Vous avez eu l’intuition qu’il fallait faire un grand reportage sur le Salvador de Bukele avant que le « modèle Bukele » ne s’installe pleinement dans le débat public français. Pourriez-vous revenir pour commencer sur les raisons qui vous incitent à vous rendre sur place ?
L’envie d’aller faire ce reportage a été déclenchée par le fait d’entendre, dans différents médias proches de la droite et de l’extrême droite en France, un certain nombre d’éditorialistes et d’hommes politiques citer le modèle salvadorien comme exemple. En constatant que Bukele arrivait dans les chaînes d’info en continu et dans la bouche de certains dirigeants politiques plutôt de droite dure en France, j’ai compris que son modèle prenait de l’ampleur. Le Salvador n’est pas un pays qu’on a l’habitude de beaucoup citer dans la politique française…
En creusant un peu, je me suis aperçu que le pays n’était pas cité qu’en France : on en parlait aussi ailleurs en Europe — comme en Autriche et en Hongrie.
La question du Salvador en France est arrivée de manière concomitante avec deux débats : le premier sur la montée en puissance du narcotrafic dans le pays et le second sur les questions de conditions de détention d’un certain nombre de criminels — conditions qui sont dénoncées par certains comme étant trop souples, trop laxistes, qui permettraient notamment de continuer à organiser le crime et la délinquance depuis leur cellule. Ces mêmes gens se sont donc aperçus qu’il y avait effectivement un modèle de coercition absolue qui non seulement fonctionnait, mais qui était vendue comme un modèle mondial par le Salvador.
Étrangement, il est presque plus simple de pénétrer dans le CECOT que dans les autres prisons.
Lucas Menget
Vous faites donc une demande au palais présidentiel salvadorien afin d’avoir une autorisation pour visiter notamment la méga-prison de Bukele (CECOT) ?
J’ai fait une demande dès le mois de janvier pour pouvoir d’une part aller en reportage au Salvador et, d’autre part, avoir l’autorisation d’accès au fameux CECOT — Centre de confinement du terrorisme.
Mais je précise immédiatement aux autorités salvadoriennes que je ne veux pas visiter unique le CECOT. Je souhaitais voir aussi d’autres prisons, au moins une autre des vingts prisons du pays, pour comparer, analyser les différences car tout le monde n’est pas emprisonné au CECOT.
Étrangement, il est presque plus simple de pénétrer dans le CECOT que dans les autres prisons.
Vous réussissez ainsi à visiter une autre prison moins connue — du moins à l’étranger, mais qui a longtemps été une des prisons les plus connues et redoutées au Salvador, Mariona, où des survivants ont raconté qu’il y des actes de torture et de meurtres sur fond de corruption. Que vous a-t-on laissé observer ?
J’ai effectivement réussi à me rendre avec mes équipes à cette prison Mariona — qu’ils appellent La Esperanza. En tout cas, ce qu’ils acceptent de montrer dans la visite est une espèce de prison appartement témoin. Tout était très organisé. On n’a jamais vu les cellules.
On a vu des ateliers en extérieur dans la grande cour de la prison qui avaient l’air d’être des ateliers modèles — peut-être même construits pour l’occasion. On nous a montré des ateliers d’électricité, de menuiserie, de plomberie, où tous les prisonniers sont habillés en blanc, équipés de casques et de gants. D’après ce qu’on nous expliquait, on apprend aux détenus un métier.

L’idée est véritablement assumée par les autorités, par le directeur de la prison en l’occurrence : ils affirment qu’ils les préparent à une réinsertion dans le monde extérieur en échange d’une réduction des années de détention — quand il y a déjà une peine connue. Car c’est un des grands problèmes : un certain nombre de personnes qui sont en prison n’ont pas été jugés. On leur dit alors qu’ils doivent travailler car une réduction de peine sera appliquée quand ils seront jugés.
Ils ne vous ont laissé filmer qu’autour de la grande cour centrale ?
Oui, on a tourné autour de cette cour. On a pu voir un autre atelier au rez-de-chaussée de réparation de téléviseurs et d’objets électroniques, quelques salles de cours où des prisonniers plus anciens transmettent leur savoir (mathématiques, géographie, secourisme, etc.) à des détenus plus jeunes, et certaines parties communes de la prison.
On n’a vu aucun dortoir, aucune cellule. Quand on a voulu les filmer même d’un peu loin, on nous a tout de suite demandé d’arrêter.
C’est une prison notamment connue pour ses problèmes de surpopulation. Les conditions de détention y sont désastreuses…
Dans le reportage, nous montrons le témoignage anonyme d’un homme qui était boulanger et qui a été soudainement et arbitrairement arrêté un matin. Il avait des problèmes de santé, on lui a interdit de prendre ses médicaments, il a été battu, en l’espace de dix mois il s’est retrouvé avec les deux jambes amputées. Tout cela s’est passé à Mariona.
Ingrid Escobar de l’ONG salvadorienne Socorro Jurídico Humanitario — qui intervient également dans le reportage — nous a aussi raconté que plusieurs témoignagnes de prisonniers libérés allaient dans ce sens : il y a des actes de torture avérés dans cette prison de Mariona.
Cet ancien détenu qui a perdu ses deux jambes en est un.
Pensez-vous que tout ce qui vous a été montré à Mariona avait été mis en scène ?
C’est le risque : c’était clairement organisé et contrôlé — même si les circonstances peuvent aussi produire des scènes improvisées. Ce n’est pas dans le reportage car nous n’étions pas en train de filmer à ce moment-là mais nous avons vu dans les murs de la prison l’ancien président Antonio Saca qui y est détenu pour des affaires de corruption — depuis que Bukele est arrivé au pouvoir. Il nous a vus puis, quelques secondes plus tard, a disparu.
En revanche, comme on peut le voir dans le reportage, quand nous sommes arrivés dans la prison, il y avait un concert d’un groupe composé par des musiciens prisonniers pour nous accueillir. C’était assez surprenant, cela créait une espèce d’ambiance très folklorique — presque légère. Et cela était clairement voulu…

Avez-vous pu parler à ces détenus musiciens ?
Oui, ils nous ont expliqué que pour eux le fait d’être intégrés dans le groupe était une forme de respiration car il leur arrivait de jouer à l’extérieur de la prison. Au moins, cette activité leur permet de sortir de Mariona.
On a notamment parlé avec un prisonnier qui avait été condamné à 15 ans de prison mais qui allait en faire 10. Il avait eu une réduction de peine parce qu’il était l’un des musiciens du groupe.
Tout cela a été autorisé, ils avaient le droit de nous parler mais il y avait toujours des gens autour d’eux — donc leur parole était forcément contrainte.
Nous avons vu dans les murs de la prison de Mariona l’ancien président Antonio Saca qui y est détenu pour des affaires de corruption — depuis que Bukele est arrivé au pouvoir. Il nous a vus puis, quelques secondes plus tard, a disparu.
Lucas Menget
Mais vous parvenez à parler à un détenu qui ne sait pas pourquoi il est en prison…
La rencontre avec ce prisonnier est un moment surprenant.
Nous l’avons interrogé dans l’atelier de réparation de téléviseurs. Je cherchais toujours à avoir des réponses précises. Je demandais à chaque fois à mes interlocuteurs depuis combien de temps ils étaient en prison — et pour quelle raison. Puis il y a ce prisonnier que l’on voit dans le reportage qui me dit qu’il est détenu à Mariona depuis deux ans à cause d’une rafle qui s’est produite dans son quartier. « Je suis là à cause du régime », me dit-il.
Je lui ai alors redemandé ce qu’il avait fait. Il a répété : « Je suis là à cause du régime. » Il voulait dire qu’il était là arbitrairement — à cause du régime d’exception.
Ces activités des détenus qu’on vous montre font-elles partie du « Plan Cero Ocio » ?
Tout à fait. Le directeur de la prison nous dit que le Plan Cero Ocio est une idée de Bukele lui-même — qui n’est d’ailleurs pas si facile que cela à traduire en français. Littéralement c’est le plan « zéro oisiveté ». L’idée est que les détenus doivent travailler — et que ce travail est censé être utile pour la société.
C’est l’une des grandes différences avec le CECOT. Ce dernier est un régime à part entière ; les prisons de droit commun en sont un autre. Ce plan mis en place par Bukele nous a été expliqué de la manière suivante : personne ne doit ne rien faire en prison, tout le monde doit travailler. Ils le présentent donc comme une réinsertion par le travail.
Mais je me demande si ce n’est pas une réinsertion à marche forcée. Je n’ai pas de preuve ni de certitude, mais de ce que je comprends, personne ne peut refuser de travailler. Et les détenus ne sont pas payés pour le travail qu’ils effectuent.
Au contraire, dans les prisons occidentales, par exemple, il y a une rétribution pour le travail en prison — même si celle-ci est symbolique. Là, il n’y a pas de rétribution. La contrepartie peut se faire d’une certaine façon dans une réduction de la peine.
De ce que je comprends, personne ne peut refuser de travailler. Et les détenus ne sont pas payés pour le travail qu’ils effectuent.
Lucas Menget
Étant donné le manque de transparence et l’absence de cadre légal de ce plan, on a assisté à des dérives et à des affaires de corruption dévoilées où des détenus sont forcés de travailler pour des entreprises privées — ou dans la construction d’une maison de proches de Bukele par exemple.
Je me suis posé la question sur d’éventuelles dérives — et nous avons posé la question mais sans avoir de réponse — dans un atelier automobile à l’intérieur de la prison. En réalité, c’était un véritable garage automobile, avec tous les outils, des ponts élévateurs, etc. au sein de Mariona. Je ne comprenais pas ce qu’était vraiment cet endroit.
Nous ne l’avons pas mis dans le reportage parce que la séquence n’était pas suffisamment parlante — et qu’on ne pouvait pas tout montrer.
Je me suis demandé à qui appartenaient ces voitures. On m’a répondu que c’était des voitures pour que les détenus apprennent et s’exercent. Mais, très clairement, ces voitures-là n’étaient pas des voitures d’exercice. Elles étaient en état de marche, elles avaient des plaques d’immatriculation et des vignettes. Elles appartenaient donc à des gens. À qui ? Impossible de savoir. Peut-être à des membres de l’administration pénitentiaire. Je me suis même demandé si l’on n’utilisait pas cet atelier comme un véritable garage où pour réparer des voitures de particuliers. La question qui demeure est : au bénéfice de qui ?

Venons-en au fameux CECOT, que vous avez également visité. Pouvez-nous raconter comment s’organise cette visite, comment elle se fait, qui vous donne l’autorisation, qui vous accompagne ?
Le point de rendez-vous nous avait été donné le matin dans le parking de la Présidence, à San Salvador.
On nous avait prévenus qu’on nous y attendrait pour nous accompagner pendant le trajet et toute la visite de la prison. On nous a emmenés aussi l’après-midi au ministère de la justice pour y rencontrer le ministre et lui faire l’entretien qu’on voit dans le reportage.
C’était une équipe de deux personnes attachées de presse, membres de l’équipe de communication de la Présidence, absolument charmantes — sauf lorsque nous avons essayé de filmer les cellules de prisonniers. À ce moment-là, elles se sont tendues.
Nous avons ensuite été emmenés dans une camionnette de la Présidence. Nous avons pris la route immédiatement le matin et, pendant le trajet, nous avons eu un appel de notre contact inicial, Wendy Ramos qui travaille à la présidence, pour nous briefer et nous donner tout un tas d’éléments chiffrés, sur les raisons pour lesquelles le CECOT avait été construit, etc. Un briefing un peu technique, en somme.
Vous arrivez donc au CECOT après être passés par un checkpoint contrôlé par l’armée — que l’on voit dans le reportage.
On est effectivement passé par un checkpoint tenu par des militaires sur la route à partir duquel le réseau portable ne fonctionne absolument plus. Tout le réseau téléphonique est de fait coupé sur une zone assez vaste autour.
On arrive ensuite dans l’enceinte de la prison qui compte 8 unités, des sortes de grands hangars.
À ce moment-là, les hommes de la présidence sont restés avec nous mais s’est ajouté le directeur du CECOT qui est venu nous accueillir.
Tous les hommes sont derrière des grilles. Il y en a environ 80 par cellule.
Lucas Menget
À partir de là, on nous a montré l’intégralité du système de contrôle des entrées avec les portiques de détection qui font aussi de la reconnaissance faciale. On est passé nous-mêmes dans tous les portiques pour vérifier qu’on n’avait rien sur nous. Il fallait tout laisser, montre, téléphone, même les bagues, absolument tout. On ne pouvait prendre avec nous que les appareils photos, les calepins et les caméras. Pas de téléphone.
Ensuite, le directeur de la prison nous a montré l’armurerie et avant de nous montrer l’une des unités de détention — je crois que c’était l’unité numéro 4 — nous avons fait un tour en voiture au sein des unités. C’est comme des très grands hangars recouverts de tôle ondulée, de grillages, à l’intérieur de l’enceinte de la prison qui est ultra sécurisée avec des murs gigantesques, beaucoup de miradors — il y en a 16 en tout il me semble.

Puis nous sommes donc entrés dans l’une des unités de détention où la visite s’est poursuivie. On voit cela sur les images, c’est un peu étrange et gênant : tous ces hommes sont derrière les grilles. Il y en a environ 80 par cellule.
Qu’est-ce qui vous étonne ou vous frappe quand vous entrez dans l’unité ?
Ce qui me frappe d’emblée c’est le silence très impressionnant qui règne dans ces unités. Personne ne parle.
Le seul moment où les détenus disent quelque chose c’est au moment où l’on entre avec le directeur qui ouvre le chemin et dit bonjour. Tous les prisonniers lui répondent en chœur : « bonjour ».
Ensuite, le directeur nous explique tout le système de détention, avec ces gardes que l’on voit qui sont postés 24 heures sur 24 devant chaque cellule. Ils sont tous cagoulés et regardent les prisonniers. Il y en a notamment un qui porte un masque avec une tête de mort. C’est assez impressionnant.
Là aussi, on pourrait se demander si tout n’était pas orchestré.
Effectivement, j’ai même posé la question mais on ne m’a pas répondu. Nous sommes arrivés au moment où il y avait des visites médicales organisées pour certains détenus. Ils voulaient bien entendu montrer qu’ils s’occupent des prisonniers.
Ce qui me frappe d’emblée c’est le silence très impressionnant qui règne dans ces unités. Personne ne parle.
Lucas Menget
Pour les sortir de leur cellule, le système est assez imparable : les menottes sont mises aux mains et aux pieds quand ils sont encore à l’intérieur de la cellule. Ensuite, ils ne peuvent sortir qu’une fois les menottes mises. Le risque d’évasion est complètement nul ; les conditions de détention sont extrêmement drastiques.
L’absence de lumière à jour m’a aussi frappé. On nous a expliqué que la lumière artificielle est allumée 24 heures sur 24. On nous a montré les deux bacs d’eau auxquels ils ont accès : l’un pour se laver, l’autre pour boire. On a aussi vu l’unique toilette qu’ils ont pour 80 prisonniers par cellule.
Avant de parler de votre échange avec un prisonnier, quels rapports s’établissent avec les autres détenus pendant votre visite ?
Des regards : il y a seulement des échanges de regards. Je pense que tout cela est très orchestré et voulu : les autorités veulent montrer ainsi ces détenus qui sont dans de nombreux cas des tueurs. J’ai été donc un peu interloqué par le fait qu’il n’y ait aucune manifestation de violence — sauf dans certains regards.
Je pense que ces hommes sont furieux qu’on soit là parce qu’on les montre dans des conditions très humiliantes pour eux. Certains nous jettent des regards très noirs, d’autres au contraire tentent par leur regard d’entamer une forme de dialogue, de sourire.
J’ai été un peu interloqué par le fait qu’il n’y ait aucune manifestation de violence — sauf dans certains regards.
Lucas Menget
Ont-ils le droit de sortir de leur cellule ?
Oui, mais ils doivent rester devant leur cellule — et non pas à l’extérieur de l’unité. On nous a montré comment ils pouvaient sortir pour faire 10 à 15 minutes de gymnastique et 10 à 15 minutes de lecture. On nous a dit qu’ils lisaient la Bible mais mon interprète disait qu’il s’agissait plutôt d’une forme de prêche.
On voit bien que le système est parfaitement rodé. C’est comme un ballet, ils ont l’habitude de faire sortir des prisonniers, de les faire rentrer et tous les prisonniers se présentent immédiatement dès que leur numéro est annoncé. Ils tendent alors leurs mains, leurs pieds, ils sont entravés et ils sortent de la cellule.
Peut-être que ce jour-là tout était organisé pour nous mais cela ne m’a absolument pas paru comme quelque chose de faux. On assistait à la représentation d’une mécanique extrêmement bien huilée et qui fonctionnait.
En revanche, quelque chose que je n’ai pas montré dans le reportage m’a paru moins crédible.
On nous a montré des petites salles derrière les cellules dans lesquelles, d’après les explications du directeur, on amène les prisonniers entravés, on les fait s’asseoir sur une chaise en plastique, face à un écran d’ordinateur, pour que de l’autre côté de l’écran, un juge les condamne pour leur crime. Le directeur de la prison nous expliquait qu’on ne peut pas dire qu’il n’y a pas de justice dans le pays : ces hommes sont un tel danger pour la société qu’on estime que cette justice doit être virtuelle.
On nous a beaucoup répété que le CECOT est prévu pour 45 000 prisonniers. Mais au moment où l’on se parle, il est loin d’être plein.
Lucas Menget
Vous avez dit tout à l’heure qu’on appelait les détenus par leur numéro. Les autorités ont-elles un registre de tous les prisonniers ? Savent-elles combien exactement sont au CECOT ?
Je pense que les autorités savent mais qu’elles restent volontairement floues sur les chiffres. Nous avons eu des réponses différentes selon nos interlocuteurs et nous n’avons pas obtenu de chiffres officiels sur l’ensemble du CECOT. On nous a parlé de 14 000 ou encore de 20 000 détenus. Le directeur de la prison nous a quant à lui dit que ce chiffre était confidentiel.
Dans le hangar qu’on a vu, il y avait à peu près 1 000 prisonniers. S’il y en a 8 comme cela… Mais il faut aussi préciser que toutes les cellules que nous avons pu voir n’étaient pas pleines.
On nous a beaucoup répété que le CECOT est prévu pour 45 000 prisonniers. Mais au moment où l’on se parle, il est loin d’être plein. Il n’y a pas 45 000 détenus. On le sait notamment parce qu’ils ont construit cette méga prison tellement vite qu’ils n’ont pas pu créer un système de canalisation pour les eaux usées de la prison. S’il y avait 45 000 détenus, ce serait intenable pour les villages et la région autour car les eaux usées s’y déversent sans structures.

Qui vont-ils arrêter au Salvador si tous les mareros sont déjà en prison comme l’affirme Bukele ?
C’est la grande question. S’ils sont effectivement au bout des arrestations des mareros, ils ne rempliront pas le CECOT. Il n’y a sans doute pas 30 000 mareros au Salvador, en tout cas pas arrêtables. Certains d’entre eux sont à l’étranger. Mais d’après ce que dit le ministre de la justice lui-même, tous les membres des gangs qui étaient au Salvador sont arrêtés.
Il faudra voir ce qui se passe avec la place qui reste dans la prison et ce qui est prévu dans le cadre de l’accord passé avec l’administration Trump…
L’un des moments marquants du reportage est le témoignage d’un des prisonniers du CECOT. Comment l’a-t-on laissé vous parler ? A-t-il reçu des consignes avant l’entretien ?
Je dois dire que je n’ai pas pu choisir librement un prisonnier au hasard. J’avais demandé au préalable, dans ma demande de visite, à pouvoir rencontrer un ou plusieurs prisonniers.
À la toute fin de la visite, on nous amène dans une cellule d’interrogatoire devant ce monsieur qui est assis, entravé aux pieds et aux mains, gardé par deux hommes très lourdement équipés et armés — fusils d’assaut, casques, genouillères, protections absolument partout.
Il a répondu à nos questions de manière un peu automatique.
Sa parole n’était clairement pas libre : il n’est jamais seul avec nous, il y a toujours les gardes de l’administration pénitentiaire, le directeur de la prison était aussi dans un coin de la pièce.
J’ai beaucoup hésité avant de mettre ce témoignage dans le reportage.
Je l’ai finalement mis pour montrer qu’il y avait une parole que je qualifierais de contrainte ou automatique. Nous avons d’ailleurs découvert plus tard que lors de l’unique visite de CNN au tout début du CECOT, c’est le même prisonnier qui est interviewé — en un peu plus jeune, il a 3 ans de moins.

J’ai aussi été étonné par le fait que, contrairement à la plupart des autres prisonniers du CECOT, il n’a ni le visage ni les bras tatoués. Je n’ai pas son nom. Je sais seulement qu’il est condamné à 100 ans de prison.
Ce qui est très intéressant c’est qu’il ne dit pas qu’il est un ancien marero. Il se considère toujours comme un membre des maras, il dit que l’emprisonnement est une épreuve de plus dans son destin de marero.
Absolument, il nous tient un discours dans lequel il reconnaît tout à fait qu’il est membre d’une mara. Il dit que, de toute façon, avec le gang c’est à la vie à la mort. Il ne montre aucun regret, au contraire même.
Au Salvador, on a l’impression d’être dans une gigantesque annonce publicitaire.
Lucas Menget
Les maras sont donc plus dans les rues salvadoriennes mais continuent bien d’exister dans les prisons…
En effet, cela m’a paru important et pour cette raison j’ai donc décidé de garder le témoignage. Je trouvais cela intéressant. Il n’a aucun regret.
Pour être franc, je m’attendais à ce que cet homme-là nous dise qu’il regrettait ce qu’il avait fait, qu’il avait tué beaucoup de gens, qu’il acceptait donc en ce sens d’être en prison. Il ne tient pas du tout ce discours. Il dit que cela fait partie de la vie du marero : ils ont commencé dans la rue et ils finissent en prison — c’est leur destin.

Si on sort du CECOT, quelle impression générale vous a fait le Salvador, sa capitale, ses provinces ? Étiez-vous toujours accompagné des membres de l’administration Bukele ?
Pas du tout. J’ai été pris en charge seulement pour visiter les prisons. Mis à part ces moments-là, mon équipe et moi-même étions seuls, toujours libres de travailler, d’interroger toutes les personnes qu’on voulait. À ma connaissance on n’a pas été particulièrement surveillés bien qu’ils savaient très bien où on était, dans quel hôtel, etc.
De notre côté, on ne s’est jamais caché de notre travail. On a visité le centre-ville, la Bukele Library qui s’y trouve, tout comme l’espèce de crypte de Monseñor Romero.
En revanche, nous sommes allés à peu d’endroits en dehors de la capitale. Nous avons pris la route du CECOT — et d’autres que je ne préfère pas mentionner pour ne pas mettre en danger des personnes qui parlent dans le reportage et qui ne veulent pas qu’on sache où elles se trouvent.
J’ai donc une vision assez parcellaire du pays. Quand on arrive dans l’aéroport du Salvador, il est écrit partout Surf City, Bitcoin ; on a l’impression d’être dans une gigantesque annonce publicitaire. C’est d’ailleurs un peu l’idée de ce que Bukele veut faire du pays.
Avec beaucoup de projets de construction sur la côte notamment.
Quand on longe la côte pacifique, on voit partout des projets de construction. Au bord des plages, on annonce que des résidences, des resort, etc. vont être construits. C’est par ailleurs une côte très belle, très tropicale, assez sauvage — pour le moment du moins.
Dans un village au bord de l’océan où nous sommes allés, on trouvait des bars et des restaurants plutôt branchés. Mais il n’y avait pas beaucoup de monde. Et l’immense majorité de touristes qu’on a rencontrés étaient américains.
Il y a clairement une sorte de chemin directement de l’aéroport jusqu’à ces endroits dans le Pacifique. Cela m’a fait un peu penser — en beaucoup plus modestes — à la côte du Costa Rica.
La question est de savoir ce qui va se passer maintenant que pratiquement tous les mareros sont détenus. Les détentions arbitraires d’innocents commencent à inquiéter — mais à bas bruit… Personne n’ose réellement le dire encore.
Lucas Menget
Vous avez senti cette volonté d’en faire un Costa Rica un jour ?
Oui mais j’ai senti que deux mondes cohabitent — notamment sur la côte. Ce n’est pas très étonnant dans cette partie du monde, mais il y a deux extrêmes : d’un côté des très pauvres — bien qu’il y ait peu de mendiants visibles, et de l’autre des très riches qui fréquentent des restaurants aux prix parisiens…
Le soir il y a ces endroits qui sont noirs de monde où l’on vend ce plat typique du pays absolument délicieux, les pupusas, qui ne valent quasiment rien. Règne une ambiance plutôt chaleureuse — du moins, en apparence.
Pourquoi en apparence ?
Car dès que vous parlez aux gens — y compris les serveurs dans les restaurants par exemple — de politique, de Bukele, du système pénitentiaire, ils se murent dans le silence. On sent une tension.
Le sujet est extrêmement sensible — et il l’est forcément quand il y a 2 % de la population en prison.
Pourtant le taux de popularité de Bukele est extrêmement élevé dans la société salvadorienne.
Je crois qu’il faut faire une distinction entre Bukele et l’état d’exception.
En creusant et en parlant un peu avec les gens, on sent que cet état d’urgence et le fait d’avoir mis beaucoup de mareros au CECOT a apporté un immense soulagement à la population. Mais la question est de savoir ce qui va se passer maintenant que pratiquement tous les mareros sont détenus. Les détentions arbitraires d’innocents commencent à inquiéter — mais à bas bruit… Personne n’ose réellement le dire encore.
Je ferais donc une distinction entre la popularité de Bukele et le régime d’exception qui commence à être de moins en moins populaire mais sans que l’on considère que Bukele en soit le responsable. Les Salvadoriens semblent considérer que le président n’avait pas le choix pour mettre un terme à cette violence de la guerre civile — qui de 1979 à 1992 a fait environ 75 000 morts — puis des guerres des gangs qui ont fait tant de mal au pays.
C’est vrai d’ailleurs que je n’avais jamais vu autant de caméras de surveillance que dans les rues du Salvador.
Lucas Menget
Quand vous interrogez dans le reportage Gustavo Villatoro, le ministre de la justice et de la sécurité, il se défend d’utiliser les méthodes de criminels pour lutter contre les gangs.
Un certain nombre d’ONG, de journalistes et de spécialistes critiquent le gouvernement salvadorien en s’inquiétant des méthodes qui sont employées pour réduire la violence dans le pays. Certains disent effectivement que Bukele emploie des méthodes criminelles contre les criminels.
Quand nous avons dit cela au ministre, il s’est un peu énervé. C’est une personne qui est totalement dans la maîtrise, un très bon communicant.
On voit dans les images du reportage que nous sommes dans son bureau, qui est gigantesque et où il y a notamment un drone qui est exposé. Il était très fier de nous montrer un écran informatique géant qu’il a, qui fait vraiment la taille de tout un mur, et sur lequel il a accès à toutes les caméras de surveillance du Salvador.
Avec sa souris, depuis son ordinateur, il peut cliquer sur n’importe quelle caméra de surveillance partout dans le pays. Il peut notamment voir toutes les unités de police qui sont en train de travailler, avoir accès aux incidents, aux rapports qui en sont faits par les policiers et qui s’affichent directement sur son écran. Il a tous les chiffres de problèmes qui surviennent, accidents, bagarres, infractions, vols etc. en temps réel. Tout le pays cartographié, c’est fascinant. C’est vrai d’ailleurs que je n’avais jamais vu autant de caméras de surveillance que dans les rues du Salvador.
Ce système est unique dans le monde mais il faut préciser qu’il n’est sans doute possible que dans un pays de la taille du Salvador.

Que répond-il quand vous le questionnez sur les nombreux innocents qui sont en prison à cause du régime ?
C’est l’une des premières questions que je lui ai posées et il a immédiatement pris le parti d’assumer qu’il y avait effectivement des innocents dans son système pénitentiaire. Il a justifié cela en disant que, s’il n’y avait pas d’innocents, les juges et les avocats ne serviraient à rien.
Puis il a tout de suite renvoyé à nos pays, aux pays occidentaux en disant que chez nous aussi des innocents sont en prison.
Cela lui permet notamment d’embrayer en disant que tous les pays doivent venir voir comment ils ont réussi à mettre fin à toute la criminalité au Salvador, pour s’en inspirer, car le modèle de sécurité de Bukele est un modèle qui peut s’exporter dans le monde entier…
Avec sa souris, depuis son ordinateur, le ministre peut cliquer sur n’importe quelle caméra de surveillance partout dans le pays.
Lucas Menget
Quelles leçons ou conclusions tirez-vous après coup en repensant à la première question de cet entretien aux raisons pour lesquelles vous avez décidé de faire ce reportage ?
C’était la première fois que j’allais au Salvador et j’y allais avec, au fond, une question : ce système dont on entend tant parler fonctionne-t-il ?
Dans le reportage, j’ai essayé d’être toujours le plus factuel possible.
Cette question a nourri beaucoup nos discussions dans l’équipe. Notre réponse est que oui, au Salvador, ce système fonctionne. Mais une question survient immédiatement : à quel prix ?
D’un point de vue de la baisse de la criminalité, il n’y a absolument pas de doute sur les résultats. Vous pouvez vous promener à 2h du matin dans les rues de Salvador avec un téléphone portable de dernier cri, vous sentez qu’il ne vous arrivera rien.

Et en même temps, vous sentez que quelque chose vous échappe d’une certaine manière, les gens n’osent pas vraiment parler. Il y a une sorte de surveillance permanente qui s’est installée. Je me suis à chaque fois demandé si je mettais les gens qui interviennent dans le reportage en danger. Tous m’ont répondu que non — du moins, pas pour le moment.
La directrice de l’ONG Ingrid Escobar et le journaliste de El Faro Sergio Arauz qui témoignent se savent surveillés. Pour le moment, le Salvador se trouve à ce stade, à ce moment précis — mais personne ne sait ce qui va se passer après.
Que répondriez-vous donc à ceux qui disent qu’il faudrait instaurer le système Bukele en Europe ?
J’ai été très marqué par cette immense « bibliothèque de Bukele » construite en plein centre-ville qui témoigne du rêve de grandeur d’un chef d’État qui s’approprie une part de l’histoire du pays et de la place centrale de la capitale du pays.
Il y a une glorification, une sorte de culte de la personnalité du président.
D’un point de vue de la baisse de la criminalité, il n’y a absolument pas de doute sur les résultats.
Lucas Menget
On voit son portrait ainsi que celui de sa femme absolument partout — dès l’aéroport quand vous arrivez. Tout cela ne fait pas penser à une démocratie.
Je crois qu’on se trompe quand on dit que le modèle salvadorien est un modèle d’arrestation, de coercition et de lutte contre la criminalité. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit au Salvador.
Bukele a mis fin à douze années de guerre civile puis à une guerre contre et entre les gangs. Ils y ont mis fin au prix d’une restriction volontaire et assumée de beaucoup de libertés publiques. Cela est propre à la situation du pays ; le système qui en découle aussi.