À l’été 2024, des hackers non identifiés sont parvenus à pénétrer les systèmes internes de la Social Design Agency (SDA), une entreprise clef du dispositif d’ingérence informationnelle mis en place par la Russie à l’encontre de certains pays, dont la France.
Cette intrusion a permis l’extraction de plus de 2,40 gigaoctets de données, qui ont ensuite été partagées à plusieurs collectifs de journalistes et d’experts européens et américains.
Connue sous le nom de SDA leaks, cette fuite de données est l’une des plus importantes de l’histoire des ingérences informationnelles à l’ère numérique. Son ampleur est en effet exceptionnelle : les données dérobées contiennent des centaines de mails, de tableaux Excel, de présentation PowerPoint de documents administratifs et d’autres fichiers qui, mis bout à bout, fournissent un instantané très détaillé de la vie de cette entreprise et de ses salariés.
Avec plus d’une centaine de collaborateurs et des contacts directs et réguliers avec le Kremlin, la SDA est aujourd’hui l’une des principales officines russes dans le domaine des ingérences numériques. Elle est notamment accusée par plusieurs États européens, dont la France, d’être à l’origine de l’une des plus vastes opérations d’ingérence jamais menée. Connue sous le nom de « Doppelgänger », cette opération a notamment consisté à imiter les sites Internet de plusieurs grands journaux français pour y publier de fausses informations et leurrer ainsi le lectorat. La SDA est par ailleurs soupçonnée d’avoir joué un rôle dans l’affaire des étoiles de David qui furent taguées sur les murs de Paris en novembre 2023.
Par leur ampleur et l’importance stratégique de l’entreprise, les SDA leaks constituent donc un matériau unique pour comprendre la mécanique interne du dispositif russe d’ingérence à l’étranger.
La Social Design Agency est aujourd’hui l’une des principales officines russes dans le domaine des ingérences numériques.
Kevin Limonier
Depuis sa diffusion à certains journalistes et experts, la fuite a fait l’objet d’un certain nombre d’études, dont l’essentiel porte sur les techniques et les tactiques employées par la SDA pour leurrer les plateformes ainsi que le grand public. D’autres retracent dans le détail l’organisation de l’entreprise pour mieux mettre en lumière ses liens avec le Kremlin, comme l’impressionnant rapport de 200 pages publié par l’agence suédoise de défense psychologique en mai 2025 1.
Aucun de ces travaux n’a toutefois cherché à conduire une exploration géopolitique des SDA leaks, c’est-à-dire une analyse consistant à mettre en lumière l’organisation territoriale de cette structure et, in fine, celle du dispositif d’ingérence informationnelle russe dans son ensemble.
Une telle exploration est pourtant nécessaire pour replacer le phénomène des ingérences dans la perspective plus générale des stratégies d’une Russie qui considère désormais l’espace informationnel et le cyberespace comme une extension de son territoire.
C’est l’objectif de cet article, qui propose une cartographie de la structure de la SDA ainsi que de son assise géographique, pour mieux approcher la stratégie d’ensemble que déploie aujourd’hui la Russie dans ce domaine.
Procéder ainsi pourrait permettre, pour une fois, de regarder cette stratégie « à hauteur d’homme ».
Les mails, minutes de réunion et autres documents des SDA leaks qui documentent le quotidien des petites mains du complexe russe d’ingérence informationnelle humanisent un domaine d’étude trop souvent envisagé par le haut — c’est-à-dire sous un angle technique ou sécuritaire. Le risque de ces approches est de développer une vision biaisée de l’émetteur, en faisant notamment fi de ses représentations du monde et de ses faiblesses.
En prenant le parti d’explorer les SDA leaks par le prisme de la géographie, des acteurs et de leur quotidien, cet article entend ainsi contribuer à l’émergence d’une vision plus juste de la menace que représente la Russie dans l’espace informationnel. La foule de rapports techniques qui existent aujourd’hui sur les manœuvres informationnelles, de même que l’utilisation politique qui en est faite, peuvent parfois finir par dessiner dans l’imaginaire collectif la vision d’une Russie omniprésente et omnipotente — ce qui est d’ailleurs précisément l’objectif des manœuvres russes.
En regardant le dispositif à hauteur d’homme, et en le replaçant dans son contexte géographique et géopolitique, on s’aperçoit que la menace n’a pas forcément toujours le visage que l’on croit — et que les réponses à y apporter ne sont peut-être pas non plus si évidentes.
Dans ses recherches, Gambashidze, le fondateur de SDA, identifie les collectivités locales comme le maillon faible de l’État, celui qui souffre le plus du désaveu des citoyens et qui participe à déstabiliser l’assise générale du pouvoir.
Kevin Limonier
De la périphérie vers le centre : la SDA comme acteur émergent du marché de l’outsourcing des ingérences informationnelles
La Social Design Agency a été officiellement fondée en décembre 2017 par Ilia Gambashidze, un entrepreneur spécialisé dans le conseil politique. Selon les données retrouvées sur archive.org, la structure semble avoir existé dès 2016 en tant que micro-entreprise personnelle de Gambashidze, spécialisée dans les « projets socio-politiques » 2.
Dès 2017, l’entreprise se structure en OOO (équivalent d’une SARL dans le système français), dont 100 % des parts sont détenues par une certaine Anna Antipova, dont on apprend dans les leaks qu’elle est la comptable de la structure. Ce montage peu orthodoxe, qui consiste à enregistrer les entreprises aux noms de tiers, est assez répandu en Russie dans les secteurs dits sensibles — c’est-à-dire ceux où il existe un risque sécuritaire et/ou réputationnel pour les véritables dirigeants.
De fait, Gambashidze, dont les enfants ont été victimes d’une mystérieuse tentative de kidnapping en 2009 3, a de nombreuses raisons de vouloir se protéger : lui qui a soutenu en 2008 une thèse sur l’organisation des partis politiques et des pouvoirs locaux en Russie (mestnoe samoupravlenie) s’est spécialisé dans le conseil politique pour des candidats à des élections locales, dont on sait qu’elles sont profondément marquées par la corruption et la prédation de ressources 4. Avec la SDA, Gambashidze va mettre en pratique des théories et des idées qu’il expose dans sa thèse 5 et que l’on retrouve aujourd’hui dans les tactiques d’ingérence qui sont déployées par cette entreprise.

Dans ses recherches, Gambashidze identifie les collectivités locales comme le maillon faible de l’État, celui qui souffre le plus du désaveu des citoyens et qui participe à déstabiliser l’assise générale du pouvoir.
Pour résoudre ce problème, il propose un enracinement des partis politiques dans les réalités locales afin d’être au plus proche des électeurs. Pour lui, cela passe par une structuration partisane de la vie associative, un activisme accru et, plus largement, une occupation de l’espace politique local qui, selon lui, serait laissé vide en Russie.

On retrouve l’influence de cette réflexion dans les premiers services offerts par la SDA : sur la version du 17 juin 2018 de son site Internet, l’entreprise met ainsi en avant un service de « brigades d’agitation mobiles » (MAB) à solliciter à la demande, pour organiser de fausses manifestations.
Une PME de « technologie politique » dans la Russie de Poutine
Cette activité, pour aussi étrange qu’elle puisse paraître, est en réalité fort répandue en Russie, où il est courant de remplir les meetings politiques avec des figurants rémunérés.
Un véritable business existe au début des années 2010 pour peupler stades et scènes moscovites sur lesquels se produit le candidat aux élections présidentielles Vladimir Poutine, en faisant parfois venir des personnes de Sibérie, voire même de Iakoutie 6.
Dans le cas de la SDA, l’innovation provient du fait qu’elle privilégie des manifestations locales afin d’affirmer la présence d’un groupe politique dans un espace restreint. On est alors loin des grandes manœuvres logistiques : le site de l’entreprise met plutôt en valeur des petits groupes constitués de 10 à 15 personnes, organisant des événements spontanés pour le compte de personnalités politiques locales de second rang 7.
D’une manière générale, l’agence se développe ainsi loin des grands lieux de pouvoir et constitue au départ une modeste entreprise de technologie politique (polittekhnologija) comme il en existe tant dans la Russie post-soviétique, où le processus démocratique est perçu comme un marché à conquérir — notamment à l’échelle locale. C’est dans cet environnement provincial, souvent marqué par des jeux d’alliances instables, la recherche de visibilité à bas coût et la mobilisation d’outils rudimentaires, que la SDA a fait ses armes. Elle s’est ainsi constituée comme un acteur du « bas de l’échelle politique », rompue aux pratiques de terrain, aux réseaux informels et à la communication tactique.
En Russie, où le processus démocratique est perçu comme un marché à conquérir, il est courant de remplir les meetings politiques avec des figurants rémunérés.
Kevin Limonier
Mais à partir de 2022, l’entreprise va subitement changer d’échelle.
Selon les données du fisc russe que nous avons pu consulter 8, la SDA déclare fin 2022 un chiffre d’affaire de 73 millions de roubles (730 000 euros), soit quatre fois supérieur à celui de 2021 (17 millions de roubles) 9. Cette croissance de l’activité de l’entreprise s’accompagne bientôt d’une forte visibilisation médiatique internationale, avec l’attribution par la France de l’opération « Doppelgänger » à la SDA, puis sa mise sous sanction.
Depuis, il semblerait qu’elle ait réellement changé de dimension : dans les leaks, plus d’une centaine de collaborateurs travaillant pour la SDA sont identifiables, répartis en une dizaine d’équipes qui, pour certaines, entretiennent des relations directes avec l’administration présidentielle russe.

Autrement dit, entre sa création et aujourd’hui, la SDA est passée du statut d’entreprise d’envergure modeste, créée par un entrepreneur périphérique, à celui d’un prestataire important de l’État pour le contrôle de l’espace informationnel intérieur et la manipulation de celui de ses adversaires étrangers.
Se glisser dans les ombres de Prigojine : la chance d’Ilia Gambashidze
Cette métamorphose, aussi spectaculaire que rapide, est le résultat d’un double effet d’opportunité dont a su profiter Ilia Gambashidze.
Le premier effet a été la résistance inattendue de l’Ukraine à l’invasion russe à grande échelle de février 2022, de même que la vive réaction occidentale à l’agression russe contre ce pays. Il est aujourd’hui admis que l’une comme l’autre ont surpris le Kremlin, qui s’attendait à une opération éclair similaire à celle ayant conduit à l’annexion de la Crimée et tablait sur une réaction modérée des Européens et des Américains, comme en 2014.
De fait, et ainsi que le révèlent plusieurs échanges de mail ayant fuité du Kremlin en 2023 10, cette double surprise stratégique a rapidement rendu nécessaire aux yeux de Moscou des campagnes visant aussi bien les opinions publiques occidentales que l’opinion publique russe elle-même. Dans le premier cas, les campagnes d’ingérence devaient avoir comme effet de saper le soutien occidental à l’Ukraine tandis que dans le deuxième cas, il s’agissait surtout de produire un récit positif de la guerre et d’empêcher l’émergence d’un mouvement de contestation à l’image de celui des Mères de Soldats pendant les guerres de Tchétchénie 11.
Face à un conflit qui dure bien plus que prévu et pour un coût humain très important, il est en effet devenu crucial pour l’administration présidentielle de se doter d’outils à même de « quadriller » l’espace informationnel intérieur de tel sorte qu’aucun interstice ne puisse être laissé à une parole dissonante, en cela qu’elle peut rapidement mener à un mouvement de contestation.
Or la maîtrise de l’espace informationnel et l’organisation de campagnes d’ingérence étaient, jusqu’à il y a peu, dominées par un acteur : Evgueni Prigojine.
Sa mort a créé un deuxième puissant effet d’opportunité pour l’agence de Gambashidze.
En effet, le démantèlement des entreprises médiatiques de la « galaxie Prigojine » sur le sol russe a créé un vide qu’il devenait urgent de combler — ce à quoi s’appliquent désormais activement Ilia Gambashidze et ses lieutenants, à grands coups de marketing agressif, de prix cassés, mais aussi de surestimation grossière de l’impact réel des opérations de l’entreprise.
Le caractère provincial et agressif de la SDA s’explique en partie par le profil et la trajectoire des principaux cadres de l’entreprise, qui utilisent en France les mêmes méthodes— ou presque — que dans des élections cantonales en Sibérie.
Le démantèlement des entreprises médiatiques de la « galaxie Prigojine » sur le sol russe a créé un vide qu’il devenait urgent de combler.
Kevin Limonier
Parmi la dizaine de cadres que nous avons identifié dans l’entreprise, deux ont retenu notre attention tant par leur parcours que par leur importance au sein de la hiérarchie interne : Andrei Naumovitch Perla et Mikhail Vladimirovich Bijun, respectivement identifiés dans l’organigramme comme « idéologue en chef » et « chef des opérations spéciales ».
Ces deux personnes se présentent elles même comme des politekhnolog, un terme russe souvent traduit par spin doctor en anglais, et qui revêt un sens proche de l’expression « éminence grise » en français.
Surtout utilisé dans une perspective de self-branding par celles et ceux qui font carrière dans le conseil politique en Russie, le terme de politekhnolog charrie tout un imaginaire d’intelligence tactique et de finesse politique qui colle assez peu avec ce que l’on peut trouver en ligne sur Perla et Bijun — dont la présence numérique est aussi riche que celle de Gambashidze est inexistante.
Ancien directeur du département des relations avec la société civile de la municipalité de Sébastopol (Crimée) dont il a été licencié en raison d’une gestion financière calamiteuse et de soupçons de détournements en 2017 12, Andrei Perla a commencé sa carrière en 2003 comme journaliste et conseiller en relations publiques de la députée Vera Lekareva, avant d’occuper plusieurs postes subalternes dans le gouvernement de l’oblast de Samara dont il est originaire. Connu pour avoir arnaqué plusieurs personnalités locales qu’il a délesté de quelques millions de roubles, il s’installe ensuite à Ekaterinbourg comme consultant politique, où il se fait connaître par ses sorties provocatrices à l’égard des personnes précaires, qu’il qualifie notamment d’« oisifs » et de « primitifs ». Andrei Perla cultive son image de politekhnolog sur sa chaine Telegram intitulée « Умный еврей при губернаторе » (« le juif intelligent du gouverneur ») 13, suivie par 16.000 personnes.
Pur produit de la vie politique provinciale russe où règne une corruption généralisée, le parcours de « l’idéologue en chef » Perla est à mettre en perspective avec celui de son collègue Mikhail Bijun, « responsable des opérations spéciales ».

Originaire de Saratov et — détail important pour la suite — graffeur à ses heures perdues, il est connu pour avoir organisé au moins deux faits d’armes qui expliquent peut-être en partie l’intitulé de son poste.
En 2023, il est condamné par le tribunal d’Abakan (Sibérie) pour avoir promené dans la ville un cochon sur lequel il avait tagué un slogan détourné du Parti Communiste russe, contre qui il travaillait alors 14. En 2021, il organise à Saint-Pétersbourg une fausse gay pride qui avait à l’époque été infiltrée par des journalistes de Novaya Gazeta. L’objectif de la manœuvre était, selon les organisateurs, de provoquer un fort sentiment de rejet de la cause homosexuelle chez les passants qui croisaient ce cortège volontairement outrancier et caricatural, organisé à l’occasion du jour de la Marine russe — un événement où sont d’ordinaire célébrées des formes très traditionnelles de masculinité 15.
Les parcours de Gambashidze, Perla ou Bijun sont ainsi ancrés dans la vie politique provinciale russe, dont ils sont des experts.
C’est à l’aune de cette expérience et des règles qui prévalent dans le jeu politique local russe qu’il faut analyser les actions de la SDA à l’encontre de l’Europe et de la France. Pour l’heure, la trajectoire de ces acteurs, entre marché intérieur et extérieur, permet de lever le voile sur le modèle économique de la structure, de même que sur ses appuis politiques.

Au cœur de l’écosystème russe du contrôle de l’espace informationnel
Au-delà de ces « têtes pensantes », les SDA leaks regorgent d’informations sur l’organisation de la structure, son organigramme et l’identité de ses employés.
L’analyse de ces documents a notamment révélé que l’organisation interne de la SDA est profondément et structurellement duale.
Saturer l’espace informationnel à l’intérieur de la Russie
Sur les 107 collaborateurs répertoriés, on estime que 68 travaillent sur des missions d’ingérence à l’étranger, tandis que le reste se concentre sur le marché intérieur russe.
Certaines équipes de la SDA sont tournées vers l’étranger — notamment la Komanda I, qui est responsable de l’opération Doppelgänger — là où d’autres travaillent uniquement à l’intérieur de la Russie. C’est le cas de l’équipe « Tambov », chargée d’animer un réseau associatif local dans la ville du même nom, ou encore de l’équipe « Manzolevski », pilotée par un blogueur militaire publiant des contenus glorifiant l’action de l’armée russe en Ukraine.
Compte tenu de ses origines et du profil de ses cadres, la SDA maintient donc une très forte activité dans l’espace informationnel russe, qui s’explique autant par le caractère lucratif de ce marché que par le poids politique interne qu’il confère à ceux qui l’investissent. Ce double impératif économique et politique à investir dans une activité interne est particulièrement visible dans les correspondances administratives révélées par les SDA leaks.
Celles-ci contiennent plusieurs dizaines d’e-mails échangés entre des personnels administratifs de la structure (secrétaires, comptables…) et des représentants d’organisations tierces. Ces mails comprennent des devis ou des factures adressées à la SDA pour ses services, ainsi que des dossiers de candidature pour des subventions publiques.
La SDA maintient une très forte activité dans l’espace informationnel russe, qui s’explique autant par le caractère lucratif de ce marché que par le poids politique interne qu’il confère à ceux qui l’investissent.
Kevin Limonier
Il ressort de l’étude de ces documents que la SDA est parfaitement intégrée au vaste écosystème de contrôle informationnel que le Kremlin a mis en place au moins depuis 2022, et qu’elle fait figure de sous-traitant et de prestataire de services numériques pour des commanditaires plus haut placés.
Les commanditaires identifiés sont des organisations autonomes à but non lucratif (ANO) à qui le Kremlin délègue désormais une bonne partie de la gestion du contrôle de l’espace informationnel russe. Parmi ces ANO, deux sont particulièrement intéressantes en ce qu’elles nous éclairent sur le rôle stratégique que la SDA est amenée à jouer : l’ANO Dialog d’une part, et l’ANO « Institut pour le développement d’Internet » (IRI) d’autre part.
L’ANO Dialog est une organisation fondée en 2019 dans le but de faire office de « gendarme des contenus », pour reprendre le terme employé par le journal d’investigation Meduza 16.
La structure a été créée par Aleksei Goreslavski, un ancien journaliste passé par l’administration présidentielle, et qui dirige désormais l’ANO IRI. Le concept de l’ANO Dialog consiste à saturer l’espace médiatique et politique local d’informations positives sur le pouvoir, afin de ne laisser aucune place à l’émergence d’une parole dissidente 17. Cette tactique, qui s’apparente à la recherche d’une véritable suprématie informationnelle, est très bien résumée par un ancien collaborateur cité par le média Vazhnye Istorii : « quand tu vis dans la merde, tu commences à en vouloir au pouvoir […]. C’est pourquoi il faut ramasser cette merde et faire en sorte que les gens se sentent bien. Comme ça ils ne demanderont ni la démocratie, ni la liberté. » 18
Si le concept de l’ANO Dialog a émergé au sein de la Direction de la Communication de la Mairie de Moscou (dont elle a aspiré une partie des effectifs), l’organisation dispose désormais d’antennes dans 83 régions russes et d’un budget de 7 milliards de roubles. La SDA intervient comme prestataire de service de l’ANO Dialog, notamment pour la mise en place de réseaux de bots capables de répondre aux citoyens sur Telegram 19, ou encore pour la production de faux contenus destinés à saturer les espaces médiatiques locaux.
Ainsi, dans un devis contenu dans les SDA leaks, on apprend que la SDA a vendu à l’ANO Dialog un service de production de faux contenus sur VK et sur Telegram pour environ 6 millions de roubles. Chaque post créé par la SDA est pudiquement appelé une « unité », et une grille tarifaire vient différencier le coût des « unités » en fonction de la taille des audiences ciblées. Ainsi, l’ANO Dialog a par exemple commandé à la SDA une campagne sur VK portant sur « 300 unités mensuelles [visant] des centres urbains de moins de 3000 habitants chacun » pour un coût de 631 000 roubles. Sur Telegram, ce sont « 10 unités mensuelles [postées] sur des chaînes locales dont le nombre d’abonnés est égal ou supérieur à 30 000 », pour la somme de 1 480 000 roubles.
Chaque post créé par la SDA est pudiquement appelé une « unité », et une grille tarifaire vient différencier le coût des « unités » en fonction de la taille des audiences ciblées.
Kevin Limonier
Cet impératif de saturation de l’espace informationnel est également au cœur de l’activité de l’autre grande ANO que nous avons identifiée comme soutien financier de la SDA, à savoir l’Institut pour le Développement d’Internet (IRI).

Fondé en 2014, l’IRI faisait au départ partie d’une galaxie d’associations créées dans le but d’asseoir le contrôle de l’État dans la gestion du Runet, le segment russophone d’Internet, en procédant à sa « moralisation » — c’est-à-dire à la censure des contenus jugés dangereux. L’IRI a été fondée par German Klimenko, un entrepreneur qui a également été à la même époque conseiller Internet de Vladimir Poutine.
Le projet IRI : russifier Internet pour influencer le monde
Klimenko est une personnalité clef de l’appropriation du cyberespace par l’État russe puisqu’il a fait partie de ce petit groupe d’entrepreneurs qui, dès 2012, ont fait le pari de développer un écosystème numérique et cyber déconnecté des intérêts et des grandes entreprises occidentales, promouvant ce qu’on n’appelait pas encore la « souveraineté numérique » à la russe.
Ainsi, avant l’IRI, Klimenko avait été impliqué dans le développement de l’agence des initiatives stratégiques (ASI), une organisation créée au tournant des années 2010 à l’initiative de Vladimir Poutine pour faire contrepoids à l’influence alors grandissante du technoparc de Skolkovo, au sein duquel le président Medvedev voulait attirer les grandes entreprises occidentales du secteur (Apple, Facebook et Microsoft notamment) 20. Tout comme l’ASI devait contrer ce projet d’ouverture économique en proposant des alternatives locales, l’IRI fit de même dans le domaine des contenus, d’abord en luttant contre le piratage d’œuvres, puis en soutenant des créateurs russes de contenus.
L’IRI a pris une nouvelle dimension en 2022 avec l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, en devenant la « tour de contrôle » des productions numériques et cinématographiques dites « patriotiques ». Depuis le début de l’invasion, l’IRI a soutenu près de 130 projets, qu’il s’agisse de films (« Z-volontaire », « L’Arctique russe », etc) ou de blogs (« Online front », « Les prémices de la Troisième guerre mondiale », etc) 21. Preuve de son importance cruciale pour la propagande ordinaire du régime, l’IRI est dotée d’un budget de 20 milliards de roubles (200 millions d’euros), soit à peine 8 milliards de moins que Russia Today, dont on connaît l’importance politique et stratégique.
Selon certains échanges mail présents dans les leaks, la SDA fait partie des projets financés par l’IRI, pour un montant inconnu.
Dans les mails que nous avons pu consulter, la SDA est conviée par l’IRI à « pitcher » un projet créatif dont on ne saura rien de plus, mais dont on peut penser qu’il a à voir avec la production de contenus orientés à l’échelle internationale.
Cette supposition est corroborée par le fait que les conversations concernant le « pitch » de la SDA auprès de l’IRI mentionnent des documents à projeter et à montrer au jury. Or les leaks contiennent justement un dossier spécifique où sont stockés de tels documents, probablement utilisé comme kit de communication auprès de potentiels financeurs. Le piratage des données ayant probablement eu lieu au moment où le secrétariat de la SDA préparait ce « pitch », il est vraisemblable que le kit de communication lui soit dédié.
« L’équipe I », « commando informationnel » et moteur des opérations d’ingérence de la SDA à l’étranger
Ce kit de communication interne contient justement plusieurs documents traitant spécifiquement de l’action internationale de la SDA.
L’un des plus instructifs est un PowerPoint de plusieurs dizaines de slides, destiné à être présenté à de potentiels financeurs.
Ce document présente « l’équipe I », probablement appelée ainsi en référence à Ilia Gambashidze, qui affirme superviser directement l’activité de ce « commando informationnel » actif dans cinq pays, dont la France 22. On constate en effet dans ces documents que Gambashidze s’applique à développer intensément son « self branding » de politekhnolog chevronné et rompu aux techniques de désinformation les plus pointues, et que l’équipe I est « son » équipe. C’est notamment visible sur une vidéo — depuis rendue publique 23 — où il se met en scène dans une esthétique guerrière et vaguement cyberpunk.

Pour autant, une plongée dans les documents de travail de l’équipe I permet assez rapidement de dissiper cette image de commando informationnel d’élite.
D’abord, on constate que l’organisation de cette équipe est on ne peut plus classique — voire même passablement artisanale. Dans le PowerPoint, on apprend que l’équipe I est divisée en trois groupes d’activités : le monitoring, l’analyse et la création de contenus.
Concernant le monitoring, le document explique que pour chaque pays cible, il existe 6 types de capteurs qui permettent ensuite d’alimenter l’analyse et la mise en œuvre de campagnes :
- Le monitoring manuel des 20 premières sources médiatiques de chacun des pays ;
- Le monitoring automatisé des réseaux sociaux et des médias nationaux — très probablement via une solution de veille de réputation digitale ;
- Le monitoring manuel de près de 70 chaînes Télégram ;
- Le monitoring manuel d’environ 500 personnes identifiées comme des « leaders d’opinion ». (Pour la France, une capture d’écran présente sur le PowerPoint permet d’identifier trois personnes considérées comme tels par l’agence : Florian Philippot, Régis de Castelnau et l’écrivain franco-russe Andreï Makine. Bien entendu, l’identification de ces personnalités comme des « leaders d’opinion » ne fait pas d’eux des agents de la SDA : cela signifie qu’ils ont été identifié par ses analystes comme des personnes à suivre pour connaître les tendances.) ;
- La lecture d’enquêtes sociologiques sur les publics cibles ;
- L’étude des productions de think tanks.
À partir de ces 6 types de capteurs, les équipes de veille constituent des dossiers qui sont ensuite envoyés aux politekhnolog de l’entreprise (Gambashidze, Bijun, Perla, etc), qui établissent des « lignes d’attaque » (linii attaki) à partir de leur analyse.
Ces « lignes d’attaque » sont ensuite traduites en « créations » (kreativ), dont on apprend qu’elles peuvent être de trois types : les contenus textuels, les faux commentaires et enfin les fameuses caricatures qui ont fait la renommée de Doppelgänger sur les réseaux sociaux.
Pour chacun de ces types de créations, la SDA dispose d’effectifs importants. Le bureau caricature est ainsi composé de 3 dessinateurs dont on apprend qu’ils sont rémunérés à la pige, tout comme les 7 personnes qui composent l’équipe des « commentateurs ».

Des objectifs chiffrés sont régulièrement fixés aux équipes, qui sont réparties en deux grandes subdivisions aux noms évocateurs : EKK (Evropeiskaja kontr-kampania, ou contre-campagne européenne), qui couvre l’Europe et Israël, et UKK (Ukrajnskaja kontr-kampanija, ou contre-campagne ukrainienne), qui couvre le théâtre ukrainien. Ces équipes sont tenues de reporter chacune de leurs actions dans de gigantesques tableurs Excel et des fichiers PowerPoint transmis aux commanditaires.
La précision de ces tableaux traduit bien l’obsession de la SDA pour le chiffrage de son activité.
C’est en effet le nombre de commentaires publiés, bien plus que leur viralité (souvent nulle) qui est ensuite mis en avant dans les bilans de l’entreprise lorsqu’ils sont présentés à des clients tels que l’État ou possiblement l’IRI.
Cette obsession du reporting, si elle pourrait traduire une culture administrative héritée de l’époque soviétique où le rapport chiffré était roi, se double d’une communication outrancière et très exagérée sur l’efficacité — par ailleurs impossible à mesurer exactement — de ses opérations.
C’est le nombre de commentaires publiés, bien plus que leur viralité (souvent nulle), qui est mis en avant dans les bilans de l’entreprise lorsqu’ils sont présentés à des clients tels que l’État.
Kevin Limonier
Ainsi, dans plusieurs documents destinés à ses financeurs, la SDA se vante d’avoir joué un rôle clef dans le succès de l’extrême droite dans plusieurs élections européennes et va même jusqu’à se fixer des objectifs chiffrés pour les élections européennes de 2024 : pas moins de plusieurs dizaines de candidats du Rassemblement national doivent être élus à Bruxelles.

Cette culture du rapport d’activité, marquée par une pratique du reporting permanente et exagérée — il est évident que la SDA et la Russie ne sont pas les uniques, ni même les principaux, responsables de la montée des extrêmes droites en Europe — n’est pas une spécificité de l’agence de Gambashidze.
Elle est au contraire fort répandue dans les administrations et les entreprises russes, amplifiée par la corruption généralisée, et dont l’origine remonte probablement à l’époque soviétique. C’est en tout cas ce que suggère ce passage du roman Homo Sovieticus, dans lequel son auteur Alexandre Zinoviev voulait dresser le portrait satirique de l’homme nouveau :
« Ce que je m’apprête à inventer sera mon rapport, un rapport exécuté selon les règles de l’art soviétique en la matière. Considérez-le comme tel, autrement dit n’y cherchez pas la vérité et n’y guettez pas davantage l’erreur. Un rapport est un rapport, rien de plus. […] Le mien parlera du travail que j’aurais dû faire et que je n’ai pas fait puisque mon travail consistait précisément à ce qu’il ne soit pas fait. J’y parlerai donc de tout, à l’exception de ce dont je devrais parler. […] Le plus drôle est que tout cela n’est pas sans fondement puisque j’appartiens à une organisation qui d’une façon ou d’une autre a trempé dans ces affaires, je veux parler du KGB. » 24
En l’occurrence, l’étude des SDA leaks révèle que les rapports de l’équipe I sont probablement transmis à un « groupe de contact » composé de 14 personnes travaillant au sein de l’administration présidentielle et des affaires étrangères.
Parmi les membres de ce groupe, on retrouve notamment Sofia Abramovna Zakharova, une collaboratrice du Kremlin qui travaille sous les ordres de Serguei Kirienko, lui-même personnage clef de l’entourage de Vladimir Poutine pour le contrôle du cyberespace et de l’espace informationnel. Selon une fuite de données émanant du Kremlin en 2023 25, Kirienko a en effet bâti au sein de l’administration présidentielle une sorte de « tour de contrôle » du cyberespace russe, qui comprend aussi bien la coordination des politiques de censure numériques assurées par Roskomnadzor, le gendarme russe des télécommunications, que celles de saturation et de contrôle de l’espace informationnel national opéré via ANO Dialog, IRI et leurs sous-traitants.
Autrement dit, si le Kremlin ne finance probablement pas directement la SDA, cette dernière lui remonte régulièrement des rapports qui permettent de maintenir la crédibilité de l’entreprise aux yeux des fonctionnaires chargés d’évaluer sa pertinence.
À l’instar du héros du roman de Zinoviev, la SDA produit donc pour le Kremlin des rapports sur ce qu’elle n’a probablement pas fait, à savoir influencer durablement les opinions publiques occidentales — du moins si on en juge par la viralité quasi inexistante de ses contenus.
La SDA est un instrument d’accumulation de capitaux économiques, politiques et symboliques au service de ses dirigeants, qui ont su se placer au cœur du dispositif de contrôle numérique mis en place par l’État russe depuis la mort de Prigojine.
Kevin Limonier
Mais, et c’est là un point majeur, l’utilité de l’entreprise n’est pas tant de conduire des opérations efficaces que d’assurer une rente à ses propriétaires et cadres.
Elle est d’abord un instrument d’accumulation de capitaux économiques, politiques et symboliques au service de ses dirigeants, qui ont su se placer au cœur du dispositif de contrôle numérique mis en place par l’État russe depuis la mort de Prigojine. Il s’agit là d’une position politico-économique assez classique dans la Russie contemporaine, où la captation de marchés publics est l’un des principaux ressorts du clientélisme et, in fine, de la construction d’un réseau d’obligeances où les commanditaires, comme les sous-traitants, trouvent leur compte 26.
Au cœur de la fabrique des « lignes d’attaque » de l’agence russe contre la France
L’inefficacité des opérations lancées par la SDA ne signifie pas que l’organisation est inoffensive, mais que sa dangerosité n’est pas forcément là où on l’attend — c’est-à-dire dans des opérations sophistiquées.
C’est ce qui ressort de l’étude des minutes des réunions opérationnelles, qui sont organisées de manière hebdomadaire et qui fournissent des instantanés très instructifs sur la façon dont les décisions sont prises et dont les « lignes d’attaque » sont décidées.
Les SDA leaks comportent les minutes de plus de 50 réunions de service ayant eu lieu de juin 2023 à août 2024, durant lesquelles les politekhnolog de l’entreprise font une brève analyse de la situation des différents pays-cibles et ébauchent les narratifs à exploiter en conséquence pour « augmenter les KPI ».
D’une manière générale, il ressort de la lecture de ces documents une impression d’empressement permanent pour réagir à l’actualité, tandis que les objectifs stratégiques bougent relativement peu et traduisent assez clairement les demandes des commanditaires.
La plupart du temps, l’effet final recherché est le découragement des opinions publiques occidentales dans leur soutien à l’Ukraine.
Pour parvenir à cet objectif, plusieurs « lignes d’attaque » sont régulièrement utilisées : tantôt il s’agira de discréditer l’Ukraine elle-même, tantôt de soutenir un parti politique prorusse et donc hostile à l’aide militaire à Kiev.
Plus largement, les minutes de ces réunions montrent que le moindre élément de dissension dans les opinions publiques des pays cible est scruté et discuté afin d’être mobilisé dans un méta-récit cherchant à déstabiliser l’opinion publique. Autrement dit, la stratégie qui revient en permanence pour mettre en œuvre ces « lignes d’attaque » consiste à identifier, dans chaque pays, un sujet négatif et/ou angoissant et d’en proposer une grille de lecture qui consiste souvent à faire de l’Ukraine le principal responsable de la situation.
Cette stratégie, qui est l’exact inverse de celle mise en place par la SDA dans l’espace informationnel russe — où ce sont au contraire les informations positives qui sont viralisées — est utilisée sans modération et avec un souci de crédibilité relativement modeste.
Par exemple, un nombre important de contenus produits par la SDA à destination d’Israël insistent lourdement pour présenter l’Ukraine comme un allié objectif (voire un soutien) du Hamas.
L’inefficacité des opérations lancées par la SDA ne signifie pas que l’organisation est inoffensive, mais que sa dangerosité n’est pas forcément là où on l’attend .
Kevin Limonier
Dans les pays d’Europe occidentale, la focale est plutôt mise sur l’inflation et la présumée crise migratoire — deux maux dont Kiev est rendu directement responsable, avec la complicité des dirigeants politiques européens.
Parfois, de nouveaux angles sont étudiés, comme dans cette réunion du 1er août 2023, où les participants identifient la peur d’une montée de la corruption en Europe occidentale comme un possible sujet à exploiter, probablement après la parution d’une enquête par un journal européen repérée par les « veilleurs » de la SDA.
Le 20 janvier 2024, c’est plutôt le mécontentement des agriculteurs européens — qui manifestent alors contre la hausse des prix du carburant et de nouvelles réglementations (sur fond de crise provoquée par l’ouverture du marché européen aux produits agricoles ukrainiens) 27 — qui est identifié comme une « ligne d’attaque » possible.
D’une manière générale, ces réunions montrent bien le caractère fondamentalement opportuniste des actions de la SDA.

En ce qui concerne la France, les réunions de service de la SDA mettent régulièrement l’accent sur la nécessité « d’attaquer » ce pays en utilisant notamment le Sahel, la Moldavie ou l’Arménie comme base arrière pour organiser des opérations (réunion du 2 juillet 2024).
Ces trois zones sont citées dans la mesure où elles combinent deux caractéristiques intéressantes pour Moscou : d’une part, l’influence russe y est importante et, d’autre part, ces pays ont un accès privilégié à la France — que ce soit en raison de proximités linguistiques, culturelles, diasporiques, ou encore administratives. De nombreux citoyens moldaves détenteurs de passeports roumains peuvent se rendre en France sans visa, tandis que dans le cas de l’Arménie, la taille de la diaspora et des liens qui unissent ce pays à la France en font un intermédiaire idéal pour des opérations russes.
Les réunions de service de la SDA mettent régulièrement l’accent sur la nécessité « d’attaquer » et de « saturer » la France, en utilisant notamment le Sahel, la Moldavie ou l’Arménie comme base arrière pour organiser des opérations
Kevin Limonier
Outre cette stratégie d’accès par les marges, plusieurs réunions font état de la nécessité de « saturer » la France avec des opérations consistant à produire en masse des graffitis et des affiches.
L’un des responsables (non nommé) appelle ainsi les équipes à « faire preuve de créativité », par exemple en taguant des messages jugés « angoissants » tels que ce « nous sommes déjà ici » ou « nous sommes proches, signé : le groupe Wagner » (réunion du 25 juillet 2023). On notera que cette idée rappelle fortement celle des brigades d’agitation mobile imaginées par Gambashidze dès 2018, tandis que l’importance des graffitis pour saturer l’espace informationnel physique est à mettre en perspective avec le profil de Mikhail Bijun, grand amateur de peinture en bombe.
D’une manière plus générale, cette stratégie d’agitation locale via l’occupation de l’espace public par des graffitis ou des autocollants n’est pas sans rappeler diverses affaires ayant récemment eu lieu notamment en France — qu’il s’agisse d’affaires médiatisées comme celle des étoiles de David ou des « mains rouges », ou d’actions plus confidentielles comme des autocollants Wagner retrouvés dans plusieurs endroits de Paris 28. S’il est impossible de lier formellement ces opérations à la SDA, il existe un faisceau d’indices concordants d’autant plus remarquable que ces opérations sont souvent exécutées par des personnes provenant des zones géographiques identifiées par la SDA comme des points de vulnérabilité (Sahel et Moldavie notamment) et qu’elles ont été amplifiées par les sites de l’opération Doppelgänger 29, formellement attribuée à la SDA.
Par ailleurs, les minutes présentes dans les SDA leaks regorgent d’anecdotes qui en disent long sur la manière dont la SDA travaille avec les services de l’État russe.
Dans une des minutes de 2023, il est par exemple proposé d’organiser une campagne de désinformation autour d’un prétendu général français de gendarmerie, le général Pierre Plas, qui affirmerait dans un témoignage exclusif avoir refusé un ordre présidentiel d’ouvrir le feu sur la foule lors de la crise des gilets jaunes. Si le général Pierre Plas n’a jamais existé, un ancien capitaine de l’armée de terre porte le même nom et s’exprime régulièrement sur des plateformes conspirationnistes pour fustiger les « banksters judéo-protestants anglosaxons » 30.
L’État russe a désormais une vision intégrée du cyberespace et de l’espace informationnel, qui sont considérés comme un continuum et une extension du territoire de la Fédération de Russie.
Kevin Limonier
Par ailleurs, selon une enquête menée par Le Monde, le vrai Pierre Plas entretiendrait des relations avec au moins deux personnes soupçonnées pour l’une d’être proches des services de renseignement militaires russes, et pour l’autre d’entretenir des liens étroits avec l’appareil russe d’influence à l’étranger. Il s’agit d’une part de l’ancien député européen Jean-Luc Schaffhauser 31, qui fait actuellement l’objet d’une enquête de la DGSI pour ses liens avec le GRU, et d’autre part d’Anna Novikova, fondatrice de l’association SOS Donbass (installée à Pau), soutenue par l’ambassade de Russie à Vienne 32 — elle-même connue pour être le centre névralgique de nombreuses opérations clandestines en Europe 33.

Ainsi, sans qu’il soit possible d’établir un lien direct entre le capitaine Pierre Plas et la SDA, on constate qu’il existe également un faisceau d’indices concordants permettant raisonnablement de penser que l’entreprise d’Ilia Gambashidze s’appuie sur divers réseaux européens prorusses eux-mêmes soutenus directement ou indirectement par les renseignements russes, au moins pour faire remonter des idées et des noms.
Cette hypothèse, si elle venait à être vérifiée, confirmerait la dynamique que l’on constate depuis la mort d’Evgueni Prigojine et la dislocation de son empire, et déjà mise en lumière par d’autres chercheurs 34 : la fusion progressive des écosystèmes liées à l’ingérence et leur intégration pleine et entière dans les stratégies territoriales de l’État russe et de ses services de renseignement.
Conclusion
Les SDA Leaks offrent une source exceptionnelle pour comprendre le fonctionnement de l’écosystème d’ingérence informationnelle tel qu’il s’est développé en Russie depuis le déclenchement de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine et la mort d’Evgueni Prigojine.
Ils permettent aussi d’observer « par le bas » la stratégie russe de territorialisation de l’espace informationnel et d’en saisir certaines logiques géographiques importantes. C’est le cas notamment du caractère dual de la SDA, qui agit à la fois pour assurer le contrôle de l’espace informationnel interne de la Fédération de Russie et pour perturber celui de ses adversaires. Les acteurs qui se livrent à des ingérences étrangères sont donc désormais en partie les mêmes que ceux qui sont aujourd’hui chargés de « quadriller » l’espace informationnel intérieur pour éviter l’émergence de toute forme de contestation, tandis que la « tour de contrôle » de leurs opérations au Kremlin est aussi la même que celle qui organise la censure numérique à grande échelle du territoire russe.
Cela signifie deux choses.
D’une part, l’État russe a désormais une vision intégrée du cyberespace et de l’espace informationnel, qui sont considérés comme un continuum et une extension du territoire de la Fédération de Russie.
D’autre part, tous ces acteurs, qu’ils soient impliqués dans des campagnes de communication en province ou dans des opérations d’ingérence à l’étranger, sont connectés les uns aux autres.
Autrement dit, ils s’influencent mutuellement, et les pratiques ou les idées qui sont développées par les uns finissent généralement par être adoptées et adaptées par les autres. C’est particulièrement vrai dans le domaine des pratiques, dont certaines sont d’abord déployées dans la province russe avant d’être propagé à l’étranger, à l’instar de l’organisation de campagnes d’occupation visuelle de l’espace public par des tags, des autocollants ou de fausses manifestations.
Cela signifie que si nous voulons anticiper les actions qui nous toucheront demain, nous devons prêter une attention accrue à ce qu’il se passe aux racines de l’écosystème, c’est-à-dire en Russie même, et souvent fort loin de Moscou.
Plus largement, nous devons davantage considérer les données produites ou induites par les ingérences informationnelles (leaks, données OSINT, mais aussi rapports d’expertise, etc) dans leur contexte géographique, linguistique, social, culturel et politique pour mettre l’information brute à distance.
Ce n’est qu’ainsi que nous construirons une vision plus juste de la menace, sans céder aux réactions alarmistes ni aux minimisations outrancières qui conduisent à des réponses politiques inappropriées et inefficaces.
Sources
- James Pamment, Darejan Tsurtsumia, « Beyond Operation Doppelgänger : A Capability Assessment of the Social Design Agency », Psychological Defense Agency, 2025.
- Voir : Social Design Agency, janvier 2016.
- Matthew Kupfer, « Investigation : Who is Ilya Gambashidze, the man the US government accuses of running a Kremlin disinformation campaign ? », VOA, 9 mai 2024.
- Olga Kryshtanovskaya, Анатомия российской элиты. Захаров, 2005 (ISBN 5-8159-0457-0).
- Le résumé détaillé de la thèse est disponible sur le site de la bibliothèque présidentielle de Russie : Gambashidze Ilya Andreevich, Особенности развития местного самоуправления в Российской Федерации в контексте трансформации партийной системы, 2008.
- Nous avions interrogé en 2012 plusieurs participants à un meeting de soutien à Vladimir Poutine organisé au stade Loujniki. À l’époque, 80 % des personnes interrogées s’étaient avérées être des figurants à qui on avait promis « une petite escapade à Moscou » et qu’on avait fait venir en affrétant des vols charters.
- À l’image de cette MAB qui apparaît en photo sur le site Internet de la SDA dans sa version de 2018, où un groupe d’une quinzaine de personnes porte des t-shirts de soutien à la députée de la Douma municipale de Moscou Vera Shastina.
- Voir : https://companies.integrum.ru/maininfo/11872562/ (avec accès)
- Les déclarations fiscales russes doivent être considérées avec la plus grande précaution. Il est en effet très probable que le chiffre d’affaires de la SDA soit bien supérieur à ce qui est indiqué par le fisc, soit parce qu’il n’est déclaré, soit parce qu’il est ventilé sur plusieurs structures afin de rester en dessous de certains seuils d’imposition. Ainsi, si l’on regarde l’activité de STRUKTURA, l’autre entreprise dirigée par Gambashidze, on remarque qu’elle présente un CA déclaré presque identique à celui de la SDA (75 millions de roubles en 2022).
- « Kremlin Leaks : Secret Files Reveal How Putin Pre-Rigged his Reelection », VSquare, 26 février 2024.
- Valentina Melnikova, Anna Colin Lebedev, Les petits soldats : le combat des mères russes, Paris, Bayard éditions, 2001.
- Andreï Maltsev, « В Севастополе уволен глава департамента по связям с общественностью Андрей Перла ? », Versia, 15 juin 2017.
- Умный еврей при губернаторе. Авторский канал Андрея Перла, Telegram.
- Putin’s ‘Little grey men’, Cardiff University, Septembre 2024.
- Séraphin Romanov et Denis Korotkov, « Гей-парад на Неве в честь дня ВМФ », Novaya Gazeta, 25 juillet 2021.
- « Познакомьтесь с АНО « Диалог ». Именно эта организация отвечает за пиар Минобороны РФ и создание фейков про Украину », Meduza, 18 septembre 2023.
- Alexeï Polorotov, « Государево око рунета. Кто анализирует и отрабатывает политическую повестку », Daily Storm, 20 juillet 2020.
- « И появилась такая идея — делать фейки », Vazhnye Istorii, 18 septembre 2023.
- Notamment le système « fasttrack bot as a service », dont l’entreprise exploitante est installée aux Émirats Arabes Unis, pour qui la SDA intervient en tant qu’intermédiaire.
- Kévin Limonier, « Les législatives de 2011 dans l’« archipel de la puissance » : prémices d’un pluralisme politique à la russe ? », Hérodote n°144, 154-162, 2012.
- Alexeï Polorotov, « Государево око рунета. Кто анализирует и отрабатывает политическую повестку », Daily Storm, 20 juillet 2020.
- Les autres pays ciblés par l’équipe I sont le Royaume Uni, l’Allemagne, Israël et l’Ukraine.
- Voir ici.
- Alexandre Zinoviev, Homo Sovieticus, Julliard, 1983.
- « Kremlin Leaks : Secret Files Reveal How Putin Pre-Rigged his Reelection », VSquare, 26 février 2024.
- Jean-Robert Raviot, Qui dirige la Russie ?, Lignes de Repères, 2007.
- « La mobilisation des agriculteurs s’étend en Europe », Euronews, 24 janvier 2024.
- « ‘We are here. Join us.’ What the trial of two Wagner Group promoters in Poland reveals about Russia’s covert campaign in Europe », Meduza, 11 avril 2025.
- « Étoiles de David taguées : la France dénonce une campagne d’ingérence numérique russe », Le Monde, 9 novembre 2023.
- Capitaine Plas : « Les Banksters Judéo-Protestants Anglo-Saxons Nous Font La Guerre Totale ! », Géopolitique Profonde, 17 Décembre 2024.
- Jacques Follorou, « La DGSI enquête sur une tentative de déstabilisation des élections européennes par des prorusses en France », Le Monde, 29 février 2024.
- Sergey Kanev, « The end of neutrality : How Austria is getting rid of Russian spies », The Insider, 18 mars 2024.
- « As fighting rages in Ukraine, Europeans are trying to root out Russian spies », Business Insider, 25 avril 2022.
- Maxime Audinet, Colin Gérard, « Sous les radars, Crise, recomposition et clandestinisation du dispositif d’influence informationnelle de la Russie après l’invasion de l’Ukraine », Réseaux, 245(3), 113-152, 2024.