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Comme à chaque soubresaut diplomatique de la guerre en Ukraine, le pouvoir russe s’est appliqué à faire assurer le service après-vente des discussions d’Istanbul par une cohorte de commis médiatiques.

Si les résultats concrets de ces échanges se sont révélés limités, puisque la seule véritable avancée a été un échange de prisonniers bien plus ample que l’on ne pouvait le présager ou l’espérer — mille prisonniers de chaque côté, qui ont commencé à être échangés vendredi —, les soutiens du régime ont multiplié, notamment à la télévision russe, les « sujets » et reportages de propagande. 

La « lassitude » ukrainienne et la « pyromanie » occidentale

Sans surprise, les intervenants successifs des chaînes inféodées au pouvoir ont mis l’accent sur la mauvaise volonté des représentants ukrainiens ainsi que leurs exigences irréalistes par rapport à la situation sur le terrain ou à l’état moral de la population du pays.

Dans l’émission Soloviev.Live, le journaliste Sergueï Mardan a commencé par souligner que les pourparlers d’Istanbul se distinguaient des échanges diplomatiques précédents puisque, depuis lors, la Russie avait officiellement reconnu l’annexion des républiques autoproclamées de l’Ukraine de l’Est. Bien que cette annexion ne soit reconnue, à l’échelle de l’ensemble de la communauté internationale, que par la Fédération de Russie, la Syrie et la Corée du Nord, le propagandiste du Kremlin y voyait malgré tout « une réalité politique avec laquelle Kiev devrait compter ». 

L’Ukraine ne serait, ajoutait-il, pas en état de poser la moindre exigence, au vu de la situation militaire concrète. En situation de faiblesse, d’autant plus à l’approche d’une saison favorable à une puissante offensive russe, l’Ukraine en serait réduite à « pleurnicher, mendier, geindre, et taper du pied en exigeant un cessez-le-feu de trente jours » à défaut de pouvoir renverser significativement la configuration. 

Un autre propagandiste de la même émission, le journaliste ukrainien Konstantin Kevorkian, complétait l’argument en tâtant le pouls de la société ukrainienne — né à Kiev, Kevorkian réside cependant à Moscou depuis 2014 et se considère comme un « émigré politique ».

À ses yeux, la société ukrainienne serait lasse de la guerre, n’espèrerait rien d’autre qu’un retour rapide à la paix, voire serait prête à se retourner contre son propre gouvernement, désormais perçu comme un ramassis de va-t-en-guerre  : « Cette lassitude a un effet dévastateur sur le régime de Kiev. Certaines des exigences de notre délégation [la délégation russe, donc] ont été rendues publiques. Tout citoyen ukrainien doté d’un minimum de bon sens est à même de voir qu’elles sont parfaitement raisonnables, et prêt à se séparer de quelques territoires pour préserver sa vie et celle de ses proches. »

Tous les éléments avancés par les principaux porte-paroles médiatiques du Kremlin sont un mélange d’exagérations et de demi-vérités.

Il est vrai que l’armée ukrainienne connaît une crise du recrutement sans précédent depuis le début de la guerre et que les derniers sondages, notamment ceux de l’Institut international de sociologie de Kiev, assurent que la majorité de la population s’est désormais résolue à des concessions territoriales en l’échange d’une paix rapide. Il n’en reste pas moins que les effectifs de l’armée ukrainienne demeurent considérables (aux alentours de 800 000 personnes), qu’ils disposent depuis trois ans d’une expérience du combat sans précédent, que la Russie n’opère aucune percée décisive depuis des mois et, surtout, que l’équation « concessions territoriales contre paix immédiate » omet savamment un troisième terme, sans doute le plus fondamental pour toute la population ukrainienne  : les garanties de sécurité. 

Sur cette question, les propagandistes russes n’ont, logiquement, rien à avancer, puisque l’essentiel de leurs diatribes s’est concentré sur la dénonciation des « pyromanes » et « fauteurs de guerre » occidentaux.

La rhétorique des porte-voix du Kremlin persiste donc à poser l’Ukraine comme une entité assujettie aux intentions des responsables politiques de l’Ouest. Plus particulièrement, le Royaume-Uni est accusé d’avoir fait échouer le processus de négociation de 2022 et de persévérer dans son erreur historique, désormais rejoint en cela par la France. Pour les principaux intervenants de l’émission « Vremia » sur la première chaîne russe, Pervyj Kanal, les discussions apparaissent ainsi condamnées à l’échec tant que les Occidentaux poursuivront leur ingérence dans « des affaires qui ne les regardent pas ».

Après Istanbul, dans la Z-sphère, Poutine, le meilleur espoir de la Russie d’aujourd’hui et de demain, est soudainement apparu à sa base comme un traître.

Guillaume Lancereau

Influenceurs russes et buts de guerre : l’armée de réserve médiatique de Vladimir Poutine

Cette mécanique bien rodée présente toutefois un point faible sur un autre front  : celui des blogueurs et autres influenceurs pro-guerre.

Unanimement nationalistes, volontiers racistes et complotistes, leurs publications consultées par les centaines de milliers — parfois plus d’un million — d’abonnés ont constitué pour Vladimir Poutine une armée de réserve médiatique tout au long du conflit. 

La rhétorique de ces figures numériques a épousé pendant de longs mois les moindres évolutions du discours d’État, en fournissant une caisse de résonance aux accusations les plus aberrantes. Ainsi, lorsque le thème du « satanisme » des Ukrainiens est apparu dans un discours du président russe le 30 septembre 2022, de nombreux commentateurs se sont engouffrés dans la brèche pour appeler le peuple russe à combattre les suppôts de Satan, Lucifer et Iblis. Si cette thématique a fini par s’effacer du discours public, d’autres objectifs de guerre énoncés par les autorités russes restent encore aujourd’hui au cœur des préoccupations des propagandistes numériques, à commencer par l’idée d’une nécessaire « dénazification de l’Ukraine ». 

Comme l’écrivait le responsable de la chaîne Telegram Front Sud il y a quelques jours  : 

« Tant que l’ukraine [écrite sans majuscule, comme le font beaucoup d’Ukrainiens lorsqu’ils écrivent les mots «Russe» ou «Russie»] existe, la menace existe aussi. Il est possible d’atteindre la paix, mais elle risque d’être fragile et temporaire. En ce sens, nous ne ferons que transmettre la Guerre à Nos Descendants [sic]. Nous donnons simplement [à nos adversaires] le temps d’éduquer des légions de russophobes et de nazis enragés. La destruction de l’ukraine. Sa destruction totale, sans compromis, terrifiante, mais nécessaire. Telle est la mission de Notre Génération, pour ainsi dire. C’est ainsi, Nous sommes la Génération de la Guerre. ». 

Ce ralliement unanime à Vladimir Poutine et au moindre de ses mots d’ordre a cependant connu un véritable retournement avec l’annonce des négociations d’Istanbul, qui a donné lieu à une levée de boucliers sur les réseaux sociaux nationalistes et militaristes.

Comment Poutine, qui promettait la guerre jusqu’à la victoire totale et absolue, pourrait-il négocier une paix sous concessions  ? Comment pourrait-il envisager de négocier avec Zelensky après avoir dit, répété, martelé, que le pouvoir de Kiev se composait de nazis fantoches  ? Poutine, le meilleur espoir de la Russie d’aujourd’hui et de demain, est soudainement apparu comme un traître. Certains sont allés loin dans l’injure, jusqu’à dépeindre le président russe en « cuckold » (« cocu »), du nom d’un fantasme sexuel dans laquelle une personne prend plaisir à observer passivement son ou sa partenaire avoir des relations avec une autre personne.

Ce flot de critiques et d’insinuations plus ou moins sexualisées a notamment éclaté dans le contexte d’un regain d’attention pour la question des terres rares, qu’avait évoquée Poutine dès le 24 février dernier dans le cadre d’une interview avec le journaliste Pavel Zaroubine.

Dans ce cadre, le président russe avait refusé de commenter les possibles accords entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky à propos des ressources minières, pour mieux avancer cette suggestion aussi surprenante qu’inédite  : proposer aux entreprises états-uniennes d’entrer sur le marché russe des terres rares, largement supérieur à celui de l’Ukraine du point de vue des réserves présentes dans les environs de Mourmansk, en Kabardino-Balkarie, vers Irkoutsk, ainsi qu’en Yakoutie et en Touva.

Cette proposition faite aux « partenaires américains » a déchaîné l’ire de la blogosphère nationaliste. Les réactions indignées ont fusé  : « Nous allons devenir un satellite des États-Unis pour les matières premières  ! ». Ou encore, sur une chaîne suivie par plus d’un million d’abonnés  : « Sincèrement, on est un peu passé à côté du moment où le désir infect des foutus Amerloques de piquer les richesses naturelles de la Russie est tout d’un coup devenu ‘une perspective de coopération mutuellement bénéfique avec nos partenaires américains’. » Suspectant au niveau viscéral tout geste qui pourrait s’apparenter à une perte de souveraineté du pays, certains influenceurs sont allés jusqu’à lancer aux autorités  : « Allez tous vous faire foutre. Que la guerre finisse au plus vite, que nos gars reviennent chez eux vivants. Il n’y a plus de Russie ».

Les influenceurs militaristes n’ont plus qu’un espoir  : celui de la guerre à outrance.

Guillaume Lancereau

Une litanie d’erreurs tactiques 

Si les négociations d’Istanbul ont ainsi fait remonter à la surface certaines des craintes et frustrations de la polémo-sphère russe, c’est bien l’opportunité même de ces discussions diplomatiques qui a concentré le gros des critiques.

La première erreur tactique de Vladimir Poutine résiderait ici dans le fait de donner à l’Ukraine le temps de reconstituer ses forces, de recevoir de nouvelles livraisons d’armes occidentales, de stabiliser le front dans la direction de Pokrovsk ou de reprendre la main dans la région de Koursk — désormais libérée par la Russie, au point que Vladimir Poutine a pu s’y rendre ce 20 mai, en signe de reconquête. L’un des blogueurs de guerre, Boris Rojine, natif de Sébastopol, a écrit à ce propos  : « C’est une anarque classique à la sauce Tchétchénie 1995-1996 ou Minsk 1 et 2. Après, on viendra encore nous dire qu’on nous a menti ».

Au cœur de cette vaste campagne médiatique, une critique supplémentaire porte sur la baisse drastique de l’aide matérielle consentie par la population russe à la guerre en Ukraine, face aux rumeurs d’un cessez-le-feu imminent. Si les influenceurs se scandalisent du plafonnement des collectes d’aide à destination du front, où les combats continuent de faire rage, on ne peut toutefois s’empêcher d’y lire une doléance plus personnelle, de la part de personnes qui ont elles-mêmes lié leur destin matériel à l’afflux de dons et de souscriptions à leurs contenus.

Sur le fond, ils disposent cependant d’un argument de poids  : laisser planer l’idée d’un cessez-le-feu à un moment où la situation sur le front est aussi peu favorable à la Russie revient tout simplement à se tirer une balle dans le pied. Le point de vue le plus virulent, en la matière, semble avoir été formulé par le militant monarchiste et ultra-nationaliste Igor Guirkine, depuis sa prison, où il purge depuis janvier 2024 une peine de quatre ans pour « extrémisme », en lien avec ses critiques de la gestion de la guerre en Ukraine. Il affirmait dernièrement  : 

« L’Ukraine bénéficie désormais d’un appui sans réserve de l’Europe et d’un soutien inflexible des États-Unis. Le flot d’armes, de munitions et de mercenaires ne fait que s’accroître. Pour cette seule année 2025, quatre millions de drones sont promis, soit le double de l’année dernière. L’Ukraine a accumulé de solides réserves et a su les ménager tout au long des combats. Il y a bien longtemps que notre offensive est dans l’impasse, au point mort, malgré les pertes enregistrées. S’il doit y avoir des négociations, alors, au point de vue militaire, au point de vue du bon sens, c’est maintenant le moment opportun pour que l’Ukraine lance une contre-offensive et tâche au moins d’améliorer sa position grâce à ces succès. » 

Sans aller jusqu’à laisser entendre à l’ennemi qu’il ferait mieux de profiter de cette occasion pour attaquer, de nombreux commentateurs très suivis ont exprimé des vues approchantes, soulignant que les progrès militaires russes étaient trop limités pour que la perspective d’un cessez-le-feu ou de négociations de paix ait un quelconque sens stratégique.

À force de mystifier leur public, les influenceurs russes donnent l’impression d’avoir fini par se mystifier eux-mêmes.

Guillaume Lancereau

Surtout, les animateurs de ces chaînes nationalistes n’ont pas manqué de souligner un aspect sur lequel le personnel politique russe aurait, effectivement, toutes les raisons de porter son attention  : l’amertume annoncée des soldats de retour en Russie, dans l’hypothèse où les objectifs de guerre ne seraient pas atteints

Le blogueur Nikolaï Tretiakov, qui se présente comme « correspondant de guerre et parachutiste » dans l’armée russe, écrivait ainsi à ses 17 000 abonnés  : « Je suis sûr que beaucoup de soldats reviendront du front le cœur lourd, pleins d’aigreur, parce que tout cela n’aura pas mené aux objectifs que nous nous étions fixés ».

La guerre à outrance

Dans ces conditions, les influenceurs militaristes n’ont plus qu’un espoir  : celui de la guerre à outrance.

Plusieurs d’entre eux se sont raccrochés à des déclarations isolées de Vladimir Poutine, parlant d’une « guerre » en lieu et place d’une « opération militaire spéciale », pour en conclure qu’une guerre à plus grande échelle encore était en préparation et allait bientôt prendre la suite de l’affrontement en cours.

Il y a bien quelque chose de désespéré dans l’entretien de ce mythe militaire, qui voudrait que la Russie ait encore des réserves d’hommes et de matériel inexploitées ou secrètes, et que Vladimir Poutine ait, quelque part, un plan génial de victoire, dont les pseudo-négociations en cours ne seraient qu’un mouvement particulièrement rusé. 

« Il est clair, écrit l’un d’eux, que la Russie a encore les réserves nécessaires pour détruire non seulement le régime de Zelensky, mais aussi toute l’Ukraine, qu’elles ne sont pas encore engagées sur le terrain, et que la proposition de pourparlers de paix du 15 mai n’est qu’une manœuvre pour reprendre la main sur l’agenda. »

À force de mystifier leur public, les influenceurs russes donnent l’impression d’avoir fini par se mystifier eux-mêmes.

La chose la plus surprenante est qu’il y ait encore tant d’observateurs pour croire, à l’instar de la blogosphère nationaliste russe, que Vladimir Poutine est le Napoléon de notre temps, stratège et visionnaire, que chacune de ses erreurs apparentes est une manœuvre inspirée, là où il n’est qu’un politicien — peut-être plus habile que les autres — ou encore l’un des rares à faire de la politique à une époque qui y rechigne.