Nationalisme contre technocratie : la contradiction des élites trumpistes

Pour mener la contre-révolution à Washington et transformer la république américaine en Empire, Trump a besoin d’une nouvelle élite — financière, culturelle, technocratique.

Mais pour une part importante de cette base qui aspire à gouverner, les élites n’aiment pas le peuple.

Nous publions et commentons l’une des sources intellectuelles les plus influentes au cœur de cette ligne de fracture interne.

Auteur
Le Grand Continent
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Clive Gardiner, «Empire Buying Makes Busy Factories», 1928. III. «Making Electrical Machinery»

Sous le pseudonyme N.S. Lyons, l’auteur américain du blog Upheaval [Bouleversement], se propose d’analyser les révolutions culturelles, politiques, et technologiques aujourd’hui à l’œuvre aux États-Unis et dans le monde. Sur Substack — la plateforme d’envoi de newsletters aussi utilisée par l’idéologue Curtis Yarvin — sa page est parmi les plus lues, avec 40 000 abonnés dans 166 pays. 

Dans ce texte, le conservateur MAGA prend fermement position contre les entrepreneurs Musk et Ramaswamy. Il les accuse de viser avant tout à l’efficacité de l’État — tel qu’illustré par le « département de l’Efficacité gouvernementale », D.O.G.E. — qui compromettrait l’amour que les dirigeants devraient porter à leur pays, et en retour, empêcherait les citoyens d’avoir un attachement fidèle à leur nation.

Lyons fait remonter ce basculement à l’émergence du système socio-politique libéral post-1945. Usant de multiples références théologiques et philosophiques — le pape François, les apologistes anglais du XXème siècle, Thomas Hobbes — il propose une généalogie de l’ordre libéral, qui serait fondé sur la réalisation du projet anthropologique d’un homme dénué de passions fortes — pour la famille, la nation, et Dieu. En ce sens, sa justification théologico-politique du nationalisme américain fait écho au discours du Vice-Président J. D. Vance, ancré dans l’identitarisme et la religion chrétienne. 

Dénonçant les « États-machines sans amour » auxquels les Occidentaux seraient aujourd’hui réduits, Lyons plaide pour le retour de « l’amour » en politique. Cet amour chrétien serait gage d’une fidélité et d’une bonne volonté envers la nation — comme on agirait envers sa famille. 

Au-delà de son inscription dans la « guerre culturelle » américaine — valorisant les valeurs communes propres à une nation, face au « vague humanitarisme universel » de la gauche post-1945 — ce texte met en lumière une contradiction au cœur de l’entourage trumpiste : la critique de la bureaucratie et du Deep State — centrale chez Trump — y est mêlée à celle du néolibéralisme et de l’entrepreneuriat — aujourd’hui essentiels dans sa conception du pouvoir et son alliance avec Musk. 

Ce clivage pourrait dessiner une éventuelle ligne de fracture dans le triptyque formé par Trump, Vance et Musk

Le milliardaire de la biotech Vivek Ramaswamy a récemment déclenché une tempête politique. 

En défendant l’importation de travailleurs étrangers par le biais du programme de visa H-1B, il a critiqué la culture américaine d’origine (native) comme étant empreinte de « médiocrité » et de « normalité » 1. Appelant à « plus de cours de maths » et à « moins de soirées pyjama » pour les jeunes Américains, dans le but de les rendre employables, il a déclaré sur X : « La ‘normalité’ ne suffit pas dans un marché mondial hyper-compétitif à la recherche du talent technique ». 

Rejoignant le débat, Elon Musk a proposé une autre analogie, dépeignant les États-Unis comme une franchise de sport internationale, qui devrait recruter les meilleurs joueurs, quelle que soit leur origine 2. Il écrit : « Considérer l’Amérique comme une équipe sportive professionnelle qui gagne depuis longtemps et veut continuer à gagner est le bon état d’esprit. »

Sans surprise, ni l’une ni l’autre de ces déclarations n’a été bien reçue par la base populiste-nationaliste du président Trump 3 — et Ramaswamy a rapidement été relégué à une période d’exil dans l’Ohio 4. Dans la vision de l’un, l’« Amérique » est seulement une zone économique glorifiée, un simple segment d’un « marché mondial compétitif » dans lequel circulent librement capitaux et main-d’œuvre. Pour l’autre, l’Amérique est une franchise professionnelle dont le seul objectif est de maximiser les victoires. 

Vivek Ramaswamy est un entrepreneur américain de 38 ans, fils d’immigrés indiens, et candidat à la présidence des États-Unis en 2024 — avant de soutenir Donald Trump. Nommé par Trump pour diriger le département de l’Efficacité gouvernementale (D.O.G.E.) aux côtés d’Elon Musk, il a finalement été mis à l’écart et prépare son élection pour le poste de gouverneur de l’Ohio pour 2026. 

Au-delà de sa proximité avec Elon Musk et son état d’esprit entrepreneurial, sa confession hindoue a déjà été pointée comme problématique par une partie de l’électorat républicain conservateur.

Dans les deux cas, l’Amérique est vue comme une entreprise. 

Or dans une telle entreprise, la direction n’a qu’une responsabilité : le profit. Elle n’a aucune obligation envers ses employés, ou leur bien-être — sauf si cela se traduit en productivité.

La machine entrepreneuriale considère les employés presque comme des ressources humaines interchangeables, auxquels elle ne doit aucune loyauté. En effet, si elle veut se consacrer efficacement à la maximisation du profit, l’entreprise ne peut entretenir de liens relationnels permanents avec aucun de ses travailleurs. Elle doit pouvoir les licencier ou les remplacer selon un calcul utilitaire froid. 

Par conséquent, peu d’expériences irritent autant les employés que cette tactique psychologique — fréquente dans le monde professionnel — par laquelle la direction proclame que l’entreprise serait « une famille ». Les employés savent instinctivement que des affections naturelles et des loyautés mutuelles inébranlables — ou du moins des liens relationnels solides — sont précisément ce qui distingue une famille d’une entreprise. Leur employeur n’hésitera pas à les mettre de côté dès qu’ils figureront dans la mauvaise colonne d’un tableur. Les employés, en retour, sont susceptibles de rendre la pareille et ne ressentent souvent aucune loyauté durable envers l’entreprise — peut-être même beaucoup de ressentiment.

Sans le nommer, N.S. Lyons entre ici en controverse avec Curtis Yarvin, dont la théorie de l’autorité, d’inspiration monarchiste, considère qu’un chef d’État devrait se comporter exactement comme un PDG

Lyons prétend dans cet article prendre le problème à partir de la base et file la métaphore : si le monarque à la tête de l’État se comporte comme un dirigeant d’entreprise, alors il y a peu de chance que ses sujets lui soient loyaux. « L’amour » dont il est question dans l’article serait le liant indissociable du projet nationaliste permettant à l’autorité de s’exercer réellement.

Ce qui a suscité la colère face aux propos des deux PDG, c’est qu’ils n’ont montré — comme un grand nombre des élites d’aujourd’hui — aucun sentiment de loyauté ou d’obligation envers les Américains en tant que nation. 

Or une nation n’est pas une entreprise. Une nation est un peuple avec une culture distincte, uni de façon permanente à travers la relation partagée à un lieu, à un passé, et à chacun de ses membres. Une maison devient un foyer grâce à la relation avec la famille qui y vit, qui est une connexion forgée dans le temps et la mémoire entre les particularités concrètes du lieu et les vies du groupe spécifique de personnes qui y habitent — présentes, passées et à venir. On peut dire que cette maison est un foyer, parce qu’elle est notre foyer. De la même manière, un pays devient notre patrie, parce qu’il est nôtre — et ce « nous », c’est la nation, qui transcende la géographie, le gouvernement et le PIB.

Contrairement à une entreprise, une nation ressemble réellement à une famille. 

Comme une famille, une nation est fondée sur des liens forts de la nature de l’alliance (covenantal), et non du contrat (contractual). Elle implique des obligations morales de solidarité et de subsidiarité qui ne peuvent être tout simplement abandonnées. De même que nous voulons naturellement — et devons — placer le bien-être de nos propres enfants avant celui des autres, une nation est tenue de distinguer les siens des autres, et de faire passer leur bien-être en priorité. Si elle ne le fait pas, elle cesse d’être une nation, tout comme une famille cesserait d’être une famille si elle essayait de donner de l’attention de manière égale à toute l’humanité. 

Ce n’est qu’une fois que nos devoirs immédiats envers nos proches sont remplis que notre souci pour le bien des autres peut légitimement s’étendre au reste du monde. 

Même si nous pouvons choisir d’adopter un enfant dans notre famille, nous ne pouvons pas rejeter les autres si facilement. Nous ne pouvons pas, par exemple, échanger notre enfant contre un autre qui aurait de meilleures notes en maths, ou accepterait de faire le ménage pour moins d’argent de poche. Un État-nation ne peut pas plus légitimement remplacer son propre peuple, ou négliger ses obligations spécifiques envers lui, sous prétexte que cela semble plus rentable ou commode.

Pourtant, une famille ne repose pas uniquement sur des obligations. Une famille saine est fondée, ordonnée, gouvernée et maintenue par l’amour. C’est l’amour qui unit ses membres, forge leur sens des responsabilités, guide leur comportement et oriente leur sollicitude les uns envers les autres. 

C’est l’amour qui nous pousse à placer à juste titre notre attention envers ces personnes particulières au-dessus des autres, dans le bon ordo amoris — ou ordre des amours 5.

L’amour n’est pas, et ne peut pas être, universel. Il naît des particularités et se définit par la distinction. Si nous disons aimer notre prochain mais que nous ne l’aimons pas pour lui-même — avec, ou en dépit de, toutes ses excentricités singulières — et uniquement parce que nous prétendons aimer toute l’humanité en général, alors nous ne l’aimons pas vraiment. Nous ne pouvons pas aimer notre épouse parce qu’elle est une femme : nous ne pouvons vraiment aimer qu’une femme particulière. Les croyants doivent ainsi avoir foi que même le Dieu infini aime chacun de nous en particulier, allant jusqu’à compter le nombre de cheveux sur notre tête. Si son amour ne s’étendait pas au-delà d’une affection abstraite pour l’ensemble de l’humanité en tant qu’espèce, comme si elle était une masse de moineaux, cela ne réchaufferait guère le cœur.

Ce n’est pas la première fois que les personnalités influentes de la sphère trumpiste font référence au concept augustinien d’ordo amoris

Dans une interview pour Fox News, le vice-président catholique des États-Unis, J. D. Vance, l’avait utilisé pour justifier les programmes d’expulsions de masse organisés par l’administration Trump — dans l’idée qu’il faudrait avant tout s’occuper des membres de sa propre communauté. Le pape François avait répondu à cette référence religieuse par une lettre aux évêques américains, rédigée en anglais, dans laquelle il s’oppose fermement aux mesures de la nouvelle administration américaine.

Le vif intérêt de la philosophie politique américaine conservatrice pour l’œuvre augustinienne n’est pas neuf : on le trouve tant chez Hannah Arendt que chez Leo Strauss ou Allan Bloom.

Nous aimons les personnes et les bonnes choses qui sont distinctes et spéciales à nos yeux — d’autant plus quand elles nous appartiennent en propre. Mais cela ne signifie en rien que nous devons alors automatiquement haïr tous les autres. Nous ne détestons pas les enfants d’autres familles simplement parce que nous aimons les nôtres. 

Clive Gardiner, «  Empire Buying Makes Busy Factories  », 1928. II. «  A Blast Furnace  »

Pourtant, cette logique pervertie est aujourd’hui largement appliquée à une forme particulière d’amour : l’amour de sa propre nation. Car c’est bien cela qu’être nationaliste veut dire : aimer sa propre nation — à peu près de la même manière (si ce n’est pas aussi profondément) qu’on aime sa propre famille.

Comme l’observait C.S. Lewis, l’amour patriotique pour sa propre nation grandit naturellement à partir de ce qui est le plus local, familier et porteur de sens pour nous — à partir de l’amour pour notre famille, notre terre et notre communauté. De cet « amour pour le lieu découle un amour pour le mode de vie » de notre nation, dans toutes ses particularités communes. 

Dans le cas de l’Angleterre de Lewis, cela signifiait « la bière et le thé, les feux de cheminée, les trains avec compartiments, une police non armée, et tout le reste ». C’est à partir de ce sens particulier de l’amour qu’il cherche à préserver son pays. Comme le rappelle Lewis (en paraphrasant G.K. Chesterton), « les raisons qu’a un homme de ne pas vouloir que son pays soit dirigé par des étrangers ressemblent beaucoup à celles pour lesquelles il ne veut pas que sa maison brûle : parce qu’il ne pourrait même pas commencer à énumérer tout ce qui serait perdu ».

Clive Staples Lewis (1898-1963), dit C.S. Lewis, est un auteur britannique. Outre son appétence pour le genre fantastique — il était proche de Tolkien — il était membre de l’Église anglicane et a écrit des ouvrages d’apologétique chrétienne. Persuadé qu’il est possible de démontrer l’existence de Dieu à travers les arguments de la moralité, du désir, et de la raison, les travaux de Lewis ont eu une forte influence à la fin du XXe siècle. 

Gilbert Keith Chesterton (1874-1936) est un prolifique auteur britannique, également apologiste chrétien, dont les écrits ont œuvrés à la conversion de Lewis. Membre de la Haute Église anglicane puis converti au catholicisme, il a aussi écrit sur la philosophie, le gouvernement et la politique. Il se décrivait lui-même comme réactionnaire, condamnant à la fois les progressistes — qui commettent des erreurs — et les conservateurs — qui évitent qu’elles soient corrigées. 

Rien de tout cela n’implique que nous souhaitions imposer ce mode de vie particulier au reste du monde. Mais il ne faut pas s’étonner que des hommes soient prêts à mourir pour défendre leur nation — parce qu’elle est la leur, et pour aucune autre raison. Ils le font pour les mêmes raisons pour lesquelles ils donneraient leur vie pour défendre leurs enfants ou leurs amis : parce qu’ils les aiment. Les amours communes sont la source des fidélités communes, et d’une vie commune.

Pourtant, du moins parmi nos classes dirigeantes, cet amour réciproque naturel entre le citoyen et la nation — celui qui soutient nos pays et nos sociétés — semble depuis longtemps s’être effiloché. 

Ce n’est guère surprenant, puisqu’à notre époque l’idée même de nation est décriée, voire catégoriquement niée. L’État-nation est vidé de sa nation, et le monde est réduit à un réseau de zones économiques spéciales. 

Or un homme ne peut pas aimer une zone économique spéciale. 

Pas plus que ses administrateurs ne peuvent éprouver un quelconque attachement particulier envers ses habitants temporaires.

Ce sombre statu quo n’est pas un accident. C’est le fruit d’une conspiration délibérée contre l’amour, menée depuis quatre-vingts ans, et motivée par la peur. 

Comme je l’ai déjà soutenu, après la Seconde Guerre mondiale, dans un monde hanté par les traumatismes de la guerre et du totalitarisme, les élites américaines et européennes ont décidé que de tels fléaux ne devaient plus jamais menacer la société 6. Elles ont conclu que la puissance émotionnelle du nationalisme avait été la cause principale des catastrophes du XXe siècle, faisant ainsi de l’anti-nationalisme la pierre angulaire du consensus libéral ayant dominé la culture et la politique de l’après-guerre.

Le philosophe Karl Popper, dans son ouvrage immensément influent The Open Society and Its Enemies (1945), dénonçait l’idée même de communauté nationale, la qualifiant de « propagande anti-humaniste désastreuse ». Il diffamait quiconque aimait profondément sa patrie et son histoire en le traitant de « racialiste ». 

Theodor Adorno, qui a fortement influencé la politique américaine en matière de psychologie et d’éducation pendant des décennies, classait les fidélités naturelles à la famille et à la nation parmi les signes révélateurs de la « personnalité autoritaire » qui menait inévitablement l’homme ordinaire vers le fascisme.

Mais l’aversion des élites de l’après-guerre allait plus loin qu’un simple rejet philosophique du nationalisme. Comme l’écrit R. R. Reno, l’impératif viscéral est devenu celui de bannir totalement tous les « dieux forts » qui nourrissent les conflits — c’est-à-dire tous ces « objets d’amour et de dévotion, les sources de passion et de loyauté qui unissent les sociétés » 7. Les liens forts et les amours puissants de toute sorte — envers la famille, la nation, la vérité, Dieu — ont été de plus en plus perçus comme dangereux, porteurs de dogmes, d’oppression, de haine et de violence. La « société ouverte », pacifique et prospère, que l’élite de l’après-guerre voulait instaurer exigerait, comme le dit Reno, « le règne des amours faibles et des vérités faibles », où tout sentiment fort serait subordonné à la froide rationalité et à une impartialité tiède.

R .R. Reno, cité à de nombreuses reprises dans ce texte, est un théologien américain contemporain.

Il dirige le magazine chrétien First Things, dont les publications articulent religion et conservatisme politique et social. 

Dans cette logique, les dirigeants de l’après-guerre ont embrassé l’héritage de Thomas Hobbes, qui voyait les guerres de son époque comme les fruits de l’état de nature — une « guerre de tous contre tous » — qui menaçaient constamment de naître de l’orgueil et du thumos, cet élan d’âme propre à l’homme. 

Pour lui, la solution résidait dans la soumission de l’homme, par peur, au pouvoir absolu d’un léviathan politique.

Il s’agissait aussi d’un projet anthropologique : un programme de rééducation métaphysique de l’homme pour détourner son regard de tout summum bonum, afin qu’il ne pense plus qu’au terrifiant summum malum — la lutte et la mort. 

Comme l’a expliqué Matthew Crawford, Hobbes pensait que « toute invocation d’un bien supérieur risquait de nous replonger dans les horreurs des guerres civiles, et devait être discréditée », drainant nos passions fougueuses et notre « vaine auto-affirmation », pour que nous acceptions de nous soumettre à Léviathan, « roi de tous les orgueilleux » 8.

Dans l’article cité, Matthew Crawford, comme Curtis Yarvin, fait référence à la pandémie de Covid-19 comme un point de bascule pour le libéralisme, dont elle aurait révélé les contradictions. Faisant également référence à C.S. Lewis, il qualifie le libéralisme de projet anthropologique, dans lequel l’homme pourrait être « soit odieux, soit dépressif ».

Avec la figure d’Hitler érigée en summum malum de l’ordre d’après-guerre, l’establishment libéral s’est lancé dans sa propre version du projet politique et anthropologique hobbesien 9.

Désireux de dissoudre la « société fermée » traditionnelle, qu’ils craignaient de voir nourrir l’autoritarisme, ce « consensus de la société ouverte » s’est appuyé sur des penseurs comme Adorno et Popper pour mener des réformes sociales visant à ouvrir les esprits, désenchanter les idéaux et affaiblir les liens. De nouvelles approches de l’éducation, de la psychologie et du management ont cherché à relativiser les vérités, à privilégier la « pensée critique » au détriment de la formation du caractère, à semer le doute envers les autorités, à diaboliser les loyautés collectives, à briser les frontières et les limites et à libérer l’individu de toute « répression » relationnelle ou morale.

Bientôt, seule la prospérité économique et un vague humanitarisme universel furent jugés comme des biens supérieurs acceptables à viser collectivement.

Alors que l’État s’alliait à la psychanalyse d’après-guerre, ce programme de contrôle social subtil s’est cristallisé en un véritable État thérapeutique moderne — un régime qui, comme l’observait Christopher Lasch, « a substitué un idiome médical à l’idiome politique et relégué un large éventail de questions controversées au domaine de la clinique — à l’étude ‘scientifique’ plutôt qu’au débat philosophique et politique » 10.

Cette suppression du politique au sein même de la politique était au cœur du projet de l’après-guerre.

Son désir fondamental était de réduire la politique à de simples procédures administratives, à des processus bureaucratiques, des décisions juridiques, des comités d’experts, et une régulation technocratique — tout sauf une confrontation sérieuse sur la manière dont nous devrions vivre, organiser la société, ou définir qui est ce « nous ».

La confrontation publique sur des questions politiques véritablement fondamentales fut alors jugée trop dangereuse pour être permise, y compris — en fait, surtout — dans une démocratie, où le spectre permanent de la foule et la puissance émotionnelle des masses hantaient les dirigeants. Ils rêvaient d’un gouvernement par la gestion scientifique, de réduire la sphère politique à celle du fonctionnement impersonnel d’une machine — à une « technologie sociale… dont les résultats peuvent être testés par l’ingénierie sociale », selon les mots de Popper. 

Le fonctionnement d’une telle machine pourrait alors être confié à un petit groupe de « technologues institutionnels » soigneusement formés, selon Popper, ou, pour reprendre l’expression de Hegel, à une « classe universelle » de fonctionnaires impartiaux, capables de déduire objectivement les meilleures décisions pour tous suivant les seuls principes d’une Raison universelle.

Le résultat en a été la construction des régimes managériaux qui dominent aujourd’hui le monde occidental. 

Ils sont caractérisés par d’immenses États administratifs déshumanisés faits de bureaucraties irresponsables, une culture juridique fondée sur la réduction des risques et des « dommages », et une élite technocratique habituée à l’ingénierie sociale et à la dissimulation. Dans ces régimes, la priorité absolue est la gestion minutieuse de l’opinion publique par la propagande et la censure — non seulement pour contraindre les résultats démocratiques, mais aussi pour éviter, ou lisser, toute discussion sérieuse sur des sujets fondamentalement politiques, comme la politique migratoire.

Pendant ce temps, les peuples de ces régimes sont pratiquement encouragés à vivre en simples consommateurs distraits plutôt qu’en citoyens, la main invisible du marché libre et les séductions de la consommation ou du divertissement hédoniste remplissant une fonction politique autant qu’économique : celle de la pacification. Il est préférable que les masses ne se soucient pas trop — de rien, mais surtout pas du sort de leur nation ou du bien commun. Car ce genre de conscience collective, transcendante, tournée vers l’ordre supérieur, fut identifiée comme l’un des signes les plus menaçants de la société fermée.

Voici donc les profondes racines historiques de l’État ouvert et néolibéral présenté comme idéal par Ramaswamy et Musk. 

Qu’ils en soient conscients ou non, la conception libertarienne de la société politique de ces hommes d’affaires est pratiquement identique à celle de l’« État post-national » que des dirigeants résolument progressistes comme Justin Trudeau au Canada s’efforcent de bâtir. 

Le « mondialisme » tant décrié par les populistes n’est ni de gauche ni de droite, mais le produit logique du rationalisme universaliste adopté par le consensus de l’après-guerre. C’est la conséquence inévitable d’une vision où les individus — et les peuples — sont considérés comme des unités interchangeables dans un système mécanique : c’est-à-dire comme des entités regardées sans amour.

Mais, comme cela devient de plus en plus évident dans notre XXIe siècle tumultueux, ces États-machines sans amour sont profondément instables. 

Il s’avère que tenter d’éliminer tous les liens d’affection de la politique introduit des problèmes fondamentaux d’ordre politique. Plus important encore, cela nous a laissés avec une classe dirigeante incapable de diriger de manière responsable.

Les classes nobles des sociétés fermées du monde prémoderne étaient encore capables de manifester un véritable sens de la « noblesse oblige » : un sentiment d’obligation sacrée et de responsabilité envers le peuple qu’elles gouvernaient. Bien que les cyniques modernes puissent rejeter ce sentiment comme un mythe, il était souvent sincère. 

Il est frappant de constater, par exemple, que la dernière vraie génération de l’élite aristocratique européenne a été de manière disproportionnée décimée dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, la fleur de sa jeunesse s’étant volontairement portée au front pour mourir en défendant ses nations, à un taux significativement plus élevé que celui des soldats ordinaires. Eton, pépinière de l’aristocratie britannique, a perdu plus de mille de ses élèves pendant la guerre — soit un taux de pertes de 20 %, comparé à la moyenne nationale de 12 % de l’armée 11.

Aujourd’hui, nos élites ne trahissent plus un tel sentiment d’obligation envers leur peuple. 

Mais nous ne pouvons pas nous attendre à ce qu’elles le fassent, étant donné que tous les liens de loyauté forts qui les rattachaient autrefois à leurs compatriotes, transcendant les clivages de richesse, d’éducation et de classe, ont été rompus. Elles se conçoivent comme des méritocrates 12, sans naissance particulière et par conséquent, sans responsabilité particulière. Plus important encore, on leur a appris depuis la naissance qu’elles ne devaient même pas concevoir leur nation comme étant particulièrement la leur, ni l’aimer davantage qu’une autre portion de l’humanité. Leur domaine auto-déterminé doit être sans frontières : l’empire global de la société ouverte.

Qui le gouvernement sert-il ? Voilà peut-être la question politique la plus pressante. 

En théorie, la classe dirigeante qui nous dirige est censée représenter et gouverner au nom du peuple et de ses meilleurs intérêts. C’est ce qui est censé distinguer nos régimes de la tyrannie — la « tyrannie » signifiant, dans le lexique classique, un pouvoir exercé pour un gain privé plutôt que pour le bien commun.

Mais nul ne peut véritablement représenter ou agir correctement pour le bien-être d’un autre s’il n’a pas de souci particulier pour lui. C’est l’amour, et lui seul, qui peut réellement garantir que l’on agit dans le meilleur intérêt de quelqu’un d’autre lorsqu’on pourrait faire autrement. L’amour est la seule force capable de nous libérer véritablement de l’égoïsme 13.

C’est une illusion moderne de croire que ceux qui détiennent le pouvoir sont contenus, non corrompus et orientés vers la justice et le bien commun avant tout par des garde-fous structurels sans vie, par les équilibres abstraits des constitutions et des lois 14. Les anciens auraient soutenu qu’il est bien plus important qu’un roi soit vertueux, et qu’il aime son peuple. Et cela ne semble-t-il pas plausible ? 

Fondamentalement, un père ne traite pas bien ses enfants, s’abstenant de les maltraiter ou de les négliger, et ne les élève pas correctement simplement parce qu’il suit la loi ou une série correcte de règles et de procédures. Il le fait parce qu’il aime sa famille, et de cet amour découle spontanément un ordre naturel de toutes ses intentions vers leur bien. Il agirait ainsi même en l’absence de règles extérieures.

L’amour est une main invisible à part entière.

C’est cette main invisible, et non celle du marché, qui fait cruellement défaut au cœur de nos nations. Si notre époque semble en général froide et insensible, si notre classe dirigeante est caractérisée par son indifférence et nos sociétés par la division, la dissolution et le désespoir, c’est sans doute cette absence qui en est la cause réelle. 

Comme l’écrit Reno, « la plus grande menace pour la santé politique de l’Occident n’est pas le fascisme ni un Ku Klux Klan renaissant, mais le déclin de la solidarité et la rupture de la confiance entre les dirigeants et les dirigés. Craignant les amours fortes, le consensus d’après-guerre ne peut formuler, encore moins résoudre, ces problèmes. » Avec une élite « incapable d’identifier nos amours communes — incapable même de formuler le ‘nous’ qui est le sujet politique de la vie publique — nous ne pouvons identifier le bien commun, la res de la res publica. »

Ce passage fait écho au discours identitaire et politique tenu par J. D. Vance à Munich. Il y soutenait que la menace pour l’Europe viendrait de l’intérieur — à savoir des élites politiques qui auraient perdu le sens des « valeurs communes ».

L’homme éclairé, comme l’observait le conservateur Russell Kirk, « ne croit pas que la fin ou le but de la vie soit la compétition ; ni le succès… » 15 Il ne nourrit pas davantage la folle intention politique de « convertir notre société humaine en une machine efficace pour des opérateurs efficaces, dominée par des mécaniciens en chef. » Ce qu’il reconnaît, au contraire, c’est que « le but de la vie est l’Amour. » Et il sait, en plus, « que la société juste et ordonnée est celle dans laquelle l’Amour nous gouverne, autant que l’Amour peut régner dans ce monde de douleurs ; et il sait que la société anarchique ou tyrannique est celle où l’Amour gît corrompu. »

Si les pays de l’Occident sont encore capables de renouveau, ce renouveau ne viendra que lorsque nos classes dirigeantes retrouveront un amour non corrompu pour le peuple particulier — la nation — qu’elles gouvernent, et s’engageront à placer son bien-être en priorité. Nous serons alors chanceux si, dans le cœur de certains au moins, cette redécouverte a enfin commencé.

Sources
  1. Vivek Ramaswamy sur X, 26 décembre 2024.
  2. Elon Musk sur X, 26 décembre 2024.
  3. « Vivek Ramaswamy was sacked from DOGE after his rant on American culture prized mediocrity, upset Donald Trump », The Economic Times, 28 janvier 2025.
  4. David Wright, « Vivek Ramaswamy announces 2026 bid for Ohio governor », CNN, 24 février 2025.
  5. R.R. Reno, « JD Vance is Right About the ‘Ordo Amoris’ », Compact.
  6. N.S. Lyons, « American Strong Gods », The Upheaval, 13 février 2025.
  7. R.R. Reno, Return of the Strong Gods : Nationalism, Populism, and the Future of the West, Regnery Gateway, octobre 2019.
  8. Matthew Crawford, « Covid was liberalism’s endgame », UnHerd, 21 mai 2022.
  9. Alec Ryrie, « The End of the Age of Hitler », First Things, 22 octobre 2024.
  10. Christopher Lasch, The True and Only Heaven : Progress and Its Critics, W.W. Norton & Company, 17 septembre 1991.
  11. « Viewpoint : 10 big myths about World War One debunked », BBC, 25 février 2014.
  12. Johann Kurtz, « The tragedy of elite human capital », Becoming Noble, 19 février 2025.
  13. N.S. Lyons, « The Self and the Soul : A Dialogue with Freya India », The Upheaval, 1er octobre 2024.
  14. N.S. Lyons, « Why the Constitution Won’t Save You », The Upheaval, 26 mars 2024.
  15. Russell Kirk, « What is the Object of Human Life ? », The Imaginative Conservative, 29 juillet 2013.
Crédits
Version originale : https://theupheaval.substack.com/p/love-of-a-nation
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