Dans la semaine qui a vu la guerre commerciale embraser les marchés, Curtis Yarvin offre une clef d’explication encore trop négligée pour comprendre les objectifs stratégiques de la Maison-Blanche de Donald Trump : «  Le véritable pouvoir exécutif n’a que faire des marchés. À Wall Street personne n’est vraiment prêt à s’opposer à Trump.  »

Dans le premier épisode de cet entretien fleuve, l’intellectuel organique du trumpisme formulait déjà une première intuition :

Si Kojève et Schmitt sont d’accord sur quelque chose, comment pourraient-ils avoir tort tous les deux ?

Nous avons cherché à en savoir plus sur ce « quelque chose ». Sur quelle base faut-il comprendre la contre-révolution menée par Trump et le mouvement MAGA à Washington ? Comment explique-t-il le caractère apparemment si puissant, rapide et radical de cette contre-révolution ? Est-elle l’incarnation de sa théorie du pouvoir ? Qui la porte et sur qui a-t-il vraiment de l’influence ?

De l’éloge du PCC et de Mao à l’importance de Gordon Ramsay, en passant par Pompée, le « dux » Mussolini, « Big Balls » et les jeunes hommes du Doge, les réponses de Curtis Yarvin — longues, parfois décousues, souvent digressives et ponctuées d’anecdotes — convergent toutes vers une même direction.

Tout commence quand vous entrez dans une pièce et que, grosso modo, vous faites à peu près ce que vous voulez. Vous dites simplement : « Fais ça ». Vous virez les gens qui ne vous obéissent pas. Et tout à coup, comme par magie, tous les autres courbent l’échine et vous disent : « Oui, monsieur ». Et voilà : vous avez établi votre pouvoir.

Il y a un thème qui revient souvent depuis le début de cette conversation : celui des élites et de leur composante techno-césariste. Vous avez dit à plusieurs reprises : « Il est très important qu’une élite sente qu’elle a le droit de gouverner — or la nouvelle élite n’estime pas seulement avoir le droit de gouverner, elle se sent véritablement en devoir de le faire. » Que voulez-vous dire ?

Ce sentiment de devoir est très important parce qu’il renvoie à la question de la compétence.

Quand les élites que vous appelez « techno-césaristes » débarquent à Washington, ils constatent à quel point il y a un écart entre la qualité de l’organisation des entreprises florissantes de la Silicon Valley et la mauvaise gestion qui caractérise l’administration fédérale. Le gouffre entre ces mondes est abyssal.

Or comme le disait Napoléon, un gouvernement est sûr lorsque les personnes les plus compétentes sont aux commandes.

En 1933 et en 1945, les personnes les plus compétentes étaient aux commandes aux États-Unis. D’ailleurs, l’une des choses les plus remarquables de cette époque — et je ne manque jamais de rappeler cela lorsque je veux clouer le bec à un libertarien — est que le Manhattan Project était un projet gouvernemental. C’est pourtant le projet d’ingénierie le plus efficace de tous les temps. Il était aussi efficace qu’OpenAI, sinon plus. Et il était géré exactement de la même manière qu’OpenAI, jusqu’à suivre le modèle du « two in a box » — une diarchie — avec Oppenheimer et Groves…

Une diarchie, vous avez dit, plutôt qu’une monarchie ?

Oui, on retrouve cela partout dans la Silicon Valley.

On ne veut pas d’un fondateur solitaire, on veut deux fondateurs. On ne veut pas d’une monarchie mais d’une diarchie.

La monarchie, ce n’est pas mal — mais la diarchie, c’est encore mieux. Bien évidemment, la diarchie est purement rhétorique, c’est en fait une sous-catégorie de la monarchie : il y a toujours un centre.

Quoi qu’il en soit, quand on regarde l’État fédéral en 2025, on ne peut plus dire que c’est un système efficace et dirigé efficacement, par des personnes efficaces.

Connaissez-vous l’histoire de Pompée et des pirates ?

Vous pensez au bellum piraticum ?

À la fin de la République romaine, Rome a un problème de pirates. Or à l’époque, à Rome, il y a deux façons de régler les problèmes. 

Il y a une façon civile : les aristocrates s’assoient dans leurs villas pour parler et dicter des lettres à leurs esclaves. C’est très corrompu, c’est très lent — une sorte de tiers-monde à certains égards. De leur côté les pirates, en Méditerranée — un peu comme les cartels de la drogue au Mexique aujourd’hui — sont très profondément structurés. C’est un problème endémique, un parasite dont il n’y a aucun moyen de se débarrasser.

Le pouvoir commence quand vous entrez dans une pièce et que, grosso modo, vous faites à peu près ce que vous voulez.

Curtis Yarvin

Mais il y a aussi une autre manière de faire — brutale et agressive. 

Le Sénat examine la question et se dit : « pourquoi ne pas faire les choses manu militari ? » Le système militaire romain est extrêmement efficace et entièrement régi par un principe de commandement vertical — exactement comme dans une monarchie. Alors qu’une oligarchie fonctionne sur le principe du consensus, une armée fonctionne sur le principe du commandement. Chaque start-up, chaque entreprise qui fonctionne bien est régie par le même principe.

Donc le Sénat se dit : « pourquoi ne pas appliquer ce principe ? » Et ils confient la tâche à Pompée. 

En trois mois, sans ordinateurs, sans armes à feu, sans iPhone, Pompée construit une flotte et élimine les pirates. Il les tue tous !

Où voulez-vous en venir avec cette anecdote ?

Pour moi, la même chose s’est produite à Washington avec Obamacare.

En quel sens ?

Si vous vous souvenez bien, Obamacare est le vrai précurseur du D.O.G.E., qui remplace en fait l’USDS 1, un service mis en place pour faciliter la mise en œuvre d’Obamacare. 

À l’époque, Obama s’est dit : « Nous n’arrivons même pas à créer un site web pour Obamacare. Comment faire ? » Puis il se dit : « Je suis allé à une fête à San Francisco. Ces gens-là semblent savoir ce qu’ils font. » 

Alors il prend son téléphone et les appelle.

À l’époque, ce sont tous des libéraux de gauche. Il n’y a aucun conservateurs, loin de là. Si vous aviez fait un sondage auprès des ingénieurs de Google — ou n’importe où ailleurs — ce n’était pas la techno-droite mais plutôt la techno-gauche. 90 à 95 % de ces personnes étaient des libéraux purs et durs — avec des grands trous dans les oreilles, des cheveux roses, et des transgenres partout.

Est-ce que je peux faire ici une digression ?

Tant qu’on y est…

L’ingénieur trans est une figure marquante de cette époque : l’une de mes meilleures amies, Justine Tunney — une brillante hackeuse trans qui travaillait chez Google — avait eu des ennuis simplement pour avoir parlé de moi il y a 10 ou 15 ans.

C’est pour dire que ce milieu n’est alors pas du tout conservateur sur le plan culturel. 

Trump a repris la couronne : il est l’héritier direct de la monarchie de Franklin D. Roosevelt, dont le trône était vacant depuis 1945.

Curtis Yarvin

Revenons à Pompée et au Obamacare.

Lorsque les libéraux de gauche arrivent à D.C., ils font comme Pompée. Ils travaillent hyper efficacement et à une vitesse folle.

Elon Musk comprend que le système ne peut par nature pas fonctionner comme prévu. Il sait qu’il faut le hacker pour obtenir quelque chose. Il repère ce truc — l’USDS d’Obama — et il voit comment, de manière légale, cela pourrait tourner comme une entreprise. Ce tour de passe-passe lui permet d’avoir accès à tous les systèmes informatiques du gouvernement. Que fait-il ? Il renomme simplement le United States Digital Service en United States D.O.G.E. Service. Et le tour est joué.

D’ailleurs, il y a une chose que je voudrais rappeler et que vous, Européens, êtes capables de comprendre alors que la plupart des Américains n’en ont aucune idée : « doge » est un mot italien, vénitien plus précisément, qui vient du latin « dux » — et « dux » désigne un chef militaire.

En anglais, cela a donné « duke ». 

En italien standard, ce n’est exactement pas le mot le plus approprié à utiliser parce que…

…cela donne « duce », le titre de Mussolini.

C’est cela ! Personne ne veut en parler, mais j’imagine la tête de Mussolini quand Elon dit « doge » !

Et quel serait l’équivalent en allemand ?

Comment ? Ah, oui. Je vois ce que vous voulez dire mais en réalité je ne pense pas.

Pourtant…

Non vraiment je ne crois pas. « Führer » signifie « guide » au sens de « conducteur », comme lorsqu’on conduit une voiture. Cela signifie bien sûr « leader », mais en allemand, vous avez aussi le mot « Leiter »…

Le fait est qu’aujourd’hui, on ne peut pas dire « leader » sans passer par le mot anglais : en allemand ou en italien, utiliser le mot original serait une référence transparente à Hitler ou Mussolini.

Eh bien c’est un problème !

Pour en revenir à votre idée de diarchie : est-ce que cela définit la relation Trump-Musk aujourd’hui ?

Je pense que oui car cette diarchie fonctionne en fait parfaitement comme une monarchie. 

Elle doit parler d’une seule voix. Trump et Musk ne peuvent pas se battre l’un contre l’autre. 

Beaucoup de gens voudraient qu’ils s’entre-tuent mais ils n’ont aucun intérêt à le faire. Il n’y a pas de rivalité entre Musk, Trump et Vance, et cette absence de rivalité est très importante car il n’y a pas de monarchie si le centre ne parle pas d’une seule voix. Sinon, les gens pourraient semer la discorde. Ils créeraient des divisions. Or je pense que Trump ne pourrait pas gérer de tels conflits car ce n’est pas un organisateur, ce n’est pas un manager.

Que voulez-vous dire ?

Trump n’a jamais dirigé une très grande entreprise. La Trump Organization est une société de marketing. Elle ne gère même pas en propre ses hôtels. Elle sous-traite tout. 

Donc il n’a pas vraiment d’expérience dans la gestion d’une grande organisation. Pendant l’élection de 2016, il pensait d’ailleurs que devenir président serait en fait essentiellement bénéfique pour sa marque — et donc mécaniquement pour lui. Son raisonnement était le suivant : « si j’ai un hôtel qui porte le nom du président des États-Unis, comment pourrais-je perdre à l’avenir ? » 

Or il a perdu.

Trump s’est dit : « Je suis président : laissons maintenant les experts tout prendre en charge. » Pouvait-on l’en blâmer : c’est comme cela que fonctionne le système américain. Puis il s’est rendu compte que cela avait très mal tourné pour lui — et selon moi, pour toute l’Amérique.

Vous n’étiez pas favorable au retour de Trump en 2024 ?

J’étais très sceptique à l’égard de Trump avant l’élection. Et j’ai d’ailleurs écrit pas mal de choses en ce sens — avec un peu d’ironie parfois peut-être. 

Lors de cette élection, ce que je voulais en réalité, c’était que Trump choisisse J. D. Vance et perde ensuite.

Cela aurait positionné Vance comme son successeur naturel en 2028. 

Même une fois élu, je ne croyais pas que l’administration Trump pourrait vraiment accomplir quoi que ce soit — tout simplement parce que cela n’avait pas été le cas auparavant en 2016.

Chaque révolution dépend d’un groupe de gens jeunes et talentueux prêts à faire des choses. En ce moment, Washington grouille de ces jeunes loups révolutionnaires.

Curtis Yarvin

Qu’est-ce qui explique qu’en fin de compte vous ayez eu tort ?

Je n’avais pas tenu compte de certaines choses. 

Tout d’abord, j’avais négligé la force de Donald Trump lui-même : un vieux singe qui, semble-t-il, pouvait encore apprendre de nouvelles ruses. 

Deuxièmement, j’avais négligé la puissance de son alliance avec Musk.

Enfin et surtout, j’avais négligé la portée de ma propre « influence ». 

Bien sûr, ce n’est pas comme si j’étais directement au téléphone avec ces gens-là — mais j’ai vraiment beaucoup d’influence sur les plus jeunes dans l’administration.

Or ce mouvement de prise de conscience culturelle que je décris et qui fait que l’on peut se permettre de dire : « désormais, on peut tout simplement faire les choses » — est assez répandu parmi ces staffers.

Chaque révolution dépend d’un groupe de gens jeunes et talentueux prêts à faire des choses. En ce moment, Washington grouille de ces jeunes loups révolutionnaires.

Vous leur parlez souvent ?

Je discutais récemment avec quelqu’un qui travaille dans le milieu des « agences fédérales à trois lettres ». 

Il avait travaillé dans la première administration Trump. C’est un codeur brillant. Lorsque Trump est revenu au pouvoir, il l’a nommé à un poste où, en gros, il supervise un aspect fonctionnel de l’une de ces agences. Lorsqu’il me parlait de ses directives, la formulation qu’il employait était : « cela vient du niveau le plus haut ». 

En me racontant cela, je ne pense pas qu’il savait que c’est ainsi que les gens du Troisième Reich parlaient quand ils voulaient en fait dire : « c’est le souhait d’Hitler » !

Vous pensez que c’est une simple coïncidence ?

En l’occurrence, oui. Dans le langage de la Silicon Valley, je pense que cela signifie en fait quelque chose du style : « Bouge vite, casse ce qu’il faut et exerce ton autorité » 2

Mais je continue mon anecdote, car elle est significative.

Il obtient son poste. Il doit attendre pour obtenir son habilitation de sécurité. Lorsque c’est fait, il appelle l’agence et leur annonce : « très bien, je suis prêt. Je serai là demain matin à 8h30. J’ai besoin de rencontrer votre directeur. » Un fonctionnaire de l’agence lui répond paniqué : « pouvons-nous reprogrammer ? Je ne suis pas sûr que ce soit le bon moment pour nous. » À quoi il répond : « Mais c’est le bon moment pour moi ! »

Il s’avère que lorsque vous agissez avec une autorité à ce point désinhibée, les choses s’arrangent vite. Très vite.

Tout le monde — y compris moi, parce que mon père y croyait fermement — avait supposé pendant longtemps que les règles du jeu étaient plus ou moins les suivantes : le président ne peut pas simplement ordonner au gouvernement de faire les choses. 

Trump et Musk ont eu une intuition géniale. Ils se sont dit : « et si nous nous comportions exactement comme si nous avions ce pouvoir illimité ? Peut-être que si nous commençons à faire comme si nous avions un tel pouvoir, nous aurons réellement ce pouvoir. » Le résultat de cette expérience est là : cela fonctionne.

Donc, le type de mon histoire se rend quand même à l’agence à 8h30. Face à lui, tout le monde est en rang serré. Ils sont terrifiés et la seule chose qu’ils peuvent lui répondre est : « Oui, monsieur. Oui, monsieur. Oui, monsieur. »

Bien sûr, il en faut beaucoup plus pour vraiment établir profondément son autorité — comme disait Schmitt, le vrai pouvoir, c’est l’obéissance perpétuelle. 

Mais tout commence quand vous entrez dans une pièce et que, grosso modo, vous faites à peu près ce que vous voulez. 

Vous dites simplement : « Fais ça ». Vous virez les gens qui ne vous obéissent pas. Et tout à coup, comme par magie, tous les autres courbent l’échine et vous disent : « Oui, monsieur ». Et voilà : vous avez établi votre pouvoir.

«  Quand les Barbares entrent dans la cathédrale, ils se promènent dans la nef, cassent un peu d’or et de pierres sur les croix, s’habillent avec les vêtements sacrés et font un barbecue sur le maître-autel. Peut-être que les Barbares ont raison, et que Trump devrait simplement transformer la cathédrale en une grande aire de barbecue.  » © Groupe d’études géopolitiques

C’est votre manière d’expliquer l’apparente absence de résistance aux États-Unis en ce moment ?

Oui. Pour moi, Trump a repris la couronne : il est l’héritier direct de la monarchie de Franklin D. Roosevelt, dont le trône était vacant depuis 1945.

C’est comme un vieux vélo…

Un vieux vélo ?

Qui aurait été laissé dehors, sous la pluie, pendant 80 ans. Il était posé là. Tout rouillé. Mais c’était un vélo dont on connaissait la valeur. Les gens prenaient la pose à côté. Ils s’asseyaient sur le vélo — certains faisaient même semblant de rouler avec.

Puis Trump est arrivé.

Quand il a regardé le vélo, il s’est dit : « et si je le prenais ? Je vais aller d’un point A à un point B. Je vais monter sur ce vélo et rouler. Peut-être que la chaîne va se briser, peut-être que la roue va crever. Je ne sais pas. Mais je vais essayer de le conduire. » 

Alors il essaie vraiment de le conduire, et tout le monde est hébété : « Mon Dieu, il est vraiment en train d’utiliser ce vieux vélo ! » 

Imaginez que l’on renverse non seulement USAID mais aussi, par exemple, le New York Times.

Curtis Yarvin

Voilà comment Trump a rétabli la force monarchique en Amérique.

Cela s’est fait comme l’ère de la restauration Meiji au Japon — quand ils ont impulsé cette révolution totale incroyable.

Vous pensez qu’on assiste à une révolution aux États-Unis ?

Je ne crois pas — du moins pas encore.

Après un peu plus de deux mois, la révolution n’est en fait pas allée bien loin. Elle n’est pas très profonde. Ce n’est pas une refondation complète de la société. 

La seule chose qui soit vraiment en place, c’est une force si puissante à Washington qu’il n’y a pour l’instant aucune énergie en face pour lui résister. 

Mais quelque chose comme la destruction d’USAID — nous verrons si les tribunaux les laisseront s’en tirer — n’est pas tout à fait comparable à la destruction du Département d’État. C’est certes un bras très important du Département d’État, peut-être un bras fonctionnel important, mais ce n’est pas tout.

Qu’est-ce qui serait le signe d’une véritable révolution selon vous ?

Pensez à la chute du rideau de fer. Si vous travaillez à la Stasi, vous êtes la personne la plus importante au monde. Travailler à la Stasi au début de l’année 1989, c’est comme être reporter au New York Times : tout le monde veut être votre ami et vous pouvez faire à peu près ce que vous voulez. Puis, en l’espace d’une semaine, on vous dit : « très bien, c’est fini maintenant. Voici votre retraite. Au revoir. » On ferme les portes de l’immeuble, et on transforme votre bureau en musée où n’importe qui peut voir votre dossier de la Stasi.

Aimeriez-vous que cela se produise aux États-Unis ?

Nous en sommes bien loin, mais oui. Imaginez qu’il arrive la même chose. Imaginez que l’on renverse non seulement USAID mais aussi, par exemple, le New York Times.

Que contiennent les dossiers secrets du New York Times ? Je ne sais pas. Mais je sais qu’aucun pouvoir n’est capable de superviser le New York Times — ce qui en fait l’une des plus grandes monarchies héréditaires souveraines des États-Unis. Comme je le dis toujours : si le New York Times était un ministère, ce serait le plus puissant de l’administration.

Trump et le mouvement MAGA n’ont pas encore atteint ce niveau de pouvoir. En fait, les Américains ne peuvent même pas imaginer ce que cela pourrait représenter. Cela va bien au-delà du démantèlement d’USAID. 

Ce que Trump a fait lors de son premier mandat se limitait des petites choses symboliques qui ont agacé. 

Détruire USAID est déjà autre chose, certes. Mais s’en prendre au New York Times, s’en prendre à Harvard… Ce serait une révolution immense. On ne peut même pas imaginer ce que cela signifie. Qu’est-ce qui remplacerait tout cela ? Comment la société moderne pourrait-elle ne serait-ce qu’exister sans ces institutions ? Quand on essaie d’envisager cela, on est presque interdits…

Ce que vous mettez en évidence, c’est une limite claire dans ce que pourraient être les prochaines étapes pour cette administration.

C’est l’un des plus gros problèmes de cette « révolution » : nous envisageons et nous imaginons comment détruire — mais pas encore comment remplacer ce qui sera détruit. 

Qu’est-ce qui, dans l’esprit d’Elon Musk, remplace le New York Times ? Le New York Times est la source ultime de la vérité. C’est l’oracle final. C’est le Vatican. C’est le pape. 

Alors, qu’est-ce qui va remplacer le New York Times ? Clairement pas le pape.

Peut-être, dans l’esprit de Musk, les Community Notes. Vous savez : cet algorithme très intelligent qui dit que lorsque deux personnes généralement en désaccord tombent d’accord, elles ont probablement raison. 

Comme Schmitt et Kojève sur l’autorité…

Oui. Exactement.

C’est une petite astuce sympathique. Mais est-ce suffisant ? Imaginez que le slogan du New York Times, au lieu de « Toutes les nouvelles dignes d’être imprimées », soit : « Toutes les nouvelles sur lesquelles s’accordent deux personnes généralement en désaccord »…

Cela me fait penser au poème de Constantin Cavafy, « En attendant les barbares » 3 : sans s’en rendre compte, avant Trump, tout l’establishment américain, tout le régime, était  en quelque sorte en train d’attendre les barbares…

C’est l’un des plus gros problèmes de cette « révolution » : nous envisageons et nous imaginons comment détruire — mais pas encore comment remplacer ce qui sera détruit. 

Curtis Yarvin

Mais contrairement au poème, les barbares sont là : ils sont arrivés à Washington.

Exactement. Et ils se sont installés.

Je distinguerais d’ailleurs deux typologies d’élites dans ce nouveau régime étrange qui est en train de naître. Appelons-les : les « Barbares » et les « Mandarins ». Ce n’est pas : la « tech » contre « MAGA ». Les uns ou les autres peuvent être culturellement bleus ou rouges — et le département de la Défense compte beaucoup de Mandarins rouges par exemple.

Ce qui diffère, ce sont leurs curriculum vitae. Les Barbares ont toujours été dans le secteur privé. Les Mandarins ont toujours travaillé pour le gouvernement. Malheureusement, il y a très peu d’hybrides — des individus qui auraient réussi d’un côté et de l’autre de cette ligne de partage.

Le problème fondamental du nouveau régime est que les Barbares ne savent pas gouverner, ne veulent pas gouverner et veulent seulement transformer le système. Les Mandarins, quant à eux, veulent gouverner et savent gouverner, mais ils ne veulent même pas vraiment transformer le système. 

Or à la fois les Mandarins et les Barbares sont trop investis dans le système pour voir qu’il est structurellement irréparable.

Seuls les Barbares sont prêts à détruire certains sous-systèmes — et encore : seulement lorsque le sous-système dans son ensemble est pris en flagrant délit. Personne n’est prêt à remplacer quoi que ce soit, ni à créer quoi que ce soit de nouveau. Personne n’est intéressé par la prise du pouvoir ou le véritable changement de régime.

Quand les Barbares entrent dans la cathédrale, ils se promènent dans la nef, cassent un peu d’or et de pierres sur les croix, s’habillent avec les vêtements sacrés et font un barbecue sur le maître-autel. 

Quand les Mandarins entrent dans la cathédrale, ils deviennent tous cardinaux, puis ils se focalisent sur la réforme de la messe et l’obtention de stages d’enfant de chœur pour leurs neveux…

Revenons-en au New York Times : quand les Barbares brisent les portent blindés et entrent dans les bâtiments rutilants des agences fédérales ou le siège du New York Times, leur première idée n’est nullement de se demander ce qu’ils mettront à la place. Ils se disent juste : « et si on faisait griller des saucisses et des burgers sur le rooftop ? » 

Peut-être que les Barbares ont raison, et que Trump devrait simplement transformer la cathédrale en une grande aire de barbecue.

Car ils ne se considèrent même pas être en quête de pouvoir. Ils considèrent que leur objectif est de réduire, de s’opposer, ou d’améliorer le pouvoir. L’objectif de l’armée de Musk est littéralement d’économiser l’argent des contribuables — c’est un peu comme si Alaric était venu à Rome pour faire du shopping, les musées et les restaurants 4.

Ils semblent capables de détruire tout ce sur quoi ils posent leurs yeux mais leur appétit pour la destruction est en fait étrangement limité. 

Ils n’ont pas d’appétit pour la capture, un petit peu pour la réparation, et pas du tout pour la construction. 

C’est la raison pour laquelle il est encore très difficile de savoir ce qui, dans un hypothétique nouveau régime, après la révolution, remplace le New York Times.

Peut-être que les Barbares ont raison, et que Trump devrait simplement transformer la cathédrale en une grande aire de barbecue.

Curtis Yarvin

Cela semble être pour vous la question clef. Au fond, vous avez beaucoup de respect pour le New York Times

En effet. En traitant avec les journalistes, j’ai appris certaines choses qui m’ont donné plus de respect pour le système et j’ai sans doute beaucoup plus de respect pour le New York Times que n’en a Elon Musk par exemple.

Quand je regarde de l’extérieur — parce que je suis véritablement un outsider — toutes ces institutions puissantes comme Harvard ou le New York Times, je vois que, dans l’ensemble, ces institutions ne fonctionnent pas. Je pense qu’elles ont besoin de changements radicaux — mais ce que cela doit être, et quelles seront les institutions de remplacement, est une question encore très mal formulée. 

Pour autant, il y a toujours des poches saines en certains endroits. C’est comme si votre foie était plein de cancer. Dans l’ensemble, cela ne fonctionne pas. L’organe est malade. Mais à l’intérieur, il y a beaucoup de cellules du foie qui font tout à fait bien leur travail — et les services de fact-checking du New York Times en sont un exemple. Je ne peux pas vraiment trouver quelque chose à redire à leur fonctionnement. Les gens qui y travaillent sont les plus compétents. Leurs idéaux sont justes, et la mise en œuvre de ces idéaux aussi. 

Si vous espérez un jour les remplacer, vous devez les respecter.

Pensez-vous pouvoir les remplacer ?

C’est toute la question pour moi.

Lorsque j’ai accepté de parler à David Marchese au New York Times, l’interview a été très éditée. Nous avons enregistré environ deux heures de contenu mais nous n’avons utilisé que 40 minutes. À un moment, j’ai dit quelque chose sur le New York Times. Il m’a rétorqué : « vous ne pouvez pas vraiment savoir ce qui se passe au sein du New York Times ». Ma réponse a été : « détrompez-vous : je m’intéresse beaucoup à ce qui se passe au sein du New York Times. Tout d’abord, le New York Times a mon type de gouvernement préféré. C’est une monarchie héréditaire de cinquième génération, etc. »

Ils ont utilisé cette partie et coupé tout le reste.

J’y disais que beaucoup des problèmes du Times depuis 2020 viennent du jeune héritier, A. G. Sulzberger, qui est une sorte de roi-enfant à la constitution faible. Il ressemble plus à Louis XVI qu’à Louis XIV. Il n’est pas fort. Or face à un roi faible, les aristocrates en profitent pour faire la fronde. Le journal est aujourd’hui gangrené par cette énergie frondeuse que j’évoquais concernant leur traitement de la pandémie.

Vous parlez beaucoup des institutions culturelles, mais vous ne semblez pas vous préoccuper de Wall Street ?

La relation de la haute finance avec le système politique américain est souvent mal comprise. Mon impression est qu’il y a beaucoup de désinformation de la part de la gauche à ce sujet — et qui remonte à très loin dans le temps.

Par exemple, si vous remontez cent ans en arrière, il y a cette idée que la haute finance aurait conspiré contre Franklin D. Roosevelt et le New Deal. La vérité est que s’ils avaient vraiment conspiré, ils auraient gagné.

De mon vivant, la culture des affaires américaines est en grande partie une culture de conformité par rapport au pouvoir exécutif.

Le véritable pouvoir exécutif n’a que faire des marchés.

Les milliardaires et l’establishment vont aux mêmes soirées chics dans les Hamptons chez Georges Soros. Ils sont tous progressistes, ils sont tous démocrates — tous les héritiers des anciennes dynasties sont d’ailleurs progressistes.

En fait, si l’on considère l’influence du grand capital sur le monde des idées et de la politique aux États-Unis, Soros n’est qu’un tout petit poisson dans l’océan de la finance. Vous savez qui sont les gros poissons ? Rockefeller, Carnegie.

Pourquoi Rockefeller et Carnegie ?

Rockefeller et Carnegie étaient des hommes riches sans aucune culture. Et ils voulaient avoir de la culture.

Alors ils sont allés chercher les Américains les plus cultivés de leur époque et leur ont dit : « je vais vous donner des milliards de dollars pour changer la culture. »

Henry Ford était un antisémite de droite. Pourtant, une grande partie de 1968 a été financée avec l’argent de la Fondation Ford — même l’École de Francfort ! En remontant jusqu’à l’École de Francfort, on découvre que beaucoup de ces gens étaient financés pendant l’entre-deux-guerres par de l’argent américain. C’est pourquoi, lorsqu’ils fuient les nazis, ils viennent aux États-Unis et trouvent tous du travail.

Permettez-moi de faire une digression ici.

Le mot « politiquement correct » a été utilisé pour la première fois par nul autre que Walter Benjamin, je crois, en 1935, exactement dans le sens actuel du terme — sauf que par « correct », il voulait dire : conforme à la ligne du Parti communiste et au jargon de gauche. 

Il dit une chose à laquelle je crois beaucoup et qu’on pourrait résumer ainsi : « Camarade, si ton art est mauvais, si tu as écrit un mauvais roman prolétarien, ce n’est pas bon pour le prolétariat parce que cela ne fonctionne pas ». En d’autres termes, pour être politiquement correct, il faut être artistiquement correct. Ce mot « politiquement correct » était donc déjà utilisé dans le discours de la Old Left avant de passer dans celui de la New Left

Vers la fin des années 1970, les conservateurs américains et les universités se demandent : « pourquoi est-ce qu’on nous demande à tous d’être politiquement corrects ? » Mais ils ne comprennent pas que ce terme vient de l’héritage du Parti communiste américain — et qu’il a déjà vécu !

Exactement comme pour le wokisme.

C’est-à-dire ? 

Une fois que les conservateurs commencent à dire « woke », les libéraux cessent de le dire, parce que ce n’est plus ésotérique.

Il faut toujours avoir un système de croyances ésotériques qui n’est pas compris par les outsiders — le genre de choses qu’on retrouve chez les Francs-maçons ou les Illuminati. Il faut un peu de cela pour que l’oligarchie fonctionne. Une fois que cela disparaît et qu’il n’y a rien pour le remplacer, l’esprit meurt. 

Lorsque l’Union soviétique s’effondre, ce n’est pas parce qu’elle est renversée par le peuple. 

Les citoyens du système soviétique sont déprimés, fatigués, mécontents. Mais ils n’ont aucune idée de la manière dont ils peuvent vaincre le KGB. Et ce n’est pas eux qui le font : le KGB se vainc lui-même. Il se rend parce qu’il a perdu confiance en lui. Par conséquent, le régime doit s’effondrer, et il s’effondrera de l’intérieur — c’est Gorbatchev qui fait tomber ce système.

Pensez-vous que c’est l’un des effets qui peut expliquer pourquoi Trump est si puissant aujourd’hui ?

C’est parce que ses ennemis ne croient pas en eux-mêmes.

Ils ne croient pas vraiment en Trump — mais ils ne croient pas non plus en eux-mêmes. 

À Wall Street, du moins, ils semblaient prêts à essayer Trump.

Ce n’est même pas qu’ils sont prêts à essayer Trump : à Wall Street personne n’est vraiment prêt à combattre Trump.

La seule chose qui compte à Wall Street, c’est : « qui donne de l’argent à qui ? » Or on donne encore beaucoup plus d’argent aux Démocrates qu’aux Républicains. Dans la Silicon Valley, même au cours de cette élection, donner de l’argent à Trump était encore quelque chose de mal vu qui pouvait vous faire perdre de l’argent.

Peter Thiel a commencé très tôt et il en a payé le prix fort. Les gens essayaient de l’éjecter des conseils d’administration. Des investisseurs voulaient qu’il quitte le board de Facebook…

Ce type d’énergie a disparu, c’est vrai. Mais il y a toujours la crainte que cela revienne même si quelqu’un comme Marc Andreessen est plus impliqué que Thiel aujourd’hui à Washington — beaucoup plus. 

Ce que vous dites, au fond, c’est que l’ancienne élite s’est adaptée.

Il y a une phrase très schmittienne d’Oussama ben Laden que j’aime beaucoup : « quand les gens voient un cheval faible et un cheval fort, par nature, ils aiment le cheval fort. »

Ainsi dans les affaires. Ainsi dans la politique.

Le « vibe shift », l’alignement de la finance sur Trump, c’était donc juste « choisir le bon cheval » ?

Exactement. À Wall Street, je pense que tout le monde s’est dit à peu près cela : « je ne suis pas arrivé jusqu’ici en pariant sur des chevaux faibles. » 

Avant cela, pas très sûrs d’eux, ils se disaient : « je ne comprends pas vraiment tout ce truc woke. C’est un peu bizarre. Mais dans les soirées, c’est clairement le truc à dire, donc je le dis. » 

D’une certaine manière, la croyance de Wall Street est toujours superficielle.

Beaucoup de croyances dans les institutions et les pouvoirs de notre époque, même pour les très grands hommes d’affaires ou les milliardaires, relèvent peu ou prou de la figure de l’épicier chez Václav Havel dans son essai Le pouvoir des sans-pouvoir 5. Sauf qu’au lieu de « Travailleurs du monde, unissez-vous ! », il est écrit sur l’affiche : « Black Lives Matter ». 

C’est la même chanson. Comme dans l’essai de Havel, le type qui met « Black Lives Matter » devant sa vitrine ou sur sa pelouse ne comprend rien à la Critical Race Theory. Il n’a pas lu Foucault. Il ne sait même pas c’est. Tout ce qu’il sait, c’est que « c’est ce qui se fait ». 

Tout cela est fragile. Toute croyance dominante, toute « vibe » est souvent une question de baraka — j’ai toujours trouvé cela drôle, ce mot arabe « baraka » lorsque je pense à Barack Obama, qui a sa propre « baraka »… Puis arrive Trump, qui joue sa trump card [atout]…

Nomina sunt causa rerum — vous semblez croire au déterminisme nominatif.

C’est le cas !

Revenons à l’élitisme : avez-vous le sentiment d’appartenir à l’élite américaine ?

Je vis à Berkeley, en Californie. En plein cœur de la Silicon Valley de gauche. Mais je n’ai jamais eu de problème : quand les gens me reconnaissent en public, c’est toujours amical. Peut-être que cela changera, je ne sais pas. Nous avons quelques antifas et peu de djihadistes.

Au fond, je fais culturellement partie de l’élite américaine. Je suis allé dans les écoles de gauche, je parle la langue de la gauche…

C’est assez typique, en fait : prenez Marx. Il est devenu un gentleman anglais. Il arrive après 1848, il vient en Angleterre et devient membre de la gentry anglaise.

De même, J. D. Vance est un homme du peuple qui s’est adapté.

Il vient d’un milieu très pauvre, mais il va à Yale. À la faculté de droit de Yale, il apprend à parler parfaitement et couramment la langue de l’élite. Ce qui est formidable chez lui, c’est qu’il peut parler à ces gens dans leur propre langue. Il peut aller sur Twitter et parler à la droite, mais il peut aussi parler à la gauche. Sa confiance grandit chaque jour.

La croyance de Wall Street est toujours superficielle.

Curtis Yarvin

C’est pour cela que vous pariez sur J. D. Vance pour l’avenir ?

Oui ! Parce qu’il a tout pour lui. Il est brillant. Il sait comment faire avancer les choses et il parle ces différentes langues, alors que Trump… L’élite américaine le voit comme un paysan qui a de l’argent. Trump, c’est comme un Beverly Hillbilly 6.

Quelle est exactement la nature de votre relation avec J. D. Vance ?

Je l’ai rencontré à quelques reprises. 

Mais, comme je l’ai dit, je pense que le lien le plus important est celui que j’entretiens avec différents staffers anonymes, qui sont des consommateurs de mes idées, devenues maintenant bien plus importantes que moi.

En 2012, j’ai inventé un acronyme : R.A.G.E. Il signifiait : mettre à la retraite tous les employés du gouvernement [Retire All Government Employees]. 

Je me suis dit : « c’est très puissant. Cela a le pouvoir d’un mème. C’est de la dynamite. » Donc j’ai fait ce truc à la fois habile et stupide : j’ai lâché ce mème dans la nature. 

J’ai dit cela lors d’une conférence. Je ne l’ai écrit nulle part. Je me suis dit : voyons comment cela se propage.

Et vous pensez que D.O.G.E. est en fait une mise en œuvre de R.A.G.E. ?

Pas exactement, car R.A.G.E. est beaucoup plus radical que D.O.G.E.

Mais il y avait déjà en 2012 cette idée que l’on pourrait tout simplement prendre le contrôle de cette bureaucratie et qu’elle n’aurait pas la volonté de résister si on l’attaquait avec une envie de gouverner suffisamment forte.

Si vous arrivez avec un véritable plan et un véritable objectif, il est clair qu’USAID n’a pas la volonté de résister. Quand vous dites « nous allons fermer USAID », il faut vraiment retirer les lettres du bâtiment. Je pense que c’est là que cette influence s’est exercée, dans la compréhension de cet acte d’autorité.

Pourquoi pensez-vous qu’il soit nécessaire de « retirer les lettres du bâtiment » ?

Ce genre d’acte, impressionnant et symbolique, n’avait été associé jusqu’à présent qu’à la gauche révolutionnaire.

Aujourd’hui, elle est mise en œuvre par le camp de Trump. C’est cela qui est important.

L’une des mesures que j’aime le plus, même si elle est extrêmement stupide, c’est le nouveau nom du « golfe d’Amérique ».

Renommer le golfe du Mexique est un geste d’humiliation : donc c’est un geste de pouvoir. Aujourd’hui, vous pouvez le faire. Dégager une telle impression de volonté pousse les gens à vous suivre.

Curtis Yarvin

Stupide… mais importante ? 

Oui, c’est la chose la plus stupide qui soit et c’est précisément pour cela que c’est important.

Cela fait 400 ans qu’on l’appelle le « golfe du Mexique ». Il n’y a aucune bonne raison de changer de nom sauf pouvoir dire : « j’ai le pouvoir de le faire ». 

Cette idée de renommer toutes les rues, détruire toutes les statues, cette imposition du pouvoir à travers les noms et les symboles — c’est une chose que seule la gauche était jusqu’ici capable de faire. C’est vraiment un geste d’humiliation : donc c’est un geste de pouvoir. Aujourd’hui, vous pouvez le faire.

Dégager une telle impression de volonté pousse les gens à vous suivre. 

Il y a un excellent passage de Taine à ce sujet, sur la manière dont tout régime repose au fond sur la figure du jeune homme ambitieux. En 1933, si vous étiez un jeune homme ambitieux, rejoindre le New Deal était comme venir faire fortune dans la Silicon Valley aujourd’hui. C’était incroyable. Vous avez 25 ans, Roosevelt est à la Maison-Blanche et on vous confie la gestion du système électrique de l’Arkansas. Et vous êtes prêt pour ce pouvoir. À l’époque romaine, un jeune de 25 ans aurait pu commander une armée. Un jeune de 15 ans aurait pu commander une armée ! C’est cette sensation incroyable d’être jeune, d’être capable, d’être au sommet de sa vie à certains égards, et d’avoir de l’importance.

Comment s’exprime selon vous cette force révolutionnaire à Washington ?

Je la vois clairement chez les jeunes qui travaillent pour le D.O.G.E. de Musk, par exemple. 

Ils arrivent en courant. Ils font les choses vite, à la barbare. Ils cassent tout. Ce sont culturellement des hackers qui n’ont probablement jamais lu un seul livre de leur vie. De magnifiques incultes pleins de rage et de force. Et voilà qu’ils se retrouvent soudainement à la tête de systèmes énormes. Ce sont des gens incroyablement jeunes et talentueux.

J’appelle cela, l’effet « Big Balls ». 

L’effet « Big Balls » ?

Je parle de l’employé de Musk, Big Balls 7. Big Balls a 19 ans, il a un passé douteux qui aurait pu conduire à son renvoi du D.O.G.E. mais Musk et Vance ont décidé qu’il était plus sage de le garder. Il a probablement un QI de 150 ou 170, et il peut tout simplement faire des choses. Je suis sûr qu’il travaille 120 heures par semaine. Il dort à peine. Big Balls, c’est l’excitation révolutionnaire à l’état pur. Une fois que vous faites partie de cela, vous ne l’oubliez jamais. Beaucoup de jeunes gens avec des capacités similaires se disent aujourd’hui : « je veux faire partie de l’aventure ».

Ce processus de construction de nouvelles élites et de nouvelles institutions est encore très jeune. Il est malheureusement très contaminé par le libertarianisme — ce qui est terrible. 

Vous n’êtes vous-même pas libertarien ?

Plus maintenant. C’est une idéologie terrible. Elle fait appel à une sorte d’état d’esprit de nerd, déconnecté de la réalité et qui en fait pousse toujours à l’inaction. La logique est la suivante : « créons les conditions d’une liberté totale et tout se réglera tout seul ». Le libertarianisme nous dit en gros : « tout s’arrangera si nous avons les bonnes règles ».

Dans la vraie vie, c’est juste faux. Si l’on veut que les choses changent, il faut les faire soi-même. C’est là que commence la politique.

Vous auriez un exemple ?

Oui : la manière dont nous produisons et consommons les informations. 

C’est là que je ne suis pas d’accord avec Elon Musk. 

Il n’y a pas d’autre solution que de créer de nouvelles institutions qui soient des instances de vérité : on ne peut pas simplement piétiner ces institutions et les réparer. 

Elles résisteront à chaque fois.

Donc X ne suffit pas ?

Certes, mais l’idée que la Maison-Blanche pourrait être une instance légitime de vérité est en fait très importante et très nouvelle.

On commence de fait à voir J. D. Vance mener le combat directement sur X pour détruire ses ennemis — et gagner de fait tous ses duels par K.O. technique. Imagine-t-on Kamala Harris, vice-présidente, répondant directement à des comptes MAGA pour les remettre à leur place ? Non. Pourtant, c’est ce que fait Vance. Il est vice-président des États-Unis et il poste sur X comme s’il avait un compte anonyme. Pour moi, c’est un peu comme voir Louis XIV prendre la tête de ses troupes pour monter à l’assaut de l’ennemi.

On pourrait aussi voir dans cette manière de répondre compulsivement sur les réseaux à ses détracteurs l’expression maladroite d’une nouvelle élite encore immature et peu sûre d’elle.

Lorsque je caressais le rêve de ce genre de changement radical, l’une des idées qui me venait à l’esprit était : il faut faire comme Gordon Ramsay.

C’est-à-dire ?

Gordon Ramsay est un chef mondialement connu qui a cette émission incroyable — Kitchen Nightmares — qui ne parle pas du tout de cuisine mais fondamentalement de pouvoir.

Dans mes rêves les plus fous, j’imaginais que Gordon Ramsay emmenait ses équipes et son cameraman dans les bureaux d’USAID. Il ouvre le réfrigérateur d’USAID et en sort un chou. Le chou est pourri. Il leur crie dessus : « Vous avez payé 80 millions de dollars pour ce chou. Regardez-le. » Il hurle : « Sentez-le. Sentez le chou ! »

Des centaines de millions de personnes le regardent hilares devant leurs postes.

Face à cette puissance, il n’y a pas de réponse possible.

C’est à la télévision, c’est en direct.

Imaginez maintenant : Musk, Vance et Big Balls entrent dans ces bureaux avec une caméra. Ils interrogent ces bureaucrates. Ils les engueulent à la télévision, devant tout le pays. Et le monde, l’univers tout entier voit en direct ces fonctionnaires trembler — comme tremble face à Gordon Ramsay le cuisinier obèse, pris de panique, qui nettoie son restaurant mexicain dégueulasse à Phoenix, Arizona.

D’où vient que vous ayez autant besoin de la télévision et du spectacle ?

Parce que c’est par là que se noue l’alliance de la monarchie et de la démocratie.

Une grande partie de votre argumentation repose sur le fait que les élites traditionnelles américaines seraient désormais perdues parce qu’incapables d’intégrer réellement l’innovation technologique, et que l’État ne fonctionnerait pas en raison de la nature, selon vous, « intrinsèquement inefficace » de la démocratie. On pourrait vous rétorquer qu’en 2025, un modèle correspondant exactement à votre idéal existe.

Lequel ?

La République populaire de Chine.

Ah !

Pourquoi devrions-nous préférer la copie américaine, forcément ratée et chaotique, d’un système chinois qui existe bel et bien ?

Eh bien… C’est vrai qu’il est assez bien géré…

… et qu’il n’a pas particulièrement besoin d’une équipe de tournage lorsqu’il s’agit de renverser une administration.

C’est vrai. Je l’admets.

Mais ils avaient besoin de Mao pour en arriver là. Ils avaient besoin d’un fou.

Mao a fait ce que les communistes ont fait à l’Est : il a tué tous les autres membres de son parti jusqu’à se donner le pouvoir d’un empereur chinois. C’était un malade mental.

Puis il est mort et le même pouvoir est passé à un homme, Deng Xiaoping, qui n’était pas du tout fou, mais sain d’esprit. Deng a créé le Parti communiste chinois moderne et je suis tout à fait prêt à reconnaître les nombreux succès de l’actuel PCC. Je vous répondrais en revenant sur quelque chose que j’ai dit plus tôt, à savoir qu’il n’existe pas de constitution universelle qui convienne à tous les peuples.

Le système chinois fonctionne plutôt bien pour la Chine d’aujourd’hui mais il a des défauts structurels.

Lesquels ?

Je pense notamment que, culturellement, il est très faible. La fille de Xi Jinping est allée à Harvard — j’imagine mal les enfants de J. D. Vance s’inscrire à la Summer School de l’université de Pékin. Cela n’arrivera pas.

En Chine aujourd’hui, il y a un complexe d’infériorité culturelle très fort.

Et le pire, c’est que je pense que ce sentiment est tout à fait fondé. La Chine est, de fait, culturellement inférieure à l’Occident. C’est pour cela qu’elle l’a tellement copié.

Bien sûr, il existe un patrimoine culturel ancien et riche. Mais en ce qui concerne la façon dont le PCC gère l’information par exemple, je ne pense pas que cela fonctionnerait très bien chez nous.

En fait, quand on y pense, lorsqu’un système envisage un changement majeur dans la manière dont l’information est traitée — c’est-à-dire : ressent le besoin de censurer — c’est le symptôme que ce système ne fonctionne pas.

Tout comme le fait que le New York Times ne puisse pas raconter la véritable histoire du Covid est la preuve de la faiblesse chronique du New York Times, le fait que le PCC ne puisse pas raconter la véritable histoire de la place Tiananmen est également la preuve de la faiblesse du régime chinois.

Avoir besoin de mentir est toujours un signe de faiblesse.

*

Dans la troisième partie de l’entretien, Curtis Yarvin reviendra sur les Lumières noires et sur le problème straussien du « noble mensonge », en insistant sur la nécessité de libérer la science des limites démocratiques pour ouvrir un front d’innovation génétique, et ce, tout en cherchant à fonder une nouvelle théorie des relations internationales.

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Sources
  1. L’United States Digital Service (USDS) est une administration fédérale américaine créée en 2014 par le président Barack Obama, dans le but d’améliorer et simplifier les services numériques de l’administration. La création de l’USDS a notamment été motivée par la crise technologique liée au service HealthCare.gov en 2013, une plateforme fédérale créée en vertu de l’Affordable Care Act — ou « Obamacare ». En janvier 2025, par décret du président Donald Trump, l’USDS est renommé et réorganisé en tant que United States DOGE Service, au sein du département de l’Efficacité gouvernementale (DOGE).
  2. « Move fast and break things » est une expression inventée par Mark Zuckerberg qui a longtemps été la devise interne de Facebook et paradigmatique du fonctionnement des entreprises à forte croissance dans la Silicon Valley.
  3. Constantin Cavafy (1863-1933) est considéré comme l’un des plus grands poètes grecs contemporains. Dans le poème « En attendant les barbares », il raconte comment une ville antique se prépare à l’arrivée des barbares et se retrouve dans une situation d’incertitude existentielle lorsque, à la fin de la journée — et du poème —, les ennemis ne se sont pas présentés : « Mais alors, que deviendrons-nous sans les barbares ? / Ces gens étaient finalement une solution ».
  4. Alaric Ier est un roi des Wisigoths du IVème siècle. Après avoir été mercenaire au service de l’Empire romain, il a mobilisé une armée et est parvenu à prendre la ville de Rome en 410.
  5. Le pouvoir des sans-pouvoir (1978) est un essai politique de Václav Havel, écrivain et figure de la dissidence non-violente en Tchécoslovaquie, avant de devenir président de la République tchèque (1989-2003). Dans son texte, il utilise l’exemple d’un épicier qui affiche dans sa boutique le panneau « Travailleurs du monde, unissez-vous ! », dans la mesure où ne pas le faire aurait été considéré comme un acte de trahison. Le personnage et sa décision symbolisent la soumission au régime plutôt que le soutien volontaire.
  6. The Beverly Hillbillies est une série télévisée américaine (1962-1971), dans laquelle Jed Clampett, un pauvre hillbilly, découvrant par hasard du pétrole à proximité de sa maison, fait fortune. Il emménage alors à Beverly Hills (Californie), où son style de vie rustique contraste avec la communauté huppée californienne.
  7. « Big Balls » est le surnom que s’est auto-attribué Edward Coristine, recruté par Elon Musk le 20 janvier 2025 pour faire partie du département de l’Efficacité gouvernementale.