s’est imbriqué dans l’identité ou la vision du monde d’un individu, l’exposer aux preuves peut rester sans effet.
Dans un contexte de guerre narrative, la vérification des faits n’a que peu, voire pas de poids face à des discours et des visions du monde profondément enracinés.
Le problème n’est donc pas seulement la désinformation mais aussi l’effondrement de l’autorité nécessaire pour la contrer.
La désinformation fonctionne à la fois sur le plan émotionnel et narratif, rendant inefficaces les solutions purement techniques. Une histoire fabriquée de toutes pièces se propage non seulement grâce à l’amplification algorithmique, mais aussi parce qu’elle fait écho aux peurs et aux passions individuelles. Ni un détecteur de bot, ni programme d’éducation aux médias ne peuvent restaurer le sentiment que les citoyens partagent une histoire ou un destin communs.
La crise est autant philosophique et institutionnelle que technologique, révélant de quelle manière les individus comprennent et à qui ils font confiance. Il ne suffit pas de colmater les brèches, en démystifiant chaque mensonge, si le ciment qui maintient le barrage — un consensus commun sur la manière dont nous établissons la vérité — s’est érodé.
Une fois qu’un mensonge s’est imbriqué dans l’identité ou la vision du monde d’un individu, l’exposer aux preuves peut rester sans effet.
José Henrique Bortoluci et Emmanuel Guérin
Nos réponses doivent donc être plus profondes, dépasser la couche superficielle et par nature technique de la vérification des faits.
Une stratégie purement technocratique — qui consisterait par exemple à affiner l’algorithme ou à modérer le contenu — se révèlerait insuffisante. Une modération excessivement stricte et dépourvue de légitimité pourrait même s’avérer contre-productive, alimentant le sentiment de « censure » qui mine encore davantage la confiance.
Les analyses d’Arendt, Foucault et Latour suggèrent qu’il est essentiel de réparer les fondements sociaux qui facilitent l’établissement et l’acceptation de la vérité.
Si elle devra reposer sur une certaine ingénierie technique, cette entreprise est fondamentalement de nature politique et culturelle.
Récits et institutions : organiser l’algorithme
Si les crises interdépendantes du climat et de la démocratie résultent d’un effondrement de la vérité commune, nos solutions devraient se concentrer sur le renouveau de notre capacité à créer collectivement des vérités communes par des moyens démocratiques.
Nous devons reconnaître l’information et le discours comme des biens publics, essentiels à la société au même titre que l’air pur ou la sécurité routière. Cela nécessite d’investir dans des infrastructures numériques publiques — exactement comme nous le faisons pour les parcs, les bibliothèques ou les chaînes de radio et de télévision publiques, mais adaptées à l’environnement en ligne. Or actuellement, les « places publiques » d’Internet sont détenues par des méga-plateformes à but lucratif, où les algorithmes privilégient l’indignation plutôt que les conversations constructives. Tout se passe comme si notre débat public avait lieu dans le restaurant d’un méga-casino plutôt que dans un forum civique.
Des universitaires et des technologues réfléchissent à des alternatives.
Ethan Zuckerman, par exemple, plaide pour la création d’« infrastructures publiques numériques » (digital public infrastructures, DPI) : des espaces en ligne similaires à des parcs et des bibliothèques, où les normes communautaires et l’intérêt public guident les discussions, plutôt que les revenus publicitaires. Des exemples comme Wikipédia, une encyclopédie à but non lucratif, ou Internet Archive, une bibliothèque numérique, montrent tous deux comment des plateformes ouvertes et axées sur une mission spécifique peuvent fournir des connaissances sans recherche de profit.
Nous devons reconnaître l’information et le discours comme des biens publics, essentiels à la société au même titre que l’air pur ou la sécurité routière.
José Henrique Bortoluci et Emmanuel Guérin
Appliquer ce concept aux réseaux sociaux en ferait des plateformes financées par des fonds publics, ou gérées de manière coopérative, avec des algorithmes transparents et une gouvernance démocratique. Tout comme nous maintenons des écoles publiques pour éduquer les futurs citoyens, nous pourrions créer des réseaux sociaux publics pour connecter et informer les gens en les expurgeant des incitations néfastes de l’économie de l’attention.
Mais compter uniquement sur la technologie ne résoudra pas le problème.
Nous devons également renouveler notre discours, en menant une initiative ciblée pour partager une nouvelle vision de la réalité qui trouve un écho auprès des individus.
Les faits ne circulent pas : les récits, oui. Et c’est là que le storytelling civique devient essentiel.
Pourquoi nos sociétés démocratiques devraient-elles laisser aux démagogues et aux complotistes la domination hégémonique du discours émotionnel ? Nous devons cultiver des récits qui rendent les vérités écologiques et démocratiques profondément pertinentes. La réalité du changement climatique pourrait par exemple être présentée à travers des récits locaux mettant en avant la résilience, la justice et l’héroïsme collectif. En termes de politiques publiques climatiques, il est donc nécessaire de commencer à impliquer les cinéastes, les artistes, les éducateurs et les influenceurs dans l’élaboration de récits qui correspondent aux valeurs et à la vie quotidienne des gens — en reliant la crise climatique à des questions telles que la santé, l’emploi et l’équité, de manière à motiver l’action plutôt que le désespoir.
Ces nouveaux récits pourraient combattre le désespoir et la déconnexion qui se nourrissent de la désinformation.
Ils pourraient démontrer que faire face à la réalité — aussi intimidante soit-elle — est finalement moins effrayant que demeurer dans le déni, tout en conférant une nouvelle capacité à agir.
S’engager dans des expériences démocratiques délibératives et radicales est un élément essentiel de la solution globale.
À l’échelle mondiale, des initiatives telles que les assemblées citoyennes et autres forums délibératifs démontrent que le rassemblement de citoyens ordinaires, dotés d’informations crédibles et engagés dans des discussions sincères, permet de combler les polarisations et d’identifier des intérêts communs. La Convention citoyenne pour le climat en France, au cours de laquelle 150 participants choisis au hasard ont examiné les politiques climatiques et proposé diverses solutions, en est un exemple notable. Cette convention a notamment abouti à 149 recommandations ambitieuses en faveur de l’action climatique, témoignant d’un consensus rare entre les différents courants politiques.
La délibération peut transformer des observateurs passifs et cyniques en participants proactifs et informés.
José Henrique Bortoluci et Emmanuel Guérin
En outre, y compris à plus petite échelle, les plateformes délibératives locales, qui vont des sessions de budgétisation participatives aux assemblées publiques en ligne, ont efficacement favorisé la compréhension mutuelle.
Lorsque les citoyens se rendent compte que leur voix contribue à l’élaboration des politiques et qu’ils ont la possibilité de s’engager dans des dialogues structurés avec leurs pairs, cela réduit l’aliénation qui se nourrit de la désinformation. La délibération peut transformer des observateurs passifs et cyniques en participants proactifs et informés.
Pour finir, nous devons mettre en place un contrôle démocratique de nos systèmes de communication.
La liberté totale qui a régné au cours de la dernière décennie n’est plus acceptable. Les réseaux sociaux ne peuvent plus s’auto-réguler. Tout comme les démocraties établissent des réglementations pour les médias audiovisuels, telles que les lois contre la publicité mensongère et les normes relatives au contenu, nous avons besoin de lignes directrices pour la sphère publique numérique.
Cela ne signifie pas que les gouvernements doivent dicter le vrai. Cela signifie qu’ils sont en droit d’exiger le respect des principes de transparence, de responsabilité et de participation du public. Les plateformes devraient ainsi être tenues de divulguer le fonctionnement de leurs algorithmes et la manière dont la modération des contenus est effectuée. Des régulateurs indépendants ou des panels de citoyens devraient être décrétés compétents pour examiner ces systèmes afin de détecter d’éventuels préjudices, tels que la propagation de la désinformation ou des discours haineux.
Nos solutions devraient se concentrer sur le renouveau de notre capacité à créer collectivement des vérités communes par des moyens démocratiques.
José Henrique Bortoluci et Emmanuel Guérin
Certaines parties du monde s’engagent déjà dans cette voie.
Le Digital Services Act de l’Union européenne oblige les grandes entreprises technologiques à identifier et à traiter les « risques systémiques » tels que la désinformation, et exige l’accès aux données pour les chercheurs qui enquêtent sur les préjudices en ligne. Il s’agit là des premières mesures visant à réintroduire l’intérêt public dans notre écosystème informationnel. Nous devrions également explorer des mesures à notre disposition en droit de la concurrence afin de réduire l’influence écrasante de quelques grands réseaux monopolistiques et encourager la diversité des médias d’information — y compris les sources locales et à but non lucratif — afin d’éviter que l’information commune ne soit uniquement dominée par quelques entités qui recherchent le profit.
En substance, le renforcement du contrôle démocratique ne correspond à l’exercice d’une autorité verticale de censure ou de pré-autorisation. Il implique seulement que les règles relatives aux moyens de communication de masse soient élaborées dans le cadre de divers processus démocratiques plutôt que d’être laissées à la seule discrétion des PDG de la Silicon Valley ou d’acteurs politiques occultes et aux intentions contraires aux principes démocratique.
Garantir, en somme, que l’infrastructure fondamentale de notre débat public soutient la démocratie plus qu’il ne l’affaiblit.
Reconstruire : une théorie du réalisme démocratique et climatique
Les défis posés par le changement climatique et le déclin démocratique peuvent sembler insurmontables.
Il sont en fait l’occasion de reconstruire ce que l’on pourrait appeler un « réalisme démocratique ».
Une nouvelle culture politique dans laquelle faire face à la réalité n’est pas une fatalité mais une source de solidarité et d’action. Cela implique de replacer notre démocratie dans le contexte de la vérité écologique et sociale, de reconstruire les institutions qui permettent à ces vérités d’être reconnues publiquement et de renouveler les pratiques démocratiques qui transforment la vérité en choix collectifs légitimes.
Le réalisme démocratique serait une nouvelle culture politique dans laquelle faire face à la réalité n’est pas considéré comme une fatalité, mais comme une source de solidarité et d’action déterminée.
José Henrique Bortoluci et Emmanuel Guérin
Pour y parvenir, il faut lutter contre la désinformation sous plusieurs angles.
Ce n’est pas à travers une foi aveugle dans les experts que nous rétablirons la confiance, mais bien en améliorant la transparence, la responsabilité et l’inclusivité de nos institutions expertes pour cultiver une confiance méritée. Nous devons être capable de créer un espace médiatique et en ligne qui privilégie la profondeur, l’exactitude et le service rendu au public plutôt que des interactions superficielles.
Pour que la recherche de la vérité conduise naturellement à la recherche de solutions, les citoyens doivent être équipés de connaissances et disposer de moyens d’action. Une telle tâche n’a rien d’évident. C’est pourquoi nous devons raviver un sentiment commun de destinée — une histoire qui met en évidence notre parcours collectif dans un monde en rapide évolution, où il est essentiel de se rassembler autour de la réalité pour garantir un avenir durable.
Cela nécessite à la fois de la créativité, de la détermination politique et du courage moral.
Cela implique de financer les biens publics et de repenser les institutions et les opportunités futures.
La promotion du réalisme démocratique introduit un programme ambitieux. Mais l’histoire montre que les démocraties peuvent se renouveler lorsqu’elles sont confrontées à des défis majeurs, à travers l’approfondissement et la réaffirmation de leurs principes fondamentaux. Les périodes de troubles sont propices à l’émergence de nouvelles institutions et de nouveaux récits — comme la période suivant la Seconde Guerre mondiale, qui a conduit à la création d’institutions internationales axées sur la paix, ou le mouvement des droits civiques qui a revitalisé le concept d’égalité des citoyens.
Alors que nous sommes confrontés à une double crise mondiale et à un défi épistémologique, nous devons réagir de la même manière.
Nous n’avons pas besoin de prendre la défense de la Terre.
L’urgence aujourd’hui est de développer des cadres démocratiques qui traduisent les signaux que nous envoie la Terre en signification politique.
Telle est la tâche immense qui nous incombe.