La Serbie se prépare pour un nouveau grand rassemblement des étudiants et de tous ceux qui soutiennent leur révolte contre la corruption et la mainmise sur l’État du régime en place : il sera organisé demain, le 1er mars, dans la ville de Nis, troisième ville du pays, sous le slogan « l’édit des étudiants », rappelant la mémoire de l’empereur romain Constantin, né à Niš (Naissus) en 272 1.

De nombreux étudiants ont déjà pris la route de Niš, à pied ou à vélo, et la ville se prépare à les accueillir tous demain, avec des milliers de citoyens qui soutiennent les protestations en provenance de tout le pays. 

À la veille de cette nouvelle et importante étape du mouvement étudiant en Serbie, il est utile de rappeler l’ampleur et la signification de la précédente grande manifestation qui a eu lieu le 15 février dernier. Après Belgrade — avec le blocage d’une des principales jonctions de l’autoroute au centre ville le 27 janvier — et Novi Sad — avec le blocage des trois ponts sur le Danube le 1er février — les manifestations du 15 février avaient réuni plus de 100 000 personnes à Kragujevac, la quatrième ville du pays, située dans le centre de la Serbie.

Pourquoi cette date, et pourquoi Kragujevac ?

Le 15 février, la Serbie célèbre « Sretenje », la fête chrétienne de la Chandeleur. 

Au XIXe siècle, deux événements historiques majeurs se sont produits ce jour-là : en 1804, le début de la première insurrection contre la domination ottomane, menée par Karadjordje, fondateur de la dynastie serbe des Karadjordjević ; puis en 1835, l’adoption de la première Constitution de la Serbie inspirée des principes juridiques européens les plus progressistes formulés par exemple dans la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen ainsi que dans la Constitution belge. C’est dans la ville de Kragujevac, alors capitale de la Serbie libérée, que cette Constitution fut adoptée. Considérée comme trop libérale et progressiste par le dirigeant autocratique serbe Miloš Obrenović, ainsi que par les puissances impériales de l’époque — les empires ottoman, autrichien et russe —, elle ne dura que 55 jours.

Vue aérienne de personnes brandissant leurs téléphones portables lors d’une manifestation devant une gare où l’effondrement d’un auvent en béton a tué 15 personnes à Novi Sad, en Serbie, le vendredi 31 janvier 2025. © Photo AP/Armin Durgut

Mais le souvenir de cette Constitution est encore bien vivant : après la chute du président Slobodan Milošević, le gouvernement pro-européen et pro-démocratie dirigé par Zoran Djindjić avait pour cette raison déclaré le 15 février comme jour de la fête nationale de la Serbie. 

Après les grands rassemblements de Belgrade et Novi Sad, le 15 février dernier, plus de 100 000 personnes se sont réunies à Kragujevac au centre de Serbie.

Sneška Quaedvlieg-Mihailović

Une marche pour se dresser contre la corruption

C’est donc pour établir un lien symbolique entre les manifestations actuelles et cette importante étape constitutionnelle historique de la Serbie que les étudiants de l’université de Kragujevac ont parcouru plus de 140 kilomètres jusqu’à Belgrade et Novi Sad pour inviter ceux de ces deux plus grandes villes et centres universitaires en Serbie, ainsi que tous les autres étudiants du pays, à se rassembler à Kragujevac.

Les participants au mouvement étudiant avaient lancé une invitation générale, ouverte au peuple serbe à se retrouver dans la ville depuis tout le pays. Les étudiants sont venus à pied — certains ont marché pendant trois jours et jusqu’à 150 kilomètres — ou à vélo, nombre d’entre eux portant un exemplaire de la Constitution du pays à la main. Ils formaient ainsi les colonnes d’une impressionnante armée de libération pacifique composée de jeunes gens éduqués.

Tout au long de leur parcours, ils ont été accueillis par de nombreux citoyens, jeunes et moins jeunes, venant des villes et de la campagne avec des sourires, des accolades, des larmes de joie, mais aussi des repas copieux, et même des médicaments pour soigner les jeunes marcheurs. Les images émouvantes de leur marche pour la justice, un peu sur le modèle de celles de Gandhi, ont capté le cœur et l’esprit des gens en Serbie, dans la région — y compris en Croatie et en Slovénie — mais aussi au-delà, dans toute l’Europe.

La première grande marche de protestation organisée par les étudiants les 30 et 31 janvier pour assister au grand rassemblement du 1er février à Novi Sad avait elle aussi rencontré un important écho. À cette occasion, les manifestants commémoraient les trois mois passés depuis l’accident qui avait coûté la vie à 15 personnes dans l’effondrement de l’auvent en béton de la gare ferroviaire récemment restaurée de Novi Sad.

Cette tragédie est devenue la métaphore du prix élevé payé par la Serbie en raison de la corruption endémique qui s’est répandue dans tout le pays notamment sous le mandat du président Vučić.

Des protestations entamées et menées par des étudiants se sont graduellement transformées en un vaste mouvement civique en faveur d’un changement systémique en Serbie.

Sneška Quaedvlieg-Mihailović

Elle est devenue l’élément déclencheur d’une vaste mobilisation de la société serbe, essentiellement sous forme de manifestations menées par des étudiants et même par des élèves de l’enseignement secondaire, soutenus par leurs professeurs et leurs enseignants. 

Cette révolte de la jeunesse en Serbie est aujourd’hui applaudie par de nombreux représentants de la communauté universitaire, du monde des arts — comme l’artiste mondialement connue Marina Abramović —, de la musique — comme Madonna—, du patrimoine culturel, du cinéma, du sport — dont la légendaire star du tennis Novak Djoković —, des avocats — qui ont décidé d’entamer une grève d’un mois pour soutenir les manifestations étudiantes —, des médecins, des ingénieurs, des architectes, et de bien d’autres professions. L’union des retraités de Belgrade a également organisé un rassemblement le 5 février pour soutenir les étudiants. Les agriculteurs et les travailleurs ont aussi exprimé leur soutien aux étudiants qui sont reconnus par tous comme les leaders de l’ensemble du mouvement de protestation, y compris par les différents partis d’opposition. 

Des manifestations entamées et menées par des étudiants se sont ainsi graduellement transformées en un vaste mouvement civique en faveur d’un changement systémique en Serbie. Ensemble, ils manifestent contre la corruption généralisée et appellent au respect de l’État de droit ainsi qu’à la « libération » des principales institutions de la mainmise presque totale sur l’État incarnée par l’actuel président de la Serbie, Aleksandar Vučić.

La contre-attaque de Vučić

Le même jour que le grand rassemblement de Kragujevac, le Président Vučić a décidé d’organiser un meeting concurrent de son « Mouvement pour le peuple et l’État » annoncé comme sa réponse politique à l’opposition toujours croissante à son règne. 

Initialement prévu à Novi Sad, ce rassemblement a finalement eu lieu dans la petite ville de Sremska Mitrovica (40 000 habitants), non loin de la frontière avec la Republika Srpska, l’entité serbe en Bosnie-Herzégovine.

Contrairement au rassemblement massif de Kragujevac, où les gens s’étaient rendus de leur plein gré et par leurs propres moyens — y compris le nombre impressionnant d’environ 800 chauffeurs de taxis qui s’étaient portés bénévoles pour ramener les étudiants marcheurs chez eux —, les participants du meeting de Vučić ont été amenés par des bus mis à disposition par le SNS, le parti au pouvoir. Nombre d’entre eux avaient reçu en guise de per diem un peu d’argent et un simple sandwich, ce qui a suffi à motiver des segments parmi les plus pauvres de la société serbe à se rendre à ce rassemblement.

Plusieurs médias indépendants ont en outre rapporté que certains fonctionnaires d’État avaient reçu l’ordre d’assister au rassemblement de Vučić sous la menace de perdre leur emploi en cas d’absence. 

Un grand nombre de bus sont également venus de la Republika Srpska, organisés et payés par Milorad Dodik, président de cette entité, qui était également présent. On estime qu’environ 40 000 personnes ont participé à ce rassemblement. Vučić en attendait 130 000.

Au cours de ce rassemblement, il a prononcé un long discours à la nation, annonçant son intention de « détruire » tous ceux qui s’opposent à son pouvoir. Une fois de plus il a aussi qualifié les manifestations étudiantes de nouvelle tentative de « révolution de couleur » qui serait massivement soutenue par l’Occident, désignant l’USAID et la National Endowment for Democracy (NED), une ONG américaine, comme les principaux bailleurs de fonds d’une telle révolution. Il a ainsi fait écho aux accusations déjà formulées par la présidente de l’Assemblée nationale de la République de Serbie, Ana Brnabić, selon lesquelles les médias financés par l’USAID « avaient systématiquement nui à la Serbie ». Deux ans plus tôt pourtant, Ana Brnabić, alors en qualité de Première ministre, avait fait l’éloge de l’USAID pour avoir « rendu la Serbie meilleure et plus riche » à l’occasion du vingtième anniversaire de l’organisation 2.

Parallèlement, les représentants gouvernementaux et diplomatiques serbes se sont mobilisés auprès des États-Unis et de l’Union européenne pour présenter les manifestations spontanées comme une opération financée par la Russie. Cela n’a pas empêché le ministre des Affaires étrangères, Marko Djurić, de se rendre à Moscou, immédiatement après sa participation à la récente Conférence de Munich sur la sécurité, pour une rencontre avec son homologue russe, Sergueï Lavrov.

Entretemps, une série d’organisations de la société civile en Serbie qui ont bénéficié des financements de l’USAID viennent de subir des descentes de la police sans mandat du tribunal. La « chasse aux traîtres » continue… En réaction, le 25 février dernier, une vingtaine d’organisations de la société civile basée en Serbie, dont le Mouvement européen en Serbie et l’Association des journalistes indépendants en Serbie, ont cosigné un appel vigoureux 3 au gouvernement serbe pour exiger l’arrêt immédiat du harcèlement continu des organisations de la société civile par le biais de l’utilisation abusive des instances de l’État. Ils exigent également que le gouvernement cesse d’orchestrer des campagnes de diffamation envers ces organisations par le biais de tabloïds pro-gouvernementaux.

Les deux Serbie

La concomitance de ces deux rassemblements publics de nature et de taille fort différentes le 15 février dernier illustre bien la situation actuelle du pays : deux Serbie coexistent aujourd’hui au sein du même territoire.

Mobilisé par l’énergie de la nouvelle génération, le rassemblement de Kragujevac est parvenu à rallier le soutien de tous les âges et de toutes les professions. Malgré la « main ensanglantée » qui est devenue une icône de ralliement contre la corruption après la tragédie de Novi Sad, la stratégie des manifestants passe plutôt par leur détermination de véhiculer l’image d’une rupture positive : les jeunes mobilisés sont intelligents, imaginatifs, créatifs, joyeux. Ils répandent autour d’eux une énergie contagieuse de solidarité, du renouvellement et d’une Serbie tournée vers l’avenir.

Une part importante de la critique des étudiants est générationnelle : Vučić lui-même n’a-t-il pas été le tristement célèbre ministre de l’Information de Slobodan Milošević ?

Sneška Quaedvlieg-Mihailović

La rencontre de Sremska Mitrovica, par contraste, a été vue comme le rassemblement d’une Serbie humiliée et manipulée, dirigée par le régime autocratique et corrompu du président Vučić, dont l’emprise et le pouvoir se réduisent de manière graduelle mais visible.

Symboliquement, cet écart ne pourrait être mieux illustré que par le contraste qui n’a pas manqué d’être relevé entre l’état des villes après la fin des deux rassemblements : les rues de Sremska Mitrovica étaient pleines d’ordures tandis que celles de Kragujevac étaient impeccablement propres Cela reflète une autre dimension clef : un sens élevé des responsabilités et d’excellentes capacités organisationnelles d’un large mouvement civique qui se structure de mieux en mieux — et de plus en plus vite.

Ce qui rassemble les étudiants et leurs sympathisants, c’est surtout le désir d’un changement systémique en Serbie pour tourner la page après plus de trente ans de nationalisme, de populisme, d’isolement et d’immobilisme malgré de brèves périodes de progrès démocratique au cours de la première décennie du XXIe siècle. Tout cela a eu des conséquences pernicieuses pour la Serbie et la région au sens large. Une part importante de la critique des étudiants est d’ailleurs générationnelle, elle met en avant que les dirigeants politiques en charge de leur avenir sont les mêmes que ceux des années 1990 : fer de lance de la répression des médias indépendant, Vučić lui-même n’a-t-il pas été le tristement célèbre ministre de l’Information de Slobodan Milošević ?

Les échelles d’une révolte

Les étudiants appellent à la responsabilité, à la justice, au respect de la Constitution et de l’État de droit, seuls moyens de s’opposer à la corruption et à la criminalité systémiques qui caractérisent l’actuelle Serbie. 

L’essence de leur révolte est profondément européenne.

Les étudiants ont réussi l’impossible : ils ont enclenché la transformation d’une société déprimée et craintive en une société pleine d’espoir et de détermination à construire un avenir meilleur pour tous en Serbie.

Sneška Quaedvlieg-Mihailović

Ils s’opposent à la violence — physique et verbale — et à toutes les formes de violation des droits de l’homme. Ils insistent beaucoup sur la nécessité de « libérer » le radiodiffuseur public (Radio-TV Serbie) qui est depuis des années sous l’emprise de Vučić — non pas de le libéraliser mais d’émanciper la chaîne publique, financée par les citoyens de Serbie, du contrôle gouvernemental. En outre, ils réclament davantage d’investissements dans l’enseignement universitaire et la protection du patrimoine culturel du pays, deux secteurs clefs pour l’avenir de la Serbie qui sont menacés par le régime actuel en raison des atteintes à l’État de droit et/ou par manque de moyens financiers adéquats. 

En moins de trois mois, les étudiants ont réussi à inspirer et à mobiliser une formidable énergie positive dans un pays épuisé par près de quatre décennies marquées par le nationalisme, le populisme, la guerre, les divisions, la violence, la mainmise de l’État, la corruption et le bâillonnement des médias. Grâce à l’exemple qu’ils donnent et à une capacité d’innovation et d’imagination dans le déploiement de leur action, ils ont réussi l’impossible : enclencher la transformation d’une société déprimée et craintive en une société animée par l’espoir et la détermination à construire un avenir meilleur pour tous en Serbie. Au-delà de leurs revendications politiques, la révolte des étudiants et de leurs sympathisants se place ainsi sur le terrain de l’éveil et du renouvellement moral et culturel du pays 4.

Vue aérienne d’étudiants dormant dans leurs tentes sur un stade de football alors qu’ils participent à une marche à Indjija, en Serbie, le vendredi 31 janvier 2025. © AP Photo/Armin Durgut

Les protestations se sont étendues. Elles ont été organisées dans presque toutes les communes en Serbie, ce qui constitue une dimension nouvelle par rapport aux autres mouvements de protestation qui ont eu lieu au cours des dernières années et qui s’étaient concentrés surtout dans quelques grandes villes. Selon une enquête d’opinion publique menée récemment par l’organisation serbe de la société civile CRTA (Center for Research, Transparency and Accountability) 64 % des citoyens soutiennent les manifestations étudiantes 5, la plus grande augmentation du soutien au cours du mois dernier provenant de ceux qui soutiennent généralement les partis au pouvoir. « Les manifestations étudiantes sont devenues un moteur clef du changement politique et social en Serbie, avec un potentiel d’expansion et de soutien croissant », conclut CRTA sur la base des résultats de cette enquête.

Les principaux partis d’opposition en Serbie, quant à eux, soutiennent et reconnaissent le leadership collectif des étudiants dans les protestations actuelles. À leur tour, les étudiants sont très vigilants et ne permettent pas que les manifestations soient instrumentalisées par un quelconque parti d’opposition. Leur objectif n’est pas seulement de remplacer un leader par un autre. Il est bien plus ambitieux : ils veulent changer le système et affirmer les valeurs que, selon eux, tout dirigeant et parti politiques en Serbie devrait respecter et défendre. Aussi l’une des originalités des manifestations étudiantes en Serbie repose-t-elle dans l’exercice de la démocratie directe 6 : les étudiants discutent et décident de leur ligne d’action lors de « plénums » organisés dans leurs facultés occupées ; ces « plénums » sont ensuite suivis de nombreux groupes d’action avec une division de tâches fort bien orchestrée et mise en œuvre.

À la recherche de l’Europe perdue…

Contrairement aux Géorgiens qui manifestent eux aussi depuis plusieurs mois, les protagonistes de cette nouvelle Serbie ne brandissent pas de drapeau européen. 

Mais ce n’est pas parce qu’on n’agite pas un cercle de douze étoiles d’or sur fond azur qu’on est forcément pro-russe ou anti-européen. 

Beaucoup en Serbie perçoivent l’Union comme co-responsable du long et néfaste règne du président Vučić. Une part importante de la population se sent profondément frustrée et déçue par la critique bien trop faible de l’Union à l’égard de la mainmise de l’État en Serbie, malgré les innombrables rapports dénonçant cette situation alarmante rédigés par des groupes de réflexion, des organisations de la société civile, des experts et des journalistes, tant en Serbie que dans toute l’Europe et au-delà.

Ils perçoivent la politique de l’Union à l’égard de la Serbie comme transactionnelle plutôt que fondée sur des valeurs et de plus en plus motivée par des intérêts miniers concernant d’importants gisements de lithium dans la vallée de Jadar et d’autres matières premières essentielles, ainsi que par d’autres transactions commerciales, y compris la vente d’équipements militaires, ou des projets immobiliers et d’autres travaux de construction et d’infrastructure, en particulier liés à l’EXPO de Belgrade en 2027. Pourtant, ces affaires posent de sérieuses questions sur le plan de la corruption et du respect de l’État de droit. 

Ce n’est pas parce qu’on n’agite pas un cercle de douze étoiles d’or sur fond azur qu’on est forcément pro-russe ou anti-européen. 

Sneška Quaedvlieg-Mihailović

Depuis l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Serbie en 2014, l’Union a investi des milliards d’euros dans une politique d’apaisement à l’égard de Vučić, également dans l’espoir de trouver une issue à l’imbroglio du Kosovo. Ce faisant elle a parié sur le fait que le président serbe tiendrait ses promesses et serait le garant de la stabilité dans l’ensemble de la région des Balkans occidentaux. 

Il est pourtant très improbable que cette région puisse atteindre une forme de stabilité tant que Vučić restera au pouvoir.

Il a prouvé de multiples façons que même s’il fait apparemment tout son possible pour assurer aux dirigeants et aux institutions de l’Union que son objectif stratégique est l’adhésion de la Serbie à l’Union, la réalité sur le terrain montre tout le contraire : sous le règne de Vučić la Serbie a reculé sur de nombreux fronts — en termes de démocratie, d’État de droit et de lutte contre la corruption.

En outre, elle reste le seul pays d’Europe à ne pas avoir imposé de sanctions à la Russie à la suite de la guerre d’agression brutale de Poutine en Ukraine. Dans ce contexte, mentionnons un récent signal fort indicatif : immédiatement après que la Serbie eut voté en faveur de la résolution européenne adoptée par l’assemblée générale de l’ONU le 24 février dernier à l’occasion du troisième anniversaire de l’agression russe en Ukraine, Président Vučić s’est empressé à déclarer à la télévision locale que ce fut une erreur et que la Serbie aurait dû s’abstenir. 

Toutes ces raisons font que la population serbe observe avec incrédulité les dirigeants démocratiques des principaux États membres de l’Union — en particulier la France, l’Allemagne, l’Italie et la Grèce, ainsi que la présidente de la Commission européenne — qui se sont tous rendus en Serbie et ont fait l’éloge du président Vučić pour les prétendues réformes sur la voie de l’adhésion de la Serbie à l’Union. Aucun d’entre eux n’a critiqué publiquement la corruption endémique dans le pays, ni les violations alarmantes de l’État de droit en Serbie — alors que même le dernier rapport annuel de la Commission européenne sur la Serbie les exprimait clairement 7.

Un changement de la politique de l’Union à l’égard de la Serbie s’impose. 

Sneška Quaedvlieg-Mihailović

Dans une lettre ouverte 8 récemment adressée aux leaders européens, un grand nombre d’éminents intellectuels serbes exposent de manière convaincante pourquoi il serait dans l’intérêt de l’Europe dans son ensemble de cesser de soutenir Vučić : 

« Au milieu des grands bouleversements mondiaux, l’Europe — ses acteurs politiques et son opinion publique — doit reconnaître sans équivoque que la Serbie sous le règne d’Aleksandar Vučić est un risque pour la sécurité, un territoire dangereux où l’indifférence européenne, l’influence persistante de la Russie et le crime organisé convergent pour soutenir un régime ouvertement criminel. 

Ce régime, sur la base de toutes les analyses politiques disponibles, constitue une menace sérieuse non seulement pour les droits fondamentaux des citoyens serbes, mais aussi pour la stabilité et la sécurité régionales et européennes. »

À la lumière de tant de protestations, et à la suite de la récente démission du Premier ministre de Serbie, Miloš Vučević, qui a entraîné la chute du gouvernement serbe, un changement de la politique de l’Union à l’égard de la Serbie s’impose 9.

Le message du peuple serbe, et en particulier de la jeune génération, est explicite : les responsables de la corruption devraient être traduits en justice. Cela inclut les plus hauts dirigeants de la Serbie, ainsi que leurs familles, qui ont été à l’origine de ce processus. De façon générale, les trois branches du pouvoir devraient être fonctionnellement séparées, conformément à la Constitution et à l’État de droit. De même, le président de la République devrait cesser d’outrepasser grossièrement et quotidiennement les pouvoirs que lui confère la Constitution. 

Les occasions d’un changement de cap ne manquent pas — mais il faut savoir les saisir. En l’occurrence, il est possible, nécessaire et urgent de le faire. 

Tout retard dans la communication d’un soutien clair et visible envers ceux qui défendent les valeurs européennes en Serbie serait préjudiciable à l’Europe. L’Union a agi trop peu et trop tard pour empêcher les guerres tragiques qui ont eu lieu dans les années 1990 en ex-Yougoslavie, avec des conséquences considérables pour le continent, notamment l’instabilité persistante dans les Balkans. Alors qu’elle a pris des mesures décisives pour faire adhérer la Slovénie et la Croatie, respectivement en 2004 et 2013, l’Union a malheureusement manqué l’occasion, au cours de la première décennie de 2000, de s’engager plus rapidement et plus résolument auprès du gouvernement pro-démocratique en Serbie. En 2012, les forces nationalistes et radicales dirigées par Aleksandar Vučić sont parvenues à revenir au pouvoir et, même si l’Union a ouvert les négociations d’adhésion avec la Serbie en 2014, il est plus qu’évident que les dirigeants et le régime actuels serbes ne peuvent pas et ne veulent pas faire entrer le pays dans l’Union. Ils restent fort demandeurs de fonds européens, mais ils sont beaucoup moins enthousiastes à l’idée d’appliquer les principales règles et valeurs qui constituent l’acquis européen.

Il existe aujourd’hui une occasion unique de développer une stratégie basée sur des valeurs à l’égard de la Serbie et du reste des Balkans occidentaux, qui aiderait à la transition nécessaire de ces pays et sociétés pour devenir de futurs États membres de l’Union dignes de confiance. Cela serait bénéfique non seulement pour l’ensemble de la région des Balkans occidentaux mais aussi pour le reste de l’Europe. 

Tout retard dans la communication d’un soutien clair et visible envers ceux qui défendent les valeurs européennes en Serbie serait préjudiciable à l’Europe.

Sneška Quaedvlieg-Mihailović

Cette région, qui ressemble désormais à une enclave au sein de l’Union européenne, nécessite une intégration rapide et complète dans les processus décisionnels et politiques de l’Union, afin d’éviter que cet espace ne devienne le théâtre de manœuvres géopolitiques dangereuses déjà menées par la Russie et la Chine mais aussi, potentiellement à l’avenir, les États-Unis — des puissances prédatrices qui cherchent aujourd’hui à saper les valeurs et l’intégrité de l’Europe.

Quelles priorités politiques pour l’Union en Serbie ? 

Alors que la Serbie traverse une si profonde crise politique, il ne faudrait pas envisager d’ouvrir un nouveau cluster dans le cadre des négociations d’adhésion. Cela serait interprété comme un soutien et une récompense non justifiés au Président Vučić, surtout à la lumière des caractéristiques critiquables de son régime décrites ci-dessus.

À ce stade, les institutions de l’Union — le Conseil, la Commission et le Parlement — devraient plutôt se concentrer sur l’affirmation des principes et valeurs fondamentaux de l’Union en Serbie, et sur la défense des droits et libertés fondamentaux que Vučić et son régime continuent de violer. Les institutions de l’Union et les États membres devraient également faire clairement comprendre au président Vučić que l’Union ne tolérera aucun acte de violence à l’encontre de manifestations pacifiques et aucun recours à la répression ou aux intimidations indues contre les professeurs et les enseignants, les journalistes, ainsi qu’envers les représentants de la société civile, les membres de parties d’opposition et autres sympathisants qui soutiennent les manifestations et les revendications des étudiants.

Il est encourageant de constater que la nouvelle commissaire européenne chargée de l’élargissement, Marta Kos (Renew, Slovénie), a tenu à souligner l’importance des valeurs et principes clefs mentionnés ci-dessus dans sa récente lettre ouverte 10 aux organisations de la société civile de Serbie et lors du débat au Parlement européen du 11 février dernier. Elle a ensuite reçu à Bruxelles des représentants de la société civile de Serbie. Il est à espérer que ce dialogue vital continuera à s’intensifier dans les jours, semaines et mois à venir.

Une grande responsabilité repose sur le PPE pour accroître la pression sur Vučić.

Sneška Quaedvlieg-Mihailović

Les regards sont aussi tournés vers le Parlement européen qui a un rôle particulièrement important à jouer. L’actuel rapporteur du Parlement sur la Serbie, Tonino Picula (S&D, Croatie), possède une très bonne connaissance et une fine compréhension de la situation préoccupante dans le pays. Il s’est d’ailleurs montré très critique à l’égard du régime de Vučić — comme confirmé lors de sa récente visite à Belgrade. Trois partis politiques européens — S&D, Renew et les Verts — ont déjà publié des déclarations publiques de soutien aux manifestations étudiantes. Le Parti populaire européen (PPE) — qui continue à maintenir le parti SNS de Vučić parmi ses membres associés — n’a malheureusement pas encore fait entendre sa voix. Une grande responsabilité repose donc sur le PPE pour accroître la pression sur Vučić.

Les gens tiennent en silence les lumières de leur téléphone portable dans la ville industrielle serbe de Kragujevac, le samedi 15 février 2025. © AP Photo/Darko Vojinovic

À court, à moyen et à long terme, les principaux partis politiques pro-européens devraient investir davantage de ressources dans la formation et dans les échanges avec des représentants des partis politiques pro-européens et pro-démocratiques qui sont leurs membres ou partenaires en Serbie. L’Union devrait en effet chercher à diversifier ses rapports avec un plus grand nombre d’acteurs politiques, sociaux et économiques en Serbie, et cesser de se focaliser uniquement sur le président Vučić et ses proches tant sur le plan politique que sur le plan économique. 

De manière générale, il serait bénéfique d’intensifier les échanges et la collaboration de l’Union avec les représentants de la communauté académique, culturelle, artistique et éducative de Serbie, ainsi qu’avec des experts indépendants dans divers domaines. L’Union devrait aussi reconnaître pleinement les talents et la créativité de la jeune génération, en particulier des étudiants, pour façonner ensemble un avenir européen pour la Serbie et pour toute la région des Balkans occidentaux. 

Enfin, s’agissant des futures élections en Serbie, les organisations de la société civile et les principaux partis et groupements d’opposition semblent à présent unis dans leur détermination à ne plus accepter de nouvelles élections qui seraient organisées par le régime de Vučić, sans réformes préalables. Ces importantes réformes doivent être notamment basées sur les recommandations formulées par le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (BIDDH) au sein de l’OSCE dans le rapport final de sa mission d’observation électorale, publié en février 2024 à la suite de la fraude électorale massive survenue lors des élections du 17 décembre 2023 11

Surtout, l’Union doit à tout prix éviter de répéter l’erreur du passé, lorsque ses institutions et ses États membres avaient fini par accepter les élections organisées par le régime de Vučić comme étant démocratiques malgré les preuves d’irrégularités massives, tant pendant la campagne électorale que le jour-même du scrutin. Cette fois-ci, elle doit soutenir fermement et pleinement les propositions légitimes issues de la société civile pour assurer la préparation et l’organisation de prochaines élections qui soient véritablement libres et équitables. C’est la condition préalable pour tout progrès futur sur la voie de l’adhésion de la Serbie dans l’Union.

Il en va de l’intérêt commun pour tous dans la région des Balkans occidentaux et ailleurs en Europe.

Sources
  1. L’autrice s’exprime à titre personnel.
  2. Brnabić avait auparavant travaillé pour des sociétés de conseil américaines qui mettaient en œuvre des projets de l’USAID en Serbie. Depuis 2001, l’USAID a investi 882 millions de dollars dans des domaines tels que l’amélioration de l’administration locale, l’équipement médical, la création d’emplois, l’agriculture, les PME et le soutien aux aspirations européennes de la Serbie.
  3. Statement of Independent Journalists’ Association of Serbia (IJAS) – Non-Governmental Organizations : The government in Serbia is taking the opportunity to crack down on non-governmental organizations that have been exposing corruption, violations of the law, and human rights abuses for years.
  4. Saša Savanović, « The protests in Serbia are historic, the world shouldn’t ignore them », Al Jazeera, 23 février 2025.
  5. « Serbian citizens’ massive support for students’ demands and protests », CRTA, 19 février 2025.
  6. Slavoj Žižek, « The New Face of Protest », Project Syndicate, 13 février 2025.
  7. Serbia Report 2024, Commission européenne.
  8. « L’UE doit retrouver ses valeurs et soutenir sans ambiguïté le combat en faveur d’une Serbie libre, démocratique et européenne », Le Temps, 31 janvier 2025.
  9. Iliriana Gjoni, « Why the EU Must Change Course on Serbia », Strategic Europe Series, Carnegie Endowment, 4 février 2025.
  10. Open letter from Commissioner for Enlargement Marta Kos, Commission européenne, 5 février 2025.
  11. « Serbia, Early Parliamentary Elections, 17 December 2023 : Final Report », OSCE, 28 février 2024.