Il y a sans doute quelque paradoxe à parler d’une œuvre au sujet de Bernard Aspe, lui qui insiste tant sur le fait qu’une œuvre ne se confond pas avec un acte. Pourtant, le philosophe apparaît aujourd’hui comme l’une des figures les plus intéressantes de la pensée contemporaine française. Après une thèse sur la pensée de l’individuation chez Gilbert Simondon rédigée sous la direction de Jacques Rancière (auquel il a consacré une belle étude intitulée Partage de la Nuit), plusieurs ouvrages ont jalonné son parcours, en particulier L’instant d’après. Projectiles pour une politique à l’état naissant, Les mots et les actes et Les fibres du temps. Son dernier livre, La Division Politique, à la frontière entre philosophie et politique, tente de repenser ce que peut signifier « l’exigence révolutionnaire » à l’heure où semble triompher « le fascisme fossile » et la pensée réactionnaire prend le contrôle de la Maison-Blanche. 

Pouvez-vous tout d’abord revenir sur le titre de l’ouvrage, La Division Politique, tiré du séminaire du même nom qui se tient régulièrement à La Parole Errante à Montreuil ?  

Le séminaire a débuté en 2016. À ce moment-là, il nous semblait important de rompre avec ce que nous appelions l’épistémè pluraliste  : l’évidence supposée de ce que, les catégories centrales de la philosophie classique (le tout, l’un) ayant été déconstruites, il s’agissait d’accepter de se mouvoir dans un espace de pensée nécessairement pluriel, fragmenté, irréductiblement disséminé. Nous prenions acte de ce que l’irréductibilité du multiple était en quelque sorte un donné, et que ce donné ne pouvait être subsumé sous une des anciennes catégories déconstruites. Or la politique ne peut être conçue sous ce seul angle  ; pour la faire apparaître comme telle, il ne faut pas partir du multiple comme tel, mais de ce qui est déjà une opération sur le multiple, qu’on peut appeler division. « La » politique est ce qui doit diviser la politique existante pour apparaître elle-même. De sorte qu’on ne peut comprendre « la » politique que là où deux politiques bien différentes, et irréconciliables, apparaissent. 

L’objectif de l’ouvrage est, entre autres, vous le dites dès l’introduction, « de procéder à une clarification du concept de politique », ce qui implique de « proposer une élucidation de la manière dont philosophie et politique sont nouées ». Pouvez-vous préciser les rapports non pas entre philosophie et politique, mais entre philosophie et pensée politique  ? Et de quel genre relève cet ouvrage — qui nous semble plus « directement » politique qu’un ouvrage comme Les Fibres du temps par exemple  ?

Sur ce point comme sur d’autres je ne fais que prolonger les apports de Badiou et Rancière qui dans les années 1990 montraient l’inanité de la « philosophie politique ». Cette discipline n’avait pas seulement le tort de donner lieu à des discussions académiques assez peu intéressantes (sur le bon gouvernement, le concept de justice, etc.)  ; elle avait pour effet plus insidieux de faire disparaître la politique elle-même. 

Commencer par la division, c’est commencer par le conflit  : la politique est, nous dit Rancière, un conflit de mondes — il y a d’un côté le monde de la hiérarchie et des places assignées, de l’autre celui de l’égalité et du renvoi de toute position de pouvoir à son indépassable contingence. La philosophie politique, en réfléchissant sur « le » politique, en se demandant selon quels principes concevoir une véritable justice sociale par exemple, occulte le réel de la situation effective, qui est un réel conflictuel  : il y a le monde qui nous est imposé, et il y a celui que nous (ce « nous » dont il s’agit précisément de déterminer la teneur) voulons lui substituer. 

Aujourd’hui, l’objectivité ne promet rien d’autre que la continuation de ce qui est déjà là, jusqu’au désastre final.

Bernard Aspe

Mais vous avez raison d’insister sur la politique en tant que pensée spécifique, qui comme telle ne se confond pas avec la philosophie. J’essaie de dire que cette dernière a une opérativité propre, par laquelle le sujet pensant (qu’il soit auteur/autrice ou lecteur/lectrice) est mis en œuvre et potentiellement transformé par la pensée qu’il déploie  ; mais cette transformation du sujet ne se confond aucunement avec une action transformatrice sur le monde. La pensée politique n’a de sens comme telle que si elle est structurée par la perspective de cette action. Elle est une appréhension de l’existant en tant qu’une intervention peut y être insérée, et que les effets de cette intervention font partie de ce qu’elle a à penser. La politique elle-même est action si l’on entend par là qu’elle rend indissociables la pensée et les actes qui l’inscrivent dans le réel du monde.

Ce livre me semble être un livre de philosophie dans la mesure où j’espère qu’il met en œuvre un travail spéculatif, c’est-à-dire un travail dans lequel le sujet de pensée ne reste pas extérieur à l’objet qu’il tente de saisir. En l’occurrence, il tente de saisir la subjectivité politique, mais seulement sous l’angle de l’exigence qu’elle peut porter dans la situation contemporaine. Ce qui veut dire qu’il ne tente pas en revanche de définir quel type d’actes, ou quelle forme d’organisation politique, peut effectivement inscrire cette exigence dans le monde.

Ceci dit, en distinguant philosophie et pensée politique, il ne s’agit pas de tracer l’équivalent d’une frontière disciplinaire entre les deux  : on peut distinguer ces pensées selon les modes opératoires qui les spécifient (saisie spéculative d’un côté, logique d’intervention de l’autre), mais on ne peut déterminer à l’avance quel type d’effet aura une pensée — quand elle n’est pas académique, c’est-à-dire quand elle ne relève pas de ce que Lacan appelait « le discours de l’université ». Il est possible que des énoncés spéculatifs soient mobilisables dans une situation politique particulière, qu’ils y soient porteurs d’effets réels. Il ne faut pas restreindre à l’avance la portée d’énoncés philosophiques ou politiques, seulement indiquer ce qu’on peut en attendre, et se laisser parfois surprendre par ce qu’ils auront éventuellement apporté.

Pouvez-vous expliquer la construction de votre ouvrage, divisé en trois parties (« subjectivité », « globalité », « unité »)  ? Pourquoi la subjectivité est-elle première pour vous  ? 

La subjectivité est première parce qu’on ne commence pas par l’objectivité. La rupture avec les anciens schèmes politiques s’est précisément faite sur ce point  : de la situation objective et de son évolution nécessaire était censées se dégager aussi bien la position du sujet que la portée de son action. Aujourd’hui, l’objectivité ne promet rien d’autre que la continuation de ce qui est déjà là, jusqu’au désastre final. Elle ne contient rien en elle-même qui puisse être supposé porteur d’une délivrance. Bref, il n’y a plus l’histoire envisagée comme développement nécessaire orienté vers la libération humaine. C’est pourquoi, en l’absence de ce développement nécessaire, le seul point de départ, c’est la subjectivité qui se définit de marquer un écart dans le cours objectif des choses. La subjectivité politique divise le monde  ; et pour cela, elle se divise nécessairement elle-même — en tant qu’elle est aussi contrainte de participer à ce cours des choses que pourtant elle refuse de suivre.

Le problème central de l’ouvrage est de maintenir la place de la subjectivité comme seul point de départ de la politique, tout en revenant sur la considération de l’objectivité — et de ce qu’elle prescrit. Badiou avait montré la nécessité de penser un « sujet sans objet », un sujet politique qui comme tel ne pouvait être adossé au développement objectif des choses. Un sujet qui, donc, ne devait plus se vivre comme l’expression d’un processus historique, lequel en retour avait permis de garantir la vérité de son action. Le rapport qu’il nous faut penser désormais entre sujet et objet n’est plus d’expression (de l’objet par le sujet), mais d’inscription (des effets de l’existence du sujet dans l’objet). 

Les raisons de la polémique menée par Rancière et Badiou avec le marxisme sont toujours valables  : si l’on prend pour point de départ les développements objectifs, on peut vite être conduits à dire que ce n’est pas le bon moment, que « les conditions ne sont pas encore réunies », que « les gens » n’ont pas encore un savoir à toute épreuve sur ces conditions, etc. Pour autant, on ne peut simplement ignorer la manière dont le contexte global s’impose de plus en plus fortement comme tel. Par « contexte global », il faut entendre la conjonction indémêlable du développement capitaliste, des rivalités guerrières pour prendre la main sur ce développement, et de la dévastation écologique — soit ce que Jason Moore appelle « l’écologie-monde ». Quand je parle du passage à un rapport d’inscription et non plus d’expression entre sujet et objet, c’est cela que j’ai en tête  : l’inscription de ce que Rancière appelle les « scènes » de la politique dans un contexte, et de l’ensemble qu’elles constituent ou pourraient constituer dans un contexte global. Il s’agit donc à la fois de rester fidèle à Rancière, Badiou et quelques autres qui ont su renouveler de fond en comble l’approche de la politique  ; mais sur ce fond, qui n’est pas celui du marxisme, de renouveler aussi l’approche de ce contexte global nommé capitalisme.

J’ai parlé de ce que l’objet, c’est-à-dire la situation historique objective, « prescrit »  : rien de nécessaire donc, rien qui soit contenu « dans ses flancs », et qui pourrait être attendu de son développement. Il faudrait concevoir de façon un peu renouvelée un telos historique — non plus indiscernable de la nécessité, comme le voulaient Hegel et Marx, mais en rupture avec elle. La vérité, c’est que le monde et ses habitants peuvent être détruits, mais qu’ils peuvent encore être sauvés. Et c’est cela qui est occulté  : pas seulement sur le modèle réactionnaire du déni de la gravité de la situation écologique globale, mais également avec le sentiment qu’il serait trop tard, qu’on ne pourrait plus rien faire. Le confort du désespoir de gauche d’un côté, le déni de plus en plus délirant de la réaction de l’autre. 

J’insiste sur l’idée de sauvetage, précisément en ce qu’elle peut sembler ridicule précisément parce qu’elle fait penser à cet élément de la catastrophe que sont les films Marvel abrutissants  : ce sont les super-héros ou héroïnes qui « sauvent le monde »  ; dans le réel, ce ne peut jamais être la question. Pourtant si, justement, c’est bien toute la question aujourd’hui, c’est bien ce qui spécifie le telos de notre moment historique, un telos qui n’est porté par aucun Autre, même laïcisé.

La vérité, c’est que le monde et ses habitants peuvent être détruits, mais qu’ils peuvent encore être sauvés.

Bernard Aspe

L’un des objectifs essentiels du livre est de « construire une entente positive de l’unité politique comme réponse adéquate au contexte global qui nous est imposé », sans reformer une « mauvaise unité », ni laisser les multiples scènes politiques à leur irréductible pluralité, ce qui aboutirait au maintien de l’impuissance collective dans laquelle nous nous trouvons. Pour ce faire, vous proposez ce que vous appelez un trait d’un, capable de relier les divers espaces de subjectivation politique  : pouvez-vous revenir sur ce concept  ? N’y a-t-il pas une contradiction apparente entre cette recherche d’unité et l’objet même du séminaire et de l’ouvrage, centré sur la division politique  ? 

C’est en effet le problème de la troisième partie, celle qui est titrée « Unité ». Le concept de trait d’un est inspiré du « trait unaire » de Lacan, par quoi ce dernier cherchait à appréhender la question délicate de l’identification. Ce que je retiens de Lacan est tout simple : c’est d’une part que le trait d’un est une pure marque symbolique dépourvue de sens, une simple manière de se compter comme étant par exemple un français, ou un enseignant, ou un fan de football, ou un militant communiste, ou de la cause Noire, de la cause des femmes, etc. Mais d’autre part, dans la mesure où le processus a bien à voir avec l’identification, celle-ci a un versant imaginaire. Ce versant a pendant longtemps été dévalorisé, aussi bien dans les études lacaniennes que dans les approches critiques héritées par exemple de la problématique du « spectacle ». L’imaginaire, c’est ce qui fait esquiver le réel  ; l’imaginaire, c’est ce qui alimente la fiction aliénante du « moi », etc. Mais justement, il me semble que la pensée politique radicale (à l’exception des réflexions sur « l’utopie », qu’il s’agit sans doute de continuer à réévaluer) a eu le tort de participer à sa manière à cette disqualification. Les études lacaniennes actuelles semblent au contraire insister sur l’importance de traiter à égalité les différentes dimensions de la subjectivité  : réel (R), symbolique (S), imaginaire (I), et c’est une indication qui me semble essentielle.

Pour ce qui concerne plus précisément la question de la subjectivité politique, le plus urgent me semble être de sortir de l’alternative infernale entre la déconstruction radicale de l’identité entendue comme égarement métaphysique occidental, et la revendication des identités dominées, qu’il s’agirait d’affirmer pour elles-mêmes afin de faire apparaître les formes multiples de la domination. Dans le premier cas, on continue le geste classique de disqualifier la teneur intrinsèquement imaginaire de l’identification, dans le second on valorise l’identité comme horizon indépassable de la subjectivité — et on se confie d’autant plus à l’imaginaire que celui-ci n’est pas pensé comme tel. Il me semble qu’il faut assumer la positivité d’une identification politique en tant que celle-ci ne se confond pas avec une identité déduite des formes de la domination  ; c’est un élément de la recherche d’unité dont je parle. Et pour cela, il me semble aussi qu’il faut accepter les apports de la psychanalyse lacanienne pour comprendre la place de l’identification imaginaire — une place importante, mais restreinte. Une subjectivité se construit toujours aussi par la manière dont elle se rapporte à elle-même comme à ce qu’elle est capable d’identifier — et une identification n’est jamais personnelle sans être aussi le repérage de ce qui existe en partage avec au moins un ou une autre. Mais elle est également ce qui suppose une armature symbolique suffisamment clarifiée, ainsi qu’une capacité à faire par les actes l’épreuve du réel.

Il n’y a pas de contradiction entre l’angle qui est pris, à savoir celui de la division, et la recherche d’unité. Nous nous étions habitués à placer l’un du côté de l’ennemi  : c’est ce dernier qui était censé vouloir l’uniformité, la réduction des différences, etc. La solution issue de l’ontologie deleuzienne était alors de produire la différence, de générer le multiple et par là même ce qui était susceptible de fuir l’unité imposée. Et cela signifiait aussi  : ne pas s’appuyer sur l’opposition, accusée de recouvrir la positivité de la différence, et par là même ne pas invoquer non plus la division, qui semblait nécessairement accentuer ce recouvrement. C’est cette solution qui a installé l’évidence de l’épistémè pluraliste dont il a été question plus haut. Or pour les raisons indiquées plus haut il me semble nécessaire de partir de la division une fois dit que celle-ci ne peut plus présupposer une unité dont elle serait l’expression  ; l’unité dont il s’agit, si elle existe, ne peut qu’être le résultat du travail de la division politique. C’est l’unité d’un camp, une fois celui-ci identifié comme séparé d’un autre camp. Ce qui ne veut pas dire, je vais y revenir, que l’on ne peut se définir qu’« en négatif »  : c’était là la solution de la pensée critique et il ne s’agit pas d’y revenir. Le tandem Badiou-Rancière a gardé du nietzschéisme de Deleuze l’importance de la dimension affirmative de la politique. Ces auteurs ont simplement concilié cette dimension avec la teneur proprement conflictuelle de la politique, que l’héritage de Deleuze, en dépit de l’intention de ce dernier, avait contribué à évacuer.

Notre camp, en l’état actuel des choses, ne peut qu’être écrasé si le conflit politique prend une tournure essentiellement militaire.

Bernard Aspe

Ce trait d’un que vous proposez, c’est le refus de la mise au travail généralisée des êtres de nature pour la valorisation du capital. Pouvez-vous préciser pourquoi vous évoquez un refus de la mise au travail plutôt qu’un refus du travail  ? Et quelles conséquences une telle distinction a-t-elle pour l’action politique  ? Enfin, pouvez-vous revenir sur l’importance pour vous des travaux du sociologue et historien Jason W. Moore, auteur de L’écologie-monde du capitalisme  ?

Le trait d’un serait donc une pure marque d’appartenance, celle d’une communauté du refus, dont les membres se reconnaîtraient à ceci qu’ils se sont accordés pour désigner le cœur de l’ennemi, et que ce cœur est devenu pour eux une cible directe. Le terme « cible » peut convoquer un imaginaire guerrier, mais il s’agit pourtant de renouer sur ce point avec la manière dont le mouvement ouvrier a justement pu concevoir le conflit politique autrement que de façon purement guerrière. 

Attaquer l’injonction au travail pour le capital, l’injonction au travail en tant qu’elle est ce sans quoi le capitalisme ne peut exister, c’est bien assumer le conflit, mais un conflit qui s’étend au-delà de la forme militaire — et nous aurions tout intérêt à cette extension parce que notre camp, en l’état actuel des choses, ne peut qu’être écrasé si le conflit politique prend une tournure essentiellement militaire.

Il faut parler de mise au travail dans la mesure où ne sont pas reconnues comme formes particulières de travail la majorité des activités qui, pourtant, fonctionnent bien comme telles. 

« Travailler », dans le monde du capital, cela veut dire  : participer d’une manière ou d’une autre au bon fonctionnement des circuits de la valorisation. Cela n’est pas réservé aux travailleurs reconnus comme tels, et pas même aux seuls humains. Jason Moore a synthétisé plusieurs approches qui existaient déjà et a tiré les conséquences radicales de cette synthèse  : la mobilisation des activités qui devraient être comptées comme travail est beaucoup plus vaste et profonde que les penseurs marxistes ne le croient généralement. 

Elle doit inclure aussi bien le travail des esclaves dans les colonies que le travail « domestique » dévolu aux femmes. Elle aussi doit inclure le travail des êtres de nature — celui des animaux enfermés dans les élevages en batterie, mais aussi celui des sols, de l’océan ou de l’atmosphère pour absorber la pollution, etc. La lecture de Moore a été pour moi une révélation, dans la mesure où ce qui était jusque-là une exigence abstraite — celle de la synthèse entre les apports de l’analyse marxiste et ceux de l’écologie — se trouvait tout d’un coup réalisée. La condition de cette synthèse était précisément cette extension du concept de travail. 

La mobilisation des activités qui devraient être comptées comme travail est beaucoup plus vaste et profonde que les penseurs marxistes ne le croient généralement. 

Bernard Aspe

C’est aussi ce qui a permis de relire les analyses « post-opéraïstes », dans le sillage de Negri, qui avaient déjà indiqué la nécessité d’un dépassement de la théorie marxienne de la valeur et du travail. L’extension du concept de « travail » (qui incluait, pour Negri et ses proches, l’activité du demandeur d’emploi aussi bien que celle du consommateur) restait cantonnée aux seuls humains. La synthèse dont je viens de parler n’était donc pas achevée. Mais on trouvait déjà cet élément essentiel  : les êtres mobilisés pour la valorisation du capital n’ont pas, pour la plupart, à être constitués en « force de travail ». On sait que Marx voyait dans ce concept sa découverte principale, cela même que l’économie classique avait occulté. Mais c’est aussi ce concept qui a permis d’occulter le problème de fond  : le capital ne fonctionne que s’il fait travailler bien au-delà de ce qu’il reconnaît comme travail. Là est la clef de sa domination — et potentiellement, aussi, celle de son renversement.

Si celui-ci ne peut plus être pensé comme refus du travail, c’est dans la mesure où ce mot d’ordre avait un sens clair lorsque l’action politique était centrée sur le travail en usine. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, et cela fait partie de la difficulté  : s’il s’agissait alors — dans les années 1960-1970 — de faire grève ou de saboter les machines, que peut être aujourd’hui l’équivalent de ces gestes, dans des situations où le travail n’est pas reconnu comme tel  ?

Du point de vue de l’action politique, la première conséquence est qu’il ne s’agit plus de s’adresser avant tout aux personnes qui luttent dans ce qui est reconnu comme des espaces de travail — qu’il s’agisse des métiers du soin, de l’enseignement ou de l’industrie. Ces luttes ne sont pas secondarisées pour autant : elles doivent seulement être pensées (dans leurs expressions les plus conséquentes) comme des cas particuliers de refus de la mise au travail pour le capital. 

La part du travail exploité est un cas particulier de travail gratuit sans quoi ne peuvent fonctionner les circuits de valorisation du capital. Il n’a pas une place éminente, et pas davantage une place subordonnée.

Une autre conséquence est qu’il n’y a pas encore de forme définie d’une action politique qui inscrirait ce refus de la mise au travail généralisée dans l’existant. Mon livre, en tout cas, ne prétend pas répondre à cette question. Mais on peut compter au nombre des exemplifications d’une telle action l’existence d’une ZAD, aussi bien que des grèves sur les lieux de travail, ou des formes de grève féministe. Cela indique du moins que ces différentes formes de lutte politique devraient être pensées ensemble, pensées comme étant essentiellement reliées, et à même de définir un objectif commun. L’identification d’un tel objectif ne pourrait que leur donner plus de force à chacune. 

Le capital ne fonctionne que s’il fait travailler bien au-delà de ce qu’il reconnaît comme travail. Là est la clef de sa domination — et potentiellement, aussi, celle de son renversement.

Bernard Aspe

Votre ouvrage va sans doute se trouver contesté sur ce dernier point, car, même s’il ne s’agit pas de refaire de la classe ouvrière le sujet de l’Histoire, la question du travail demeure manifestement centrale — doit-on d’ailleurs parler de « centralité »  ? — à vos yeux. Comment « justifiez-vous » le maintien au premier plan de la question du travail  ?

Comme on l’a vu, le concept de « travail » est pris ici en un sens très élargi. En toute logique, je devrais donc plutôt m’attendre à des critiques qui pointeront le risque d’une dilution du concept, rendant peut-être impossible la tentative de déterminer à partir de lui une prise politique. 

Mais cette critique elle-même suppose que le livre soit lu, et qu’on ne s’en tienne pas à la présence du signifiant « travail ». Or même dans les milieux radicaux, on pense plutôt par signifiants et par réflexes attachés à ces signifiants  : c’est le biais par lequel ces milieux sont homogènes au trumpisme. 

Pour résumer  : il n’y a pas de centralité objective « du » travail, il y a une potentielle centralité politique du refus de la mise au travail. 

Autrement dit, la question du travail ne tient pas son importance du fait d’être l’élément central de « l’infrastructure » économique, mais du fait qu’elle reste le foyer potentiel d’un horizon révolutionnaire. Donc, contre les marxistes, il faut penser une extension de ce qui doit être conçu comme travail  ; et contre les critiques du marxisme, il faut restaurer l’idée d’un objectif politique commun qui passe par le repérage des formes multiples de la mise au travail.

La question du travail ne tient pas son importance du fait d’être l’élément central de « l’infrastructure » économique, mais du fait qu’elle reste le foyer potentiel d’un horizon révolutionnaire. 

Bernard Aspe

Par ailleurs, sauf erreur de ma part, cette condition commune des êtres de nature — le fait d’être mis au travail pour servir la valorisation du capital — c’est l’ennemi qui l’impose et qui donc, d’une certaine manière, est première. 

Ce passage m’a fait penser à une réponse donnée par Jacques Rancière au cours d’un entretien avec la revue Le Sabot auquel vous aviez pris part  : « Peut-on penser la ligne de partage politique à partir de la désignation de l’ennemi ? Il y a ici deux possibilités : soit on part d’une puissance contre laquelle on se bat, soit on se bat au nom d’une puissance commune, d’une capacité commune. Si la politique consiste à frapper l’ennemi, il s’agit d’une conception militariste de l’ennemi. Faire quelque chose contre lui ne fait pas un communisme positif ». Et plus loin  : « La rupture symbolique doit se faire au nom de l’égalité, et pas au nom de l’attaque de l’économie. C’est-à-dire qu’elle doit s’opérer au nom d’une affirmation (l’égalité) et pas au nom de l’ennemi ». 

Il me semble que cette question de l’ennemi est le point sur lequel vous vous éloignez le plus de Rancière — dont vous êtes très proche par ailleurs. Pourriez-vous préciser vos divergences sur cette question  ? 

L’intérêt majeur de la perspective marxiste, on vient de le voir, était précisément d’avoir trouvé une prise politique qui permettait d’assumer un conflit radical sans lui donner nécessairement ou centralement la forme du conflit militaire, d’une part. D’autre part, cette prise permettait bien une affirmation, mais c’est précisément cette affirmation qui est obsolète pour de multiples raisons  : celle de l’identité du travailleur — même si on ajoute la travailleuse. 

La figure politique du travailleur — cette identification imaginaire réussie, pourrait-on dire, du moins pendant une certaine période — n’a pas survécu à la déconstruction de l’histoire, précisément parce que celle-ci n’est pas, par elle-même, le déploiement d’une nécessité qui attendrait seulement le Sujet susceptible de l’accomplir. 

D’autre part, l’extension du concept de « travail » a parmi ses conséquences de ne pas laisser la possibilité d’une cristallisation imaginaire autour de l’identité du travailleur. L’ensemble des êtres mis au travail ne sont pas réductibles à l’ensemble des travailleurs et travailleuses. L’identification politique dont je parlais plus haut, si elle doit bien être assumée comme telle, ne passe plus nécessairement par l’assomption d’une figure, qui en serait la cristallisation imaginaire. Peut-être faut-il penser une identification sans figure cristallisante.

La figure politique du travailleur — cette identification imaginaire réussie, pourrait-on dire, du moins pendant une certaine période — n’a pas survécu à la déconstruction de l’histoire.

En revanche, l’importance politique de la question du travail pourrait nous permettre de retrouver un autre aspect des révolutions du vingtième siècle, apparent dans les problématiques des révolutionnaires soviétiques, constructivistes en particulier  : on ne peut changer radicalement la vie (ce qui est bien l’objectif de la révolution) qu’en changeant radicalement l’existence même du travail, de ses formes et de ses objectifs. Que ce problème-là ait disparu, comme problème commun, qu’il ait été emporté avec la figure obsolète « du » travailleur, c’est peut-être une erreur politique grave.

Je parlais plus haut de la nécessité de tenir à distance la posture critique, et de partir d’une affirmation, comme l’ont dit Rancière autant que Badiou  : la politique doit être affirmative, sans quoi elle n’est que le revers de ce qu’elle dénonce. 

Or cette affirmation ne peut être celle du travailleur qui, comme tel, a la capacité de mettre en forme le monde, notamment parce que l’éloge du travail a donné lieu à une course au développement, dans les pays communistes, pour battre le capitalisme sur son propre terrain — ce terrain qui est celui du désastre. S’il s’agit d’attaquer la mise au travail, c’est parce qu’il s’agit d’attaquer le développement en tant que tel — et de ce point de vue, il y a bien une continuité avec le refus du travail des années 1960.

Mais alors, qu’est-ce qui peut être affirmé  ? Et comment cette affirmation pourrait-elle être irréductible à l’identification de l’ennemi, comment ne serait-elle pas le pur revers de cette identification  ? 

On peut, de ce point de vue, ajouter quelque chose à ce que nous ont légué Rancière et Badiou — qui ont surtout insisté sur l’affirmation de l’égalité. On dira par exemple que notre camp se repère assez aisément à ceci qu’il met en œuvre une politique qui est à la fois égalitaire, anormative et plus qu’humaine. 

« Égalitaire » signifie que chacun.e compte autant que tout autre, et qu’il faut envisager une essentielle insubstituabilité des êtres.

« Anormative » indique que toute norme de comportement est parfaitement arbitraire, et qu’il n’y a aucune raison a priori d’empêcher l’exploration de formes de vie étranges ou inconnues. 

« Plus qu’humaine » renvoie au fait qu’on ne peut plus envisager la communauté humaine fermée sur elle-même, et qu’elle n’est telle que de se savoir strictement indissociable des autres vivants et de leurs milieux.

Notre camp se repère assez aisément à ceci qu’il met en œuvre une politique qui est à la fois égalitaire, anormative et plus qu’humaine. 

Bernard Aspe

Tous ces éléments d’affirmation sont présents dans les lieux où s’expérimente ce qui peut dès lors être repéré comme notre politique. Je ne fais qu’ajouter deux choses  : d’une part l’unité potentielle, quant au point d’attaque politique — la mise au travail pour le capital — de ce qu’ils composent. D’autre part l’idée que l’amplification de ces expériences politiques passe par une reprise de l’utopie constructiviste — si l’on pense au constructivisme de Rodtchenko et Stepanova — qui voulait changer la vie en changeant les formes mêmes du travail, la redéfinition radicale du travail comme voie pour changer la vie. 

Si cette question reste hors champ, la transformation radicale de la vie est tout simplement impossible.

Régulièrement dans vos ouvrages, et dans celui-ci de nouveau, l’on trouve des piques visant le constructivisme spéculatif de Latour et Stengers. Il y a des éléments de critique plus élaborés ailleurs (cf. notamment L’Instant d’après, pages 128-134), mais pouvez-vous malgré tout revenir sur la nature exacte de votre différend avec Latour/Stengers  ? 

Pour le coup, c’est une tout autre perspective que celle des constructivistes soviétiques. Une perspective anti-utopique pourrait-on dire. 

J’ai un grand respect pour les premiers travaux de Latour, quand il faisait de « l’anthropologie des sciences » (disons jusqu’à L’Espoir de Pandore). Et un respect plus grand encore pour ce qu’Isabelle Stengers a apporté, en particulier avec ses Cosmopolitiques. Pour ma part je voyais leur démarche comme un prolongement des indications de Foucault qui mettaient en question l’hégémonie du discours scientifique comme discours de vérité — je pense notamment à l’ouverture du cours « Il faut défendre la société », mais aussi au passage de Du gouvernement des vivants sur les régimes de vérité. 

Les constructivistes spéculatifs disent qu’il ne peut y avoir de hiérarchie entre les façons hétérogènes et irréductibles de faire l’expérience du monde — ou d’un monde — de sorte qu’on doit concevoir une stricte égalité pour « tout ce dont on peut dire  : il y a expérience » (pour reprendre une formule qu’affectionne Stengers). 

Mais ce qui vaut comme voie de contestation de l’hégémonie scientifique ne vaut pas nécessairement de façon générale. Je reprends ce que disait Léna Balaud à ce sujet  : la perspective constructiviste est ajustée pour ce qui concerne le rapport entre les sciences et les autres formes d’expérience du monde  ; mais ses tenants font l’erreur de vouloir transposer son analyse à l’ensemble des questions qui peuvent se poser — les questions métaphysiques aussi bien que celles qui relèvent de la politique — alors qu’ils devraient localiser cette solution spéculative, la cantonner en quelque sorte à la contestation de l’hégémonie du discours de la science. 

Les tenants de la perspective constructiviste font l’erreur de vouloir transposer son analyse à l’ensemble des questions qui peuvent se poser.

Bernard Aspe

Il était essentiel que des autrices et auteurs mettent en question cette hégémonie, mais il ne fallait pas demander davantage à la méthode qu’ils ont employée pour l’opérer. Autrement dit, le schème constructiviste est ajusté en tant que schème spéculatif pour ce qui concerne la hiérarchie a priori — en l’occurrence  : l’absence de hiérarchie fondée — entre formes de l’expérience. Il est égarant, par exemple, lorsqu’il prétend fournir le critère sur la base duquel construire le concept de « politique »  : celle-ci demande en effet de trancher entre des formes irréductibles, et de prendre parti pour l’une, contre une autre. 

Isabelle Stengers en est bien sûr, pour sa part, parfaitement consciente, mais il me semble qu’elle peut difficilement ajuster pleinement sa méthode à cette exigence. C’est tout le paradoxe de ce constructivisme  : poser une alternative claire entre les partisans de l’alternative, du « ou bien… ou bien… », bref de la division, et les autres — les partisans du « et… et… » — et choisir la deuxième voie — en éludant le « ou bien… ou bien… » contenu dans leur propre geste.

On ne s’étonnera pas trop, dès lors, des impasses auxquelles il conduit. 

Le constructivisme spéculatif a voulu montrer que la question n’est pas celle de la bonne approche de la réalité, mais celle de la réalité qui n’est donnée comme telle que par des approches irréductibles et spécifiques, attachées à des situations particulières, et aux problématiques tout aussi particulières qui permettent de les faire apparaître. Mais en ayant refusé la méthode de la division, il aura finalement eu cette peu enviable postérité  : un ensemble de petites niches académiques, occupées en toute bonne conscience par les personnes qui ne cessent de nous faire la leçon sur le caractère toujours local des problèmes — et dont les travaux sont finalement assez indiscernables de ceux de leurs adversaires positivistes.

Vous semblez sceptique, pour ne pas dire plus, sur certains rénovateurs du léninisme — on imagine que vous pensez à des auteurs comme Andreas Malm ou Frédéric Lordon. N’ont-ils pas le mérite, a minima, de reposer certaines questions urgentes, comme celle de l’organisation révolutionnaire, voire celle de la prise du pouvoir  ?

Les polémiques menées par ces auteurs-là ne sont pas les bonnes. 

Ils attaquent justement l’héritage Latour-Stengers sur l’un des points qui doit au contraire être suivi, et que Moore pour sa part a choisi de prolonger  : celui de « l’agentivité » des êtres autres qu’humains. La réhabilitation de l’exception humaine contre l’agentivité des êtres de nature suppose celle du scientisme — qu’il soit inspiré de la psychologie cognitive ou de la sociologie critique. 

Il me semble qu’il y a là une régression. Mais celle-ci s’observe aussi sous cet angle plus directement politique que vous évoquez  : le sérieux révolutionnaire conduit nécessairement,  selon eux, à viser la prise du pouvoir. C’est faire peu de cas des inventions politiques qui ont existé depuis les années 1970 — par exemple dans le sillage de l’autonomie ouvrière italienne. Ces inventions ne renonçaient pas à l’idée d’une transformation radicale et globale : elles contestaient seulement l’évidence du chemin censé y conduire. 

Mais les « rénovateurs du léninisme » continuent de nous expliquer qu’il faut commencer par occuper la place du pouvoir, entendu comme pouvoir d’État, pour modifier de fond en comble la société. Pourtant l’histoire des révolutions passées, notamment soviétique et chinoise, semble avoir démontré que la prise du pouvoir d’État, loin de garantir une transformation réaliste de la société, a fait partie de ce qui l’a empêchée. Il a fallu en tirer les conclusions qui s’imposaient, et notamment la recherche d’autres voies pour concevoir la mise en œuvre effective d’une transformation radicale — mais c’est déjà bien sûr une préoccupation que l’on pouvait lire dans la réédition de 1872 du Manifeste, où Marx et Engels admettaient le « vieillissement » de leur programme initial en s’appuyant sur l’expérience de la Commune.

Cette analyse historique et politique est purement et simplement évacuée par les néo-léninistes. Eux qui se veulent guidés par la froide raison ne donnent pourtant jamais d’arguments bien convaincants pour légitimer l’évacuation de ce qui a occupé tant d’esprits sincères et bien informés depuis un demi-siècle.

Il est vrai en revanche que, si l’on veut vraiment répondre jusqu’au bout à ces auteurs, il faudra débrouiller la question de l’autorité, rendue si confuse par l’autoritarisme des anti-autoritaires… 

L’histoire des révolutions passées, notamment soviétique et chinoise, semble avoir démontré que la prise du pouvoir d’État, loin de garantir une transformation réaliste de la société, a fait partie de ce qui l’a empêchée.

Bernard Aspe

Dans un entretien récent pour Lundi Matin, vous parlez des « militants de l’économie et de leurs alliés fascistes ». Or, cette question du fascisme n’intervient pas vraiment dans votre dernier ouvrage, et pas tellement plus dans les précédents — vous parlez plutôt en général des militants de l’économie ou de la classe des capitalistes. Cela signifie-t-il que pour vous il s’agit d’un seul et même ennemi  ? 

Bien sûr qu’il s’agit d’un même ennemi. Le couple Trump-Musk a le mérite de clarifier les choses pour qui ne voulait pas le voir. Mais en tant que fascistes, ils ne sont que la pointe la plus avancée, et la plus puissante, des militants de l’économie qui ont clairement fait le choix de se passer du luxe de la démocratie. 

Ce n’est pas une nouveauté  : l’histoire de l’avènement du fascisme et du nazisme ne peut se comprendre sans les choix explicites faits par le patronat italien et allemand par exemple. Si l’on accepte d’englober sous le terme « fascisme » l’ensemble des postures de l’ultra-droite, passées et contemporaines, ce qui le caractérise n’est aucunement un contenu propre — on peut dire que, pour ce qui est du réel, ses tenants s’en sont toujours remis fondamentalement à ce que les militants de l’économie promouvaient — mais bien plutôt une manière particulière de mobiliser la dimension du fantasme. Ce sont les effets de cette mobilisation qui ont pu parfois entrer en contradiction avec des éléments nécessaires au développement capitaliste, mais cela n’a jamais entamé le continuum qui existe entre les positions des militants de l’économie les plus libéraux et celles des militants de l’ultra-droite la plus réactionnaire.

Pour ce qui concerne notre actualité, on peut dire que le fascisme procède à une saturation de l’espace psychique et politique par le fantasme. De cela témoignent la place prise par le migrant, ou celle prise par la personne queer, dans l’imaginaire populaire réactionnaire. Contre les dangers que ces figures sont censées incarner, il s’agit de généraliser la logique du Katechon  : rien de bien clair ne peut être proposé comme perspective libératrice, en revanche il s’agit d’éviter la catastrophe. Pas la catastrophe réelle, bien sûr, mais la catastrophe fantasmée, celle qui peut être combattue avec les moyens du fascisme en tant qu’il apparaît ainsi comme la voie la plus sûre désormais pour ne pas mettre en question le développement capitaliste en tant que tel. 

Le choix de cette voie a une implication décisive  : pour assurer la continuité de la domination de la classe des capitalistes, il faut désormais se passer de ce qui avait été un outil essentiel de cette domination  : le gouvernement par la vérité. Le libéralisme, selon Foucault, se définissait par le passage des formes arbitraires du pouvoir souverain à des formes de pouvoir plus subtiles, qu’il disait « régulatrices », et qui passaient notamment par le fait de donner une place centrale à la vérité — c’est sur ce fond que peut se comprendre l’hégémonie scientifique sur le dire-vrai. 

Aujourd’hui, les tenants du scientisme sont aussi désemparés que leurs adversaires — celles et ceux qui, à juste titre, contestaient cette hégémonie — face à la désinvolture apparente avec laquelle les figures emblématiques du fascisme contemporain traitent la vérité. Mais il faut bien voir que cela ne constitue pas une rupture politique qui identifierait le camp des fascistes à distance du camp des militants de l’économie. Il faut plutôt dire que ces derniers, dans leur ensemble, ont clairement choisi l’option fasciste, qui implique de se passer de la centralité du dire-vrai, et de se passer aussi ce faisant — c’est explicitement dit çà et là — de l’hypothèse démocratique, devenue trop coûteuse.

Pour assurer la continuité de la domination de la classe des capitalistes, il faut désormais se passer de ce qui avait été un outil essentiel de cette domination  : le gouvernement par la vérité.

Bernard Aspe

Un dernier point  : en dépit du danger très réel que constitue cette fascisation galopante, il me semble essentiel de ne pas céder au chantage de la gauche qui nous exhorte à défendre la démocratie « à tout prix ». Ce qui veut dire en l’occurrence  : défendre cette démocratie libérale qui non seulement a démontré son impuissance à empêcher la montée du fascisme, mais y a œuvré à sa manière. 

Nous nous trouvons ici face à une alternative clarifiée  : ou bien soutenir la démocratie qui reconduira, tôt ou tard, au fascisme en ne mettant pas en question le terreau sur lequel il prospère ; ou bien élaborer un nouveau modèle révolutionnaire, aussi peu « léniniste » que possible, mais fermement à distance de la démocratie libérale.

Vous écrivez à un moment, en vous appuyant sur Mario Tronti, que « la politique est sans doute plus proche de la prophétie que de la démarche de connaissance objective ». Selon vous, cette dimension prophétique doit-elle prendre une forme proprement programmatique — en proposant par exemple des figures possibles du communisme, comme le tente Frédéric Lordon dans un ouvrage de 2021, ou comme l’avait essayé Castoriadis dans Le contenu du socialisme  ? Et sinon, que signifie alors « anticiper le futur », comme vous l’écrivez  ?

Je ne dirais pas qu’il faut nécessairement proscrire la dimension du programme, mais il faut savoir en revanche que ce n’est là au mieux qu’un élément secondaire, bien loin de répondre à lui seul à la question de ce que peut signifier ouvrir un futur. 

Le fond du problème est de savoir ce que l’on entend par « être »  : voilà le point sur lequel on peut s’accorder avec Heidegger. Plus encore, on peut s’accorder avec lui sur le fait qu’on ne répond justement pas à cette question en élaborant « une » ontologie. Cette réponse qui paraît évidente, et qui a semblé redevenir dans certains milieux le geste philosophique par excellence ces dernières décennies, est déjà par elle-même une manière de rater la question. 

La question de l’être, c’est la question de ce que la pensée de ce qui est ajoute à ce qui est — et celle de la modalité de cet ajout. Celui-ci ne doit pas être pensé comme la projection d’un possible qu’il s’agirait de réaliser. La question est bien celle de la vérité effective de ce qui est, en tant que celle-ci ne peut se confondre avec la mise au jour de ce qui est déjà donné. L’être n’est pas prescrit par le donné de l’être. Dit autrement  : ce qui arrive n’est pas le déroulé de ce qu’il y a. 

L’être, en ce sens, ne peut bien sûr être compris comme ce qui s’oppose au devenir. La pensée politique est ainsi une modalité de la pensée de l’être, même si elle ne prend pas « l’être » pour motif explicite. Si l’on parle de ces expériences politiques qui nous importent, égalitaires, anormatives et plus qu’humaines, elles sont bien quelque chose, mais ce qu’elles sont est strictement indissociable du potentiel de transformation que recèle leur amplification. 

La politique n’est pas la projection d’un monde possible et lointain, elle se tient sur le seuil du futur, au point d’imminence de son advenue.

Bernard Aspe

Anticiper le futur, c’est considérer que cette amplification est la vérité politique qu’il s’agit d’affirmer. Comme l’a montré Foucault, il y a un conflit des vérités, et pas une alternative entre science et idéologie, et c’est bien au fond un tel conflit qui constitue le cœur de la politique. La politique n’est pas la projection d’un monde possible et lointain, elle se tient sur le seuil du futur, au point d’imminence de son advenue.

Dans un texte de 2010, « Multitudes, insurrection et nécessité subjective. La figure du prolétariat », vous revenez sur ce qu’on peut appeler le paradoxe des oasis (cf. les très belles pages au début et à la fin de L’Instant d’après). Vous disiez lors de cette intervention que vous ne pensiez pas que l’on pouvait apporter une réponse à l’insuffisance des oasis politiques en réhabilitant le concept de devoir. 

Or ailleurs (Les mots et les actes, pages 237-238), vous décrivez ce que vous appelez « le paradoxe de la vie communiste », c’est-à-dire le fait que « toutes les sources de la vie (amour, amitié, création), au lieu d’être vécues comme ce qu’il faut préserver à tout prix pour y trouver des voies d’accomplissement ou de refuge sont au contraire ce qui doit être exposé, mis en risque dans la construction d’une politique depuis laquelle seulement ces sources vitales pourront nous être redonnées. Rien ne nous garantit bien sûr qu’elles puissent être redonnées comme telles. Au contraire, tout laisse supposer qu’elles pourraient être ainsi inutilement sacrifiées. ‘Inutilement’, car nous sommes dans l’incapacité de désigner un point depuis lequel pourrait se légitimer un tel sacrifice ». 

Or qu’est-ce qui pourrait soutenir un tel sacrifice, si ce n’est quelque chose comme un devoir  ? Et que pensez-vous de l’argument catastrophiste selon lequel c’est l’approfondissement du désastre qui pourrait amener, de force, à un tel choix  ? 

Je me souviens du livre à succès de Milan Kundera dans les années 1980, L’Insoutenable légèreté de l’être. Selon la perspective qui y est défendue, si l’être est insoutenablement léger, c’est précisément dans la mesure où il n’est pas à même de prescrire un devoir. Et s’il ne peut prescrire un devoir, c’est parce que l’être n’est rien d’autre que l’histoire de ce qui est, et que cette histoire ne se répète jamais, ni à un niveau individuel, ni à un niveau collectif. 

Il ne peut y avoir des leçons d’histoire parce que ce qui s’est passé ne se passera plus, parce que l’histoire ne se répètera pas, et que si elle ne se répète pas, les événements ne pourront jamais être comparés, les choix qui définissent une vie ne pourront jamais être confrontés les uns aux autres — ils resteront irréductiblement enfermés dans la particularité d’un moment qui n’a jamais existé avant, et n’existera plus jamais après. L’être est donc léger parce que son histoire ne peut rien prescrire, mais cette légèreté est écrasante, précisément parce qu’elle est sans conséquences, et par là même exposée à un vide de sens qu’elle ne pourra jamais surmonter.

Voilà bien une leçon de morale marquée par son époque — les années 1980. Leçon nihiliste, à coup sûr, mais un nihilisme différent de celui qui a cours aujourd’hui  : notre nihilisme est précisément celui d’une histoire qui, même si elle est unique, est déjà connue, déjà jouée. Mais il était tout aussi erroné de répondre à Kundera par la tentative de dégager des « lois » de l’histoire, que de répondre au nihilisme actuel par l’invocation des solutions techniques qui pourraient être envisagées. Dans les deux cas, le discours de la science fait disparaître ce dont on vient de parler, ce surcroît d’être qui nous permet de nous tenir sur le seuil du temps qui arrive, qui n’est pas le résultat de ce qui l’a précédé — pour autant qu’il y a des sujets pour contrarier ce résultat qui paraît inéluctable. 

Il faut bien voir alors que, si l’on peut parler de devoir aujourd’hui, c’est en un sens bien différent de ce qui était invoqué lorsqu’on parlait d’un devoir historique. S’il y a un devoir aujourd’hui, il doit être compris comme ce qui interrompt le supposé enchaînement nécessaire des faits historiques — c’est ce que j’essayais d’indiquer plus haut en invoquant la disjonction du telos et de la nécessité. Il n’y a pas de devoir historique, mais on peut bien penser un devoir politique prescrit par la situation historique, non comme le fruit nécessaire de celle-ci, mais comme l’ouverture qui peut encore y être agie en allant à l’encontre de ce qui serait dès lors réfuté comme nécessité.

Quant à l’argument catastrophiste, on peut l’entendre à condition de le retourner, c’est-à-dire si l’on admet que ce n’est pas la catastrophe en tant que telle qui prescrit un devoir, mais bien le savoir vrai qu’il est encore possible de l’éviter. C’est avant tout ce savoir, et non celui de la catastrophe elle-même, qui est activement dénié. 

Notre nihilisme est celui d’une histoire qui, même si elle est unique, est déjà connue, déjà jouée.

Bernard Aspe

Face à la catastrophe en cours, comment « combattre le désespoir » (je reprends les termes d’Andreas Malm dans la dernière partie de « Comment saboter un pipeline »)  ? Vous êtes un grand lecteur de Kierkegaard  : comment intervient la question du désespoir dans votre pensée et dans notre aujourd’hui — désespoir, qui, dans son sens ordinaire, touche peut-être au premier chef les militants écologistes radicaux  ? Faut-il d’une certaine manière assumer, voire embrasser, un certain désespoir, ou apprendre à le domestiquer tant bien que mal pour agir  ?

Parmi les formes du désespoir qu’évoque Kierkegaard, on peut retenir deux des plus importantes  : le désespoir devant le manque de possible, et le désespoir devant le manque de nécessité. Deux formes qui paraissent contradictoires et qui pourtant sont expérimentées aujourd’hui de façon parfaitement simultanée  : il n’y a plus assez de possible, l’essentiel semble déjà joué  ; mais il n’y a pas non plus de nécessité, au sens où tout (les liens, les convictions, les projets) semble affecté d’une essentielle contingence. Lutter contre ces formes du désespoir, c’est en effet retrouver un rapport au telos historique, en en renouvelant le sens.

On a pu faire l’éloge du désespoir comme ce qui nous oblige à nous confronter à l’aride réalité, sans se raconter d’histoire. Mais le vrai problème est de commencer par ne pas dénier ce fait  : il est encore possible de vivre heureux sur une terre magnifique. Le désespoir est une solution de facilité psychique — une manière, justement, de se raconter une histoire  : nous n’avons rien à perdre, donc nous pouvons agir — en accentuant le paradoxe contenu dans ce « donc ». En réalité, nous avons beaucoup à perdre — par exemple toutes ces espèces inconnues qui vont disparaître sans même avoir été rencontrées, et qui peuvent comme telles emblématiser le gâchis qui est chaque jour délibérément choisi par ceux qui gouvernent.

Vous évoquez à un moment la préparation d’un livre collectif, rédigé avec Patrizia Atzei et Benjamin Gizard, également issu du séminaire « La division politique ». Pouvez-vous nous en parler un peu  ? Quel sera son lien avec cet ouvrage-ci  ?

Il devait y avoir un seul livre au départ, issu du séminaire, et pour diverses raisons, il s’est scindé en deux  : une partie, celle publiée ici, correspond à l’articulation conceptuelle entre philosophie et politique. La partie rédigée de façon collective, avec Benjamin et Patrizia, dépliera davantage pour elle-même la proposition politique, qui n’intervient ici qu’à titre d’exemple. Je dis bien proposition politique, et non — du moins pas encore — proposition militante dans la mesure où cet ouvrage à venir ne répondra pas directement, lui non plus, à la question de la forme d’organisation qui peut correspondre à l’exigence formulée. 

Le vrai problème est de commencer par ne pas dénier ce fait  : il est encore possible de vivre heureux sur une terre magnifique.

Bernard Aspe

Il s’agit pour le moment d’insister sur le repérage de ce que peut être la perspective politique la plus commune. Autrement dit, il s’agit avant tout de dire ce qu’est aujourd’hui la perspective communiste, désencombrée de toute nostalgie à l’égard de ce qui s’est expérimenté en son nom au siècle passé.

Enfin, que répondez-vous à ceux qui pensent qu’il est dérisoire de continuer à faire de la philosophie dans un monde qui brûle  ? 

Qu’on les a beaucoup trop écoutés jusqu’ici, et qu’ils ont leur part de responsabilité dans la situation proprement désastreuse qui est la nôtre, dont le poujadisme — ou disons la misologie — est un ressort essentiel.

Le concept n’est certainement pas sujet, comme l’aurait voulu Hegel, mais sans concepts, il n’y a pas de sujets. Et sans sujets, il n’y a pas de politique.