1 — Comment définir le Parti des travailleurs du Kurdistan ou PKK, pour comprendre l’importance historique de l’appel à sa dissolution par son fondateur, Abdullah Öcalan, ce 28 février ?
Le PKK est une entité plurielle. C’est une organisation politique. C’est aussi une armée, avec entre 12 000 et 15 000 combattants. Le PKK est aussi entouré d’une « périphérie » : de nombreuses organisations qui gravitent autour de lui, s’approprient son histoire ou ses symboles, mythes ou discours, ou simplement s’inspirent de lui sans en faire partie organiquement. Il est enfin un environnement, car plusieurs centaines de milliers d’individus s’en réclament. Il est à la fois inséparable du Parti légal kurde, le DEM, en Turquie, mais il est également irréductible à ce Parti : inséparable en raison du poids du PKK sur les Kurdes de Turquie ; irréductible car le Parti kurde est une structure légale, avec ses instances, son organisation et ses objectifs spécifiques.
Le PKK constitue aussi une référence au Moyen-Orient pour les autres Kurdistans.
Le PKK et certaines autres organisations kurdes dans la région sont elles-mêmes inséparables les unes des autres par les continuités anthropologiques et par le caractère régional de la question kurde, tout en étant irréductibles en raison des spécificités historiques et sociologiques de chacun des quatre Kurdistans.
C’est pourquoi la disparition du PKK comme organisation militaire ne compromet pas le reste. Sa dissolution pourrait même aider les autres organisations kurdes, car elles ne seront plus alliées à un groupe considéré comme terroriste. Un tel scénario ne sera donc pas la fin d’un mouvement kurde, ni véritablement la fin du PKK, qui va probablement se transformer en organisation civile et partiellement politique.
2 — Quelle est la signification de la déclaration d’Abdullah Öcalan appelant le PKK qu’il a fondé à se dissoudre ?
L’interprétation de la déclaration d’Öcalan doit faire l’objet d’une grande prudence.
Le plus important dans la déclaration est ce qu’elle ne dit pas. La Turquie voulait initialement qu’Öcalan reconnaisse la dimension terroriste du PKK. Une telle demande s’inscrit dans le discours du pouvoir turc consistant à réduire les revendications kurdes à une question sécuritaire. Au contraire, Öcalan a souligné l’importance du XXe iècle, du siècle de la République turque, rappelé le contexte historique d’émergence du PKK et la répression politique dont il a fait l’objet. De ce point de vue-là, il n’a pas répondu à l’appel de l’État turc.
Öcalan n’a par ailleurs rien dit des Kurdes de Syrie, alors que le pouvoir turc continue de souhaiter détruire le Rojava. Les deux souhaits de la Turquie, implicite ou explicite, concernant le caractère terroriste de l’organisation et la fin du soutien au combat des Kurdes de Syrie, n’ont donc pas été exaucés.
En revanche, Öcalan a bien dit que la phase historique de la lutte armée était terminée.
La dissolution du PKK comme organisation militaire pourrait aider les autres organisations kurdes, car elles ne seront plus alliées à un groupe considéré comme terroriste.
Hamit Bozarslan
3 — Est-ce le point de départ de la fin de la guerre entre les Kurdes et les Turcs en Turquie ?
Dans l’appel d’Öcalan, l’abandon de la lutte armée par le PKK est expliqué par des raisons historiques.
Il situe l’émergence du PKK dans les contextes idéologiques du XXe siècle, de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, de la Guerre froide, de la syntaxe politique de l’époque, de la logique de la lutte armée. Il considère donc que le PKK, comme d’autres organisations armées qui se sont dissoutes ou transformées de par le monde, n’a plus de sens et plus de raison d’être aujourd’hui.
L’abandon de la lutte armée en Turquie même — qui dans la pratique a déjà eu lieu il y a une dizaine d’années — s’explique aussi pour des raisons sociologiques. Le Kurdistan a connu des transformations radicales au cours des quarante dernières années : le PKK y a contribué même si celles-ci le dépassent. Lors de sa fondation il y a quarante ans, il n’y avait pas de classe moyenne au Kurdistan — elle a largement émergé depuis. Il y a quarante ans, le Kurdistan était un territoire rural à 75 %. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Il y a quarante ans, la moyenne était de sept à huit enfants par famille kurde, pour à peine deux aujourd’hui. De même, il n’y avait pas de classe intellectuelle kurde. Aujourd’hui, celle-ci existe et elle est d’une très grande créativité. On constate également une riche vie politique au sein des populations kurdes : malgré la répression et les arrestations, le principal parti légal kurde continue à obtenir 10 % des voix au moins lors des élections.
Le troisième élément fondamental de son discours, qui a peu plu au pouvoir turc, a consisté à lier la question kurde et la démocratisation de la Turquie. Pour Erdogan et pour ses alliés d’extrême-droite nationaliste, la question de la démocratisation ne se pose pas. Il semble pourtant absurde d’espérer résoudre la question kurde sans démocratiser le pays. Öcalan établit un lien entre les deux.
La situation turque est comparable à celle de l’Espagne entre 1975 et 1978 : la démocratisation du Royaume a été possible parce que, d’une part, la question de la démocratie a été considérée comme légitime en tant que telle et que, d’autre part, des acteurs majeurs espagnols ont reconnu la légitimité des questions catalane et basque.
4 — Quelles ont été les évolutions idéologiques du PKK au cours des 40 dernières années pour conduire de la lutte armée léniniste à l’appel à la dissolution ?
Le PKK a fait sa mue il y a une vingtaine d’années en essayant de sortir du marxisme-léninisme sans pour autant trahir la gauche. On peut appeler la synthèse qui en émerge un anarcho-marxisme qui insiste sur la démocratie directe, sur le féminisme et sur l’écologie.
Cette évolution n’est bien sûr pas limitée à l’espace kurde ni d’ailleurs à ce qu’on pourrait qualifier de macrocosme de gauche dans l’ancien « Tiers monde ». En France, par exemple, Pierre Rosanvallon a constaté les limites de la démocratie représentative, à savoir simplement électorale, qu’il faut consolider par d’autres modes de participation citoyenne à la cité politique. De même Dominique Rousseau considère que la constitutionnalité européenne ne se base pas uniquement sur ce qu’on pourrait qualifier d’Habeas Corpus, mais se transforme constamment par des luttes sociales et catégorielles qui finissent par trouver une légitimité d’abord politique, puis juridique dans la cité.
Ce qui nous semble anachronique dans la déclaration d’Öcalan est donc en fait déjà le résultat d’une évolution et d’une mise à jour de la doctrine du PKK qui prend en considération les débats qui traversent à la fois des mouvements démocratiques dans le monde et les gauches.
Pour Erdogan et pour ses alliés d’extrême-droite nationaliste, la question de la démocratisation ne se pose pas. Il semble pourtant absurde d’espérer résoudre la question kurde sans démocratiser le pays. Öcalan établit un lien entre les deux.
Hamit Bozarslan
5 — Comment l’opposition turque à Erdogan se positionne-t-elle sur la question du PKK ?
C’est le leader de la droite nationaliste turque alliée à Erdogan, Devlet Bahçeli, très anti-arménien et anti-kurde, qui est à l’origine de la déclaration d’Öcalan.
Son parti, le MHP, peut être qualifié de national-socialiste.
L’objectif de Devlet Bahçeli est d’éviter que les « puissances impérialistes » — les États-Unis et de plus en plus Israël — se mêlent de la question kurde, ce qui, selon lui, pourrait fragiliser « le front intérieur » de résistance en Turquie-même.
L’opposition sociale-démocrate se contente d’un soutien verbal peu marqué et ne participe pas activement au processus de paix. Les mouvements islamistes soutiennent également le processus. Enfin, les deux autres partis de droite nationale, à savoir le « Bon Parti » (Iyi Parti) et le « Parti de la Victoire » (Zafer Partisi) sont hostiles au processus et déclarent publiquement qu’ils vont essayer de tout faire pour saboter le mouvement de pacification.
6 — Qu’ont obtenu les Kurdes et Öcalan en échange de cette déclaration ?
Pour le moment, absolument rien. Et rien ne semble indiquer qu’ils obtiendront quoi que ce soit de plus. On aurait pu imaginer que le gouvernement turc mette un terme à sa politique de destitution des maires kurdes, propose la libération des milliers de prisonniers et la reconnaissance de la langue kurde en lui donnant un statut. Rien de tout cela ne se profile pour le moment à l’horizon.
La répression des Kurdes en Turquie se caractérise par un arbitraire total. Mercredi 5 mars, quatre auteurs ont été arrêtés pour avoir publié une Introduction au Kurde, parue en 2008 et qui n’avait rien de politique. Certains journalistes sont arrêtés, d’autres non. D’un côté, on arrête un maire kurde du parti d’opposition non kurde, Ahmet Özer, parce qu’il aurait tenu des propos favorables au PKK. Cela fait six mois qu’il est en prison. D’un autre côté, des négociations officielles ont eu lieu avec Öcalan. Par ailleurs, un éditeur de référence explique qu’un ouvrage intitulé Contributions sur le Kurdistan n’est pas interdit, alors qu’un autre livre qui contient une note de bas de page avec le mot « Kurdistan » est interdit pour cette raison. Pour être efficace, toute répression doit être à la fois systémique et arbitraire afin de rendre les individus ontologiquement incertains.
Toutefois, l’objectif d’Öcalan et du mouvement légal kurde de Turquie est avant tout de protéger le Rojava en empêchant Erdogan d’utiliser l’argument consistant à assimiler le Rojava au PKK et à les taxer pour cette raison de terroristes.
La répression des Kurdes en Turquie se caractérise par un arbitraire total.
Hamit Bozarslan
7 — Comment les Kurdes d’Irak et de Syrie ont-ils reçu l’annonce ?
La déclaration est le résultat d’échanges entre le PKK et les forces irakiennes, ce qui est nouveau car les deux groupes se regardaient en chiens de faïence depuis quelque temps.
Il y a eu des négociations entre les Kurdes syriens et les Kurdes irakiens. Le commandant militaire des Kurdes syriens s’est par ailleurs rendu en Irak avec un hélicoptère américain pour rencontrer Massoud Barzani.
De nombreux échanges et débats se mettent en place à l’échelle des quatre Kurdistans. Si la dissolution du PKK réduit la pression militaire de la Turquie sur le Kurdistan syrien et le Kurdistan irakien, cela pourrait avoir des conséquences positives sur la structuration du mouvement kurde. Ce n’est donc pas la fin de la lutte, mais le début d’une nouvelle — aux paramètres inconnus.
Pour la première fois depuis une dizaine d’années, les Kurdes ont décidé de devenir les acteurs de leur histoire, et non plus seulement de la subir. Les rencontres entre les Kurdes syriens et les Kurdes irakiens étaient, de ce point de vue, très importantes.
Le rapprochement inter-kurde était soutenu et demandé par les Américains et les Français, qui sont présents sur le terrain. La France a adopté une position très claire depuis la présidence de Mitterrand et la fondation de l’Institut kurde de Paris en 1983. La Conférence internationale sur les Kurdes de 1989 à Paris avait joué un rôle fondamental dans la création d’un parti kurde en Turquie. Elle a également suscité l’engagement des États-Unis, notamment celui de George Bush père à la faveur des Kurdes irakiens.
8 — Comment cette décision pourrait-elle affecter les relations avec les Kurdes de Syrie, après la nomination d’Al-Sharaa comme président de transition ?
En Syrie, tout dépendra de la volonté des nouveaux dirigeants de devenir ou non un émirat islamique, à l’image de l’Afghanistan. Actuellement, le pouvoir est aux mains de 19 milices. Ahmad al Sharaa a déclaré vouloir quitter la logique révolutionnaire pour mettre en place une mentalité d’État, mais concrètement, les milices vont-elles accepter de se fondre dans un État ? Par ailleurs, l’État va-t-il renoncer au nationalisme arabe de masse et reconnaître la pluralité ethnique et religieuse de la Syrie ? La Syrie est aujourd’hui dans un état d’anéantissement. On estime à 500 milliards le coût de la reconstruction du pays.
Ce n’est pas HTC qui a gagné la guerre, mais Bachar qui l’a perdu. Al-Sharaa est aujourd’hui très faible et a à plusieurs reprises reconnu qu’un conflit avec les Kurdes serait un bain de sang. Aujourd’hui, il n’y a aucune reconnaissance mutuelle du nouveau président et de l’autonomie du Kurdistan syrien. Pourtant, un accord a été signé par le gouvernement syrien avec les Kurdes pour commander du pétrole à Damas, chacun reconnaissant de facto l’existence de l’autre. HTC sait parfaitement que la priorité est de stabiliser la Syrie, car celle-ci ne peut pas se permettre une nouvelle phase de guerre civile, avec les Kurdes dont l’armée est estimée entre 60 000 et 100 000 combattants aguerris.
Par ailleurs, la question des relations entre Kurdes et gouvernement syrien est liée à celle des Druzes, qui cherchent ouvertement à bénéficier du protectorat israélien dans le cas où aucune décentralisation n’est mise en place en Syrie.
En fin de compte, la décision américaine déterminera l’issue du sort des Kurdes, et celle-ci dépend de deux facteurs.
Premièrement, plusieurs hauts responsables de l’administration Trump sont très pro-kurdes. C’est le cas de Marco Rubio, de Michael Waltz et de Lindsay Graham. Ces gens-là ont évité l’effondrement du Kurdistan syrien en 2019. Dans quelle mesure ces personnes vont-elles avoir un poids sur l’egocratie — pour reprendre le terme de Claude Lefort — mise en place par Donald Trump ?
Deuxièmement, la pression d’Israël, qui ne veut absolument pas de présence turque en Syrie, pourrait être déterminante. Certains considèrent même qu’Israël aimerait avoir une certaine influence sur un territoire continu qui traverserait le territoire syrien du sud au nord en s’appuyant sur les Druzes et les Kurdes.
Du côté des Européens, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni sont présents sur le terrain. Une délégation officielle britannique s’est récemment rendue au Rojava. La question fondamentale est de savoir si les Européens peuvent être unis pour mener une politique régionale commune vis-à-vis des Kurdes, des Palestiniens et de la Syrie. Dans ce cas, l’Union pourrait considérablement contribuer à apaiser la situation.
En Syrie, tout dépendra de la volonté des nouveaux dirigeants de devenir ou non un émirat islamique, à l’image de l’Afghanistan.
Hamit Bozarslan
9 — Comment les exactions des milices islamistes en Syrie sont-elles interprétées par les Kurdes ?
Les acteurs kurdes ont fermement condamné ces massacres à grande échelle, demandant que leurs auteurs soient traduits en justice.
Les massacres montrent que les milices islamistes, dont certaines sont armées par Ankara, refusent de sortir d’une logique milicienne et de vengeance confessionnelle. Tout indique qu’au sein de HTC également nombre de miliciens s’inscrivent dans cette logique.
Il s’agit là non seulement d’un crime de masse, mais aussi d’une évolution dangereuse : la première guerre civile irakienne de 2004-2007 avait été en partie causée par la violence confessionnelle à l’encontre de la communauté sunnite assimilée au régime du tyran déchu, Saddam Hussein.
Cette fois-ci, ce sont les milices sunnites qui associent la communauté alaouite dans sa totalité au pouvoir d’al-Assad.
10 — Quelle interprétation tirer de l’accord entre Mazlum Abdi, chef militaire kurde et de la région autonome, et le pouvoir en place à Damas ?
Les Américains — et dans une moindre mesure les Britanniques et les Français — sont à l’origine de cet accord provisoire qui définit les Kurdes comme une composante fondatrice de la future Syrie et prévoit l’intégration des institutions de la région autonome à l’État.
Les contacts entre les SDF et le nouveau régime sont officialisés, et la région autonome, dont l’avenir n’est pas encore garanti, a acquis une certaine légitimité de jure.
S’il se poursuit, ce rapprochement aboutirait à l’intégration des forces armées kurdes dans l’armée syrienne et « syrianiserait » ainsi la communauté kurde — coupant l’herbe sous les pieds d’Ankara qui demandait son anéantissement pur et simple.
L’accord prévoit aussi le retour des Kurdes victimes du nettoyage ethnique des milices pro-turques à Afrin — où plusieurs milliers de familles se sont déjà réinstallées dans leurs anciens foyers.