En ce 9 mai 2025, la commémoration de la victoire soviétique, il y a 80 ans, a été l’occasion pour la Russie et ses alliés de jeter un regard sur le passé, tout en esquissant les contours de la géopolitique à venir. En amont et en marge du défilé, ces derniers jours ont surtout été l’occasion pour Vladimir Poutine de multiplier les rencontres diplomatiques et les appels téléphoniques avec ses homologues de tous les continents, d’échanger les déclarations d’amitié et de communier dans la mémoire de la victoire sur le fascisme.
- Le trait le plus saillant de tous ces échanges a été, à n’en pas douter, le désir partagé par tous les participants de rompre avec les lectures de la Seconde Guerre mondiale centrées exclusivement sur les combats de l’Occident, c’est-à-dire, pour l’essentiel, de l’Europe et des États-Unis.
- On oublie moins, dans un pays qui s’étend jusqu’à Vladivostok, le versant asiatique de cette guerre, que les manuels d’histoire occidentaux réduisent trop souvent à trois noms : Pearl Harbor, Hiroshima et Nagasaki.
- Dans son discours sur la place Rouge, Vladimir Poutine n’a pas manqué de rappeler que la lutte des pays alliés s’était déployée contre « l’Allemagne nazie, le Japon militariste et leurs satellites dans diverses régions du monde ».
- L’année dernière, le président russe s’était d’ailleurs rendu à Oulan-Bator pour commémorer les 85 ans de la victoire des forces mongoles et soviétiques face aux troupes japonaises sur la rivière Khalkhin Gol, en 1939.
En visite à Moscou ce 9 mai, le président de la Mongolie Ukhnaagiin Khürelsükh a, lui aussi, insisté sur l’engagement de la Mongolie aux côtés de l’Union soviétique :
« Quatre-vingts ans se sont écoulés. Nos grands-pères et nos arrière-grands-pères ont combattu côte à côte tout au long de ces années difficiles, et bien d’autres opérations militaires nous ont rapprochés au cours du temps.
Dès les premiers jours de la Seconde Guerre mondiale, le peuple mongol a toujours été aux côtés du peuple russe. Nous avons engagé toutes nos ressources disponibles pour traverser et dépasser cette période terrible.
Avec sa brigade blindée “Mongolie Révolutionnaire”, l’escadron de chasse “Arat mongol” et d’autres formes d’aide matérielle de première nécessité, le peuple mongol a généreusement soutenu le peuple russe pour lui permettre de triompher dans cet affrontement. Aujourd’hui, le peuple mongol remercie la partie russe de reconnaître pleinement son importante contribution ».
Les uns après les autres, les représentants des pays étrangers qui se sont rendus à Moscou ce 9 mai ont laissé transparaître leur désir d’une autre histoire de la Seconde Guerre mondiale qui met l’accent sur le tribut de sang consenti par des centaines de milliers de personnes en-dehors de l’Occident. Bien conscient de ce désir, au demeurant facile à satisfaire, Vladimir Poutine s’est plié à l’exercice dans ses échanges avec le président de la République cubaine, Miguel Díaz-Canel, rappelant :
« Cuba a aussi participé à la lutte contre le nazisme. Je sais que vous avez commencé votre visite en Russie par un déplacement à Saint-Pétersbourg, anciennement Leningrad, et je tiens justement à rappeler que des volontaires cubains ont combattu aux côtés de l’Armée rouge, y compris dans les environs de Leningrad ».
L’emphase avec laquelle les responsables russes et cubains font état de leurs luttes communes avant la Révolution cubaine de 1959 est sans doute exagérée.
- Un article co-signé en 2020 par Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, et son homologue cubain Bruno Rodríguez Parrilla, insistait déjà sur ces efforts conjoints, en citant le cas de trois Russes engagés dans la guerre d’indépendance à Cuba et les noms de trois résistants cubains tombés sur la Neva, près de Leningrad et en Pologne dans la lutte contre le nazisme.
- Peu importe cependant le nombre de combattants cubains et russes ayant pris part à ces deux conflits, l’essentiel étant de manifester une communauté de vues sur le passé, présage d’une communauté de vues sur le présent et l’avenir.
Dans son adresse à Vladimir Poutine, Miguel Díaz-Canel a ainsi rappelé que son pays se rangeait dans le camp des adversaires de tous les fascismes, dans une envolée rhétorique qui n’est pas sans rappeler l’ambiguïté avec laquelle la Russie emploie la catégorie de fascisme :
« Pour nous, il est particulièrement significatif de participer cette fois-ci aux commémorations, car tous nos efforts visent à préserver la mémoire historique, dans le contexte d’aujourd’hui où se multiplient les tentatives de minimiser le rôle déterminant et l’exploit héroïque de l’Union soviétique, du peuple soviétique, de l’Armée rouge dans la Victoire sur le fascisme. Il ne s’agit pas simplement d’une Victoire pour la préservation de la Russie, de votre pays, mais d’une Victoire pour l’humanité tout entière. Ce fut un immense mérite : celui d’avoir sauvé l’humanité.
Aujourd’hui, on tente pourtant de réécrire l’histoire et d’annuler cet héritage. Le fascisme réapparaît sous diverses formes à l’échelle planétaire et je crois que nous devons nous donner pour objectif de raconter sa véritable histoire. C’est le meilleur tribut que nous puissions rendre à cette mémoire. C’est pourquoi nous accomplissons véritablement notre devoir en participant à cette commémoration solennelle et en étant ici, avec vous ».
En écho à cette allocution, le discours du président de la République du Congo (Brazzaville), Denis Sassou-Nguesso, s’est fait l’écho de revendications mémorielles anciennes, appelant à une reconnaissance de l’engagement des forces coloniales dans la lutte des Alliés. Pour défendre cette histoire, le président congolais estime manifestement avoir trouvé en Vladimir Poutine un allié de taille :
« Comme vous l’avez souligné, Brazzaville a été la capitale de la France Libre. Après l’occupation de la France par l’Allemagne fasciste, le pays ne disposait plus réellement de ses territoires, à l’exception des colonies. Certains de ces territoires étaient sous le contrôle du régime de Vichy et c’est en Afrique centrale, à Brazzaville, que Charles de Gaulle a fondé ce mouvement et a installé son quartier général.
Les forces du Congo, du Gabon, de la République centrafricaine, du Cameroun et du Tchad ont participé à ce mouvement : ces pays d’Afrique centrale ont combattu de toutes leurs forces le nazisme […]. Là où certains préfèrent ne parler que des forces françaises dans le contexte de la Victoire, nous rappelons que des soldats congolais sont allés jusqu’aux Champs Élysées et ont participé au défilé. Le peuple de l’Afrique, Monsieur le Président, a pris part à ce mouvement, et c’est pour nous une immense source de fierté.
Nous apprécions grandement le fait que vous vous en souveniez, que vous vous souveniez de notre participation à la lutte contre le nazisme, pas seulement avec nos forces armées, mais aussi à travers nos efforts économiques. […]
Je tiens enfin à souligner que certains ont mis en œuvre des campagnes pour nous dissuader de venir vous rencontrer, de participer à ces cérémonies, mais nous sommes là et je vous remercie, Monsieur le Président, pour l’accueil réservé à notre délégation ».
- La conclusion de l’allocution du président congolais confirme qu’il s’est joué, dans ces cérémonies du 9 mai, tout autre chose qu’un débat historiographique sur les participants réels de la Seconde Guerre mondiale et la nature profonde des fascismes passés ou présents.
- Faire acte de présence à Moscou était, dans le contexte géopolitique actuel, une déclaration d’amitié ou de soutien à la Russie.
De ce point de vue, la position la plus notable est sans doute celle de la Chine : parallèlement à l’article signé dans la presse russe par Xi Jinping, confirmant le soutien du Kremlin en cas d’annexion de Taïwan, les cérémonies de la Victoire ont été l’occasion de signer à Moscou une déclaration de coopération stratégique globale entre la Chine et la Russie, dénonçant la politique de l’OTAN, la militarisation de l’espace et l’hégémonie occidentale incarnée par la politique « d’endiguement » de Washington à l’égard de Pékin et de Moscou.
De même, les déclarations et entretiens téléphoniques de Vladimir Poutine avec divers chefs d’État, en amont de la cérémonie, ont été l’occasion pour le président russe de :
- remercier son homologue congolais du soutien sans faille qu’il lui apporte aux Nations unies ;
- féliciter Nicolás Maduro de l’augmentation de 64 % des échanges de la Russie avec le Venezuela au cours de la seule année passée ;
- rappeler la nécessité de la mise en œuvre du Traité de partenariat stratégique global avec l’Iran, signé le 17 janvier dernier ;
- et de condamner fermement l’attentat commis ce 22 avril à Pahalgam, dans le sud du Cachemire — une manière de se ranger sans équivoque du côté de l’Inde dans le conflit toujours plus meurtrier qui l’oppose au Pakistan.
En somme, derrière ses allures anti-impérialistes qui semblent ressusciter les grandes heures de l’URSS, la diplomatie de Vladimir Poutine ne s’inscrit qu’à l’horizon d’un affrontement entre grandes puissances.
- Le président russe n’a pas d’autre objectif que celui de s’assurer des alliés solides, dans le cadre d’une politique mondiale qu’il conçoit comme un bouleversement des équilibres de puissance et de l’architecture de sécurité.
Le moment le plus éclairant de ce marathon de déclarations était sans doute son adresse du 8 mai « aux chefs d’État et aux populations de l’Azerbaïdjan, de l’Arménie, de la Biélorussie, du Kazakhstan, du Kirghizstan, du Tadjikistan, du Turkménistan, de l’Ouzbékistan, de l’Abkhazie, de l’Ossétie du Sud, d’Israël, ainsi qu’aux populations de Géorgie et de Moldavie ».
- L’intitulé même de cette adresse confirme que l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, prétexte de la guerre de 2008 contre la Géorgie, sont considérées par la Russie comme des entités indépendantes.
- La Russie n’oublie pas non plus que la communauté russe est la plus importante d’Israël et qu’elle peut peser sur la politique du pays.
Enfin, on remarque que la déclaration s’adresse aux seules « populations » de Géorgie et de Moldavie, et non à leurs dirigeants. Plus encore, elle se conclut sur une menace explicite :
« Dans ses déclarations adressées aux peuples de Géorgie et de Moldavie, Vladimir Poutine a appelé à préserver les nobles traditions d’amitié et d’entraide que nous avons reçues en héritage, à ne pas oublier notre legs historique commun, et à ne pas semer la discorde entre des peuples amis ».
C’est donc en marge du défilé, dans les salles de réception du Kremlin, que ce 9 mai a pris tout son sens : celui d’un prétexte historique à célébrer l’unité de vue des pays amis de la Russie et à mettre en garde les anciennes républiques soviétiques contre toute divergence d’opinion de leur population.
- Si l’on fait l’hypothèse que la Russie n’avait, au fond, qu’un seul intérêt stratégique, celui de confirmer son alliance avec la Chine, alors cette manifestation impérialiste doit être regardée comme un franc succès.
- À l’inverse, si on considère que le « grand jeu » de la Russie se déroule à une échelle globale, on ne peut s’empêcher alors de constater les limites des avancées diplomatiques.
- Réussir à rassembler à Moscou le président biélorusse Alexandre Loukachenko, le président serbe Aleksandar Vučić et le nationaliste de la République serbe de Bosnie Milorad Dodik n’a rien d’un exploit.
- Le Premier ministre slovaque Robert Fico figurait comme l’unique dirigeant d’un État de l’Union européenne, puisque même Viktor Orbán, convié à Moscou, a préféré décliner cette invitation trop risquée politiquement.
Enfin, si la géographie des soutiens de la Russie, de Cuba au Congo en passant par la Chine et le Vietnam, présente quelques similitudes avec la répartition des « blocs » du temps de l’URSS, toute superposition est impossible, tant la carte des alliés de Vladimir Poutine reste, par comparaison, une carte à trous.