Points clefs
  • L’Ukraine n’a jamais été aussi unie depuis que Trump et Poutine veulent lui imposer un regime change.
  • Selon les données de l’Institut international de sociologie de Kiev, Zelensky dispose d’un soutien aux alentours de 57 %.
  • Malgré les pressions des États-Unis, les Ukrainiens — y compris les opposants de Zelensky — sont globalement d’accord pour ne pas tenir d’élections avant la fin de la guerre.
  • En Russie, l’opinion reste divisée et en partie insaisissable mais un regain de nationalisme semble accompagner la phase actuelle.

Les déclarations de Donald Trump à propos de Volodymyr Zelensky se suivent et se radicalisent. Après l’avoir dépeint comme un politicien « incompétent », qui aurait eu trois ans pour mettre un terme à une guerre qu’il n’aurait jamais dû « commencer » [sic], le président des États-Unis a qualifié son homologue ukrainien de « dictateur sans élections », de comédien médiocre qui aurait fait tout son possible pour entraîner les États-Unis dans une guerre qui ne pouvait être gagnée, et risque désormais de se retrouver à la tête d’un pays entièrement ravagé.

Contrairement aux allégations de Trump, c’est bien le Parlement ukrainien, la Verkhovna Rada, qui, jusqu’à nouvel ordre et conformément à la constitution du pays, a décidé de reporter les élections législatives et présidentielles tant que durera la loi martiale, elle-même reconduite par voie parlementaire tous les 90 jours. Il y a deux semaines encore, Zelensky s’est dit prêt à démissionner immédiatement si cela assurait à son pays l’adhésion à l’OTAN, et il y a peu de raisons de ne pas le croire. La présidence de Volodymyr Zelensky n’est pas sans soulever un certain nombre de questions politiques — du bien-fondé des privatisations et atteintes au droit du travail jusqu’à l’éviction de concurrents potentiels, comme le commandant en chef des forces armées Valerij Zaloujny — qui tempèrent les pulsions d’héroïsation.

Plusieurs analystes de la fondation Carnegie et du centre Re-Russia ont commenté les réactions, du côté des deux principaux belligérants, à l’altercation entre Trump et Zelensky. Ils soulignent d’un côté la consolidation du bloc politique formé autour du président ukrainien et, côté russe, la montée du nationalisme — sur fond d’une indifférence croissante au conflit.

Au total, depuis qu’il s’est saisi de la question de la fin de la guerre, Trump semble plus qu’autre chose souder les Ukrainiens.

1 — L’Ukraine fait bloc 

Il y a dix ou quinze ans, si un président ukrainien avait été expulsé de la Maison-Blanche dans une atmosphère de scandale diplomatique, cela aurait assurément signé la fin de sa carrière. 

Les médias contrôlés par les oligarques et les chefs des groupes d’opposition auraient profité de cette occasion pour le tailler en pièces et tâcher de prendre aussitôt sa place. Or c’est plutôt l’inverse qui s’est produit.

La guerre a transformé ce paysage politique hautement concurrentiel. Dans une situation d’incertitude généralisée, nombre de cadres politiques préfèrent rallier temporairement l’opinion autour du pouvoir en place. Plus encore, si la classe politique et l’opinion publique ont fait bloc autour de Zelensky, c’est que les vociférations de Donald Trump ont été vécues comme une atteinte à la souveraineté du pays — la seule raison pour laquelle il est encore possible, pour la population ukrainienne, de tolérer des morts par dizaines et dizaines de milliers.

Aussi les voix qui se sont élevées pour critiquer chez Zelensky un égocentrisme disproportionné ou une mise en péril des intérêts nationaux — ce qui n’est toujours pas une manière de valider les déclarations de Donald Trump — sont-elles restées très marginales.

2 — Les régions ukrainiennes en soutien de Zelensky

Outre les déclarations des principaux dirigeants européens, le président ukrainien a reçu une série de déclarations de soutien des autorités locales ou régionales du pays, qui ressemblent davantage aux manifestations sincères d’une communauté d’opinion qu’à une mise en scène, par le pouvoir central, d’une unité politique qui serait en réalité fragile.

Le gouverneur de l’administration civile et militaire de Kharkiv, Oleg Synehubov, a ainsi publié sur Telegram le message suivant : 

Aujourd’hui, nous devons tous être forts et unis dans la lutte pour la liberté, l’indépendance et l’avenir de l’Ukraine.
Nous soutenons nos Forces armées et, chacune et chacun à son poste, nous continuons à œuvrer en direction de la Victoire et d’une paix juste.
Aux côtés du leader de notre pays, le président de l’Ukraine Volodymyr Zelensky, nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour renforcer notre défense et nous opposer à l’ennemi qui a envahi notre terre de façon criminelle. Ce n’est que dans l’unité que nous obtiendrons la victoire  !

On relève sur le même réseau de nombreuses déclarations analogues, notamment signées par Ihor Terekhov, maire de Kharkiv, Ivan Federov, gouverneur de l’oblast de Zaporižžja, et Vadym Filaškin, gouverneur de l’oblast de Donetsk. 

La tenue d’élections présidentielles en Ukraine constitue désormais l’un des éléments de la politique étrangère états-unienne. Pour Washington, elles auraient vocation à remplacer l’actuel président.

Guillaume Lancereau

3 — Zelensky et l’opposition : un consensus sur le report des élections

Au sein de l’opposition politique au parti du président ukrainien, rares sont les représentants à avoir émis une parole critique à son égard après son altercation avec Donald Trump.

Ivanna Klympuš-Cincadze, du principal parti d’opposition (Solidarité Européenne), connue pour s’être régulièrement élevée contre la centralisation du pouvoir entre les mains de Zelensky, a cette fois-ci qualifié d’« inacceptables » les déclarations du président des États-Unis — tout en appelant Zelensky à profiter de ce climat pour enterrer la hache de guerre avec l’opposition et former une coalition d’unité nationale avec l’ensemble des partis. 

Fait plus notable encore, Petro Porochenko, ancien président ukrainien et président du parti Solidarité Européenne, a publiquement soutenu Zelensky au sortir de l’affrontement avec Donald Trump. 

https://twitter.com/poroshenko/status/1897594456586478000

De même, Ioulia Tymochenko, ancienne première ministre du pays, à la tête du parti d’opposition Bat’kivščyna (« Patrie »), a publié ce message de soutien  : 

Volodymyr Zelensky est le président de l’Ukraine. Il est légitime tant qu’aucune autre personne n’a été élue. Seuls les Ukrainiens ont le droit de décider à quel moment et dans quelles conditions ils changent de représentants. Or ces conditions n’existent pas aujourd’hui.
Les élections en temps de guerre sont à la fois impossibles et immorales, car nos militaires ne pourront pas y participer. Or sans leur participation, les élections ne seront jamais légitimes. Il sera par ailleurs difficile de considérer les résultats comme honnêtes, car le peuple ne peut pas, en période de guerre, exercer son contrôle sur le déroulement des élections. Enfin, il serait suicidaire d’ouvrir, en pleine guerre, une campagne électorale qui diviserait le pays en différents camps politiques. Plus que jamais, ce dont nous avons besoin, c’est d’unité et de résilience.
Personne parmi nous ne permettra la tenue de telles élections avant la fin de la guerre. Cela peut déplaire à nos ennemis, voire à certains de nos alliés, mais c’est ainsi.

4 — Quelle pourrait être l’issue d’élections en Ukraine ?

La question soulevée par Ioulia Tymochenko est bel et bien un enjeu central.

Le président et le parlement ukrainiens vont dans le sens de l’opinion publique en suspendant les élections  : selon les données disponibles, 63 % des Ukrainiens interrogés continuent de s’opposer à la tenue d’élections, tant législatives que présidentielles, avant l’instauration d’une paix durable.

Pourtant, le vice-président des États-Unis J. D. Vance a clairement laissé entendre qu’il était absurde de prétendre mener une guerre « pour la démocratie » aux côtés d’un pays dans lequel tout processus électoral est suspendu. Il faut en conclure que la tenue d’élections présidentielles en Ukraine constitue désormais l’un des éléments de la politique étrangère états-unienne et que, pour Washington, elles auraient vocation à remplacer l’actuel président.

Or Volodymyr Zelensky dispose d’un soutien politique de la population bien supérieur aux 4 % d’opinions favorables qu’évoquait Donald Trump. Le président ukrainien l’a d’ailleurs rappelé lui-même  : selon les données de l’Institut international de sociologie de Kiev, son soutien se trouverait plutôt aux alentours de 57 %. À ses yeux, le fait que Donald Trump puisse avancer un chiffre aussi aberrant est un effet direct des opérations souterraines de désinformation russe.

Zelensky avait donc des raisons d’affirmer, comme il l’a fait en début de semaine  : « il ne sera pas simple de me remplacer, parce qu’il ne suffit pas pour cela d’organiser des élections. Il faudrait aussi m’interdire d’y participer, et c’est déjà quelque chose de plus difficile ».

63 % des Ukrainiens continuent de s’opposer à la tenue d’élections, tant législatives que présidentielles, avant l’instauration d’une paix durable.

Guillaume Lancereau

5 — Un paysage politique structuré pour l’instant sans alternative à Zelensky

De fait, l’autre facteur qui joue en faveur de Volodymyr Zelensky tient aux difficultés que soulèvent les appels à le remplacer. 

Si l’équipe de Donald Trump ne dissimule pas son exaspération face à l’intransigeance du président ukrainien, elle ne dispose pour l’heure d’aucun candidat de substitution. Petro Porochenko n’a pas la faveur du Parti républicain et Ioulia Tymochenko, en dépit de tous ses efforts pour se rapprocher de la nouvelle administration états-unienne, est perçue comme une figure du passé (elle a été nommée Première ministre par Viktor Iouchtchenko à la suite de la « révolution orange » de 2004), sans réels appuis à Washington. Quant aux autres figures politiques ukrainiennes, elles sont largement méconnues hors du pays.

Plus largement, le projet de résolution du conflit qu’envisage la Maison-Blanche présente tous les aspects d’une reddition pure et simple  : dans ce cadre, on voit mal quel responsable politique ukrainien aurait envie d’en endosser la responsabilité. Le contexte s’y prête d’autant moins que, face au président états-unien, plusieurs responsables européens, à commencer par Emmanuel Macron, se sont opposés au principe d’une « paix qui soit une capitulation ».

Malgré l’épuisement général que génère cette longue guerre, la population n’est pas prête à accepter qu’un dirigeant signe une paix sans garanties qui réduirait du même coup à néant les sacrifices consentis au cours des trois années passées.

Le Kremlin, pour sa part, n’a pas non plus de favori en Ukraine. Vladimir Poutine et son entourage nourrissent une profonde hostilité vis-à-vis de Zelensky et rêvent de l’évincer du pouvoir, sans disposer pour autant d’un candidat idéal. Les anciennes composantes du camp pro-russe en Ukraine ont été démantelées à la faveur de la guerre — voire même depuis 2014 — sans compter qu’aucune nouvelle figure politique ne risque d’émerger en période de loi martiale.

6 — Côté russe  : inertie et indifférence 

Les sondages d’opinion accumulés depuis trois ans de guerre montrent que ni la mobilisation, ni le coup manqué de Prigojine, ni l’invasion des forces ukrainiennes sur le territoire russe, ni les informations relatives aux considérables pertes humaines sur le front ukrainien — rien de tout cela n’a modifié en profondeur l’opinion. On mesure bien des pics de nervosité, mais sans que ceux-ci transforment l’atmosphère générale, mêlant répression idéologique, obscurantisme militariste, insatisfaction à l’égard de la guerre, fossé croissant avec le monde occidental, patriotisme, peur de la défaite et dépolitisation.

Les derniers événements, qui ressemblent fort à un tournant historique par le rapprochement annoncé entre la Russie et les États-Unis, semblent laisser de marbre la population russe, tout comme les annonces — qui ne lui parviennent peut-être pas — des exactions auxquelles leurs supérieurs soumettent certains soldats russes — ainsi de cette centaine de combattants blessés, marchant avec des béquilles ou une canne, qui se sont soulevés dans la région de Ekaterinburg, refusant de retourner au front avant d’avoir été véritablement soignés, et qui ont finalement été envoyés de force dans l’oblast de Lougansk après s’être vu confisquer leurs téléphones. 

On comprend, dans ces conditions, que le pouvoir puisse se permettre toutes les contradictions idéologiques imaginables, annonçant un jour lutter contre « l’Occident collectif » et l’OTAN pour mieux se rapprocher des États-Unis le lendemain, face à l’Ukraine et à l’Europe. 

La population ukrainienne n’est pas prête à accepter qu’un dirigeant signe une paix sans garanties.

Guillaume Lancereau

7 — La fin de la guerre à l’horizon

L’un des principaux changements enregistrés dans les sondages porte sur la proximité de la fin du conflit. Selon l’institut Levada, 43 % des Russes sondés estiment désormais que la guerre ne durera désormais pas plus d’un an — 34 % seulement le pensaient en janvier dernier.

On observe un fossé croissant entre les partisans des négociations de paix et les personnes en faveur d’une prolongation du conflit (respectivement 59 % contre 31 % en février 2025, contre un rapport 50-40 % un an plus tôt), l’une des principales motivations citées étant les pertes humaines.

L’un des problèmes est que l’on ignore ce que la population perçoit de la situation sur les différents fronts — au-delà des cercueils qu’elle peut voir aléatoirement défiler dans les villages. On ne sait pas, par exemple, si les fortes pertes qu’enregistrent à l’heure actuelle les forces armées russes envoyées pour surprendre l’occupant ukrainien du côté de Soudja, dans la région de Koursk, parviennent à la connaissance de la population.

Les trois quarts des Russes interrogés sont convaincus que les hostilités se termineront sur une victoire russe, un chiffre stable depuis janvier 2023. Ainsi s’explique, du même coup, l’essentiel du soutien de la population à la guerre  : les Russes y sont favorables tant qu’ils la gagnent ou s’imaginent qu’ils vont assurément la gagner.

8 — La paix, à quelles conditions  ?

Aujourd’hui, le tiers des répondants estiment que, pour parvenir à un accord de paix, la Russie devra faire certaines concessions à l’Ukraine, soit 10 points de pourcentage de plus que dans les précédents sondages conduits entre février 2023 et septembre 2024. 

Pour autant, les trois quarts des Russes interrogés considèrent toujours comme inadmissible une restitution des Républiques populaires de Donetsk ou Lougansk ou des oblasts de Kherson et Zaporižžja en échange de la paix. De même, 80 % estiment que l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN est inacceptable. La seule solution envisageable semble être le déploiement de forces de maintien de la paix le long de la ligne de contact, auquel s’opposent seulement 39 % des sondés. 

Quoi qu’il en soit, dans tous les cas évoqués, les résultats des sondages varient selon l’origine des propositions potentielles  : dès lors que l’une de ces propositions est présentée par les sondeurs comme une décision de Vladimir Poutine, elle obtient immédiatement une adhésion démultipliée. 

Les Russes sont favorables à la guerre tant qu’ils la gagnent ou s’imaginent qu’ils vont assurément la gagner.

Guillaume Lancereau

9 — Un regain du nationalisme

Malgré cette lassitude vis-à-vis du conflit, qui n’est donc pas encore un réel désir d’y mettre fin, on constate une cristallisation croissante du militarisme et du nationalisme. Pour la première fois depuis le début des années 2000, un sondage de Levada effectué au mois de janvier a révélé que la moitié des Russes interrogés (51 %) préféraient que la Russie soit avant tout « une grande puissance, crainte et respectée » plutôt qu’un pays au niveau de vie élevé, mais moins puissant militairement. Pendant vingt ans, de sondage en sondage, les partisans de l’option « niveau de vie » avaient toujours été 1,5 fois plus nombreux que ceux de l’option « grande puissance ».

Dans le même ordre d’idées, 55 % des personnes interrogées affirment que l’élément le plus important du point de vue de l’État russe est la puissance militaire, contre 45 % mettant la priorité sur la puissance économique — par comparaison, le même questionnaire adressé à la population des États-Unis a produit les résultats strictement inverses, avec 73 % en faveur du pouvoir économique.

10 — Une opinion russe toujours insaisissable

Peut-on véritablement connaître l’état de l’opinion publique russe  ? Plusieurs articles parus dans ces pages ont souligné les difficultés que rencontrent les pratiques ordinaires d’enquête dans un contexte autoritaire et répressif qui favorise le silence et la falsification des préférences. L’institut Russian Field a posé directement la question « Avez-vous peur de participer à des sondages » et observé que les Russes du « parti de la paix » répondaient trois fois plus souvent « oui » que ceux du « parti de la guerre ». 

La seule attitude rationnelle est sans doute celle qui consiste à se prémunir contre toute idée reçue d’un exceptionnalisme russe — tendance répandue parmi ceux qui croient au fantasme ethno-nationaliste, surtout lorsqu’il s’agit de la Russie. 

Les Russes ne sont ni un ensemble de 140 millions de va-t-en-guerre chauffés à blanc par la rhétorique nationaliste du pouvoir central et le souvenir de la Grande Guerre patriotique  ; ils ne sont pas non plus une majorité silencieuse, prête à se soulever à la moindre opportunité politique pour renverser le nouveau tsar  ; ils sont, comme le seraient peut-être les Européens à leur place, avant tout indifférents, mais suffisamment patriotes pour soutenir la guerre tant qu’ils ne la perdent pas.