L’univers des crypto-actifs est en train de changer de dimension. Depuis le retour de Donald Trump, il devient un marché aux dimensions géostratégiques. Le temps de l’utilisation du Bitcoin pour un monde de geeks ou de fraudeurs laisse la place à une nouvelle classe d’actifs mais aussi — et surtout — à une transformation drastique dans les usages de paiements. Or cette double nature des crypto-actifs — comme actif et comme mode de paiement — bouleverse les schémas traditionnels d’analyse. C’est particulièrement le cas quand on regarde cette évolution sous un angle macrostratégique — à savoir celui de la domination du dollar dans l’économie mondiale — et ce malgré l’impact des tarifs douaniers.
Le stablecoin devient un moyen de paiement
On a déjà exposé dans ces lignes le rôle des stablecoins.
On sait que ceux-ci sont une catégorie de crypto-actifs caractérisés par le fait qu’ils représentent de la monnaie légale, sans toutefois bénéficier de ce statut — bien qu’émis par des acteurs privés. Le principe est simple : une société émet une créance représentée sous forme d’un crypto-actif dont la valeur est totalement indexée sur une monnaie légale — en pratique : le dollar américain — du fait que, face à chaque créance émise, l’émetteur investit la quasi-totalité du montant reçu dans des titres de dettes souveraines. Ainsi, un émetteur de stablecoin en dollar américain investira ses réserves dans des titres de la dette publique américaine.
Alors que dans les premières années de leur apparition, les stablecoins servaient principalement à effectuer le lien entre les monnaies légales et les crypto-actifs, pour investir en crypto-actifs via des plateformes d’échanges, leur rôle s’est considérablement accru, notamment depuis la crise du Covid-19. De simple outil de conversion entre une monnaie légale et un crypto-actif, les stablecoins sont devenus une alternative de plus en plus crédible aux paiements traditionnels — qu’il s’agisse du paiement de proximité auprès des commerçants, ou du paiement sur les plateformes d’échanges de crypto-actifs.
Leurs avantages sont bien connus :
- la rapidité : les transactions sont effectuées en quelques secondes, contre plusieurs jours dans le système bancaire traditionnel.
- le coût : les frais de transfert en stablecoins sont minimes, et l’on estime que le recours aux stablecoins permet de réduire les coûts jusqu’à au moins 80 % par rapport aux transferts d’argent traditionnels. Une étude de la Banque mondiale souligne ainsi qu’envoyer 200 dollars en Afrique via les réseaux traditionnels de transfert d’argent coûte 8,3 % du montant transféré, alors que la même somme envoyée via des stablecoins ne coûte que 0,1 % — soit une différence de 98 % 1.
- la transparence : les stablecoins utilisent les registres basés sur la blockchain, ce qui permet, contrairement aux espèces, un enregistrement clair et vérifiable des transactions.
- l’accessibilité : les stablecoins ne nécessitent qu’une connexion Internet pour fonctionner — et non un compte bancaire.
Les stablecoins ont une double fonction : celle d’actif de règlement et celle de mode de paiement, ce qui complexifie les comparaisons et les analyses.
De simple outil de conversion entre une monnaie légale et un crypto-actif, les stablecoins sont devenus une alternative de plus en plus crédible aux paiements traditionnels.
Hubert de Vauplane
En 2024, le volume des transactions en stablecoins a représenté presque 33 000 milliards de dollars sur 1 an, ou un peu moins de 100 milliards par jour, soit largement plus que la valeur des transactions effectuées par les réseaux de paiement comme Visa (environ 40 milliards de dollars de transactions quotidiennes) et Mastercard (environ 25 milliards de dollars). La comparaison avec le volume quotidien sur le marché des changes, où le volume traité représente 7 500 milliards de dollars, est moins pertinente du fait de l’utilisation de ce marché au titre du négoce international.
La difficulté consiste à faire la part entre les transactions liées à un mode de paiement de détail et celles liées à un actif de règlement sur les plateformes d’échanges.
En effet, le volume de transaction des stablecoins reste encore largement dominé par son usage comme un actif de règlement dans les plateformes d’échange de crypto-actifs. Une étude récemment conduite par Visa indique que sur ces 100 milliards de dollars de transferts quotidien de stablecoins, la majeure partie provient des robots de trading et d’activités d’échange sur les plateformes de crypto-actifs 2. Selon une autre étude, environ 70 % du volume total serait lié aux transactions sur les plateformes d’échange comme actif de règlement 3. Ainsi, même rapporté au seul volume de transactions hors des plateformes d’échanges de crypto-actifs, on compterait 10 à 20 milliards de dollars transférés quotidiennement à titre de mode de paiement — soit entre le cinquième et le quart du volume de Visa et MasterCard. Il reste toutefois très difficile d’estimer la part du volume relative aux activités de règlement et à celles de paiement 4.
Les stablecoins ne sont donc pas — ou plus — des actifs d’investissement — contrairement, par exemple au Bitcoin — mais des modes de paiement ou des actifs de règlement. Il ne faut donc pas additionner leurs encours à la capitalisation boursière des autres crypto-actifs — 2 500 milliards 5 — mais plutôt les comparer à de la monnaie légale en circulation. Pour ne mentionner que la seule monnaie fiduciaire, au 1er avril 2025, le montant total des pièces et billets en dollar américain était de 2 300 milliards 6 — les stablecoins représentant déjà 10 % du total de l’encours des dollars en circulation. Cet encours de la monnaie fiduciaire américaine est stable depuis 2022, mais il a connu une forte croissance depuis 2020, date à laquelle il s’élevait à 1 800 milliards.
Là encore, les comparaisons sont délicates puisque la monnaie fiduciaire n’est pas utilisée comme actif de règlement mais uniquement comme mode de paiement. Toujours est-il que la croissance de la capitalisation boursière des stablecoins est encore plus forte. On peut aussi considérer que l’adoption d’un cadre réglementaire clair aux États-Unis conduira de nombreuses banques américaines à émettre leur propre stablecoin tout comme des deposit coins — des dépôts bancaires représentés par un jeton sur la blockchain, permettant de multiples usages de ces dépôts.
Ces différentes raisons expliquent pourquoi les stablecoins sont en train de changer la donne.
En 2024, le volume des transactions en stablecoins a représenté un peu moins de 100 milliards de dollars par jour — soit largement plus que la valeur des transactions effectuées par les réseaux de paiement comme Visa (environ 40 milliards de dollars de transactions quotidiennes) et Mastercard (environ 25 milliards de dollars).
Hubert de Vauplane
Comment les stablecoins pourraient-ils aider au financement de la dette américaine ?
Les stablecoins joueront un rôle critique sur un autre aspect : le financement du déficit budgétaire américain.
Cela permet notamment d’expliquer certaines des décisions politiques américaines. En janvier 2025, le président Trump a signé un décret intitulé « Renforcer le leadership américain dans le domaine des technologies financières numériques » 7, soutenant officiellement les stablecoins adossées au dollar, tout en rejetant les monnaies numériques émises par le gouvernement (CBDC/MNBC). L’administration américaine a adopté une position claire : les CBDC/MNBC ne doivent pas être développées ou adoptées aux États-Unis, et inversement, les stablecoins doivent être promus. En découlent les projets de loi actuellement en discussion au Congrès américain, notamment le projet GENIUS.
Les chiffres vertigineux du déficit budgétaire et de la dette publique américaine sont connus de tous. Le déficit budgétaire atteint 1 833 milliards de dollars en 2024 — soit 6,4 % du PIB. La dette publique, quant à elle, s’élève à 36 000 milliards de dollars — soit environ 100 % du PIB. Jusqu’à présent, les États-Unis n’avaient pas eu de difficulté à financer de tels montants, grâce à ce que l’on appelle le financement de la « balance de base », c’est-à-dire le compte des entrées et des sorties de devises, qui reste positif aux États-Unis (contrairement à l’Europe). Les détenteurs de la dette publique américaines sont le Japon (1 079 milliards), la Chine hors Hong-Kong (760 milliards), la Grande-Bretagne (740 milliards), le Luxembourg (409 milliards), les Iles Cayman (404 milliards) — la France arrivant au 8ème rang (335 milliards) 8.
On constate cependant que ces données connaissent une forte évolution. Non seulement la part de la Chine diminue au cours des dix dernières années — elle représentait en effet il y a encore dix environ le quart des détenteurs — mais on voit également arriver de nouveaux porteurs.
Si l’on se focalise, non plus sur les détenteurs nets de la dette négociable mais sur les acheteurs au cours des derniers mois, l’émetteur du stablecoin Tether est devenu, en 2024, le 7ème plus gros acheteur de Treasury Bills sur une année 9 — les deux premiers acheteurs étant les Îles Cayman et le Luxembourg, où sont domiciliés de nombreux fonds d’investissement. Au 31 mars 2025, les 250 milliards de dollars de stablecoins en circulation — dont 97 % en dollar américain — ont dû investir environ 70 % de leur réserve en Treasury Bills — essentiellement afin d’éviter le risque de transformation — ou en Treasury Bonds, soit 175 milliards de dollars.
Cela reste encore un montant faible par rapport aux 2 500 milliards de dollars américains émis chaque mois, et au total de dette négociable de 28 000 milliards de dollars. Toutefois, si l’on anticipe une démocratisation des stablecoins — notamment du fait de la mise en place d’un environnement plus régulé avec la prochaine loi américaine GENIUS en cours de discussion au Congrès — certains prévoient pour 2030 un volume de stablecoins en circulation entre 750 et 1 500 milliards de dollars américains. Dans un tel scénario, le rôle des émetteurs de stablecoins comme acheteurs de titres de la dette publique américaine serait alors tout autre, puisque les principaux émetteurs de stablecoins seraient alors aussi les principaux acheteurs de Treasury Bills et Treasury Bonds.
On comprend ainsi que les États-Unis ont notamment intérêt à favoriser le développement des stablecoins comme un outil complémentaire de financement de leur dette via des entités privées américaines — et donc sous un certain contrôle de l’administration américaine du fait de leur régulation comme institutions financières. C’est d’autant plus le cas que les porteurs de ces stablecoins sont aujourd’hui, pour plus des trois quarts, des personnes physiques non américaines.
Certains prévoient pour 2030 un volume de stablecoins en circulation entre 750 et 1 500 milliards de dollars américains.
Hubert de Vauplane
Autrement dit, cette nouvelle forme du financement du déficit public américain serait en partie réalisé, non pas par le fonds de pension des pompiers de l’Arkansas, le dentiste belge ou les banques centrales détenant des dollars — via un fonds de pension, un produit d’assurance vie ou équivalent, ou un compte de réserve de devises de banque centrale — mais par le vendeur du bazar du marché d’Istanbul, voire la veuve de Bangkok ou celle de Rio de Janeiro.
Par rapport au modèle traditionnel de financement du déficit public adossé sur des investisseurs institutionnels émettant des titres d’épargne long terme, la nouveauté réside dans le fait que ce sont des personnes physiques, ou des petits commerçants, qui portent directement le risque de la dette publique américaine. Ils ne passent pas par les investisseurs institutionnels, et plus encore, leur motivation même n’est pas l’investissement — contrairement aux produits d’épargne émis par les investisseurs institutionnels — mais le paiement.
En effet, un stablecoin est d’abord un mode de paiement avant d’être un produit d’investissement. Ainsi, en effectuant des transferts d’argent ou achetant un tube de dentifrice en stablecoin, la diaspora argentine et l’employé vietnamien financent la dette américaine.
L’épargne à court terme disponible, au lieu d’être thésaurisée en monnaie nationale en espèces, est convertie en stablecoins — et donc en dollars.
Une révolution dans les transferts d’argent
Les flux transfrontaliers auprès des différentes diasporas pourraient aussi basculer vers les sablecoins, conduisant les acteurs comme Moneygram ou Western Union à s’interroger sur leur modèle d’affaires.
Dans une moindre mesure, les principaux opérateurs de réseaux de paiement comme Visa, MasterCard, mais aussi PayPal, s’inquiètent également de la montée en puissance des paiements sous forme de stablecoins. Dès lors que le phénomène prendra de l’ampleur, les entreprises pourraient envisager que leurs transferts internationaux choisissent la voie du stablecoin, ce qui devrait inviter Swift, et plus généralement l’activité de correspondant banking des banques, à la réflexion.
Les projections de volume sont plus intéressantes encore.
Selon les estimations des professionnels du paiement 10, le marché mondial des paiements transfrontaliers pourrait atteindre environ 320 000 milliards de dollars américains par an d’ici 2032. Le marché des paiements transfrontaliers de détail, évalué à 40 000 milliards de dollars américains en 2025, devrait connaître une croissance de 62 % pour atteindre 65 000 milliards d’ici 2032.
Les transactions transfrontalières via les acteurs traditionnels entraînent des frais allant de 1,5 % à 6 % du montant de la transaction. Or comme mentionné plus haut, on estime que les transferts d’argent via les stablecoins permettent d’économiser a minima 80 % des frais de transaction 11. Il faut également considérer la réduction des montants bloqués dans les comptes bancaires de transfert (dits comptes Nostro ou Vostro) : sur les 10 000 milliards de dollars bloqués dans ces comptes, un transfert de 1 % libérerait 100 milliards de dollars de liquidités 12. Il y a là un défi pour les métiers de la banque et en particulier le correspondant banking.
En effectuant des transferts d’argent ou achetant un tube de dentifrice en stablecoin, la diaspora argentine et l’employé vietnamien financent la dette américaine.
Hubert de Vauplane
Les transferts d’argent transfrontaliers via les stablecoins connaissent une croissance sans précédent, en particulier dans les pays à très forte inflation ou à risques politiques élevés 13.
Le stablecoin est en effet une manière pour le porteur de protéger ses liquidités et ses économies, afin d’éviter les effets des dévaluations des monnaies locales ou des risques politiques. On peut alors imaginer les conséquences que pourraient avoir le transfert d’une partie seulement des 117 000 milliards de dépôts bancaires vers des stablecoins en dollars 14.
Un outil qui favoriserait les banques américaines ?
Dès lors que les réserves des stablecoins doivent être cantonnées dans des comptes bancaires, ce sont a priori les banques américaines qui gèrent ces comptes de réserves.
Au fur et à mesure que le marché des stablecoins se développera, les plus grandes banques américaines seront à même de proposer aux émetteurs de stablecoins d’autres services, comme l’accès au repo market, au marché monétaire et aux instruments de couverture, et les services de conservation de titres.
Cette potentielle institutionnalisation des stablecoins nécessite la mise en place d’une régulation claire, sans laquelle ni les banques ni les entreprises n’investiront massivement dans ce nouveau mode de transfert de paiement.
C’est ce que les États-Unis sont en train de mettre en place.
Ces transferts massifs de dépôts des banques non américaines vers les banques américaines émettrices de stablecoins en dollars apporteront des sources de liquidités à bas prix à ces établissements, augmentant leurs capacités de financement et d’investissement.
En effet, en termes de modèle d’affaires, l’activité d’émetteur de stablecoins est très lucrative, avec un risque modéré — celui de faire face aux demandes de remboursement. Les sommes reçues en contrepartie des jetons monétaires émis ne sont pas rémunérées, ou très faiblement, alors que ces mêmes sommes sont ensuite investies dans des comptes de réserves placés en grande partie dans des instruments de rendement — comme des Treasury Bills, des Treasury Bonds ou des fonds monétaires. Ainsi, l’établissement reçoit des dépôts peu ou pas rémunérés, et garde les revenus générés par ces dépôts. Cette situation est comparable à celle d’un fonds monétaire qui ne distribuerait aucun de ses revenus à ses investisseurs.
Cela explique pourquoi le plus important émetteur de stablecoins — 145 milliards de dollars — génère plus de 13 milliards de bénéfices annuels avec seulement une centaine d’employés 15 — soit le même niveau de revenus que BNP Paribas en 2024… pour 190 000 salariés.
La question de la rémunération sous forme d’intérêts des stablecoins est un élément clef du modèle d’affaires et de la gestion du risque.
Ainsi, le règlement européen Markets in Crypto-Assets (MiCA) interdit aux émetteurs de stablecoins de rémunérer les jetons de monnaie électronique — ce qui explique en partie pourquoi Tether ne cherche pas à être réglementé en Europe. De la même manière, le projet de loi américain GENIUS précédemment évoqué, devrait lui aussi interdire toute forme de rémunération.
C’est aussi la position prise par la U.S. Securities and Exchange Commission (SEC) le 4 avril 2025 dans sa déclaration relative à la qualification des stablecoins, qui vise à écarter toute qualification de ceux-ci comme des « securities » 16.
Grâce à la révolution numérique de la monnaie, loin de la « dédollarisation » parfois annoncée, on pourrait assister dans les prochaines années à un renforcement du rôle du dollar dans l’économie mondiale.
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La loi confisque ainsi la rémunération aux porteurs de risques, à savoir les porteurs de stablecoins. Si cette position est avantageuse pour les banques, elle reste difficilement compréhensible alors que les comptes de dépôts bancaires peuvent être rémunérés. Certes, la monnaie ne produit pas d’intérêt en elle-même, mais les stablecoins ne sont justement pas de la monnaie légale.
Les banquiers américains ont bien compris les avantages qu’ils pourraient tirer de l’émission de stablecoins. Citons, à titre d’exemple, les propos de Brian Moynihan, président de Bank Of America :
« Il faut penser sur ce sujet trois dimensions : la question de la blockchain ; la question du type de stablecoin ; le Bitcoin — et d’autres types de choses. Il est assez clair qu’il y aura un stablecoin qui sera entièrement adossé au dollar, ce qui n’est pas différent d’un fonds du marché monétaire (…). Ce n’est pas vraiment différent d’un compte bancaire (…). Si cela devient légal, nous nous lancerons dans cette activité. Vous aurez donc un jeton Bank of America et un dépôt en dollars américains Bank of America, et nous pourrons les transférer dans les deux sens. »
Une évolution du marché qui pourrait connaître des crises
Comme dans toute rupture, cette évolution du marché des paiements ne se fera pas sans heurts ni crises.
Ainsi, le premier risque est celui d’un « bank run » vers les émetteurs de stablecoins en cas de perte de confiance, ou de crise financière comme ce fut le cas lors du défaut de Terra Luna en mai 2022 17. Un autre risque est celui des conséquences de la faillite des banques qui conservent les réserves des émetteurs de stablecoins qui ne sont pas eux-mêmes des banques, même si ces réserves sont juridiquement protégées. C’est ce qu’on a constaté en mars 2023 lors de la faillite de la Silicon Valley Bank 18. Enfin, il existe évidemment le risque de contagion vers le secteur financier traditionnel dès lors que les activités des émetteurs de stablecoins deviennent systémiques, en particulier si ces émetteurs sont eux-mêmes des banques.
Toutefois, malgré ces possibles soubresauts, c’est vers un autre monde que l’on se dirige en matière de paiement.
Loin d’aboutir à une « dédollarisation de l’économie mondiale » — malgré les efforts des BRICS avec leur projet de monnaie commune, ou de la Chine avec sa propre monnaie numérique dont les promesses d’usage généralisé tardent à se concrétiser — on pourrait au contraire assister à un renforcement de l’usage du dollar dans l’économie mondiale grâce à la révolution numérique de la monnaie. Cela se ferait au plus grand bénéfice du financement de la dette américaine, et permettrait aux banques américaines de renforcer leur pouvoir.
Et l’euro numérique ?
Pendant ce temps-là, que fait la Banque centrale européenne ?
Elle continue de préparer le lancement d’un euro numérique de détail, au nom de la souveraineté monétaire de l’euro.
Certes, la BCE pousse aussi au développement d’un euro numérique comme actif de règlement — c’est-à-dire à une monnaie numérique de banque centrale, pour les besoins de transaction sur les marchés financiers entre banques adhérentes aux systèmes de clearing européen au titre d’un actif de règlement. De ce point de vue, son initiative doit être saluée positivement.
Mais le projet d’un euro numérique censé coexister avec d’une part les billets et les pièces et d’autre part les moyens de paiements mis en place par les banques, ne répond pas aux enjeux géostratégiques évoqués dans cette étude.
Outre le fait que l’adoption d’un euro numérique de détail ne rencontre qu’un enthousiasme très faible parmi la population et les acteurs financiers eux-mêmes, elle concentre les énergies et les moyens sur un objectif non stratégique.
En effet, contrairement au discours ambiant de la BCE, la souveraineté monétaire dans l’usage de l’euro au quotidien n’est absolument pas menacée, compte tenu de la résilience des systèmes de paiements en Europe.
La véritable question de la souveraineté est celle que pose la domination de Visa/Mastercard comme système de paiement en Europe — et l’euro numérique tel qu’il est conçu ne pourra pas y répondre.
Dans ces conditions, il serait préférable que le Conseil européen et le Parlement européen mettent le projet d’euro numérique en suspens. Plus encore, la BCE devrait étudier sérieusement les conséquences du développement des stablecoins en dollars pour la compétitivité des banques européennes, et réfléchir à une modification du règlement MiCA pour la création d’un marché de stablecoins en euros.
Sources
- Remittance Prices Worldwide, Banque mondiale, septembre 2024.
- Stablecoin Transactions, Visa Onchain Analytics Dashboard et Allium Labs, 2024.
- « Stablecoin Landscape : What 2024 Reveals About 2025 ? », Illya Otychenko, CEX.IO, 31 janvier 2025.
- Stablecoin — statistics & facts, Raynor de Best, Statista, 21 mars 2025.
- Aperçu du marché des cryptos, CoinMarketCap, 2025.
- US Currency in Circulation (I:USCCNW), YCharts, avril 2025.
- « Strengthening American Leadership in Digital Financial Technology », Maison-Blanche, 23 janvier 2025.
- World — Major Economies’ Holdings of US Debt, MacroMicro, janvier 2025.
- Paolo Ardoino sur X, 20 mars 2025.
- Cross‑border payments market sizing data, FXC Intelligence.
- Austin Adams et al., « On-Chain Foreign Exchange and Cross-Border Payments », SSRN, 18 janvier 2023.
- Ignacio Carballo, « Regulation, Liquidity, and the Stablecoin Tipping Point of Cross-Border Payments : What Banks Must Do Next », PCMI, Insights, 26 mars 2025.
- « Stablecoins 101 : Behind crypto’s most popular asset », Chainalysis, 11 décembre 2024.
- « Attaining escape velocity », Global Banking Annual Review 2024, McKinsey & Company, 17 octobre 2024.
- « Tether Hits $13 Billion Profits for 2024 And All-Time Highs in U.S. Treasury Holdings, USD₮ Circulation, and Reserve Buffer in Q4 2024 Attestation », Tether, 31 janvier 2025.
- U.S. Securities and Exchange Commission, Statement on Stablecoins, 4 avril 2025.
- J. Liu et al., « Anatomy of a Run : The Terra Luna Crash », Université Bocconi, avril 2023.
- Luca Galati et Francesco Capalbo, « Silicon Valley Bank Bankruptcy and Stablecoins Stability », SSRN, mai 2023.