Dimanche 18 mai s’est tenu le second tour de l’élection présidentielle roumaine. Le maire centriste de Bucarest Nicusor Dan l’a finalement emporté sur George Simion, le candidat d’extrême droite pro-Trump et pro-Poutine.

Pour l’avenir de l’Union européenne, c’est évidemment une bonne nouvelle. 

Mais le coup n’est pas passé loin  : la montée en puissance de l’extrême droite en Europe centrale et orientale montre que l’Union doit impérativement se réformer d’urgence si elle veut pouvoir survivre et faire face aux agressions et aux ingérences du Kremlin et de la Maison-Blanche

Pourquoi l’extrême-droite poutinienne est-elle si forte en Roumanie et dans l’Est de l’Europe  ?

Comme dans tous les pays du bloc de l’Est, il n’y a pas eu en Roumanie après la Seconde Guerre mondiale de réel travail approfondi sur le fascisme et le racisme dans une société roumaine qui était déjà dominée par l’extrême droite avant même l’occupation allemande — avec la Garde de Fer, de sinistre mémoire, et la dictature d’Antonescu.

L’antifascisme est ainsi apparu essentiellement comme un discours officiel imposé de l’extérieur par l’occupant soviétique puis par la terrible dictature de Nicolae Ceaușescu à une société qui lui est restée en réalité largement imperméable dans ses profondeurs.

Après la chute du mur, les Roumains comme les autres habitants de l’Est de l’Europe, ont aussi vécu les décennies suivantes comme celle d’une conquête impériale, bien que pacifique, par des Européens de l’Ouest, avides et arrogants, qui se sont appropriés les richesses du pays. Ce sentiment de dépossession a probablement été encore plus marqué en Roumanie, un pays resté très rural, que dans d’autres comme la Tchéquie qui avaient malgré tout déjà une réelle culture industrielle et scientifique à faire valoir.

La Roumanie a beau être le deuxième pays de l’Union où le PIB par habitant a le plus progressé entre 2000 et 2024 derrière la Lituanie, cela ne compense pas ce sentiment d’une humiliation prolongée subie depuis trente-cinq ans : elle reste toujours malgré cette progression le second pays le plus pauvre des 27 devant la Bulgarie.

De plus, elle figure aussi parmi les pays d’Europe qui ont perdu le plus de population avec une chute démographique de 18 % entre 1990 et 2024 : un Roumain sur cinq manque désormais à l’appel notamment du fait de l’émigration.

Autrement dit, il n’y a pas de quoi donner le sentiment qu’un avenir radieux se prépare pour la Roumanie dans le cadre de l’Union.

Dans le contexte de la guerre contre l’Ukraine, la Russie n’apparaît pas seulement aux Roumains comme un empire menaçant.

Dans un pays resté d’autant plus conservateur que ses jeunes sont partis, Moscou fait aussi volontiers figure de Mecque orthodoxe, susceptible de protéger des valeurs traditionnelles menacées par une civilisation matérialiste occidentale dépravée. Ce sentiment, sur lequel la propagande poutinienne joue à fond, est très répandu dans l’Europe orthodoxe. 

De plus, la guerre, l’inflation et la crise énergétique qu’elle a suscitées, ont particulièrement touché des Roumains, restés comme beaucoup de leurs voisins de l’Est de l’Europe, très dépendants des combustibles fossiles russes. Entre le début 2022 et mars 2025, les prix ont augmenté de quasiment 30 % en Roumanie, soit deux fois plus que dans la zone euro. L’afflux de réfugiés ukrainiens a par ailleurs créé des difficultés supplémentaires pour les Roumains en matière de logement ou de marché du travail. En janvier dernier, on dénombrait 179 200 réfugiés ukrainiens en Roumanie contre 55 700 en France — c’est moins de 0,1 % de la population française mais 0,9 % de la population roumaine, soit 10 fois plus.

On voit mal comment la résistance de l’Union face à Trump et Poutine aurait pu survivre au basculement du domino roumain.

Guillaume Duval

Enfin, l’ouverture du marché européen aux produits ukrainiens, notamment agricoles, sans droit de douane, décidée pour soutenir l’économie du pays pendant la guerre, a beaucoup affecté les agricultures des pays limitrophes. Plus généralement la relative générosité européenne vis-à-vis de l’Ukraine en guerre passe mal dans un pays qui reste l’un des plus pauvres des 27. Les Roumains se sentent aujourd’hui volontiers délaissés par Bruxelles au profit des Ukrainiens. Sans oublier, comme en Hongrie, les séquelles de vieux litiges frontaliers mal réglés avec l’Ukraine qui agitent les nostalgiques de la grande Roumanie d’avant la seconde guerre mondiale. 

Bref, il est moins surprenant qu’il peut y paraître de prime abord que l’extrême droite pro-Poutine se renforce autant en Roumanie et dans d’autres pays de l’Est de l’Europe.

On relève néanmoins une donnée intéressante à partir du vote de la diaspora : lorsqu’on est un Roumain à l’étranger, on a plus voté pour Simion à l’Ouest de l’Europe qu’à l’Est.

Le « coup de chaud » du 18 mai 2024

Avec la défaite de l’extrême droite en Roumanie, l’Union a eu chaud.

Avec 19 millions d’habitants, c’est un poids lourd démographique : le sixième pays de l’Union par sa population derrière l’Allemagne, la France, l’Italie, la Pologne et l’Espagne. Aux côtés de Viktor Orban en Hongrie et Robert Fico en Slovaquie, l’élection de George Simion aurait transformé tout le flanc sud-est de l’Union, voisin direct de l’Ukraine, en bastion pro-Trump et pro-Poutine.

Certes, le Président Roumain ne dispose pas d’autant de pouvoirs qu’un Président de la République française et l’extrême droite n’est pas encore majoritaire au Parlement roumain.

Mais c’est lui qui représente le pays au Conseil des chefs d’États et de gouvernement européens. Et c’est lui aussi qui propose le futur premier ministre roumain. 

Avec Orban et Fico, Simion aurait donc disposé des moyens de bloquer les décisions qui doivent être prises à l’unanimité dans le cadre du Conseil européen — notamment celles qui touchent à la politique étrangère et de sécurité de l’Union comme les sanctions contre la Russie de Poutine qui doivent être renouvelées au cours des prochaines semaines. 

Depuis 2022, l’Union avait à peu près réussi à circonvenir Viktor Orban — moyennant des concessions coûteuses à chaque fois qu’il faisait du chantage au blocage fonctionnel des institutions. Cela avait continué bon an mal an d’être le cas même lorsqu’il avait été renforcé par l’arrivée de Robert Fico autour de la table du Conseil européen en 2023. Mais on voit mal comment la résistance de l’Union face à Trump et Poutine aurait pu survivre au basculement du domino roumain. 

Elle aurait été soumise à rude épreuve par un dysfonctionnement de cette ampleur dans un contexte surdéterminé par un contexte géopolitique qui remet les Européens face à des questions existentielles : la guerre ou la paix ; la vie ou la mort.

Certes, jusqu’ici la politique étrangère et de défense a toujours joué un rôle subalterne. L’essentiel des politiques communes européennes tournent depuis bientôt soixante-dix ans autour de l’économie : de l’agriculture au commerce, en passant par la monnaie, la concurrence et les multiples règles à respecter sur son marché intérieur… Ce sont des domaines dans lesquels les États membres de l’Union ont consenti des abandons de souveraineté considérables.

La politique étrangère et de défense est restée de la compétence des États qui ont tout juste accepté d’essayer de les coordonner à l’échelle européenne, à condition de respecter la règle de l’unanimité. 

Malgré ces apparences, le positionnement géopolitique de l’Europe dans les affrontements mondiaux a toujours été en réalité déterminant pour le processus d’intégration européenne.

S’il s’est enclenché autour de l’économie avec la CECA en 1950 puis la Communauté économique européenne en 1957, c’est parce que les Européens, épuisés par deux guerres mondiales successives, voulaient garantir la paix entre eux en développant leurs interdépendances économiques. Mais c’est aussi — et probablement surtout dans la tête de la plupart des acteurs — parce que les dirigeants de l’Europe de l’Ouest voulaient serrer les rangs afin — déjà — de résister à la menace russe. Tous considéraient en effet l’expansionnisme soviétique comme un danger mortel pour leur pays et les valeurs démocratiques qu’ils défendaient. 

Ce regroupement s’est fait autour de l’économie plutôt que de la défense parce que, dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, il était inimaginable de construire une armée européenne où des généraux allemands auraient commandé à des soldats français. La question de la sécurité en tant que telle était d’ailleurs déjà réglée à l’époque par un «  parapluie américain  » crédible. Il fallait surtout démontrer que, sur le plan du développement économique et du bien-être social, l’ouest de l’Europe pouvait faire beaucoup mieux que l’est.

Pour autant, si la construction européenne a été possible, si tous ces abandons de souveraineté successifs ont été consentis sur le terrain de l’économie, c’est bien parce qu’il existait ce consensus fondamental entre les Etats membres de l’Union sur leur positionnement géopolitique. Un consensus qui était partagé y compris par le Général de Gaulle même s’il était nettement moins atlantiste que les autres Européens.

Après la chute du mur, l’Union a poursuivi sur sa lancée avec le marché unique puis la monnaie unique.

Lorsqu’on est un Roumain à l’étranger, on a plus voté pour Simion à l’Ouest de l’Europe qu’à l’Est.

Guillaume Duval

La question russe ne se posait plus vraiment mais le consensus des Européens sur leur positionnement dans le monde était en réalité maintenu autour d’une croyance alors largement partagée en une « fin de l’histoire » où capitalisme et démocratie l’auraient définitivement emporté 

Depuis le début des années 2000, avec la montée en puissance de la Chine autocratique, les aventures américaines en Irak et les tensions au sein du monde musulman, l’agressivité croissante de Poutine, la première présidence Trump et les premières attaques contre l’Europe ; la question du positionnement géopolitique de l’Union avait fait un retour fracassant au premier plan du débat public européen. 

Cette interrogation est devenue existentielle avec la guerre d’agression lancée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine et, désormais, la trahison ouverte de Donald Trump et J. D. Vance à l’égard de l’Europe.

Des polarisations internes à l’absence d’un consensus sur la position géopolitique de l’Union

Mais il n’existe plus de consensus aujourd’hui entre Européens sur la position à adopter face à leurs ennemis.

On le constate en Hongrie et en Slovaquie mais aussi en Roumanie et en Bulgarie et à l’extérieur en Moldavie et dans les pays des Balkans, supposés rejoindre l’Union prochainement. Ce dissensus est manifestement profond et massif dans tout un sous-ensemble de pays situés dans une région stratégique pour l’Union.

S’il persistait, ce dissensus n’empêcherait pas seulement l’Union de se doter d’une politique extérieure et de défense digne de ce nom — et donc d’exister en tant qu’acteur géopolitique sur la scène mondiale — il risquerait aussi d’entraîner la remise en cause des autres politiques communes.

Pourquoi continuer à transférer des fonds vers des pays qui trahissent les intérêts et les valeurs de l’Union au profit de ses adversaires ?

Pourquoi tolérer plus longtemps le dumping — social et fiscal — qu’ils exercent au sein de l’Union ?

Pourquoi les laisser servir de tête de pont pour les firmes et les autres acteurs de nos ennemis au sein du marché unique ?

Cette absence de consensus sur le positionnement géopolitique de l’Union risque bien d’entraîner à terme la chute de l’ensemble de la construction européenne.

Pour éviter de voir l’Union se défaire, il faut tout d’abord prendre pleinement conscience des risques que comporte l’évolution de la situation dans beaucoup de pays d’Europe centrale et orientale, ce qui est encore loin d’être le cas pour l’instant. 

Et il faut ensuite en tirer les conséquences, en ce qui concerne les politiques spécifiques à mener vis-à-vis de ces pays, qui n’entendent plus désormais s’en laisser compter par les pays de l’Ouest de l’Europe — comme en ce qui concerne l’urgence de réformer en profondeur les règles institutionnelles qui régissent l’Union pour éviter sa paralysie, malgré tous les risques et complications que suppose un tel processus.

Le fait que l’élection d’un président roumain pro-Trump et pro-Poutine ait pu être évitée cette fois-ci ne dispense pas l’Union de cette remise en cause indispensable. Au contraire.