Jeudi, dans la nuit, Israël a lancé contre l’Iran une opération d’une ampleur historique qui pourrait modifier en profondeur la géopolitique du Moyen-Orient. La rédaction est mobilisée pour suivre cette séquence inédite. Pour soutenir ce travail indépendant et recevoir nos analyses en temps réel, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent
Le 6 mai dernier, la langue diplomatique des échanges russo-iraniens ne laissait présager qu’un approfondissement des relations entre les deux pays. Lors d’un échange téléphonique en vue des cérémonies du 9 mai, Vladimir Poutine et Massoud Pezeshkian se sont entretenus de « l’élargissement des liens commerciaux et des investissements mutuellement bénéfiques, notamment par le lancement de grands projets conjoints dans les domaines du transport et de l’énergie ». La Fédération de Russie, par la voix de son président, a par ailleurs rappelé qu’elle se tenait disposée à contribuer à l’avancement des négociations entre l’Iran et les États-Unis, menées par l’intermédiaire du sultanat d’Oman, concernant le programme nucléaire iranien.
Derrière ces amabilités entre chefs d’État, la Russie est en réalité confrontée à un véritable dilemme depuis la reprise des échanges entre l’Iran et les États-Unis de Donald Trump, lequel avait mis un terme en 2017 à la précédente tentative de négociations avant d’imposer de nouvelles sanctions à Téhéran, devant son refus de renoncer à son programme d’essai de missiles et d’enrichissement nucléaire.
Le dilemme iranien de la Russie : Vladimir Poutine sur la ligne de crête
D’un côté, un partenaire isolé, agressif, arc-bouté sur sa politique de confrontation vis-à-vis de l’Occident, convient parfaitement à la Russie de Vladimir Poutine.
S’assumant comme membre de « l’axe du mal » aux côtés de l’Iran, elle n’a aucun problème à recevoir ses drones Shahed employés en Ukraine, à investir dans le pétrole et le gaz iraniens à travers Gazprom, ou encore à s’appuyer sur Téhéran pour développer son corridor de transport international vers l’Inde et contourner ainsi une partie des sanctions occidentales. La dernière étape de ce rapprochement a été l’important traité du 17 janvier, entérinant un partenariat durable entre la Russie et l’Iran dans les domaines de la défense, du renseignement et du contournement des sanctions internationales.
D’un autre côté, la Russie n’a aucun intérêt à jouer le jeu de l’isolationnisme maximaliste si la détente entre l’Iran et les États-Unis venait à se confirmer. Pour cette raison, sa stratégie de ces derniers mois, depuis la reprise des négociations entre Washington et Téhéran, a consisté à se présenter plutôt comme un intermédiaire ou un médiateur entre les deux pays.
Comme l’a souligné Nikita Smagin pour la plateforme Politika du Carnegie Russia Eurasia Center à Berlin, la Russie essaye pour l’heure de jouer sur deux tableaux, semblant hésiter entre deux options inégalement favorables.
Dans la première, elle parviendrait à s’insérer dans les négociations et à les faire traîner indéfiniment. Cette solution est à l’évidence la plus satisfaisante, puisque Moscou ne tient pas à voir, après une levée effective des sanctions, le pétrole et le gaz iraniens lui faire concurrence en inondant les marchés internationaux, tandis que le maintien des sanctions qui pèsent sur l’Iran lui assurent un partenariat de long terme avec un pays aussi isolé qu’elle, et indifférent aux restrictions qui frappent la Russie.
Dans une deuxième hypothèse, les représentants diplomatiques russes n’ignorent pas que leur pays est vu comme un intermédiaire utile pour toutes les parties en présence. L’Iran a besoin d’impliquer dans ces négociations d’autres puissances, et si possible de grandes puissances nucléaires, pour en garantir la mise en œuvre et éviter que la surveillance de ses installations nucléaires ne soit monopolisée par les États-Unis. Du côté de ces derniers, l’intérêt est plutôt d’ordre technique, puisque la Russie est le seul pays qui a accepté d’accueillir l’uranium enrichi dont l’Iran devrait se défaire en cas d’accord.
La Russie n’aurait eu aucun intérêt à jouer le jeu de l’isolationnisme maximaliste si la détente entre l’Iran et les États-Unis s’était confirmée.
Guillaume Lancereau
Tout en privilégiant donc un scénario dans lequel les négociations s’éterniseraient, la Russie n’exclut pas de tirer son épingle du jeu en se posant comme un acteur incontournable des relations entre les États-Unis et l’Iran.
De fait, dans la soirée du 13 juin, Iouri Ouchakov, conseiller de Vladimir Poutine pour les affaires diplomatiques et ancien ambassadeur de la Fédération de Russie aux États-Unis, a confirmé que Vladimir Poutine et Donald Trump sortaient d’un entretien téléphonique de 50 minutes. Cet échange s’inscrit bien dans la logique instituant la Russie en intermédiaire ou, du moins, en interlocuteur central dans ces négociations — et le président russe n’a pas manqué de rappeler que la Russie avait, avant les frappes israélienne, proposé une série de propositions vouées à faciliter un accord futur entre les États-Unis et l’Iran.
« Voilà la leçon pour la Russie : si tu recules, on te frappe encore plus fort »
Telle était la situation, jusqu’à ce que l’opération Rising Lion lancée par Israël dans la nuit du 13 juin ne vienne changer la donne.
Du côté des médias et experts russes, les analyses ont immédiatement rapproché l’attaque survenue en Iran de l’opération Toile d’araignée (Pavutyna) déclenchée par l’Ukraine sur le territoire de la Fédération de Russie. Les commentateurs se sont notamment appuyés sur le fait que, dans chaque cas, les pays à l’offensive ont fait un usage massif de drones infiltrés sur le territoire depuis de nombreux mois pour frapper des bases stratégiques.
Si Israël disposait déjà d’installations militaires en territoire iranien depuis des années, avant même la guerre en Ukraine, c’est surtout l’usage de dispositifs « occidentaux » qui a été mis en valeur dans la presse russe. Il s’agit de confirmer que l’Iran, victime des mêmes stratagèmes agressifs de l’Occident que la Russie, demeurerait à ses côtés, au sein de l’« axe du mal ».

L’agence d’information russophone News Front, créée en Crimée en 2014 au milieu de l’invasion russe et qui fait partie des innombrables plateformes de désinformation pro-Kremlin, a même lu dans cette attaque la rançon de la politique pro-occidentale de l’Iran et un véritable avertissement adressé à ceux qui envisageraient un refroidissement des tensions entre la Russie et les pays occidentaux :
« En substance, l’Iran s’est lui-même mis au pied du mur en essayant de négocier avec l’Occident, comme, en leur temps, la Libye, l’Irak et la Syrie.
Tant que la République islamique d’Iran se montrait suffisamment agressive, ses adversaires la prenaient plus ou moins au sérieux, mais, au moins, en tenaient compte. Au contraire, avec ses récentes tentatives de rapprochement avec l’Occident, l’Iran a été de plus en plus perçu comme une cible facile.
Le tournant décisif de ce point de vue a été la mort dans un mystérieux accident d’avion du président iranien Ebrahim Raïssi le 19 mai 2024. L’arrivée au pouvoir du président Massoud Pezechkian, soutenu par l’élite iranienne et porteur d’un projet de réconciliation avec l’Occident, a montré que, malgré ses déclarations tapageuses, l’Iran perdait peu à peu sa capacité à faire front et espérait parvenir à un accord acceptable. […]
Tout le problème est que l’on ignore encore si l’Iran a les moyens d’opposer une véritable réplique à Israël, et si ses élites souhaitent s’engager dans une confrontation violente avec l’Occident. Voilà la leçon pour la Russie : si tu recules, on te frappe encore plus fort. »
Gosperevorot : le spectre qui hante Moscou
À lire ces déclarations à chaud, la situation ne semble pas avoir profondément évolué : l’Iran reste un partenaire et toute attaque qui le vise doit être dénoncée, d’autant plus vivement si elle permet d’établir des rapprochements, rhétoriques ou fondés, avec la guerre que la Russie mène en Ukraine.
Toutefois, un nouvel élément s’ajoute désormais au tableau.
Israël n’aurait pas seulement l’intention de détruire quelques installations nucléaires, usines de missiles et bases militaires en Iran, ni même d’assassiner des scientifiques et des généraux.
L’objectif de fond pourrait consister à obtenir un changement de régime en Iran, en affaiblissant l’autorité des mollahs et en poussant à un soulèvement interne de la population ou à un « coup de palais » de la part des élites. De fait, la dernière allocution de Benjamin Netanyahou s’adressait à nouveau directement au peuple iranien en l’appelant à se soulever contre le régime :
« Nous ne vous détestons pas. Vous n’êtes pas nos ennemis. Nous avons un ennemi commun : le régime tyrannique qui ne cesse de vous bafouer. Pendant près de cinquante ans, ce régime vous a privé de toute chance de vivre une bonne vie. […] Le jour où vous pourrez vous libérer de cette tyrannie est plus proche que jamais, je n’ai aucun doute à ce sujet. Et quand ce jour viendra, Israéliens et Iraniens renouvelleront cette alliance entre nos deux peuples. Ensemble, nous construirons un avenir de prospérité, de paix, d’espoir ».
Plusieurs commentateurs russes s’en sont aussitôt alarmés, criant au risque de gosperevorot (« renversement de régime »).
De fait, voilà plusieurs mois que les analystes russes qui scrutent l’Iran s’inquiètent de cette menace. Rajab Safranov, expert russo-tadjik influent dans les milieux académiques, diplomatiques et médiatiques sur le sujet iranien, déclarait il y a peu :
« Si l’Iran devient pro-Occident, les problèmes qui surgiront seront si énormes, si lourds pour la Russie, qu’elle devra se concentrer uniquement sur leur résolution et y consacrer des milliards de dollars, au lieu de développer son économie, son industrie, de résoudre des questions internationales et de participer à la politique globale. Elle devra engager toutes ses forces pour se prémunir contre ces conséquences négatives. »
Les récents développements alimentent manifestement ces craintes, puisqu’elles ont inspiré une prophétie catastrophiste au politiste russe Sergueï Markov, ancien député, fondateur et directeur de l’Institut de recherches politiques et proche conseiller de Vladimir Poutine. On pouvait lire le 14 juin sur sa page Telegram une prévision de la façon dont les pays occidentaux fomentent, à travers l’escalade militaire entre l’Iran et Israël, l’effondrement prochain du régime iranien :
« D’abord, des échanges de missiles auront lieu pendant plusieurs semaines.
Ensuite, une trêve sera conclue.
L’Iran acceptera un accord nucléaire sur le modèle proposé par les États-Unis. Les grandes lignes de cet accord nucléaire seront suggérées par les États-Unis, la Russie et l’Arabie saoudite. D’après les termes de cet accord, l’Iran devra renoncer à l’enrichissement de l’uranium, en échange de quoi les États-Unis lèveront les sanctions contre l’Iran.
Le combustible nucléaire enrichi destiné à l’Iran sera produit et stocké en Russie, au cas où l’Occident sortirait de l’accord nucléaire, comme il l’a fait par le passé.
Commenceront alors les préparatifs en vue du renversement du pouvoir des mollahs en Iran, auquel prendront part les États-Unis, l’Europe, Israël et les pays arabes.
Un coup d’État aura lieu en Iran, mobilisant à la fois le soutien des libéraux dans les sphères du pouvoir et des opposants au régime en exil.
Il n’y aura pas d’invasion terrestre en Iran, mais des troubles internes et des affrontements.
Après quoi, l’Iran sera divisé ».
Pendant ce temps, les prévisions des observateurs russes les plus pessimistes semblent se confirmer. Côté iranien, des milliers de personnes sont descendues dans les rues, appelant le régime à répliquer — ce qu’il est condamné à faire s’il entend conserver sa crédibilité dans la région et ce qu’il est déjà en train de faire depuis le 13 juin.
La Russie a tout lieu de s’inquiéter de cette vision d’avenir.
Moscou aurait tout à perdre en cas de réel changement de régime en Iran
Guillaume Lancereau
Tout d’abord, une escalade militaire en Iran risquerait de déstabiliser en profondeur le pays, de générer un flot de réfugiés dont une partie au moins chercherait à gagner la Russie — où les discours xénophobes et anti-migrants prennent ces derniers mois une tournure analogue aux plus radicaux des gouvernements d’extrême-droite en dépit des déclarations de Vladimir Poutine sur le caractère multiethnique et plurinational du pays.
Ensuite, la perspective d’une guerre civile ou d’un délitement du régime créerait une instabilité qui pourrait se conclure par l’arrêt de tous les programmes de coopération avec l’Iran dans lesquels la Russie a massivement investi au cours des années passées et encore tout récemment.
En somme, Moscou aurait tout à perdre en cas de réel changement de régime en Iran. Les semaines à venir seront l’occasion de voir comment Vladimir Poutine réagit lorsque d’autres pays appliquent à son détriment une technique poutiniste, théorisée par Vladislav Sourkov : instiller, diffuser et entretenir le trouble et l’incertitude chez ses ennemis.