Nous sommes pris à revers. Au sortir de la guerre froide les Européens ont été, dans leur ensemble, confortés dans leur projet néo-kantien de construction d’un monde où la norme et le commerce auraient rendu la guerre impossible. Ils ont eu le sentiment que la dynamique inspirée par les pères fondateurs au lendemain de la Deuxième guerre mondiale allait progressivement se diffuser, non seulement dans leur voisinage, mais à terme sur toute la planète. Un monde post-historique advenait, qui rendait caduques les concepts belligènes de nation, de religion et de rapport de force. 

La suite des événements leur a donné tort et ils ont entamé une volte-face pour s’adapter à un monde qui les prend à revers à vive allure.

Où en sommes-nous aujourd’hui  ?

Un quart de siècle d’illusion

Il y a une conjonction entre l’accélération de la construction européenne et le désarmement. La chute de l’Union soviétique a été perçue comme le signal de la fin d’un cycle et le commencement d’une ère qui validait les fondamentaux de la construction européenne  : la paix par le droit, la norme et le commerce. La fin de la guerre froide correspond donc à une période faste pour l’Union qui a monopolisé les énergies politiques, diplomatiques et budgétaires, au détriment des enjeux de défense rendus caducs par la disparition de l’ennemi ultime. 

À l’égard du reste du monde, l’avenir était aux coopérations qui avaient vocation à s’approfondir presque automatiquement à l’image de l’« union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe » au cœur du projet européen. Au loin, la Chine devait mécaniquement devenir un acteur démocratique majeur en rentrant dans l’OMC, plus près de nous la politique de voisinage avait pour but de façonner progressivement les sociétés à l’est et au sud du continent pour une intégration progressive avec l’Union. Le processus de Barcelone en 1995 et le partenariat euroméditerranéen qui l’a suivi illustrent parfaitement cette logique d’intégration par le commerce  : une zone de libre-échange était prévue pour 2010 en préalable à l’intégration progressive des pays de la rive sud par des partenariats renforcés.

La fin de la guerre froide correspond à une période faste pour l’Union qui a monopolisé les énergies politiques, diplomatiques et budgétaires, au détriment des enjeux de défense rendus caducs par la disparition de l’ennemi ultime. 

Pascal Ausseur

Les forces armées des pays européens ont donc logiquement vu leur taille et leur rôle se réduire. Elles devenaient les outils de la sécurisation régionale face aux reliquats de violence, à travers les opérations de « maintien de la paix » ou de « rétablissement de la paix » qui se sont multipliées à partir des années 1990 (Angola, Haïti, Cambodge, Géorgie, Bosnie, Rwanda, Irak, Somalie, Côte d’Ivoire, Ethiopie, RCA, …), associées à des opérations de « police internationale » initiées avec ou sans mandat des Nations unies sous l’égide des Etats-Unis (Irak, Kosovo, Afghanistan, Somalie, Syrie, Mali) ou encore après le 11 septembre 2001 à la « guerre contre le terrorisme » (Syrie, Irak, Sahel). La centaine d’engagements militaires dans cette période correspondait à des guerres de choix, du fort au faible, censées garantir l’ordre, le droit et la sécurité. Elles se sont révélées coûteuses, inefficaces et contre productives car elles ont montré les limites de l’action occidentale et elles ont incité d’autres à emprunter la même voie.

Pour les Européens, cette période est celle des illusions. En l’absence de menace existentielle sur nos pays et nos sociétés, les forces armées ont été cantonnées à un rôle d’action extérieure, pour intervenir à volonté contre des adversaires le plus souvent désarmés. C’est l’époque de la « gestion de crise  », de l’« approche globale civilo-militaire » et des opérations en coalition coordonnées et contrôlées par l’armée des États-Unis qui restait seule véritablement capable. Entre 1990 et 2015 les armées européennes ont réduit leurs budgets et leurs capacités militaires, compensant leur faiblesse par une meilleure capacité à intervenir ensemble, au sein de l’OTAN bien sûr (la France rejoint ainsi logiquement la structure militaire intégrée en 2009), mais également au sein de l’Union (depuis le lancement de la PSDC en 1999 et la première opération Concordia en Macédoine en 2003, 13 opérations militaires ont été conduites en 2015, 18 à ce jour). 

Malgré la volonté française d’autonomie, dont l’objectif implicite était de créer une forme d’OTAN européenne, la faiblesse militaire des Européens les empêchait d’imaginer une émancipation de la tutelle protectrice américaine. Les opérations autonomes de l’Union sont donc restées de taille et d’ambition réduites. Les difficultés rencontrées par la France pour mobiliser les européens en soutien de ses interventions au Mali et en République centrafricaine en 2013-2014 en ont été des illustrations. 

La Russie revient, les États-Unis s’éloignent — l’Europe cherche des capacités

Le retour progressif de la menace russe, à partir de l’invasion de la Géorgie en 2008 mais surtout de l’annexion de la Crimée en 2014, a été concomitant avec l’importance moindre accordée par l’allié américain à la sécurité européenne, à partir du pivot vers l’Asie initié en 2011 par Barack Obama et amplifié par les administrations suivantes. Ce double mouvement a créé une nouvelle vulnérabilité et impulsé une nouvelle dynamique au sein de l’Union, moins orientée sur l’autonomie (il faut garder les Américains à bord le plus longtemps possible) et sur les petites opérations (la stabilisation devient un sujet secondaire) et plus concentrée sur l’acquisition de capacités militaires pour faire face à l’éventualité d’une guerre majeure. 

Plusieurs initiatives ont vu le jour  : le Fonds européen de défense destiné à soutenir la coopération en matière de recherche et de développement de technologies de défense en 2016 (8 milliard d’euros sur 7 ans), la Facilité européenne pour la paix  en 2021 qui permet de financer des dépenses communes de défense (17 milliards d’euros de 2021-27) et le mécanisme EDIRPA 1 en 2024, destiné à cofinancer des achats collectifs d’équipements de défense, pérennisé par le programme européen pour l’industrie de défense (EDIP) visant à développer la BITDE.

Cet effort est considérable  : les budgets de défense européens ont ainsi atteint 552 milliards d’euros en 2023, soit 62 % d’augmentation depuis 2014 2, se rapprochant des 2 % du PIB en moyenne. Il ne répond cependant pas totalement aux enjeux, tant il est marqué par des déficiences structurelles.

La première est liée aux fortes disparités entre les pays, liées au phénomène de rattrapage (la France et le Royaume-Uni augmentent moins leurs dépenses déjà importantes) et à la perception de la menace russe (les pays d’Europe orientale et centrale augmentent davantage) 3. Le comportement de « passager clandestin » est confirmé et la sécurité collective assumée par quelques grands pays (États-Unis et, dans une bien moindre mesure, France et Royaume-Uni).

La situation économique et financière des Etats européens est également un frein à la pérennité d’un effort dans la durée. L’inflation grignote les budgets, les difficultés économiques renforcent le dilemme « beurre contre canons » et la dette devient un sujet majeur. Le maintien de l’effort de défense sera un défi politique majeur dans les années à venir.

L’urgence que présente la menace russe pour les pays d’Europe de l’est impose un réarmement rapide qui ne s’embarrasse pas d’une vision stratégique de long terme. L’achat sur étagère d’équipements américains est pour eux une solution pertinente qui présente l’avantage supplémentaire d’inciter le protecteur américain à maintenir son soutien. Donald Trump a déjà explicité cette conditionnalité pratiquée plus discrètement par ses prédécesseurs. L’ouverture des budgets européens de développements capacitaires aux États non-UE est une réponse à ce chantage et s’accentuera inévitablement. Le siphonage des ressources financières qui en résulte empêche de développer une capacité autonome de défense européenne, rendant notre continent encore plus dépendant de son grand allié — et encore plus vulnérable en cas de lâchage. La bascule opérée par Donald Trump en rejoignant le camp des révisionnistes est donc le scénario cauchemar pour les Européens.

L’effort est considérable  : les budgets de défense européens ont atteint 552 milliards d’euros en 2023, soit 62 % d’augmentation depuis 2014, se rapprochant des 2 % du PIB en moyenne. 

Pascal Ausseur

La conflictualité se banalise aussi au sud : l’Europe devient une proie

Ce réarmement capacitaire d’urgence face à la Russie, outre qu’il pose la question de l’autonomie des Etats européens, ne répond pas totalement au défi auquel ils sont confrontés, marqué par une course contre la montre pour répondre à leur vulnérabilité croissante.

La menace russe n’a pas réduit l’insécurité croissante au sud de l’Europe. Au contraire, la posture anti-européenne de Moscou apporte un argumentaire supplémentaire et un soutien concret à tous les acteurs, étatiques ou non, qui analysent les évolutions du monde au prisme de la désoccidentalisation et du crépuscule d’une Europe décadente. Le dynamisme d’un Islam conquérant au sud de l’Europe cristallise l’incompréhension et le ressentiment à l’égard d’un modèle politique et social perçu comme indigne et condamnable. Les Européens sont présentés par leurs opposants, à l’est ou au sud, comme repus, nantis, donneurs de leçon, coupables, faibles et lâches. Progressivement, la figure de l’Europe-Bouc émissaire se propage dans les représentations des populations et des chefs d’Etats et les inhibitions tombent. L’agressivité turque à l’égard de la Grèce ou de la France, l’instrumentalisation assumée des migrations vers l’Europe, l’indifférence face à l’attaque russe en Ukraine, l’identification du conflit Israélo-Palestinien au colonialisme européen ou des attaques Houthis sur le commerce maritime en mer Rouge sont autant d’illustrations de l’affaiblissement de la posture européenne. 

L’Europe ne fascine plus et ne fait peur à personne.

Ce changement de regard est d’autant plus préoccupant que nos compétiteurs se sont renforcés pendant que nous nous affaiblissions. Emportés par notre assurance post-historique, convaincus de notre suprématie et de la bienveillance de nos voisins, nous avons participé à la dissémination des technologies et des armements qui réduisent voire annulent notre supériorité d’antan. Les sous-marins turcs (U214 d’origine allemande) ou algériens (Kilo 636 améliorés dotés de missiles de croisière Kalibr d’origines russes), les missiles anti-aérien russes S400 dont sont dotés les forces turques, les drones turcs TB2/3 ou leurs équivalents qui se généralisent, les missiles antinavires d’origine iranienne houthis (de croisières Sayyad et Sejjil ou balistiques Mayun) sont des exemples de cette prolifération technologique qui place les Européens en situation de fragilité, sur mer, dans les air et également sur leur territoire 4. Le refus de nombreuses marines européennes de participer aux opérations de sécurisation du trafic en mer Rouge en raison des risques pour leurs navires de guerre est un bon indicateur de ce rééquilibrage de la balance des potentiels militaires entre les Etats européens et leur sud.

Emportés par notre assurance post-historique, convaincus de notre suprématie et de la bienveillance de nos voisins, nous avons participé à la dissémination des technologies et des armements qui réduisent — voire annulent — notre supériorité d’antan. 

Pascal Ausseur

En parallèle de ce retour des menaces conventionnelles, l’insécurité représentée par les acteurs non étatiques n’a pas disparu. Concernant la menace terroriste, la phase de « marée basse » 5 du djihadisme européen que nous avons connu depuis quelques années pourrait se terminer à la faveur des déstabilisations au Sahel et en Syrie, alors que les sociétés européennes ne semblent pas mieux armées pour y faire face aujourd’hui. De son côté, l’augmentation de la criminalité (89 000 morts dans le monde en 2017) 6, notamment des trafics de stupéfiants et d’êtres humains, déstabilise les pactes sociaux du continent et crée des secousses politiques qui fragilisent les institutions et leur résilience. 

Cette vulnérabilité est déjà instrumentalisée par les acteurs géopolitiques (Maroc, Algérie, Tunisie, Turquie, Russie). Elle donne un levier particulièrement efficace à la Russie qui, confrontée à une résistance inattendue en Ukraine, a ouvert un front assumé dans le domaine hybride — sur la rive nord, bien sûr, pour légitimer la guerre en Ukraine, saper la cohésion nationale et fragiliser les sociétés démocratiques, mais également sur la rive sud en favorisant l’éviction des Français et des Européens du Sahel et d’Afrique sub-saharienne ce qui lui donne les coudées franches pour agir sur les flux criminel, migratoire et d’information à destination de l’Europe. Dans ce domaine, l’action de Moscou entre en synergie avec d’autres acteurs régionaux comme Alger ou Ankara.

Revenir dans l’Histoire

L’Europe en 2025 est ainsi confrontée à une réalité qu’elle n’attendait pas  : à l’est une menace géopolitique, et au sud un ressentiment agressif. Une jonction de ces antagonismes est possible dans une forme de revanche portée par des modèles antimodernes. Elle pourrait aboutir à une menace existentielle pour l’Europe, sa sécurité, sa souveraineté et ses valeurs. L’heure est donc à la lucidité, au courage et à l’ouverture.

Il faut d’abord faire le deuil des illusions perdues. L’Europe a des frontières et ni la Russie, ni la Turquie, ni la rive sud de la Méditerranée n’en font partie. Nos voisins refusent d’adhérer à ce qu’ils identifient comme un modèle dépassé et nous devons l’accepter en dépit de la déception narcissique que nous ressentons à l’égard d’une civilisation qui s’est pensée comme précurseure d’un projet universel. Cette différence revendiquée par nos interlocuteurs nous impose de clarifier ce qui fait la spécificité de l’identité européenne qui ne se limite pas, comme nous l’avons cru, au libre-échange et au droit. Le fait démocratique, fondé sur l’identité des conditions chère à Tocqueville, s’il n’est pas exclusivement européen et s’il ne résume pas notre singularité, fait partie de la matrice qui réunit les sociétés du continent. Il faudra probablement questionner également le rapport entre identités nationale et européenne. 

La redécouverte de notre spécificité européenne assumée nous permettra sans doute de mettre en place des relations plus saines et plus apaisées avec notre voisinage. En acceptant l’Autre dans sa différence, en identifiant les objectifs qui nous opposent et les intérêts qui nous rapprochent, nous rassurerons nos interlocuteurs sur nos intentions (pas de changements de régime ou de culture, à la mode coloniale) et nous pourrons élaborer une stratégie plus claire et plus équilibrée (ce qui est une autre revendication de nos voisins du Sud). Sur ce point, le retrait du dossier de l’élargissement du portefeuille de la commissaire Suica en charge des relations entre l’Union et ses voisins méditerranéens est une clarification apaisante.

La dissuasion nucléaire ne couvre évidemment pas de nombreux scénarios d’agression que nous ne sommes plus en mesure aujourd’hui de parer.

Pascal Ausseur

La compétition quelquefois violente ne sera pas absente de ces relations, d’autant plus que nos partenaires assument leur opposition, sont conscients d’un rapport de force plus équilibré et ne rechignent pas à l’emploi de la force armée. Il nous faudra donc faire preuve de courage pour être en mesure de dissuader le chantage ou l’agression. La dissuasion nucléaire ne couvre évidemment pas de nombreux scénarios d’agression que nous ne sommes plus en mesure aujourd’hui de parer. Il nous faut donc réapprendre à intégrer le risque dans notre vie quotidienne et à faire peur par des menaces de frappes en premier et de représailles. Cela nous impose un effort en termes de capacités autonomes, de courage politique et de force morale. 

Mais il ne suffit pas d’être présent dans le jeu de la force : les Européens doivent réapprendre la manière de créer les conditions de la paix, c’est-à-dire, à faire de la politique. 

La prise en compte des intérêts de chacun, des rapports de force et des compromis doit permettre d’élaborer une stratégie qui devra arbitrer entre les objectifs partagés et ceux qui ne le sont pas. Si avec la Russie, le rapport de puissance géopolitique dominera, autour de la Méditerranée, les sujets de partenariat possibles sont nombreux : migration, gestion de l’eau, agriculture, énergie, protection civile, santé, tourisme, rapatriement des chaînes de valeur, …

À l’est comme au sud, et désormais également à l’ouest, il est encore temps pour l’Europe de s’adapter à ce monde qui a brutalement modifié les relations qu’elle avait tenté de mettre en place avec son voisinage.

Sources
  1. European Defence Industry Reinforcement through Common procurement act
  2. Euronews-SIPRI, 22 avril 2024
  3. Julien Malizard, Augmentation des dépenses de défense en Europe : du discours à la réalité budgétaire, FRS, 15 juin 2023.
  4. Atlas de la Méditerranée et du Moyen-Orient, 2024, FMES
  5.  Hugo Micheron, La Colère et l’oubli, Gallimard, 2023.
  6. « La gangstérisation du monde », La documentation française, Questions internationales, juin-septembre 2024