Un panorama d’ensemble décourageant
Depuis l’éclatement de la Yougoslavie, la guerre et ses massacres ethniques dans les années 1990, une lente mais évidente prise de conscience s’est installée : la stabilisation et l’intégration de cette partie sud-est du continent européen représente un enjeu majeur pour l’Union sur sa capacité à assumer son rôle de « force (pacificatrice) gentille ». Parvenir à réconcilier des pays à l’histoire commune chahutée, mêlant seulement dix-huit millions d’habitants aux ethnies, religions, cultures, politiques et aspirations plurielles constitue un examen évident pour l’Union, pour sa sécurité, sa prospérité et son rayonnement. Le constat actuel des trajectoires européennes des six pays formant ce que l’on appelle les Balkans occidentaux n’est pas de nature à satisfaire, en 2025, qui que ce soit.
Faut-il s’étonner de l’ambiguïté de certains sur leur détermination effective à mettre en œuvre des réformes nécessaires ? Ou d’un machiavélisme parfaitement métabolisé par d’autres qui s’interrogent encore du bien fondé à faire adhérer des pays qui ne seraient pas en mesure de converger suffisamment rapidement avec la communauté déjà constituée ? Ou pire, qu’une fois devenus membres, d’anticiper qu’ils pourraient se révéler être des forces de résistance dans une Union qui n’aurait pas su ou pu s’adapter adéquatement à l’augmentation de ses membres ? Un mélange de toutes ces craintes certainement.
Le constat actuel des trajectoires européennes des six pays formant ce que l’on appelle les Balkans occidentaux n’est pas de nature à satisfaire, en 2025, qui que ce soit.
Francois Lafond
D’autant que le fonctionnement actuel de l’Union européenne, suite à l’élargissement de 2004, déjà considéré comme un acte géopolitique majeur, n’est pas de nature à rassurer tous les gouvernements des Etats membres qui souhaitent préserver une Union européenne, fonctionnelle, unie, capable de jouer un rôle de protagoniste respecté dans un contexte international plus que jamais turbulent, voire même antagoniste. Récemment, la Présidence hongroise du Conseil de l’Union européenne (juillet-décembre 2024), comme après d’autres initiatives « souveraines » prises par certains de ses membres (au grès des cycles électoraux des uns et des autres) alimentent chez beaucoup la crainte de paralysie fréquente sur tel ou tel sujet considéré pour eux comme « d’intérêt national ».
Des situations nationales contrastées
Pour apprécier les trajectoires européennes de chacun des Etats balkaniques, de leur évolution politique, des nombreux obstacles qui se dressent encore avant leur adhésion, les conclusions du Conseil européen du 17 décembre 2024, contextualisées politiquement, permettent de poser un premier diagnostic.
Premier à débuter les négociations en juin 2012, le Monténégro a bien ouvert 33 chapitres, mais n’en a clos provisoirement à ce jour que 6. La situation politique demeure fragile à Podgorica, avec une coalition gouvernementale peu homogène et encore fréquemment perméable aux soubresauts serbes. La Commission européenne, qui espère toujours que le petit pays de 600 000 habitants sera le premier en mesure de clore les négociations et de devenir le 28ème membre de l’Union d’ici 2030, considère que les critères provisoires « fondamentaux » des chapitres 23 et 24 relatifs aux droits fondamentaux et à la justice, liberté et sécurité, sont quasiment satisfaits, permettant prochainement la clôture d’autres chapitres. Le Monténégro représente désormais un espoir pour tous ceux qui souhaitent démontrer que la politique d’élargissement demeure opérationnelle.
En négociation depuis janvier 2014, la Serbie n’a ouvert que 22 des 35 chapitres de son cadre des négociations, avec seulement 2 provisoirement clos. Le gouvernement serbe, dont la communication ne cesse de proclamer que « l’objectif stratégique du pays » est de devenir membre de l’Union européenne car d’une « importance vitale pour le progrès du pays », souhaite ouvrir dès que possible le groupe de chapitres 3 (compétitivité et croissance inclusive). Mais les négociations sont suspendues depuis février 2022, par manque de solidarité avec l’Union dans la mise en œuvre des sanctions à l’égard de la Russie. Réélu confortablement en avril 2022 pour un deuxième mandat de cinq ans dans un contexte électoral critiqué par les observateurs, le Président Vucic contrôle d’une main de fer le gouvernement et son pays (économie, justice, média) ne laissant que peu d’espace démocratique aux oppositions. Fragmentées, celles-ci ne parviennent à s’exprimer qu’à travers des manifestations aussi massives que spontanées organisés après des événements spécifiques (contre l’éventuelle exploitation d’une mine de lithium, après une tuerie dans un collège ou suite à l’effondrement d’un toit de gare à peine rénové). Peut-on imaginer que la Serbie cessera de ne pas choisir clairement son orientation géopolitique et que le Président Vucic sortira enfin de l’ambiguïté ? Cela reste à démontrer puisqu’un des actuels vice-premier ministre en charge des relations avec les BRICs, Aleksandar Vulin, ancien patron des services secrets, ancien ministre de la défense, de l’Intérieur, grand admirateur et zélateur de la Russie, ne cesse de mentionner combien le « monde serbe » est une réalité et doit rester un objectif à atteindre… sans être contredit par son Président !
L’Albanie, dont la trajectoire européenne vient d’être découplée de celle de la Macédoine du Nord, a donc débuté formellement en octobre 2024 ses négociations d’adhésion avec l’ouverture du groupe des chapitres « fondamentaux » puis en décembre celui dédié aux relations extérieures. Après une ambitieuse réforme de la justice dont beaucoup ont salué le courage même si sa mise en œuvre nécessite encore des efforts, l’objectif du gouvernement d’envisager une adhésion en 2030 est clairement assumé. La situation politique continue d’être très polarisée, avec des accusations de corruption patentée de part et d’autre, que la tenue d’élections législatives en mai 2025 ne devrait pas atténuer, puisque certains leaders d’opposition (l’ancien Président comme l’ancien premier ministre) sont considérés comme des cibles privilégiées par le pouvoir actuel. Des élections au cours desquelles l’habile francophone et francophile premier ministre Edi Rama cherchera à s’assurer un quatrième mandat de quatre ans. A cette occasion, pour la première fois, la nombreuse diaspora albanaise (potentiellement plus d’un million d’électeurs) sera en mesure de voter dans leur pays de résidence.
Les dirigeants de la Macédoine du Nord ont pour triste habitude de rappeler que leur nation a obtenu le statut de pays candidat à l’adhésion à l’Union en décembre 2005. Bloquée pendant plus d’une vingtaine d’années par la Grèce, stoppée temporairement par la France, puis soumise au chantage de la Bulgarie, la trajectoire européenne de ce pays pluriethnique, encalminé, symbolise les ambiguïtés de l’Union et sa faiblesse à faire coïncider déclarations et résultats. Car même l’accord diplomatique signé à Prespa (juin 2018) fut obtenu uniquement grâce au courage des deux jeunes premiers ministres, sociaux-démocrates, (Zoran Zaev et Alexis Tsipras), à rebours de leurs opinions publiques. De même, bien qu’initié par la France durant sa présidence du Conseil de l’Union européenne (juin 2022), puis endossé par le Conseil européen, le compromis permettant d’obtenir un arrangement acrobatique de la part d’un fragile gouvernement de coalition bulgare (qui chutera quelques jours après) se révèle aujourd’hui une parfaite source de jeux politiques démagogiques à Skopje et à Sofia. La nouvelle Présidente de la République macédonienne comme le nouveau chef du gouvernement, tous deux du parti nationaliste VMRO-DPME, issus d’élections concomitantes en mai 2024, n’ont de cesse d’être à rebours de ces deux accords internationaux et de les bafouer. Faute d’introduire dans le préambule de sa constitution la mention qu’une composante bulgare serait constitutive de la nation macédonienne, la Macédoine du Nord n’a pu convoquer la deuxième Conférence Intergouvernementale pour débuter à proprement parler les négociations. Même l’accord d’Ohrid (2001) qui établit une coexistence pacifique entre les différentes communautés dont la minorité albanaise (25 %) semble fragiliser par le nouveau gouvernement de Hristijan Mickoski, ancien conseiller de l’ancien premier ministre Nikola Gruevski (2006-16), condamné pour corruption et « réfugié politique en Hongrie ».
Le cheminement européen de la Bosnie-Herzégovine est de loin le plus complexe à décrire et le plus emblématique de tous les faux-semblants entretenus de part et d’autre. Le Conseil européen a bien ouvert les négociations d’accession en mars 2024, bien que le pays n’ait pas encore mis en œuvre les recommandations de la Commission européenne qui lui avaient été faites en octobre 2022, ni du reste les 14 priorités clefs de la même Commission européenne endossées par le Conseil en 2019 et réitérées par le Conseil européen en juin 2022. Par conséquent, le cadre des négociations n’a pas encore été adopté même si un clair message politique de soutien est envoyé par les 27. En effet, suite à la décision politique d’ouvrir les négociations avec l’Ukraine et la Moldavie en décembre 2023, la volonté est de ne pas décourager le pays, scindé en deux entités centrifuges ! L’accord constitutif de Dayton (1995) se révèle désormais inadapté à la situation, en particulier face aux provocations séparatistes du Président de la République serbe de Bosnie, Milorad Dodik. Le Conseil européen insiste pour que des réformes constitutionnelles et institutionnelles plus inclusives des trois principales communautés soient entreprises et que les deux entités s’accordent sur le respect de l’intégrité du territoire, sur l’égalité entre tous les citoyens, du respect des droits de l’Homme et de celui des minorités, de l’État de droit, etc… La perspective européenne du pays n’est pas claire, même si les présences internationale (avec le Haut représentant) et européenne (EUFOR Althea) demeurent d’utiles stabilisateurs. Mais pour combien de temps ?
La situation du Kosovo est tout aussi frustrante, puisque cinq Etats membres de l’Union européenne (Chypre, Espagne, Grèce, Roumanie et Slovaquie) continuent de ne pas reconnaître son existence et bien peu semble entrepris pour les faire évoluer dans un avenir proche. La Commission européenne reste par ailleurs étonnamment discrète sur ce point. Le Kosovo a cependant introduit sa demande d’adhésion à l’Union en décembre 2022. Une fois que la décision sera avalisée par le Conseil européen, la Commission procédera à une évaluation de la situation et transmettra son avis aux Etats membres qui devront décider. En attendant, la libéralisation du régime des visas pour le Kosovo est entrée en vigueur en janvier 2024, satisfaisant ainsi une demande d’une douzaine d’années et qui permet aux Kosovars de se déplacer dans l’espace Schengen pour de courts séjours sans avoir besoin de visa. L’actuel Premier ministre Albin Kurti a entrepris de nombreuses réformes dans le domaine de la justice, de la lutte contre la corruption, du respect des droits de l’homme et pour améliorer l’environnement économique. En revanche, les relations avec la Serbie demeurent tendues dans le nord du pays, parsemées d’excès de fièvres parfois violents. Face à la volonté des autorités kosovares de renforcer tous les éléments de souveraineté traditionnels sur leur territoire, certains membres de la minorité serbe contestent une telle évolution, en coordination plus ou moins systématique avec le gouvernement de Belgrade. Les élections parlementaires qui doivent se tenir en février 2025 seront indéniablement un test de maturité démocratique pour le Kosovo, dont l’orientation stratégique euro-atlantique n’est plus à démontrer. De fait, ici aussi, la présence de la KFOR (sous l’égide de l’OTAN) et de l’EULEX (European Union Rule of Law Mission) demeurent plus que jamais indispensables tant que la normalisation des relations avec la Serbie ne sera pas effective.
Une implication européenne continue
Depuis des années, le nombre de paragraphes dédiés dans les conclusions du Conseil européen ne cesse d’augmenter, auquel s’ajoutent les déclarations conclusives des sommets annuels UE-Balkans Occidentaux (17 pages pour celle du 18 décembre 2024), les communications annuelles sur l’État de la politique d’élargissement dans son ensemble, qui sont complétées par les rapports d’avancement de chacun des Etats positionnés à un stade ou à un autre de son rapprochement à l’Union européenne. Depuis 2024, la Commission européenne a aussi intégré dans ses communications annuelles sur la situation de l’État de droit au sein de l’Union, l’Albanie, le Monténégro, la Macédoine du Nord et la Serbie.
Toute cette production et ces engagements de la part des différentes institutions de l’Union européenne doivent être rappelés car trop souvent encore certains dirigeants balkaniques semblent douter de la réelle implication de l’Union et mégotent à considérer sincère sa détermination de les accueillir dans un bref délai. Il n’est pas rare d’entendre et de lire des déclarations reprochant la supposée pusillanimité de Bruxelles ou l’excès d’exigences de certaines capitales pour intégrer les six pays.
Trop souvent encore, certains dirigeants balkaniques semblent douter de la réelle implication de l’Union et mégotent à considérer sincère sa détermination de les accueillir dans un bref délai.
François Lafond
Pourtant, il faut reconnaître le patient travail de la Commission européenne, de ses délégations dans les différents pays pour mettre en œuvre les accords de stabilisation et d’association (ASA) liant depuis 2000 chacun des pays balkaniques avec l’Union européenne. Leur objectif est de préparer au mieux leurs futures négociations en vue de leurs adhésions. Grâce aux cycles successifs de l’instrument d’aide de préadhésion (IPA) -l’actuel IPA III couvre la période 2021-2027, des fonds sont octroyés pour renforcer leur bon fonctionnement démocratique, leur état de droit, développer leurs économies de marché et les familiariser au volumineux « acquis communautaire ».
Des problématiques irrésolues
À partir de ces brèves indications, trois principales problématiques animent encore les réflexions sur la meilleure façon de procéder tout au long de ces nouveaux élargissements. Quelles modalités, quels arrangements spécifiques leur proposer selon les avancées constatées dans chacun de ces pays, quelles nouvelles adaptations adéquates dans un environnement international changeant ?
Européaniser les disputes bilatérales ?
En raison de leur histoire tourmentée, certaines plaies demeurent vives. Ainsi faut-il attendre que les pays résolvent leurs différends bilatéraux qu’il s’agisse d’une question territoriale, mémorielle, ethnique, culturelle ou toute autre, avant de pouvoir commencer formellement les négociations d’adhésion ou faut-il européaniser les disputes bilatérales pour tenter d’en accélérer la résolution ? Cette dernière piste présuppose que l’Union européenne dispose de suffisamment de leviers d’action pour inciter les pays à trouver un accord pérenne entre eux.
Les faits observés dans la péninsule balkanique peinent à valider aujourd’hui une telle capacité médiatrice de l’Union. Ainsi les tentatives pour trouver une voie de reconnaissance à la souveraineté du Kosovo par la Serbie (et par les cinq Etats membres encore réfractaires) et d’établir des relations de voisinage apaisées sont depuis avril 2020 pilotées par l’Union européenne et son représentant spécial pour « le dialogue entre Belgrade et Pristina et les autres questions régionales concernant les Balkans occidentaux ». Cependant, il faut admettre qu’en dépit des efforts de Miroslav Lajcak et des dizaines de réunions organisées à son initiative, en complément d’un investissement politique sans précédent des Présidents des trois institutions européennes comme des chefs d’État et de gouvernement des principaux pays de l’Union (visites sur place, sommets annuels, initiatives en tout genre), le résultat est particulièrement navrant. Certes, un accord en vue de normaliser leurs relations, « non signé » mais « agréé », a été trouvé le 18 mars 2023 à Ohrid, sous l’égide du haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, basé sur une initiative franco-allemande. Une annexe de mise en application des quelques points agréés a été également publiée. Sans que des progrès puissent être constatés à ce jour.
Une situation de statu quo entre la Serbie et le Kosovo qui hypothèque, ou pour le moins retarde, leur trajectoire européenne, fragilisant le processus d’élargissement dans l’ensemble de la région, en raison de l’influence que la Serbie continue d’exercer sur ses voisins. Aujourd’hui, les discussions achoppent sur le refus du Kosovo de créer une « Association des municipalités à majorité serbe au Nord du Kosovo », bien que faisant partie d’un engagement d’un accord signé à Bruxelles il y a quelques années par les deux pays. Or l’actuel Premier ministre Albin Kurti refuse de mettre en place une telle association ou toute autre organe autogéré par la communauté serbe, craignant une évolution similaire (indépendantiste et disruptive) à celle de la République serbe en Bosnie-Herzégovine. Les Etats-Unis comme l’Union, pourtant favorables à la mise en œuvre de cet arrangement entre les communautés au Nord du Kosovo, tentent en vain de débloquer ce verrou. Par conséquent, l’européanisation d’une dispute bilatérale entre deux pays non membres de l’Union n’est pas une garantie d’accélérer sa résolution.
Faut-il en déduire que l’Union doit s’abstenir de se proposer comme force médiatrice de toutes disputes bilatérales ? Il semble que c’est bien ce que l’on constate avec les situations d’irritation voire conflictuelles entre un membre de l’Union et un pays aspirant à le devenir. Les exemples sont nombreux (Slovénie-Croatie, Grèce-Macédoine avant l’accord de Prespa, Grèce-Albanie, Bulgarie-Macédoine du Nord, Croatie-Monténégro, etc.) qui proposent une situation de fait asymétrique, où le principe implicite de solidarité entre les membres de l’Union est rarement démenti. Chaque désaccord est spécifique, qu’il s’agisse d’une question identitaire, mémorielle, territoriale ou relative à la protection de minorités ou de tutelle religieuse, mais l’Union européenne et les Etats membres rechignent à s’immiscer lorsqu’un des leurs est impliqué dans un différend, même si les raisons avancées sont loin d’être convaincantes (Bulgarie face à la Macédoine du Nord en particulier).
L’européanisation d’une dispute bilatérale entre deux pays non membres de l’Union n’est pas une garantie d’accélérer sa résolution.
Francois Lafond
Dans les Balkans occidentaux, il est possible que de nouveaux désaccords pourraient surgir d’un passé pas suffisamment cicatrisé, interférant le cours des négociations et risquant de retarder voire de bloquer le cheminement européen de tel ou tel candidat. Car l’unanimité de tous les États membres reste de mise à chaque étape du processus, d’ouverture et de fermeture de chacun des chapitres. Enfin, les changements politiques peuvent également mettre à mal un accord finalisé et ratifié, considéré comme un progrès historique par la communauté internationale et remettre en cause ce qui était considéré comme acquis. D’où la demande de plus en plus explicite d’introduire le vote à la majorité qualifiée tout au long du processus des négociations, pour l’ouverture comme pour la fermeture des chapitres et non plus l’unanimité systématique des 27 comme les Traités le requiert à présent.
À la recherche de la bonne méthode
Les processus de stabilisation et d’association liant chacun des États balkaniques à l’Union pour les préparer aux négociations sont composés d’une aide financière annuelle, de facilités spécifiques pour accéder aux marchés de l’Union et d’incitations à la coopération régionale. Malgré un étroit pilotage de la Commission européenne, les résultats demeurent cependant modestes et mettent en lumière de nombreuses lacunes. C’est dans ce contexte qu’une nouvelle méthodologie a été inspirée à la Commission européenne et à ses partenaires par la France, après le refus du Président de la République, Emmanuel Macron, d’ouvrir les négociations avec la Macédoine du Nord et l’Albanie lors du Conseil européen d’octobre 2019. Le constat diagnostiqué par le Président français, bien qu’unanimement critiqué dans un premier temps, a abouti à adapter la manière de conduire les négociations afin d’obtenir des futurs candidats les réformes souscrites et des résultats consolidés. Pour rendre les négociations plus dynamiques, il était décidé d’établir un pilotage politique plus attentif et régulier du processus (considéré trop technocratique) par les Etats membres, la possibilité de délivrer des bénéfices concrets aux citoyens tout au long de l’avancement des négociations et l’introduction explicite de la conditionnalité permettant, faute de progrès, d’arrêter les négociations.
Cinq ans après son adoption (février 2020), la nouvelle méthodologie n’a pas obtenu les résultats escomptés, si ce n’est de faciliter l’émergence et l’acceptation de la notion « d’adhésion graduelle », méthode qu’il conviendrait désormais d’adopter. Initialement promue par des centres de recherches politiques (CEPS de Bruxelles et EPC de Belgrade), un long travail d’appropriation a progressivement permis aux différents gouvernements puis aux institutions européennes comme aux États membres de converger pour faire évoluer et adapter la méthode d’élargissement utilisée jusqu’alors. Cette dernière est dorénavant jugée comme trop binaire, longue et finalement peu incitative pour la mise en œuvre de réformes, souvent impopulaires sur le court terme. Plusieurs versions de l’adhésion graduelle ont été proposées comprenant toutes différentes étapes, depuis l’accession initiale, à l’accession intermédiaire, au statut d’État associé pour finir avec une adhésion conventionnelle.
Il est même suggéré à la nouvelle Commission européenne d’élaborer un agenda 2030, de manière à mobiliser tous les acteurs dans cette réactualisation de la politique d’élargissement, avec la création d’un statut d’État associé. Un statut intermédiaire qui permettrait au pays en négociation d’obtenir ainsi une réelle (même si partielle) implication au processus décisionnel européen, de recevoir des contributions financières significativement augmentées et de participer à des politiques sectorielles sans attendre l’adhésion conventionnelle. Toutes ces suggestions n’effacent en aucune manière l’importance du maintien des efforts à effectuer en matière d’État de droit et renouvelle le principe que toute adhésion continuera d’être fondée sur la base du mérite.
Cinq ans après son adoption (février 2020), la nouvelle méthodologie n’a pas obtenu les résultats escomptés, si ce n’est de faciliter l’émergence et l’acceptation de la notion « d’adhésion graduelle », méthode qu’il conviendrait désormais d’adopter.
Francois Lafond
Quel que soit le modèle de l’adhésion graduelle choisi, les conclusions du Conseil du 17 décembre 2024 (§18) comme la lettre de mission adressée le 17 septembre 2024 par la Présidente de la Commission européenne à la nouvelle Commissaire en charge de l’élargissement, Marta Kos, mentionnent ce nouveau mantra, qui compléterait le nouveau plan de croissance pour les Balkans occidentaux annoncé en novembre 2023. Celui-ci se déploiera en attendant que le prochain cadre financier pluriannuel 2028-34, en préparation, puisse matérialiser la nouvelle détermination « géopolitique » et consacrer davantage de ressources pour tous les candidats. Du reste, ce nouveau plan de croissance faisait suite au plan économique et d’investissement pour les Balkans Occidentaux de 9 milliards € de subventions, décidé en 2020, considéré comme un élément de la stratégie « Global Gateway », destiné à soutenir les transitions vertes et numériques et à favoriser l’intégration régionale et la convergence avec l’Union.
Une convergence lointaine ou illusoire
Ce plan de croissance destiné aux six pays des Balkans occidentaux, adopté par le Conseil en mai 2024 n’est donc pas le premier effort financier qui leur est consacré. Pourtant, un paradoxe maintes fois relevé constitue une autre interrogation constitutive de cette politique d’élargissement. D’une part les fonds IPA (13 milliards € pour la période 2021-27) ne sont pas utilisés correctement, avec de nombreux cas de corruption, des capacités administratives de gestion insuffisantes et la faiblesse de certains projets proposés ou en retard dans leur mise en œuvre dans les délais contractualisés. Parfois, le taux d’absorption de ces fonds ne dépasse pas les 60 %. Mais d’autre part, même dans le meilleur des cas de leur utilisation, le montant de ces fonds ne peut en aucun cas être comparés aux montants des fonds structurels et de cohésion que les pays de l’Union européenne, limitrophes notamment, perçoivent de leur côté. Par voie de conséquence, l’objectif de la convergence économique et sociale, pour préparer leur adhésion, faciliter leur insertion dans le marché intérieur et dans les nombreuses politiques communautaires est forcément illusoire. Pire, les divergences se sont amplifiées chaque année passant.
Le plan de croissance proposé par la Commission européenne cherche donc à limiter modestement l’amplification de cet écart, en attendant la mise en place du prochain cadre financier pluriannuel. Quatre orientations le composent : faciliter l’intégration économique des Balkans au sein du marché unique européen, favoriser la coopération régionale, accélérer la mise en œuvre des réformes fondamentales et accroître l’assistance financière aux Balkans. Dès l’annonce de son montant de 6 milliards € (2 en paiements directs et 4 en prêts à taux préférentiel), de nombreuses voix ont considéré l’enveloppe trop limitée pour inverser les tendances divergentes observées et les points de fragilité au sein des Etats. Pour obtenir les financements ou les prêts et en suivant les quatre piliers structurant le plan, chaque pays a dû soumettre à la Commission des agendas nationaux de réforme détaillant les mesures envisagées en matière d’État de droit et des autres « fondamentaux », pour promouvoir les transitions verte et digitale, le développement du capital humain et l’environnement entrepreneurial.
En octobre 2024, seulement cinq plans nationaux ont été approuvés car la Bosnie-Herzégovine n’avait pas réussi à adopter et à envoyer à Bruxelles le sien. Les paiements s’effectuent deux fois par an jusqu’en 2027, selon les plans des réformes et de leurs mises en œuvre. Le principe de la conditionnalité tel qu’utilisé dans le cadre du programme NextGenerationEU est introduit de manière à inciter les pratiques vertueuses. Il est cependant vraisemblable que les effets recherchés de convergence seront encore bien limités.
A quand un discours de vérité ?
Les déclarations des dirigeants balkaniques sont parfois frappantes puisque la plupart d’entre eux ne semblent pas avoir encore assimilé que l’un des principes cardinaux de la construction européenne est d’accepter de dépasser le seul intérêt national de leur pays et de partager des éléments de sa propre souveraineté avec les autres membres de l’Union européenne, afin de renforcer justement la capacité d’agir ensemble. Qu’au-delà de la solidarité due à l’appartenance à une même communauté de valeurs, même s’il est de moins en moins question de transfert complet d’oripeaux de pouvoirs nationaux aux institutions supranationales, il leur semble difficile de renoncer à l’exercice de leur souveraineté nationale, pour certains à peine recouvrée ou encore fragile. Du reste, selon les cycles électoraux, il est possible de constater également une telle attitude réfractaire parmi des membres actuels de l’Union.
Si cette mise en commun au niveau supranational a été possible à des moments spécifiques de l’histoire européenne, pour la PAC, la politique de la concurrence, la politique commerciale et la politique monétaire notamment, cette logique contribuant à la construction d’une « souveraineté européenne » est de plus en plus fréquemment chahutée par les uns ou les autres. Les dirigeants des Balkans peinent à renoncer à l’exercice de leur souveraineté considérant leur « nation » comme l’horizon indépassable. Trop encore confondent la simple coopération entre des États et l’intégration fonctionnelle au sein d’une Union. Ce débat n’est pas nouveau et précède bien évidemment la naissance de l’Union européenne.
L’instrument à disposition des nostalgiques du « keep the maximum of control at home » est la règle de l’unanimité en vigueur notamment en matière de politique étrangère et de fait pour la politique d’élargissement elle-même. Si certains souhaiteraient faire sauter ce verrou, d’autres la considèrent comme un clapet de sécurité. Le débat se poursuit.
Les dirigeants des Balkans peinent à renoncer à l’exercice de leur souveraineté considérant leur « nation » comme l’horizon indépassable.
Francois Lafond
La volonté d’une « union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe », le respect exigeant des valeurs telles que définies dans l’article 2 de nos textes fondateurs et l’orientation géostratégique partagée sont autant d’impératifs qui ne semblent plus spontanément acceptés, au sein de l’Union européenne comme chez certains qui souhaitent cependant en devenir membres.
C’est pour cette raison que tout élargissement futur ne pourra se faire que si, synchroniquement, les membres actuels de l’Union acceptent de s’y préparer, institutionnellement et financièrement. Le rapport du Groupe de travail franco-allemand sur les réformes institutionnelles de l’Union indiquait clairement, comme tant d’autres de façon tout aussi explicite, les étapes à suivre et les réformes à entreprendre. Le peu d’empressement démontré depuis septembre 2023, date de publication du rapport, par tous ceux qui sont en capacité d’initier un processus d’adaptation est un premier indice. L’adhésion graduelle en vogue et le peu d’empressement européen à peser sur les disputes bilatérales, préparent finalement les esprits à l’acceptation d’une nouvelle étape dans le processus de différenciation de l’Union européenne.
Tout élargissement futur ne pourra se faire que si, synchroniquement, les membres actuels de l’Union acceptent de s’y préparer, institutionnellement et financièrement.
Francois Lafond
Les pays des Balkans occidentaux ne sont pas prêts à devenir membres à part entière de l’Union européenne, comme l’Union semble mal équipée aujourd’hui pour les accueillir, et peu encline pour adapter les traités existants et ainsi optimiser le fonctionnement d’une Communauté, qui outre les Balkans Occidentaux, devra aussi accueillir l’Ukraine et la Moldavie. Cette « constellation européenne », offrant aux pays du continent européen des solutions d’intégration à la carte selon les secteurs, variables et flexibles selon les gouvernements, nécessitera une architecture institutionnelle souple, beaucoup d’imagination pour innover et satisfaire les nuances patriotiques nationales sans pour autant démanteler le cadre institutionnel existant. Et il faudra mettre en place une vraie pédagogie pour garder les citoyens européens à bord. Une « constellation européenne » dont il faut cependant se hâter de dessiner les contours et les modes d’action, avec une Communauté politique européenne (CPE) qui aura certainement toute sa place. Le monde pluri-polaire, de moins en moins démocratique, ne nous attendra pas.