Le 23 février dernier se tenaient des élections législatives anticipées en Allemagne. Compte tenu de leur poids économique et démographique au sein de l’Union, les choix politiques allemands revêtent toujours une importance majeure pour l’avenir du continent. Mais dans le contexte international extrêmement tendu qui résulte du retour au pouvoir de Donald Trump aux États-Unis et de ses multiples initiatives hostiles à l’Ukraine et à l’Europe, ces élections prennent encore beaucoup plus d’importance. Abondamment commentés dans ces pages, les résultats enregistrés le 23 février sont plutôt rassurants pour l’avenir de l’Allemagne et de l’Europe.
1 — Malgré ses progrès indéniables, l’AfD reste très loin du pouvoir
C’est bien entendu la montée en puissance spectaculaire du parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) qui a suscité le plus de commentaires. À 20,8 %, le parti d’Alice Weidel a doublé son score par rapport aux élections de 2021, devenant le second parti au parlement allemand. Compte tenu de ce que l’extrême droite a représenté dans l’histoire de l’Allemagne, sa réapparition à des niveaux aussi importants a naturellement de quoi inquiéter.
Ce niveau élevé des votes à l’extrême droite, non seulement à l’est mais désormais aussi à l’ouest du pays, reflète indéniablement la profondeur de la crise économique, sociale et identitaire que traversent nos voisins. Il ne faut pas perdre de vue cependant que, même à 21 % des voix, l’extrême droite reste deux fois plus faible en Allemagne qu’en France aujourd’hui selon les scores attribués au RN et à Reconquête dans les sondages en cas d’élections législatives.
Par ailleurs, l’énorme pression exercée ces dernières semaines tant par Elon Musk que par le vice-président américain J.D. Vance lors de son passage à Munich en faveur de l’AfD n’a eu visiblement aucun effet d’entraînement sur les électeurs allemands. Au contraire, elle a probablement fait perdre 1 ou 2 points à l’AfD qui était fréquemment créditée de 22 ou 23 % des voix dans les sondages ces dernières semaines.
L’extrême droite reste deux fois plus faible en Allemagne qu’en France aujourd’hui selon les scores attribués au RN et à Reconquête dans les sondages en cas d’élections législatives.
Guillaume Duval
Enfin dans le système politique allemand fondé sur une proportionnelle intégrale avec un seuil à 5 %, l’AfD ne pourrait accéder au pouvoir que dans le cadre d’une coalition. Même si les chrétiens-démocrates de la CDU ont joué avec le feu en votant à deux reprises avec l’AfD en janvier dernier au Bundestag sur les questions de migration, il n’y aucun risque pour l’instant que l’AfD puisse entrer dans une coalition gouvernementale à l’échelle nationale à un terme prévisible. L’Allemagne n’est pas l’Autriche : elle a été, à l’ouest en tout cas, dénazifiée en profondeur après 1945. Et la grossière ingérence américaine d’Elon Musk et J.D. Vance a plutôt renforcé le rejet de l’AfD dans le reste de la classe politique allemande ces dernières semaines.
2 — La victoire étriquée de la CDU est une bonne chose pour l’Allemagne et l’Europe
La victoire, attendue, de Friedrich Merz le 23 février dernier a été finalement plus serrée qu’on aurait pu l’imaginer. À 28,5 % des voix, la CDU-CSU est restée sous la barre des 30 %, n’obtenant que son deuxième plus mauvais score depuis 1949.
Durant toute la campagne, et encore au Bundestag en janvier dernier, Friedrich Merz avait flirté avec les thèses de l’extrême droite sur le terrain des migrations. Comme d’habitude, les électeurs allemands ont préféré sur ce sujet l’original à la copie. Cet échec confirme une fois de plus qu’il n’y a rien à gagner pour les partis classiques à aller sur le terrain de l’extrême droite. On peut espérer que le message aura été — enfin — entendu par les dirigeants chrétiens-démocrates.
Cette victoire étriquée prive aussi le futur chancelier de marges de manœuvres pour mettre en œuvre son programme économique et social de facture très thatchérienne. Il s’était en effet imposé au sein de la CDU en faisant de la surenchère austéritaire et antiétatique face à l’aile merkelienne. Mais il n’aura pas d’autre choix pour gouverner que de s’entendre avec un SPD qui peut d’autant moins accepter de se laisser entraîner sur ce terrain qu’il est très affaibli. Il risquerait vraiment sa survie si la coalition formée avec la CDU se traduisait par des reculs sociaux sensibles et un affaiblissement supplémentaire des services publics.
Friedrich Merz s’est montré également beaucoup plus allant qu’Olaf Scholz durant toute la campagne pour contrer Poutine et soutenir plus activement l’Ukraine. Bien sûr, au pouvoir, il subira lui aussi la pression des puissants lobbies industriels qui poussent à ménager Poutine. Mais les conditions de sa victoire, obtenue contre des pressions américaines — et russes bien sûr — intenses en faveur de l’AfD font de lui un leader potentiellement capable de rompre avec les États Unis de Trump et d’agir de façon décidée en faveur d’une intégration européenne nettement plus poussée, notamment en matière — de défense. C’est le sens de ses premières déclarations — spectaculaires — sur ces sujets.
Un leader allemand de droite est beaucoup mieux placé en réalité qu’un dirigeant de gauche, toujours soupçonné a priori d’antiaméricanisme, pour faire effectuer un tel virage à 180 degrés à un pays qui s’est reconstruit autour de l’atlantisme après la seconde guerre mondiale.
À la chancellerie, Friedrich Merz offre a priori paradoxalement une chance historique de voir l’Allemagne rompre à la fois avec l’atlantisme et avec l’austérité permanente.
Guillaume Duval
Il en va de même sur l’autre point de blocage majeur de la politique allemande : la Schuldenbremse, le frein à l’endettement introduit dans la Constitution allemande en 2009 qui interdit tout endettement aux communes et aux Länder et limite le déficit fédéral à 0,35 % du PIB. En Allemagne, le consensus est large désormais pour considérer que cette disposition était une erreur. Qu’elle a empêché le pays d’investir suffisamment à la fois dans l’entretien de ses infrastructures existantes et dans la préparation de son avenir, qu’il s’agisse de défense, de numérique ou de transition énergétique.
Mais là aussi un leader de droite comme Friedrich Merz est mieux placé qu’un dirigeant de gauche, toujours soupçonné a priori de laxisme budgétaire, pour mener à bien cette remise en cause du consensus austéritaire allemand qui nécessite de rassembler une majorité des deux tiers au Bundestag.
Bref, Friedrich Merz chancelier offre a priori paradoxalement une chance historique de voir l’Allemagne rompre à la fois avec l’atlantisme et avec l’austérité permanente.
3 — La disparition du parti libéral FDP est une excellente nouvelle
Avec 4,3 % des voix, le petit parti libéral FDP n’atteint pas la barre minimale des 5 % et n’est donc plus représenté au niveau fédéral. Depuis l’après-guerre, ce petit parti avait joué un rôle charnière essentiel, s’alliant tantôt au SPD, tantôt à la CDU pour bâtir des gouvernements stables dans un pays où la proportionnelle permet très rarement à un parti d’obtenir seul une majorité.
Il avait joué également un rôle majeur pour faire de l’Allemagne un pays libéral protégeant les droits fondamentaux et la liberté d’expression, notamment face à des Chrétiens démocrates très conservateurs sur le plan sociétal et souvent tentés par des mesures autoritaires. Les libéraux avaient aussi été moteurs pour entraîner pleinement l’Allemagne dans le processus d’intégration européenne, notamment avec Hans Dietrich Genscher, ministre des affaires étrangères entre 1982 et 1992.
Mais depuis une trentaine d’année maintenant, il s’était mué en un parti thatchérien, abandonnant le terrain des droits et libertés fondamentaux pour ne plus se profiler que par la surenchère austéritaire, ne jurant que par le déficit zéro, la baisse des impôts et celle des dépenses publiques.
Il était devenu ainsi un facteur de blocage majeur tant dans la politique intérieure allemande que pour la construction européenne. Il a été largement à l’origine en effet de l’échec de la coalition du chancelier Scholz en Allemagne dont il faisait partie comme en Europe de l’échec de la réforme du pacte de stabilité ou de l’impossibilité de renouveler un endettement commun pour faire face à l’agression russe contre l’Ukraine via l’action néfaste de Christian Lindner, le chef du FDP et ministre des Finances du gouvernement Scholz. Un refus que nous payons cher aujourd’hui.
Bref, la disparition du FDP du paysage politique allemand est une bonne nouvelle pour l’Allemagne comme pour l’Europe.
4 — La recomposition à gauche est prometteuse
À gauche, avec 16,4 % des suffrages, le SPD subit une défaite historique. C’est son plus mauvais résultat depuis la fin du XIXe siècle — en dehors bien sûr de la période nazie. Bien que le parti ait tenté un aggiornamento ces dernières années, le chancelier Olaf Scholz incarnait la continuité avec la politique menée au tournant des années 2000 par le chancelier Gerhard Schröder.
Une politique de remise en cause de l’état social allemand qui avait profondément ébranlé le SPD entraînant une scission, distendant ses liens avec le mouvement syndical et causant des pertes électorales majeures. Alors que le SPD était resté, contrairement au PS français, un véritable parti ouvrier, il avait alors commencé à perdre pied dans les classes populaires. En n’étant pas en mesure de marquer une rupture avec le schröderisme, Olaf Scholz a prolongé et accentué le déclin du SPD. On peut espérer que son échec permettra enfin au SPD de tourner définitivement cette page.
Malgré son discours historique et bienvenu sur la Zeitenwende, le changement d’époque, au moment du déclenchement de la guerre d’agression russe contre l’Ukraine, Olaf Scholz n’a pas été capable non plus de mobiliser par la suite le pays pour faire face à la menace Poutine, menant sur ce terrain une politique qui a mécontenté tout le monde — les pacifistes pro-russes comme les soutiens de l’Ukraine.
L’échec du SPD a profité surtout finalement au parti Die Linke, lointain héritier du Parti communiste d’Allemagne de l’Est. Celui-ci a mordu également sur l’électorat vert après que ce parti, associé à la coalition sortante, soit apparu comme trop mainstream, notamment sur la question de Gaza.
Il est important et positif que Die Linke ait finalement réussi à s’imposer à gauche de la gauche vis-à-vis de BSW.
Guillaume Duval
Moribonde il y a quelques mois, Die Linke finit à 8,8 % des voix en rassemblant, notamment dans la jeunesse, celles et ceux qui refusent les multiples reculs sociaux enregistrés en Allemagne depuis 25 ans. Ce parti est certes pacifiste et opposé au soutien militaire de l’Allemagne à l’Ukraine mais il n’est pas pour autant poutinien. Il reconnaît à la fois le caractère d’agresseur de la Russie de Poutine et la nature d’extrême droite de son régime.
Et il est important, et positif, que Die Linke ait finalement réussi à s’imposer à gauche de la gauche vis-à-vis de la Bündnis Sahra Wagenknecht (BSW), l’alliance Sahra Wagenknecht du nom de sa principale dirigeante, qui n’a pas atteint la barre des 5 % des voix. BSW est issu d’une scission de Die Linke et avait semblé un temps en mesure de supplanter ce parti, notamment en enregistrant de bons scores lors des élections régionales dans les Länder de l’Est qui s’étaient tenues à l’automne 2024. Or Sahra Wagenknecht défend une ligne franchement pro-Poutine sur la question de l’Ukraine ainsi qu’une politique très proche de celle de l’extrême droite sur les questions de migration. Son échec final est donc une bonne nouvelle à la fois pour la gauche allemande et pour le pays.
Au total, le paysage politique allemand tel qu’il émerge de ces élections paraît, malgré la forte progression de l’extrême droite, porteur de potentialités nouvelles intéressantes à la fois pour l’Allemagne et pour l’Europe.