Comment l’Union doit-elle articuler sa stratégie face au président Trump ?

L’Europe a une place dans le concert des puissances même si elle apparaît aujourd’hui comme étant plus faible que les autres grands acteurs sur la scène internationale. Dans nos relations avec les États-Unis, nous devons à chaque instant affirmer notre autonomie et notre identité. Il faut comprendre que les Américains n’envisagent pas l’Union comme une entité en soi mais comme un groupement de 27 États, ce qui les porte vers une stratégie — à mes yeux malsaine — consistant à essayer de diviser l’Union en 27 petites entités avec lesquelles ils essayent de trouver des arrangements bilatéraux. 

J’ai du mal à comprendre la procession de dirigeants européens qui se rendent à Washington pour subir cette méthode, alors même que c’est la Commission qui dirige la politique commerciale de l’Union et que c’est le président du Conseil qui mène la voie diplomatique. Ce que les États membres oublient lorsqu’ils se trouvent dans le Bureau ovale, même s’ils pensent prendre de l’importance, c’est qu’ils ne sont que des pions sur l’échiquier américain. Un seul État européen n’a aucune importance aux yeux des États-Unis.

Il faudrait que les deux présidents, von der Leyen et Costa se concertent le plus étroitement possible pour délivrer le même message.

L’administration américaine définit de plus en plus clairement une doctrine géopolitique : les États-Unis doivent devenir un Empire, en étendant leur territoire du Panama au Groenland en passant par le Canada. Quelle devrait être la réponse européenne ? 

Lorsqu’on a affaire à Trump, il ne faut jamais donner des signes de faiblesse. C’est quelqu’un qui comprend très bien le langage musclé — à condition qu’il soit soutenu par une action politique correspondante. 

J’ai beaucoup négocié avec Trump notamment pour éviter une guerre commerciale. Lorsqu’on lui dit clairement les choses et lorsqu’on le met face aux conséquences que son action pourrait entraîner au détriment des États-Unis, il est tout à fait capable de conclure — comme il prétend savoir le faire — un deal.

Il ne faut jamais s’agenouiller devant les Américains. Il faut leur dire ce qu’on a à leur dire tout en les respectant. J’ai toujours respecté Trump et j’ai toujours choisi d’avoir à son égard une attitude polie plutôt que de le traiter comme s’il s’agissait d’un cow-boy du Far West.

Lorsqu’on a affaire à Trump, il ne faut jamais donner des signes de faiblesse.

Jean-Claude Juncker

Les Américains ont élu un président pour eux-mêmes et non pas pour plaire aux Européens. Mais s’ils devaient entamer une guerre commerciale contre l’Union, celle-ci devrait réagir rapidement avec les mêmes moyens et les mêmes instruments. C’est ce que j’avais fait en 2018 avec le whisky, les jeans et les Harley-Davidson.

Mon message serait donc : l’Europe respecte les États-Unis — mais vous devez nous respecter aussi. Nous devons également nous respecter nous-mêmes. Les États membres ne doivent pas entraver cet effort en croyant qu’ils pourront obtenir un meilleur accord de la part des Américains en menant des exercices solitaires. Ils se tromperaient.

Le futur chancelier Friedrich Merz a assuré qu’il allait travailler pour rendre l’Europe plus forte et plus indépendante des États-Unis. Partagez-vous son analyse ?

Friedrich Merz ne parle pas d’une rupture totale, mais d’une plus grande indépendance. La distinction est importante. Je m’inscris en faux contre ceux qui voudraient enterrer l’Alliance atlantique. Je veux croire qu’elle n’est pas morte et qu’elle est loin d’avoir été enterrée, même si je déplore le fait que les Américains se comportent d’une manière qui ne correspond pas aux succès communs que nous avons eus depuis la Seconde Guerre mondiale.

Mais soyons clairs : si l’OTAN en tant que pilier de sécurité partagé n’existait pas, quelle serait la situation de l’Europe aujourd’hui ? 

Nous n’aurions rien entre nos mains pour réagir convenablement aux provocations russes. 

Il est évident — alors que je croyais aux dividendes de la paix et que je n’aime pas le discours guerrier que nous sommes obligés de tenir — que l’Europe doit accroître ses efforts de défense. Cependant, je me méfie d’une certaine tentation que je constate aujourd’hui et qui inciterait l’Europe à rompre avec l’Alliance atlantique.

Les Américains ont élu un président pour eux-mêmes et non pas pour plaire aux Européens. 

Jean-Claude Juncker

Ces dynamiques pourraient pousser l’Union vers la Chine. La présidente de la Commission a déclaré qu’il y avait encore des opportunités à saisir si Pékin s’engageait à rééquilibrer les relations commerciales. Êtes-vous d’accord ?

Nous devons rester fidèles au message que nous avons livré au président chinois lorsque nous nous sommes entretenus avec lui en 2019, à Paris, avec le président Macron et la chancelière Merkel : la Chine est notre partenaire économique, mais aussi notre rivale, car nous ne partageons pas le même modèle en matière de droits de l’Homme et de vivre-ensemble sur un même territoire. Nous sommes donc à la fois partenaires et rivaux. C’est cela qui doit guider notre politique.

Je ne vois pas comment la Chine pourrait remplacer les États-Unis dans une grande relation d’alliance.

C’est en effet votre Commission qui a fixé cette double ligne sur la Chine. Pensez-vous vraiment qu’elle soit encore pertinente ?

À l’époque, nous avions décidé d’être plus méfiants à l’égard des investissements chinois dans les secteurs économiques stratégiques européens. C’était la bonne ligne, car on avait tardivement réagi aux agissements du Parti communiste en matière de développement économique lorsque Pékin, sans gêne et sans scrupule, avait subventionné les entreprises chinoises au détriment de ses concurrents à travers le monde, y compris l’Europe. Cette ligne tenait à corriger les déséquilibres qui continuent d’exister. La relation avec la Chine reste donc compliquée.

Je ne suis pas pour une rupture, mais je suis favorable à l’ajout de plus de nuances dans notre appréciation des agissements économiques de la Chine. Je continue à croire que nous ne devons pas faire l’erreur de partager en toute matière les vues américaines sur la Chine. D’ailleurs, la Chine est l’un des pays qui suivent le plus attentivement ce qui se passe en Ukraine. Il faudrait expliquer à Trump et aux Européens que si l’Occident ne réagit pas, la Chine en tirera des leçons.

Si les Américains se retirent d’une action forte en faveur de l’Ukraine et que l’Occident ne réagit pas, pourquoi la Chine se gênerait-elle pour envahir Taïwan ?

Jean-Claude Juncker

C’est-à-dire ?

Il y a des éléments géopolitiques qui vont au-delà de l’Ukraine.

L’Europe est directement concernée, car c’est une guerre qui se déroule dans notre voisinage immédiat et que certains de nos États membres, notamment les pays baltes, se sentent menacés.

Mais la leçon internationale qui sera tirée de la guerre ukrainienne, en l’absence d’une réaction solide et forte de l’Union et des États-Unis, se déroulera dans le Pacifique Sud et dans le détroit de Taïwan. Si les Américains se retirent d’une action forte en faveur de l’Ukraine et que l’Occident ne réagit pas, pourquoi la Chine se gênerait-elle pour envahir Taïwan ?

Le président Trump a établi un contact direct avec la Russie. L’Europe devra-t-elle parler à la Russie aussi ?

J’ai toujours considéré que la sécurité européenne dépendait de l’implication de la Russie dans l’effort de sécurisation du continent, si souvent martyrisé.

C’est un dilemme européen : soit nous réglons nos problèmes par la voie pacifique et donc dans le cadre de l’Union, qui constitue une sphère de solidarité entre les Européens ; soit nous le faisons avec les anciennes méthodes, c’est-à-dire avec les méthodes militaires qui ne respectent pas la souveraineté des autres et qui érigent comme une règle générale la prédominance des droits des États forts sur les instruments alignés par des États faibles. Nous avons fait le choix d’une construction européenne pour la paix.

Poutine a tiré un trait final sur cette période de paix et de réunification du continent que nous avons connue depuis l’effondrement du système soviétique. Cependant, je demeure persuadé qu’il n’y aura pas de sécurité durable en Europe sans la Russie. Elle reste notre voisin. La politique peut tout faire, en bien et en mal, mais nous ne pouvons pas changer la géographie.

Cependant, nous ne pouvons pas discuter avec la Russie de la même façon. Nous devons poser les bases d’un nouveau dialogue pacifique, qui, dans l’esprit, prône une sécurité partagée. Donc oui, il faudra parler avec la Russie.

Cela impliquerait un changement dans la position européenne et de son langage face à Poutine.

Si changer signifie le contraire de ce que nous avons affirmé jusqu’à présent, il ne faudrait sans doute pas le faire.

L’Ukraine est un pays indépendant. Comme tout pays indépendant et souverain, elle a le droit de choisir les alliances qui lui semblent les mieux adaptées. Affirmer que l’Ukraine est un paria sur le continent européen et que son existence nuit à nos relations avec la Russie ne correspond pas à la réalité. L’Ukraine a le droit d’exister.

Je demeure persuadé qu’il n’y aura pas de sécurité durable en Europe sans la Russie. Elle reste notre voisin. Nous ne pouvons pas changer la géographie.

Jean-Claude Juncker

Nous devons être du côté de l’Ukraine pour éviter que la fracture et la fragilité que Poutine a introduites dans le vivre ensemble des États européens.

Nous devons dépasser le stade actuel, mais pour retrouver le dialogue, il faudra d’abord que la Russie soit jugée par la communauté internationale comme État agresseur. On ne peut pas — comme Trump semble l’avoir fait —, mettre sur un pied d’égalité, en ce qui concerne leurs actions militaires et politiques, l’Ukraine et la Russie.

Pensez-vous que l’Europe sera à la table des négociations ?

L’Europe et l’Ukraine seront à la table des négociations. Ce n’est pas possible autrement. Nous avons deux présidents qui doivent parler au nom de l’Europe. Ce n’est pas le président français, ni allemand. Ils ont leur mot à dire, mais trop de musique ne fait pas un bon concert.

L’Europe n’est pas faite pour être dévorée, mais pour cuisiner. Pour pouvoir le faire avec une certaine crédibilité, il faut que d’ici là, elle ait démontré que nous prenons notre propre défense au sérieux. Un cessez-le-feu ne suffira pas : il faut un accord de paix, ce qui implique des garanties de sécurité pour l’Ukraine.

La solution passerait-elle par un instrument de dette en commun ? 

Comme les volumes financiers sont exorbitants pour tous les pays, je ne plaide pas pour une approche nationale, mais pour un instrument commun. Cependant, cet endettement public européen massif risque aussi d’entraîner des réflexes qui, s’ils ne sont pas maîtrisés, risquent de devenir rapidement incontrôlables. Il faut donc avancer avec prudence. En Europe, il faut toujours avoir de la prudence — et surtout de la patience.

Il ne faut jamais perdre patience en Europe — ni en l’Europe.

Le processus d’adhésion de l’Ukraine à l’Union devrait-il être accéléré ?

Devenir membre implique un grand nombre d’obligations que chaque État membre doit être en mesure d’assumer. 

Je pense qu’à terme, l’Ukraine deviendra un État membre, mais ce n’est pas un sujet imminent.

Lors de votre mandat à la tête de la Commission, vous vous étiez déclaré très préoccupé par la montée du populisme. Le phénomène n’a pourtant pas cessé d’empirer. Pourquoi ?

L’Europe est un continent incapable de reconnaître quand il va bien.

Face à notre histoire, la performance de l’Union est tout à fait impressionnante. Nous étions un continent martyrisé, fragilisé, coupé en morceaux, qui réglait ses problèmes très souvent par la force, et nous avons changé notre mentalité et notre comportement depuis la création de l’Union.

Mais l’Europe est devenue de plus en plus compliquée après l’invasion de l’Ukraine, à tel point qu’il est difficile pour beaucoup d’Européens de comprendre le cours de l’histoire. Nous étions habitués à une Europe divisée en deux : l’Est et l’Ouest. Les Russes étaient nos ennemis, les Américains étaient nos amis. C’était simple. La fin de l’Union soviétique et la faillite du communisme ont conduit les Occidentaux à estimer qu’ils avaient toujours raison. C’était une vision simpliste du monde.

Tant de choses se sont passées : des présidents américains différents de leurs prédécesseurs, la crise de l’euro et la vague migratoire qui a déferlé sur l’Europe et qui a profondément éprouvé nos sociétés.

L’Europe est un continent incapable de reconnaître quand il va bien.

Jean-Claude Juncker

Est-ce la vague migratoire qui a alimenté le populisme ou la réponse européenne ?

L’Europe n’a pas été à la hauteur.

J’avais proposé en 2015 de répartir entre les pays européens équitablement les réfugiés qui arrivaient de Syrie et d’ailleurs, ce que la plupart des États membres n’ont pas voulu. L’Union est devenue plus compliquée parce qu’elle avait soudainement à faire face à des phénomènes qu’elle ne maîtrisait pas.

C’est ce qui explique pourquoi les populistes, qui réagissent avec des propos simples à des phénomènes compliqués et difficilement gérables, connaissent un certain succès. 

Il faut ajouter à cela que les représentants des familles politiques traditionnelles, démocratiques, sociales, libérales, ont commencé à adopter en partie le discours de l’extrême droite. Or, on ne combat pas l’extrême droite en répétant ses propos, mais en la confrontant.

Comment ?

Nous ne devons pas faire l’erreur de considérer tous les électeurs d’extrême droite comme des fascistes. Ce n’est pas vrai. On ne peut pas dire que 20 % de la population en Allemagne est composée de fascistes, tout comme on ne peut pas dire que 30 % des Français sont des fascistes.

Si les électeurs se tournent vers cette offre politique, c’est parce qu’elle tient des propos simplistes laissant entendre que si ce programme était appliqué, nos problèmes seraient résolus. Mais si tous les pays de l’Union étaient dirigés par l’extrême droite, à quoi ressemblerait l’Europe ? Que resterait-il de notre message pour le reste du monde ? L’Europe n’est pas seulement une invention pour elle-même, c’est aussi une offre pour le reste du monde, qui rêve de devenir ce que nous sommes devenus

On ne doit donc pas insulter les électeurs d’extrême droite, mais montrer aux opinions publiques que leurs recettes nous mènent vers l’abîme.

Il y a une différence de taille entre les démocrates chrétiens qui ont construit l’Europe et les extrémistes de droite qui cherchent à l’affaiblir.

Jean-Claude Juncker

Le cordon sanitaire cédera-t-il dans le Parlement européen ? 

Je suis très réticent aux efforts de ceux qui, au sein du Parti populaire européen, préconisent un rapprochement avec l’extrême droite. Je crois fermement que cela conduira à la faillite de la démocratie chrétienne en Europe.

Je m’inscris en faux contre ce copinage, ce voisinage et ces embrassades. 

Les démocrates chrétiens ont leur propre philosophie et leur propre histoire, et n’ont rien en commun avec ces forces de rejet. Il y a une différence de taille entre les démocrates chrétiens qui ont construit l’Europe et les extrémistes de droite qui cherchent à l’affaiblir.

On se souvient d’une phrase que vous aviez prononcé en 2015 à l’égard de Viktor Orbán pendant une réunion de travail : « voici le dictateur ». 

Je ne comprends pas Viktor Orbán. Je l’ai connu durant son premier mandat dans les années 1990. Il était très européen. Dans un discours sur une place publique de Budapest, il avait invité les Soviétiques, alors qu’ils étaient toujours là, à quitter le pays. Il fallait du courage pour tenir un tel discours. 

Il a depuis changé d’avis. 

Orbán est bien le talon d’Achille de l’Union ? 

Oui, mais enfin… L’Europe sait marcher avec une jambe qui boite.

Même en l’absence de guerre, il faudrait réduire autant que possible les différences entre le Royaume-Uni et l’Union.

Jean-Claude Juncker

Quel est votre regard sur le rapprochement entre l’Union et le Royaume-Uni en matière de défense ?

Il y a deux armées qui comptent en Europe : l’armée française et l’armée britannique. Nous ne pouvons pas refuser ce dialogue structuré en matière de défense. Tout au contraire, il nous faut une étroite coopération. 

Même en l’absence de guerre, il faudrait réduire autant que possible les différences entre le Royaume-Uni et l’Union, tout  en gardant à l’esprit que le Royaume-Uni ne redeviendra jamais membre de l’Union européenne.

Jamais ? 

Jamais. 

C’est une illusion de le croire — ce ne serait pas convenable.