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Le président français Emmanuel Macron et le Premier ministre britannique Keir Starmer ont coordonné et intensifié ces dernières semaines leurs efforts pour mettre sur pied une « coalition des volontaires » qui pourrait jouer un rôle stabilisateur après la fin des combats. Comment accueillez-vous ces efforts ?
C’est une initiative positive. Nous nous félicitons de ces propositions de la part de certains de nos partenaires les plus proches car elles montrent qu’ils travaillent à chercher des garanties de sécurité sérieuses, solides et durables. Si nous avons accepté une proposition de cessez-le-feu — alors même que la Russie continue de nous attaquer — l’objectif final n’est pas d’arrêter temporairement les combats. L’objectif est de mettre un terme à l’agression de la Russie contre l’Ukraine — pour toujours — et d’instaurer une paix juste et pérenne.
Notre position pour y parvenir était claire depuis longtemps : l’adhésion à l’OTAN aurait été la garantie de sécurité la moins coûteuse et la plus efficace pour l’Ukraine. Il n’y aurait pas eu besoin de financement, de négociations ou de ressources supplémentaires au-delà de notre rattachement à l’Alliance. Mais nous comprenons que la position des États-Unis et des autres alliés à l’heure actuelle est que ce n’est pas le bon moment, précisément en raison des négociations possibles avec la Russie.
Il faut toutefois dire que, sans l’OTAN, nous aurons besoin de garanties de sécurité maximales pour dissuader la Russie pendant cette période de transition. Autrement, l’agression ne s’arrêtera pas. Les troupes russes feront une pause, se réarmeront, se recomposeront — et elles recommenceront. Sans garanties de sécurité, la menace contre l’Ukraine, et plus largement contre l’Europe, ne fera que s’accroître.
La discussion autour de la présence de forces militaires et de défense en Ukraine de la part des partenaires européens pourrait être l’un des éléments clefs, gage d’efficacité, dans un ensemble de garanties plus larges. Nous sommes en négociations — et nous sommes reconnaissants que nos partenaires orientent les discussions dans cette direction. Nous constatons d’ailleurs que les Européens sont désormais ouverts à l’exploration d’idées qui auraient auparavant été considérées comme des lignes rouges.
Sans garanties de sécurité, la menace contre l’Ukraine, et plus largement contre l’Europe, ne fera que s’accroître.
Denys Chmyhal
À cet égard, l’Allemagne joue désormais un rôle central. Quelles sont vos attentes vis-à-vis du prochain gouvernement allemand qui sera dirigé par Friedrich Merz ? Peut-il marquer un tournant pour l’Ukraine dans cette nouvelle phase ?
Même si le nouveau gouvernement n’est pas encore officiellement en fonction, nous avons déjà commencé à établir des contacts. L’Allemagne est un partenaire absolument indispensable pour l’Ukraine. Sous la direction du chancelier Scholz, nos relations étaient déjà très étroites et approfondies.
Je pense que l’entrée en fonction prochaine à Berlin d’un gouvernement qui laisse derrière lui les élections et la campagne apportera de la stabilité à la prise de décision — et ce pour l’ensemble de l’Europe, y compris en Ukraine. Cela ne peut être que positif.
Vous réclamez depuis longtemps la confiscation des avoirs gelés de la Russie. Or il existe sur ce sujet une forme de blocage au sein de l’Union : la Belgique, pays qui abrite ces avoirs, est sceptique quant à la légalité d’une telle mesure. Comment voyez-vous la suite ?
Nous continuons à discuter et à négocier avec la même intensité. De notre côté, nous continuerons à faire pression sur le plan politique en faveur de la confiscation, car il s’agit d’une question fondamentale pour l’Ukraine.
Le sujet est en fait assez simple. Il n’y a que deux destinations possibles pour ces avoirs gelés : la Russie ou l’Ukraine. C’est donc une question politique, c’est un choix politique. Je ne crois pas qu’un seul pays européen voudrait donner 300 milliards d’euros à la Russie pour qu’elle continue à financer cette agression brutale. Pour beaucoup parmi nos alliés et au sein de notre société, ce qui a du sens est donc d’utiliser ces avoirs pour aider l’Ukraine et faire payer l’agresseur.
Il y a plusieurs façons de le faire : on pourrait imaginer la création d’un fonds international, une entité ad hoc. Quand on nous dit qu’il n’y a pas de mécanismes juridiques pour confisquer ces actifs, notre réponse est toujours : trouvons-en un. Les trois dernières années ne nous ont-elles pas montré combien les lignes rouges peuvent changer rapidement ?
L’utilisation des bénéfices exceptionnels tirés de ces actifs — ce que nous faisons actuellement — a été difficile à faire passer au début. Cela a nécessité une décision politique.
De même, il faut prendre aujourd’hui la décision politique de confisquer les avoirs russes gelés — et le cadre juridique suivra.
Il n’y a que deux destinations possibles pour ces avoirs gelés : la Russie ou l’Ukraine. C’est donc une question politique, c’est un choix politique.
Denys Chmyhal
La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a suggéré que, pour être dissuasive, l’Ukraine devait être transformée en véritable « porc-épic d’acier » (« a steel porcupine ») alors que l’Union renforce ses capacités de défense. Quelles synergies voyez-vous ?
Naturellement, l’un des domaines sur lesquels nous nous concentrons est l’innovation en matière de défense. Il est clair que l’Europe, et pas seulement l’Ukraine, devra veiller à sa sécurité. Nous pensons donc qu’il existe de réelles possibilités de coopération. Nous avons une grande armée, désormais très expérimentée et nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres.
La Commission a prévu 800 milliards d’euros pour la défense au cours de la prochaine décennie, dont environ 650 milliards d’euros proviendront des contributions nationales des États membres. L’instrument de 150 milliards d’euros destiné à l’achat d’armes serait ouvert à l’Ukraine en tant que pays candidat sur un pied d’égalité et nous espérons y participer.
Une partie des recettes de l’impôt sur les bénéfices exceptionnels sur les avoirs russes gelés, environ 2,1 milliards d’euros, servira à acheter des armes. Un milliard d’euros sera consacré aux achats auprès de producteurs ukrainiens, le reste aux entreprises européennes.
Des négociations de cessez-le-feu sont en cours, sous l’égide des États-Unis — ont-elles une chance d’aboutir à la paix ?
Je vais vous poser trois questions.
Qui a déclenché cette guerre ? La Russie.
Qui voit mourir son peuple — comme encore récemment des enfants tués dans une cour d’école par des missiles balistiques ? L’Ukraine.
Qui veut la paix pour mettre fin à ce génocide ? L’Ukraine.
Nous ne sommes pas un pays agresseur. Quand quelqu’un vous attaque, il est naturel de se protéger et de se battre pour sa vie. Quand arrêtez-vous de vous protéger ? Quand l’agression cesse. C’est une métaphore très simple, mais elle démontre la réflexion critique qui doit être faite sur cette question. La guerre prendra fin quand la Russie arrêtera d’attaquer.
Nous devons mettre Poutine dans une situation où il sera contraint de mettre fin à la guerre et je ne vois pour cela que deux moyens pour orienter les négociations : faire pression sur le front et imposer des sanctions.
Nous sommes, quant à nous, absolument prêts à mettre fin à la guerre.
Nous avons accepté un cessez-le-feu. Mais que fait la Russie ? Elle attaque l’Ukraine chaque nuit à l’aide de missiles balistiques, de missiles de croisière et de drones iraniens. Le rythme de ces agressions s’est considérablement accéléré. En mars, 5 000 drones iraniens produits en Russie ont frappé l’Ukraine. Chacun emportait pour 100 kilogrammes d’explosifs.
La Russie n’a fait preuve d’aucune bonne volonté pour mettre fin à la guerre, négocier ou même créer les conditions pour le faire.
L’Union n’a pas été impliquée dans les discussions trilatérales entre les États-Unis, l’Ukraine et la Russie. Qui devrait représenter les Européens ?
Le président ukrainien a été très clair. De même qu’aucune discussion sur l’Ukraine ne doit avoir lieu sans l’Ukraine, de même aucune discussion sur la sécurité de l’Europe ne devrait avoir lieu sans l’Europe.
Il est donc très important pour nous que nos partenaires européens soient impliqués. Nous voulons qu’ils le soient, c’est naturel.
Quant à la question de savoir qui devrait représenter les Européens — c’est à eux de décider.
Vous vous êtes récemment rendu à Bruxelles pour des entretiens de haut niveau visant à accélérer l’adhésion de l’Ukraine à l’Union. Dans cette nouvelle phase, quelles possibilités y a-t-il pour une adhésion rapide ?
L’adhésion à l’Union est notre principale priorité.
Nous voulons devenir un État membre. C’est inscrit dans notre Constitution et la société ukrainienne est absolument unie autour de nos aspirations européennes et de notre intégration.
Nous savons que notre avenir est dans l’Union.
Je pense que l’entrée en fonction prochaine à Berlin d’un gouvernement qui laisse derrière lui les élections et la campagne apportera de la stabilité à la prise de décision en Europe.
Denys Chmyhal
Nous faisons de notre mieux pour être efficaces et rapides — c’est important — et nous espérons ouvrir six chapitres de négociations pour faire avancer le processus avec la Commission cette année. C’est tout à fait possible. L’Ukraine fera le nécessaire, nous ferons notre part.
Dès que la guerre sera terminée, nous voulons ramener le sujet de notre adhésion à la table des négociations. Certaines réformes étant déjà achevées, c’est devenu une décision politique. Alors prenons la décision politique.
Le monde a changé.
Il a changé lorsque la Russie a envahi l’Ukraine. Nous voyons maintenant la réaction en chaîne qu’elle a produit sur le reste du monde, et pas seulement sur l’Ukraine. Il est essentiel que nous restions unis, Européens et Ukrainiens — et je suis encouragé par ce que j’ai vu lors de ma visite à Bruxelles : les Européens n’ont jamais été aussi unis.
Vous mentionnez l’ouverture de six chapitres — les étapes que chaque candidat à l’adhésion à l’Union doit franchir. Certains affirment que ces objectifs seraient trop ambitieux et que vous voudriez aller trop vite. Que leur répondez-vous ?
Le 28 février 2022, au cinquième jour de la guerre d’invasion à grande échelle, nous avons déposé notre demande d’adhésion à l’Union. Certains de nos partenaires nous disaient que ce serait impossible mais nous l’avons fait.
En 120 jours, l’Ukraine est devenue un pays candidat.
Lorsque nous avons demandé l’ouverture des négociations, certains répétaient à l’envi que c’était trop tôt. Nous avons réussi à ouvrir les négociations.
Nous aurons besoin de décisions politiques pour ouvrir effectivement ces chapitres bien sûr, mais, sur le plan technique, nous sommes prêts à mettre en œuvre toutes les directives, législations et réformes requises. Je crois — ou plutôt : je sais — que nous pouvons ouvrir le premier (sur les droits fondamentaux), le deuxième (sur le marché intérieur) et le sixième chapitre (sur les relations extérieures) au cours du premier semestre. Les trois autres pourraient être ouverts au cours du second semestre, sous présidence danoise du Conseil de l’Union.
L’adhésion à l’Union devra être acceptée à l’unanimité par les 27 États membres. Or le Premier ministre hongrois Viktor Orbán a déclaré à de nombreuses reprises que l’Ukraine était loin d’être prête à rejoindre l’Union et que son pays s’y opposerait. Comment résoudre le problème Orbán ?
Nous sommes un pays candidat avec un processus de négociation ouvert et la Hongrie participe à toutes ces étapes, d’une manière ou d’une autre, avec parfois des défis et des discussions difficiles, mais nous en sommes là.
Nous faisons de notre mieux pour coopérer avec les Hongrois sur les questions qu’ils ont soulevées et qui pourraient ralentir nos négociations, sachant qu’ils ont aussi leurs propres intérêts. Le principal obstacle qu’ils nous ont communiqué concerne le traitement des minorités nationales en Ukraine. Nous avons convenu de mettre en œuvre les normes européennes en la matière. Une évaluation indépendante sera publiée prochainement et nous espérons que les résultats objectifs nous aideront à équilibrer nos relations avec nos pays voisins.
Mais l’adhésion est également une question de valeurs communes — et je ne dis pas cela à la légère.
Si nous affirmons être attachés à nos valeurs européennes, nous devons les mettre en pratique. Le peuple ukrainien est prêt à faire de grands efforts pour y parvenir, non seulement parce que nous pensons que l’adhésion est utile, mais aussi parce que nous croyons vraiment en une Europe unie. Malgré les différences que nous pouvons avoir en matière de législation, de droits de douane, voire de géopolitique, nos valeurs européennes communes sont les piliers de notre relation.
L’adhésion à l’Union est également une question de valeurs communes — et je ne dis pas cela à la légère.
Denys Chmyhal
Vous êtes également en négociation pour conclure un accord sur les minéraux avec les États-Unis. Comment comptez-vous articuler cela avec l’adhésion à l’Union dans la mesure où certaines des demandes formulées par les États-Unis sont considérées comme contraires aux règles européennes notamment sur la concurrence ?
Nous poursuivons notre communication et notre coopération avec les États-Unis. Nous entretenons une relation pragmatique et professionnelle.
C’est ainsi que nous abordons nos échanges avec le Département d’État, le Trésor américain et l’administration du Président. Il s’agit d’échanges professionnels, qui peuvent être assez techniques, et qui impliquent des avocats et nos équipes de négociation. Notre délégation est d’ailleurs en ce moment même à Washington pour poursuivre ces discussions.
L’un des paramètres que nous prendrons en compte est la compatibilité avec notre Accord d’association.
Tout sera rendu public, transparent et ne compromettra pas nos progrès dans le processus d’intégration européenne. C’est l’objectif principal de notre gouvernement et du président de l’Ukraine.
Les tensions avec l’administration américaine se sont-elles apaisées depuis l’échange entre Volodymyr Zelensky, Donald Trump et J. D. Vance dans le bureau ovale ?
Oui, nos relations sont professionnelles et pragmatiques.