La Russie serait à un stade avancé de l’élaboration d’un plan d’installation de systèmes de missiles longue portée dans la ville de Sebha, contrôlée par le « maréchal » 1 Khalifa Haftar — l’un des affidés de Poutine dans la région.

Cette localisation présente un triple avantage tactique : 

  • Capitale du Fezzan, la partie désertique la plus pauvre et la moins peuplée de la Libye, la ville de Sebha est difficile d’accès. Elle est située à environ 900 kilomètres de la capitale du pays, Tripoli.
  • Loin des emprises historiquement contrôlées par Haftar dans l’Est libyen, la ville était peu à peu devenue l’une des plaques tournantes des trafics qui fleurissent au Sahel, mais aussi une place disputée par les différentes factions libyenne.
  • L’homme fort de l’autoproclamée Armée nationale libyenne en a pris le contrôle en 2019 — de haute lutte et avec l’appui de mercenaires tchadiens et soudanais —, dans le cadre d’une vaste opération militaire visant à s’emparer des champs pétrolifères d’Al-Sharara 2.
  • Malgré sa profondeur dans les terres, elle constitue une localisation privilégiée pour l’installation de ces missiles longues portées qui pourraient viser l’Europe.
  • L’île italienne de Lampedusa, par exemple, n’est située qu’à 1 000 kilomètres de Sebha. 
  • L’instabilité de la région, contrôlée par l’ANL mais en proie à la rivalité entre les tribus Touaregs, Toubous et Oulad Souleymane, en fait toutefois une zone particulièrement difficile et coûteuse à sécuriser.

Si aucune image satellite ou autre source ouverte ne vient pour l’instant corroborer les informations rendues publiques par l’Agenzia Nova 3, elles sont toutefois cohérentes avec une série de signaux faibles indiquant que la réorientation stratégique de Moscou en Méditerranée après la perte de son bastion syrien passe par la Libye et Haftar.

  • Le gouvernement officiel en fonction à Tripoli est en proie à un soulèvement populaire quasi inédit depuis le mois de mai, donnant lieu à des affrontements violents qui visent principalement les milices soutenant le Premier ministre Dbeibah.
  • Affaibli par la baisse des revenus pétroliers et la perte de contrôle sur les institutions économiques, Dbeibah serait poussé par Washington à une reprise en main autoritaire de Tripoli.
  • Début 2019, la vaste campagne des hommes de Haftar lui avait permis de s’emparer du Fezzan, mais avait échoué à prendre Tripoli.
  • L’intensification des troubles dans la capitale et la fragilisation accélérée du gouvernement le place à nouveau en position de force pour tenter un nouveau « coup » en Tripolitaine.
  • Pour y parvenir, il aura toutefois besoin du soutien de ses parrains régionaux : l’Égypte, les Émirats arabes unies — et la Russie.

Ce projet d’installation de missiles à Sehba s’inscrirait dans une séquence où le Kremlin ne craint plus d’afficher sa présence en Libye par le truchement d’Haftar.

  • L’homme fort de la Cyrénaïque avait déjà mis une base aérienne à disposition des troupes de Wagner comme plateforme de transit pour des opérations du groupe en Afrique.
  • Depuis la mort d’Evgueni Prigogine, les Russes sont de plus en plus nombreux en Libye. D’après le Corriere della Sera, ils étaient entre 1 200 et 1 800 ces derniers mois, y compris des membres de l’armée officielle, tandis que Haftar couvrent leurs frais courants 4.

Comme l’avait rapporté le Wall Street Journal, la chute de Bachar al-Assad en décembre 2024 a également conduit la Russie à déplacer précipitamment une partie de ses systèmes de défense installés en Syrie vers la Libye 5, à un rythme moyen de « quatre [avions-cargos] par semaine ».

Le 19 mai, à l’occasion d’un défilé militaire qui célébrait le 11e anniversaire de l’opération Dignité (« al-Karama »), Haftar a fait parader dans les rues de Benghazi le système de défense antiaérienne russe Tor-M1.

  • Conçu pour intercepter et détruire des cibles aériennes comme des avions, des drones ou des missiles de croisière, sa portée est de 12 kilomètres et il peut atteindre des cibles jusqu’à 6 kilomètres d’altitude.
  • C’est la première fois qu’un système aussi avancé d’origine russe est si manifestement visible aux mains des forces d’Haftar.
  • La Libye — qui compte environ 20 millions d’armes pour une population estimée à 7 millions habitants — est soumise à un strict embargo sur les armes depuis le 26 février 2011, rappelé dans les résolutions 1970 (2011) et 1973 (2011) du Conseil de Sécurité des Nations unies.

Si la Russie voulait sécuriser un site comme la base de Sebha, elle pourrait y déployer des Tor-M1 pour la défense rapprochée, combinés à d’autres systèmes.

Lors de leur rencontre à Rome, Giorgia Meloni et Emmanuel Macron ont affiché un rare alignement sur la question libyenne.

  • Au cœur de profondes rivalités, l’Italie et la France semblent désormais partager un diagnostic : la réponse à la montée en puissance de la Russie en Libye, à l’instabilité croissante de Tripoli et à la dépendance de plus en plus risquée aux systèmes de défense américains doit être convergente. 
  • Cela pourrait mener à la mise en place de nouvelles sanctions ciblées sur la présence russe en Libye, d’un groupe européen de suivi permanent et des mesures de coopération renforçant l’autonomie stratégique via le consortium italo-français MBDA.
Sources
  1. Le maréchalat de Haftar lui a été accordé par la Chambre des représentants, institution politique de l’Est libyen. Cette distinction n’est pas reconnue par le gouvernement officiel de la Libye.
  2. Deux tribus se disputaient le contrôle de la ville depuis la chute de Kadhafi, les Oulad Souleymane et les Toubous. C’est sur leur rivalité que s’est construite la prise de l’ANL, qui a maintenu une présence soutenue dans la région. Sur la chute du fort Elena et l’importance stratégique de la prise de Sebha dans la campagne de prise de contrôle du Fezzan, voir : Andrew McGregor, « The Battle for Sahba Castle : Implications for Libya’s Future », Aberfoyle International Security, 9 juillet 2018.
  3. « Libya : Russia Wants to Install Missiles in Sabha and Aim Them at Europe », Agenzia Nova, 29 mai 2025.
  4. Federico Fubini, « In Libia sempre più soldati russi. E da una base aerea i missili di Putin potrebbero colpire l’Europa del Sud », ​​Corriere Della Sera, 5 juin 2025.
  5. Benoît Faucon, Lara Seligman, « Russia Withdraws Air-Defense Systems, Other Advanced Weaponry From Syria to Libya », The Wall Street Journal, 18 décembre 2024.