Dans le contexte de l’après guerre froide, la Turquie semble en position favorable pour tirer un parti avantageux de l’évolution de son environnement géopolitique en vue de développer une politique étrangère à 360°, en particulier avec son voisinage, et d’en retirer un supplément de sécurité et de prospérité.
D’une part, la marge d’action des puissances moyennes dont elle fait partie s’est accrue. Avec la mondialisation, la soumission à une superpuissance s’est relativisée : des États anciens ou nouveaux peuvent maintenant se doter d’une politique étrangère qui dépasse le cadre de leurs relations de voisinage.
D’autre part, la Turquie bénéficie d’une montée en puissance démographique et économique, au moins jusqu’aux difficultés actuelles. Le développement de ses échanges accroît l’influence de ses entreprises et démontre leur capacité à offrir à un vaste groupe de pays en croissance des produits de qualité intermédiaire, suffisamment élaborés, mais encore relativement bon marché.
Ainsi, des perspectives existent aux quatre points cardinaux : au nord (avec le Caucase et la Russie), à l’est (avec les pays turcophones d’Asie centrale et la Chine), au sud (avec les pays arabes et africains), sans oublier l’ouest (puisqu’elle est en union douanière avec l’Union européenne).
Dans quelle mesure la Turquie a-t-elle su exploiter ces avantages ? Trois décennies après la fin de la guerre froide, est-elle parvenue à valoriser son avantage géopolitique et à accroître son indépendance ?
Une politique étrangère fondamentalement révisionniste
À la différence d’Atatürk, qui avait configuré sa politique étrangère en opposition avec celle du gouvernement impérial, Erdoğan puise dans trois composantes différentes, sinon opposées, en fonction de ses préoccupations du moment, notamment en politique intérieure : la nostalgie impériale, le nationalisme hérité de la période kémaliste et l’islamisme.
Des séries télévisées ayant bénéficié d’une large audience ont fait revivre les siècles d’or de l’empire ottoman. Elles avaient pour objectif de réhabiliter un passé que la république kémaliste avait fortement décrié 1 en raison de la décadence de l’empire et de sa fin calamiteuse. Ce nouveau catéchisme offert à la consommation des masses a bien pris quelques libertés avec la réalité : mais pendant quatre siècles, le sultan khalife a confondu en sa personne les pouvoirs politiques et religieux, ce qui fait l’affaire des islamistes.
Après la chute de l’empire, Kémal a opéré un tournant radical, en mettant l’accent sur l’indépendance conquise entre 1918 et 1923 et imposée aux puissances au traité de Lausanne. Tout en étant vouée à la création d’un État nation sur le modèle occidental, la Turquie s’est affirmée discrètement révisionniste et ses successeurs le sont toujours, notamment vis-à-vis des minorités turco-musulmanes des pays voisins. En août 1955 2, alors qu’elle avait renoncé à Chypre à Lausanne 3, elle a accepté l’invitation britannique à participer à une conférence tripartite concernant son avenir, avant qu’une bévue monumentale des colonels grecs lui permette d’y débarquer avec le feu vert du Secrétaire d’État Kissinger, d’occuper sa partie nord et d’y procéder à un complet nettoyage ethnique.
Depuis 2002, la Turquie s’est trouvée d’autres ambitions, avec l’introduction de l’islam politique dans sa politique étrangère. Bien que l’AKP à ses débuts ait voulu se présenter comme un parti « démocrate islamiste » en référence aux démocrates-chrétiens, son orientation autoritaire l’a entraînée vers l’idéologie des Frères musulmans. Bien qu’on en ait longtemps douté, elle correspond aux convictions profondes d’Erdoğan et de son entourage : fidélité à l’objectif final de restaurer la shariah, mais habileté dans les méthodes. D’où sa sympathie pour le Hamas et le Qatar qui partagent ses vues. Parce que l’islamisme a aussi besoin d’ennemis, elle a pris des postures de plus en plus anti-occidentales, au grand désespoir de ses diplomates.
L’évolution du régime le conduit à accorder de plus en plus d’importance à cet investissement pseudo-religieux, en confiant des budgets très élevés au service des affaires religieuses (le Diyanet), aux confréries et aux charities qui mixent les opérations humanitaires avec la propagande islamiste. Pendant longtemps, cet activisme n’a suscité qu’un intérêt poli en Occident, où on l’a cru destiné à la consommation intérieure.
Bien que l’AKP à ses débuts ait voulu se présenter comme un parti « démocrate islamiste » en référence aux démocrates-chrétiens, son orientation autoritaire l’a entraînée vers l’idéologie des Frères musulmans.
Jean-François Drevet
Le régime a réalisé une synthèse islamo-nationaliste assez habile pour être adoptée par une grande partie de son opinion intérieure. Lors des dernières élections locales, il semble que cette politique ait compensé les effets d’un contexte économique désastreux et de la gestion calamiteuse du séisme de 2022. Comme sa politique agressive lui a procuré des voix au-delà de sa clientèle islamiste, notamment dans le camp nationaliste, Erdoğan a intérêt à la poursuivre, au moins pour consolider sa base électorale, qu’elle soit islamiste, nationaliste ou les deux à la fois.
En politique étrangère, il est tentant de relativiser le poids de l’idéologie : on espère souvent qu’une fois arrivés au pouvoir, les radicaux vont s’adapter aux réalités et renonceront à leurs postures extrémistes. En persistant à espérer le retour de l’enfant prodigue, le Département d’Etat et dans une moindre mesure le Pentagone y ont vu une distraction temporaire, ne pouvant croire que la Turquie avait intérêt à se priver des avantages de quatre décennies d’alliance occidentale. À Londres comme à Washington où l’on souhaitait l’adhésion de la Turquie à l’Union, il était bien commode de prendre Erdoğan pour un modéré 4, voire un opportuniste, en dépit des signes convergents qu’il était resté un islamiste fervent.
En contestant les traités déjà signés, notamment celui de Lausanne qui définit les frontières de la Turquie, ainsi que le traité de non-prolifération nucléaire, Erdoğan apporte sa contribution à la déstabilisation d’une région qui n’en a vraiment pas besoin. En accompagnant ses discours belliqueux d’investissements militaires massifs, alors que sa sécurité est assurée par l’OTAN, il cherche à réduire celle de ses voisins et par extension celle de l’Union européenne 5.
Un pays qui s’arme sans être menacé a nécessairement des intentions agressives. À ceux qui estiment que la Turquie exerce une fonction stabilisatrice au Proche Orient, comme il en existe encore à Bruxelles et à Washington, on peut répondre que ce n’est plus le cas depuis longtemps.
À Londres comme à Washington où l’on souhaitait l’adhésion de la Turquie à l’Union, il était bien commode de prendre Erdoğan pour un modéré, voire un opportuniste, en dépit des signes convergents qu’il était resté un islamiste fervent.
Jean-François Drevet
Dans la mesure de ses moyens, le gouvernement turc s’estime fondé à poursuivre cette approche et à rechercher des appuis en dehors du camp occidental, dans des pays qui peuvent partager ses vues, qu’ils soient ou non islamistes. Cela fait de sa politique étrangère un produit fondamentalement révisionniste, comme celles de la Hongrie ou de l’Allemagne au cours des années 1930.
Les ambitions et les réalités de la « Weltpolitik » turque
Si la Turquie n’est pas la seule puissance à œuvrer ainsi dans le contexte de la mondialisation, elle y est particulièrement active, avec le désir bien affirmé d’y valoriser son identité musulmane. En développant ses relations avec les pays islamiques, la Turquie montre un intérêt particulier pour le Pakistan en tant qu’acteur majeur dans le « nuclear black market » et le « nuclear smuggling », qui a bien aidé la Corée du Nord. Comme les mollahs iraniens, les religieux turcs justifient la mise au point d’une « bombe islamique » en invoquant le « danger sioniste ». Afin de réduire sa dépendance énergétique, elle veut se doter de 3 centrales nucléaires, dont celle d’Akkuyu en cours de construction sous contrôle russe. Bien qu’elle soit signataire du traité de non-prolifération, des interrogations persistent sur l’utilisation future du plutonium des fonds de cuve, dans le contexte d’un accroissement du risque de prolifération nucléaire au Moyen-Orient.
Par ailleurs, la Turquie a repris la vieille ambition des Jeunes Turcs de rassembler les peuples de langue ouralo-altaïque par la création de l’OTS, Organisation des États turcophones. Elle y joue le rôle principal, sans que son volontarisme lui ait procuré plus d’avantages qu’une intensification des échanges. En Afrique subsaharienne, la Turquie cherche à se placer, même dans des pays faillis comme la Somalie, où elle a installé une grande base militaire.
Quand Erdoğan décide d’acheter à la Russie un bouclier anti-missiles S-400, il ne peut ignorer qu’il est incompatible avec le système de défense OTAN. Mais il est surpris par les mesures de rétorsion américaines, dont l’exclusion du programme de construction des nouveaux avions F-35. Cependant, les relations ne sont pas allées jusqu’à la rupture. Ce n’est que récemment que le Pentagone s’est mis à la recherche d’autres partenariats militaires, en se rapprochant de la Roumanie, de la Grèce et de Chypre. La relation bilatérale serait-elle « réparable », en dépit de l’hostilité viscérale d’Erdoğan vis-à-vis d’Israël et de sa dépendance croissante à l’égard de la Russie ?
À l’OTAN, Erdoğan espère autant de passivité du nouveau Secrétaire général Mark Rutte que de son prédécesseur. Bien que son chantage à l’adhésion de la Suède et de la Finlande ne lui ait pas rapporté grand-chose, il entend continuer à utiliser sa capacité de nuisance, aussi longtemps que les États membres qui affirment comprendre le « souci de sécurité de la Turquie » (ce que leur a souvent rappelé l’Ex-Secrétaire général Stoltenberg) ne lui tiendront pas un langage plus ferme. En exploitant la règle de l’unanimité, elle veut rester dans l’Alliance pour bloquer les relations avec l’Union et Israël, ou agir en cheval de Troie au service de la Russie. Des mesures de mise en quarantaine ont été proposées 6 : transférer les infrastructures OTAN dans d’autres pays, exclure les délégués turcs des groupes de planification et de collecte des renseignements. Mais ceux qui s’y opposent estiment qu’une Turquie hors OTAN serait encore plus nuisible à l’Alliance, si elle rejoignait explicitement un groupe de puissances hostiles à l’Occident.
Après la fin de la guerre froide, les relations avec Moscou s’étaient améliorées 7. En 2015, opposé à l’intervention massive de Moscou au secours de Bachar el Assad, Erdoğan n’a pas hésité à faire abattre un avion russe aventuré pendant 17 secondes dans l’espace aérien turc, un acte rarissime, même au temps de la guerre froide. Le Kremlin ayant pris des mesures de rétorsion efficaces, la Turquie s’est inclinée : augmentation des échanges par des achats massifs de gaz naturel, recours à Rosatom pour construire la centrale nucléaire d’Akkuyu et achat du bouclier anti-missiles S-400. Elle est donc entrée dans la dépendance du Kremlin, que la guerre en Ukraine a transformé en interdépendance.
Elle n’applique pas les sanctions occidentales, une politique qui procure aux deux pays des avantages appréciables. Mais la convergence entre les deux dictateurs n’est pas naturelle : Erdoğan se croit l’égal de Poutine, alors que celui-ci le considère comme un subordonné. En Syrie, la Russie a retrouvé l’accès à la Méditerranée qui lui avait manqué du temps de la guerre froide. Depuis 2022, la Turquie ayant fermé les Détroits aux navires de guerre, conformément au traité de Montreux, ses bases dans le nord-ouest syrien, navale à Tartous et aérienne à Hmeimin sont devenues précieuses, notamment pour ses engagements en Afrique subsaharienne 8.
La convergence entre les deux dictateurs n’est pas naturelle : Erdoğan se croit l’égal de Poutine, alors que celui-ci le considère comme un subordonné.
Jean-François Drevet
Les islamistes turcs seraient-ils intoxiqués par la vision d’une « inflated Turkey », qui rappelle la fable de « La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf » de La Fontaine ? Si la mise en œuvre de leur idéologie impliquait une certaine forme de distanciation d’avec le camp occidental, elle pouvait se pratiquer avec diplomatie. Mais comme la politique étrangère est devenue un produit de consommation intérieure, avec des bénéfices électoraux significatifs, Erdoğan préfère multiplier les incidents pour se valoriser vis-à-vis de son opinion publique.
Des relations de voisinage exécrables
Puissance moyenne, la Turquie entend d’abord s’affirmer dans son espace régional. Les relations de voisinage qui n’ont jamais été très bonnes se sont donc fortement détériorées.
Avec Israël, en croyant se concilier les pays arabes, Erdoğan a systématiquement dégradé une relation qui avait été élevée au rang de partenariat stratégique dans les années 1990. Mais au positionnement idéologique discret du début des années 2000, Erdoğan a substitué une sympathie de plus en plus ouverte en faveur du Hamas. Cette complicité découle d’une solidarité militante profonde et durable entre Frères musulmans, qui inclut aussi le Qatar 9. Depuis que la guerre ravage la zone de Gaza, Erdoğan multiplie les déclarations belliqueuses, propose des sanctions et prétend faire la guerre à Netanyahou.
La menace de « libérer Jérusalem des juifs », l’activisme pseudo-humanitaire turc sont-ils seulement une affaire d’idéologie ? Doivent-ils être pris au sérieux ? Quel intérêt pour cette politique en dehors de quelques bénéfices hypothétiques auprès d’un monde arabo-musulman travaillé depuis des décennies par la propagande ? Les relations entre Tel-Aviv et Ankara sont-elles parvenues au point de non-retour ? Le vide créé en Syrie après la chute du régime Assad va-t-il déboucher sur un affrontement direct ou un partage implicite de la Syrie ?
Après avoir cru que les Frères musulmans prendraient le pouvoir à Damas, la Turquie s’est polarisée sur le nord, où les Kurdes syriens ont créé la région autonome du Rojava, un casus belli pour Ankara qui les prétend soumis au PKK. Erdoğan ayant repris la politique anti-kurde de ses prédécesseurs, l’élimination des autonomistes kurdes est devenue son obsession. Mais parce qu’ils sont un rempart contre Daesh, les Kurdes ont bénéficié d’un important soutien des États-Unis et de la France, elle-même en butte à des attentats islamistes. En dépit des réticences de Washington et des Européens, la Turquie a mené trois offensives en Syrie et pris le contrôle direct de 9000 km² de zones soi-disant de sécurité de l’autre côté de sa frontière, ce qui lui paraît toujours insuffisant : son objectif explicite est d’anéantir le Rojava en éliminant les Kurdes par la poursuite du nettoyage ethnique déjà effectué à Afrin.
Elle attendait l’arrivée à la Maison blanche de Donald Trump, qui s’était montré bien plus compréhensif que Biden lors de son premier mandat 10. Entretemps, la Turquie a suivi l’exemple de l’Iran en recrutant une milice qu’elle a formée et armée pour exécuter ses basses œuvres, sous le nom d’Armée syrienne libre. Ses exactions sont documentées dans un rapport accablant des Nations unies 11. Le groupe HTC 12, qui était dépendant de la Turquie avant de prendre le pouvoir à Damas en décembre 2024, peut-il s’affranchir de cette pesante tutelle ?
En apparence, Erdoğan semble le grand vainqueur : il est en position de force pour conquérir le nord de la Syrie, puisque son armée a déjà franchi la frontière, avec ses drones et ses milices. L’Iran est hors jeu, mais il n’est pas certain qu’il en soit de même avec la Russie. Le vrai gagnant serait Israël, qui a affaibli l’axe de la résistance et veut en recueillir les fruits et pas seulement au Golan. Par ailleurs, aucun pays arabe ne souhaite que la Turquie se maintienne en Syrie, ce qui rejoint les préoccupations des puissances occidentales qui redoutent la résurgence de Daesh 13.
La question kurde hante la Turquie depuis la fondation de la république. Comme le Royaume-Uni avec l’Irlande au 19e siècle, elle s’est montrée assez forte pour réprimer, mais incapable de trouver une solution à un problème qui n’a fait que prendre de l’importance. Face aux islamistes, les Kurdes représentent un pôle de résistance, en raison de leur sécularisme et de leur progressisme social. C’est pour cela qu’ils sont à la fois perçus comme une menace par les traditionnalistes et les nationalistes. En s’opposant à l’octroi de droits culturels et régionaux, le gouvernement d’Ankara a cru éliminer leurs aspirations. Mais chaque fois qu’ils ont pu s’exprimer librement, les Kurdes ont donné de larges majorités aux autonomistes.
Pendant longtemps, les trois voisins de la Turquie les ont aussi réprimés. Mais l’affaiblissement des régimes irakien puis syrien leur a ouvert une fenêtre d’opportunité. Depuis la 1ère guerre du Golfe (1990), le nord de l’Irak jouit d’une autonomie de fait. Et depuis 2011, les Kurdes syriens ont pu s’organiser dans le nord-est. En Irak, la Turquie est parvenue à des accommodements qu’elle se refuse à accepter en Syrie du nord. Il en résulte une internationalisation du problème, appelé à prendre une nouvelle dimension si le régime des mollahs, lui aussi hostile aux Kurdes, venait à s’affaiblir.
Face aux islamistes, les Kurdes représentent un pôle de résistance, en raison de leur sécularisme et de leur progressisme social : ils sont ainsi à la fois perçus comme une menace par les traditionnalistes et les nationalistes.
Jean-François Drevet
En Libye, la Turquie a vu dans la chute de Kadhafi une opportunité pour ses alliés islamistes. Dans le chaos qui a suivi, elle est allée jusqu’à intervenir directement en appui au gouvernement de Tripoli, en lui apportant un appui militaire, en violation de l’embargo sur les armes décrété par l’ONU 14. Cette politique aventureuse, qui avait aussi pour objectif de créer des difficultés supplémentaires à l’Egypte, en lutte contre les Frères musulmans, est aussi un moyen d’obtenir des concessions pétrolières et d’étendre la ZEE turque en Méditerranée centrale.
À Bakou, Ankara n’a pas ménagé son appui, qui s’est révélé très efficace dans la conquête du Karabagh. Sa politique agressive a produit un résultat concret qui devrait faire réfléchir ses voisins. Sévèrement battus, les Arméniens ont dû se résigner à un nettoyage ethnique de plus au bénéfice des turcophones : 120000 civils ont été déplacés dans un silence assourdissant qui contraste avec le tapage autour de Gaza. Dans quel mesure ce succès des drones turcs est-il de nature à renforcer la présence d’Ankara dans le Caucase ?
La Turquie occupe donc plusieurs territoires qui ne lui appartiennent pas et espère s’y maintenir : à Chypre (depuis 1974), dans le nord de la Syrie et de l’Irak où elle fait la chasse aux Kurdes, sans être dérangée par des mouvements de protestation de la communauté internationale, ce qui l’encourage à redéfinir ses frontières à son profit.
Dans tout ce chaos, elle n’a conservé que deux amis, le Qatar et l’Azerbaïdjan. Avec Doha, c’est la solidarité entre Frères musulmans qui fait affluer les aides : la Turquie en a bien besoin et le Qatar, qui craint les autres pétromonarchies, s’est placé sous sa protection. Désormais libéré de l’hypothèque du Karabagh, l’Azerbaïdjan n’a plus besoin de la Turquie et il est même en position de force, en tant qu’exportateur de gaz naturel. Restera-t-il aux ordres d’Erdoğan ?
Les difficultés avec l’Union européenne
Les relations couvrent un vaste domaine, bien analysé dans les rapports annuels de la Commission et du SEAE. En termes diplomatiques, parfois optimistes, l’état de rapprochement avec l’Union est décrit comme « early stage of preparation », « moderately prepared », « making some progress », bien que « the overall human rights situation in the country has not improved and remains an issue of concern », alors que les éditions précédentes indiquaient plus clairement : « Turkey is backsliding » 15.
Hors du contexte, devenu inaccessible, de l’adhésion, les efforts pour maintenir des relations avec un « key partner », ne sont pas nécessairement plus productifs. L’Union fait la promotion d’un « high level dialogue », pâle produit de substitution sur des sujets d’intérêt commun : affaires commerciales, visas, migrations et droit d’asile, lutte contre le terrorisme et gestion des aides financières.
En fait, « le projet chaque jour réaffirmé du président turc … est un projet panislamique régulièrement présenté comme anti-européen, dont les mesures régulières vont plutôt à l’encontre de nos principes » 16. Cela ne paraît pas en mesure de changer : l’islamo-nationalisme d’Edoğan a des chances de lui survivre, car l’opposition laïque est faible : deux décennies de propagande frériste et les poussées de populisme qui affectent la Turquie comme beaucoup d’autres pays vont aussi dans ce sens.
Son projet géopolitique, ouvertement révisionniste dans sa rhétorique et agressif dans ses actes, est incompatible avec celui de l’Union, dont la raison d’être est le respect des traités et le recours à la négociation. D’après le rapport annuel, le degré d’alignement de la politique étrangère turque avec celle de l’Union (la PESC) est minimal : 5 % en 2024, en recul par rapport à 2023 (9 %).
Hors du contexte, devenu inaccessible, de l’adhésion, les efforts pour maintenir des relations avec un « key partner », ne sont pas nécessairement plus productifs.
Jean-François Drevet
Ankara entretient des relations de voisinage exécrables avec plusieurs États membres et mène une politique transactionnelle sur des politiques très sensibles pour l’Union, notamment la gestion des migrations et la lutte anti-terroriste. Comme l’OTAN, l’Union s’est montrée souvent passive, en attribuant l’agressivité turque à des préoccupations de politique intérieure. Avec le temps, on voit bien qu’il n’en est rien, mais tout à ses divisions, Bruxelles tarde à prendre des positions fermes. Une occasion a été manquée en 2020, quand les incidents se sont multipliés en Méditerranée. Comme l’indique le rapport 2024, si sa rhétorique reste ouvertement conflictuelle, la « gunboat diplomacy » d’Erdoğan s’est un peu calmée, mais il peut la reprendre à tout moment.
Avec la Grèce et Chypre, ce qui devrait être du bilatéral a une forte incidence sur l’action de l’Union. On ne reviendra pas ici sur les complexités de la question chypriote. La Turquie peut s’en libérer en retirant ses troupes et en laissant les Chypriotes se doter d’une nouvelle constitution. En mer Égée, la fixation des frontières maritimes est une opération délicate, mais la plupart des pays ayant rencontré les mêmes problèmes les ont résolus par la négociation.
À son appui à Chypre-nord, Erdoğan ajoute maintenant la revendication d’une division définitive de l’île en deux États, en contradiction avec les résolutions des Nations unies. Certes, la Turquie a les moyens de financer indéfiniment son « joke state », mais son attitude l’a mise dans une impasse qui ne peut rien lui apporter. Au nom d’une conception erronée de sa sécurité, elle entretient un conflit dans une des régions les plus instables de la planète qui n’en a vraiment pas besoin.
Au refus de la Turquie d’adhérer à l’UNCLOS 17, qui trouve son origine dans le conflit frontalier en mer Égée, elle a ajouté son appui aux élucubrations de ses amiraux à la retraite, dans une extension de sa ZEE en Méditerranée à 470000 km², en contradiction avec les lois de la mer, inacceptable pour les autres riverains. À cet effet, elle a obtenu de Chypre-nord qui ne peut rien lui refuser, puis en 2019 d’un des gouvernements libyens une délimitation à sa convenance, suivi en 2022 d’un accord pour y faire des forages. Elle entend en obtenir une autre des autorités syriennes qui ont pris la suite d’Assad qu’elle espère soumettre à son influence.
Appuyée sur une diplomatie de la canonnière, bousculant les navires de prospection des compagnies opérant dans la légalité, faisant escorter les siens par sa marine de guerre, la Turquie perturbe les recherches de ses voisins. En 2020, quand Washington a renoncé à financer le gazoduc EASTMED, l’impuissance de l’Union lui a fait penser qu’elle avait gagné la partie. Encore en juillet 2024, deux navires de guerre turcs, ont harcelé un navire italien, qui travaillait sur la connexion électrique Chypre-Crète-Grèce (900 km). Mais l’envoi du navire de prospection turc Oruç Reis en Somalie serait-il un signe d’apaisement ?
En situation de forte dépendance énergétique, la Turquie aurait pu participer avec profit à l’exploitation du gaz et y trouver des ressources abondantes et stables à proximité immédiate de ses côtes, en important des surplus d’Israël, de Chypre et de l’Égypte. Au début des années 2010, c’était encore techniquement avantageux et politiquement possible, car l’accès au gaz offrait une compensation à la Turquie en cas de résolution du conflit de Chypre.
Si cette politique suscite une forte adhésion en Turquie, pour autant que le public en comprenne les enjeux, elle a jusqu’à présent produit suffisamment d’inconvénients pour qu’un gouvernement soucieux de l’intérêt national et de sa sécurité énergétique y mette fin. Mais ce n’est pas de cette manière que fonctionnent Erdoğan et l’AKP, qui veulent avant tout alimenter leur propagande électorale.
À la différence de ses prédécesseurs, qui n’accordaient pas beaucoup d’attention à leur destin, Erdoğan mène une politique systématique d’encadrement des Turcs émigrés en Europe occidentale, dont il recueille le bénéfice électoral, au point que les pays d’accueil commencent à s’interroger sur leur loyauté. Le président turc multiplie les déclarations conflictuelles. En qualifiant leur intégration de « crime contre l’humanité », il reprend la propagande des Frères musulmans, qui présentent les émigrés comme des victimes éternelles du racisme et de l’islamophobie.
À la différence de ses prédécesseurs, qui n’accordaient pas beaucoup d’attention à leur destin, Erdoğan mène une politique systématique d’encadrement des Turcs émigrés en Europe occidentale, dont il recueille le bénéfice électoral.
Jean-François Drevet
La France est particulièrement visée : elle subit les tentatives de manipulation de la diaspora, des opérations violentes des services secrets turcs (MIT) contre des représentants kurdes et des Loups gris contre la communauté arménienne. Dans l’affaire des écoles françaises, Ankara établit un lien entre le destin des écoles étrangères en Turquie 18 et les imams détachés, que leurs ingérences ont conduit à la révocation. S’y ajoute une polémique concernant la gestion des écoles établies en Allemagne pour permettre aux jeunes Turcs de l’émigration d’être scolarisés dans leur langue maternelle 19.
La Turquie est le 5e partenaire commercial de l’Union, avec un total des échanges de plus de 200 milliards d’€. Au-delà d’une satisfaction réciproque de l’évolution des échanges, plusieurs obstacles demeurent. La Turquie refuse l’alignement sur les pratiques commerciales de l’Union. Elle veut conserver ses traités bilatéraux, signe des accords de libre-échange ou met en œuvre des régimes préférentiels avec des pays tiers (notamment des pays musulmans). Bien que l’Union se soit prononcée depuis 2016 en faveur d’un approfondissement de l’union douanière, le refus d’appliquer les sanctions contre la Russie, qui s’ajoute au vieux conflit de l’ouverture des ports et des aéroports turcs à Chypre, une des contraintes de l’union douanière, empêchent une évolution. Du côté turc, certaines mesures, comme la libération des marchés publics, sont en contradiction avec les pratiques en vigueur, qui apportent des avantages importants au parti au pouvoir.
Par ailleurs, des questions émergent sur l’union douanière elle-même : si les multinationales y trouvent leur compte en délocalisant des activités qui bénéficient du bas coût de la main d’œuvre turque et de la dépréciation de la £T, cela aurait des effets négatifs sur l’emploi en Europe. Faut-il continuer à offrir cet avantage à la Turquie, éventuellement au détriment d’autres pays méditerranéens dont le comportement politique est plus amical ? A moins d’une étude approfondie, il est difficile de répondre à ces questions. En 2020, quand la Grèce et Chypre ont posé ouvertement la question, elle a été écartée au nom de la politique pro-business défendue par Merkel.
Les gouvernements européens gardent le souvenir de la crise migratoire de 2015. Ils sont donc prêts à soutenir n’importe quelle mesure qui en évitera la répétition. Erdoğan a été l’un des premiers à comprendre tout le parti qu’il pourrait tirer de cette crainte. Bien que l’accord négocié avec l’Union ait apporté des aides massives à la Turquie (près de 10 milliards d’€ depuis 2011), il a lancé des migrants manipulés contre la Grèce et est accusé d’avoir utilisé l’argent européen pour financer ses milices. En demandant à ses voisins de les aider à contrôler ses frontières externes, Bruxelles s’est placé dans une dépendance durable.
La Turquie, serait-elle aussi un « state sponsor of terrorism ? » Son soutien au Hamas est sans ambigüité. Comme l’Iran et le Qatar, elle a des proxies parmi les djihadistes. Afin de satisfaire sa phobie anti-kurde, elle s’est rapprochée des groupes djihadistes opérant en Syrie et en Irak depuis 2011. S’ils tombent au pouvoir des Turcs, les vétérans de Daesh actuellement détenus par les Kurdes syriens seront-ils une nouvelle arme de chantage contre l’Union ?
Conclusion
Si les relations entre l’Union et la Turquie ont connu une dégradation continue depuis l’arrivée des islamistes au pouvoir, il ne faut pas seulement en attribuer la responsabilité à Ankara. Certes, les Turcs ne manquent pas de se poser en victimes de l’hypocrisie des Européens. Mais elle est aussi le résultat de la faiblesse de l’Union face aux agressions turques en 2020, quand le Conseil européen a refusé de prendre des sanctions minimales, notamment un embargo sur les ventes d’armes. Comme les grands États membres ont sous-estimé les risques dénoncés par la Pologne et les Baltes face à la Russie, ceux qui vendaient des armes à la Turquie n’ont pas voulu prendre en compte les dangers soulevés par la Grèce et Chypre.
À court terme, il n’est pas douteux qu’une politique de fermeté est nécessaire pour obliger la Turquie à se comporter comme un voisin convenable. Cela peut aller assez loin dans la confrontation, mais l’Union n’a pas le choix : elle doit se faire respecter, ne serait-ce que pour avancer vers des relations plus équilibrées, en fonction de mesures qui sont à étudier dès maintenant, afin de se préparer à l’après Erdoğan. Cette fermeté dans le court terme n’exclut pas un investissement à moyen terme en vue d’une relation fortement améliorée, afin de gérer le long terme de manière apaisée.
À court terme, il n’est pas douteux qu’une politique de fermeté est nécessaire pour obliger la Turquie à se comporter comme un voisin convenable.
Jean-François Drevet
Même si la dynamique d’élargissement marque aujourd’hui le pas, l’Europe a beaucoup avancé géographiquement, mais elle ne s’est pas vraiment souciée de développer des relations stables avec les pays de son voisinage qui n’ont pas vocation à la rejoindre, ou qui ne partagent pas les objectifs à long terme de l’Union, comme le Royaume-Uni en a récemment donné l’exemple et ce qui est aussi le cas de la Turquie.
La politique pro-business suivie dans les années 2010, sous l’influence de l’Allemagne de Merkel, était un moyen de faire de bonnes affaires et d’assurer le consensus entre les Etats membres. Mais elle a en grande partie fait l’impasse sur des contraintes géopolitiques qui sont revenues au premier plan avec les crises migratoires, la dépendance énergétique et la lutte contre le changement climatique.
Le questionnement s’adresse aussi aux autres pays de la périphérie : il serait temps de définir comment l’Union à 27 ou à 35, compte tenu des candidatures en cours de traitement, doit fonctionner avec son voisinage, notamment avec les grands pays comme la Turquie.
On ne reviendra pas sur son dossier d’adhésion, au point mort depuis 2018 et qui est apparu clairement ingérable dès 2006. On peut aussi penser que le blocage serait aussi intervenu si les islamistes n’étaient pas arrivés au pouvoir, tant les obsessions nationalistes de sa classe politique sont persistantes. Mais dans quelle direction faut-il chercher une alternative ?
La solution à la norvégienne, la « fax diplomacy » selon Oslo, convient à un pays qui ne veut pas adhérer mais pourrait le faire, mais c’est encore aller trop loin pour la Suisse et le Royaume-Uni. Et la gestion de l’union douanière nous apprend que cette option serait aussi trop contraignante pour la Turquie.
Dans sa politique de voisinage (PEV), l’Union a fondé sa stratégie sur l’imitation du modèle européen, le « tout sauf l’adhésion » de Prodi, ce qui n’a pas paru suffisant à ceux qui voulaient précisément adhérer et inadapté pour les autres. De même, l’impératif démocratique, ainsi que le « more for more » des années 2010 n’a pas correspondu aux besoins de pays incapables ou non désireux de s’orienter dans cette voie. À ce titre, l’union douanière Union-Turquie représente un bon moyen de coopérer avec un pays non démocratique. C’est aussi ce que pense le Maghreb, qui s’estime injustement défavorisé par rapport à Ankara. Or le voisinage est un impératif géographique. Que cela plaise ou non , il faut coopérer avec ses voisins.
Dans un contexte devenu très concurrentiel, l’Europe est maintenant confrontée à une recomposition de son voisinage pour lequel elle ne dispose pas d’instruments adéquats. Dans la mesure où la dépendance est devenue réciproque, il est indispensable de trouver des solutions : comme le montre le chantage migratoire, ainsi que les ingérences dont la Turquie multiplie à Chypre et dans la gestion de ses émigrés, elle n’est pas un pays lointain dont on peut tolérer les écarts. Mais elle reste un partenaire important avec qui il faudra trouver de nouveaux terrains d’entente.
Sources
- Atatürk et ses fidèles attribuaient la décadence de l’Empire ainsi que son retard intellectuel et technique, au poids excessif de l’islam dans la société.
- En butte à l’opposition de la Grèce, venue au secours des Chypriotes, Londres a fait son possible pour impliquer la Turquie.
- Article 20 : « la Turquie déclare reconnaître l’annexion de Chypre proclamée par le Gouvernement britannique le 5 novembre 1914. »
- Obama a cru voir en Erdoğan,« one of the five world leaders with whom he had the strongest bonds », un « liberal minded reformer » (interview à Time, 2012)
- En 2023, d’après le SIPRI, le budget militaire de la Turquie s’est élevé à 15.8 milliards de US$ (Grèce 7.7)
- Michael Rubin in Middle East Forum Observer, 24 janvier 2024 : « Turkey Humiliated NATO ; If NATO Can’t Expel It, Here’s Plan B… Rather than embrace wishful thinking and recognizing the impossibility of giving Turkey the boot, it is time to quarantine NATO’s Trojan horse. »
- Le rapport de forces a évolué : en 1964, la population turque représentait 14 % de celle de l’URSS (31 millions d’habitants par rapport à 225) ; en 2024, il y a 86.1 millions de Turcs pour 144.1 millions de Russes (60 %).
- Frédéric Robin & co, La chute d’Al Assad, un coup dur pour la Russie en Afrique dans Le Monde du 21 décembre 2024 p.7
- Giovanni Giacalone, « Either Turkey gets rid of Erdogan, or NATO of Turkey… », The Times of Israel, 29 juillet 2024.
- Alain Frachon, « La chasse aux Kurdes est ouverte », dans Le Monde du 20 décembre 2024 p.29.
- Rapport de la Commission d’enquête internationale indépendante sur la Syrie, ONU, 31 janvier 2019.
- HTC (Hayat Tahrir al-Cham) est un groupe rebelle islamiste fondé en 2017 par la fusion du Front al Nostra et de plusieurs autres groupes rebelles syriens. Il a joué un rôle essentiel dans la chute du régime en décembre 2024.
- Les Kurdes gardent dans leurs geoles 12000 partisans réels ou supposés de Daesh, dont 2000 combattants étrangers, jugés particulièrement dangereux. 900 soldats américains stationnent en Syrie du nord.
- Dans son rapport final, le Groupe d’experts de l’ONU sur la Libye déclare que « Les groupes terroristes désignés sont restés actifs en Libye, même si leurs activités ont diminué. Leurs actes de violence continuent d’avoir un effet perturbateur sur la stabilité et la sécurité du pays ». L’embargo sur les armes de 2011 « reste totalement inefficace… Pour les États membres qui soutiennent directement les parties au conflit, les violations sont étendues, flagrantes et au mépris total des sanctions. »
- Türkiye 2024 Report, SWD(2024) 696 final du 30 octobre 2024
- Transcription du discours d’Emmanuel Macron à la Conférence des Ambassadeurs, 27 août 2018.
- UNCLOS, Convention des Nations unies sur le droit de la mer, ratifiée par 170 pays.
- « Les écoles françaises d’Ankara et d’Istanbul sans nouveaux élèves turcs », Le Monde, 1er septembre 2024.
- En Allemagne, ces écoles avaient été développées quand on estimait que les gastarbeiters n’avaient pas vocation à rester.