Alors que les négociations entre les États-Unis et la Russie sur la guerre en Ukraine ont commencé le 18 février en Arabie saoudite — rivale de la Turquie pour le leadership du monde islamique —, le président turc Recep Tayyip Erdoğan cherche à se positionner comme un médiateur potentiel dans les négociations à venir et, plus largement, en contributeur actif à la sécurité européenne.
- Mardi 18 février, alors que les négociateurs américains entamaient des discussions avec leurs homologues russes, Volodymyr Zelensky avait reporté sa visite à Riyad et s’était rendu à Ankara, où il a souligné l’importance d’un déploiement de troupes alliées sur le sol ukrainien pour garantir le respect de tout accord de paix conclu avec la Russie.
- L’armée turque dispose d’une expérience certaine en la matière, ayant été mobilisée dans certaines des missions de maintien de la paix de l’ONU, notamment au Kosovo et en Somalie.
- La stratégie du président turc semble être d’associer un soutien renouvelé de la Turquie à l’Ukraine et à la sécurité européenne à la promesse d’une reprise des négociations pour l’adhésion à l’Union européenne.
- Le 24 février, trois ans depuis l’invasion russe de l’Ukraine, Erdoğan a déclaré que « Seule la Turquie, l’adhésion complète de la Turquie, peut sauver l’Union de l’impasse dans laquelle elle est tombée, de l’économie à la défense, de la politique à la réputation internationale » 1.
La Turquie soutient militairement l’Ukraine depuis le lancement de l’invasion, notamment à travers la fourniture de drones Bayraktar TB2 et la construction de navires de guerre pour la marine ukrainienne. Ce soutien s’inscrit dans le cadre d’une rivalité plus globale avec la Russie sur d’autres fronts géopolitiques, notamment en Syrie, en Libye, dans le Caucase et en Afrique subsaharienne 2.
- La Turquie a toutefois maintenu des relations commerciales importantes avec la Russie, lui permettant de contourner les sanctions occidentales. Ankara a également laissé ouvert son espace aérien 3 et, grâce au gazoduc Turkstream, Moscou a pu continuer — et même augmenter — ses livraisons de gaz vers le continent, notamment la Hongrie et la Serbie.
- La proximité du pays des deux belligérants avait d’ailleurs placé la Turquie au centre de l’ouverture le 1er août 2022 d’un « corridor de céréales » qui avait permis d’éviter des ruptures de chaînes globales d’approvisionnement alimentaire. Le 10 janvier 2025, lors de son allocution annuelle, le ministre des affaires étrangères turc, Hakan Fidan, a réaffirmé sa volonté d’agir en médiateur du conflit 4.
- Ce positionnement s’explique également par les opinions de la population turque. D’après une enquête d’opinion récente, 40 % des Turcs considèrent l’Ukraine comme un pays allié, 56 % considèrent la Russie comme un ennemi, et 83 % que les États-Unis sont un adversaire 5.
- Dès mars 2022, c’est en Turquie que les délégations ukrainienne et russe s’étaient retrouvées afin de tenter de trouver une solution négociée à la fin de l’invasion. Le « protocole d’Istanbul » est revenu au centre des discussions de cessez-le-feu le dimanche 23 février 2025, lorsque l’envoyé de Trump Steve Witkoff a déclaré que celui-ci pourrait servir de « fil conducteur » pour les nouvelles négociations.
- En réalité, l’accord avorté d’Istanbul n’a jamais visé à mettre fin au combat et les premières négociations entre Kiev et Moscou visaient à servir de leurre à un moment où Poutine faisait face à un revers militaire qui n’a pris fin qu’un an plus tard avec la chute de Bakhmout.
Dans ce contexte, les autorités turques insistent désormais sur la centralité de la Turquie dans la défense du territoire européen, au-delà de la question du soutien militaire à l’Ukraine.
- Le conseiller d’Erdoğan Mesut Casin déclarait le 22 février : « Les alliés européens ont compris que, sans la Turquie, il est impossible de poursuivre la défense du continent européen et de la sécurité euro-atlantique. Est-ce que la Turquie est prête à soutenir la sécurité européenne et la capacité de défense européenne ? La réponse est oui » 6.
- Au sein de l’Otan, la Turquie est en effet la deuxième armée la plus importante après les États-Unis en termes d’effectifs, avec plus de 700 000 soldats en incluant les réservistes. L’importance et la modernité de son industrie militaire dans un certain nombre de secteurs clefs de la guerre contemporaine, comme les drones, pourrait également être un atout 7.
- Si la Turquie n’a pas conviée aux deux réunions de Paris sur la sécurité de l’Ukraine, un rapprochement avec les États européens est en cours et la France envisage désormais de vendre des missiles Meteor et des Eurofighters à Ankara.
- Ce rapprochement suscite toutefois l’opposition de la Grèce, qui profite au cercle rapproché de Trump : dans un long entretien donné à un journaliste grec, l’ancien conseiller de Trump Steve Bannon affirme que Erdoğan est « l’homme le plus dangereux au monde ». Il ajoute que sans Donald Trump, « la Grèce serait envahie d’ici à 10 ans » 8.
La Turquie a également réagi aux plans de Donald Trump visant à faire de Gaza une nouvelle « Côte d’Azur » en déplaçant de force les habitants de l’enclave afin d’attirer des capitaux pour y développer les infrastructures.
- Ahmet Davutoğlu, ancien Premier ministre d’Erdoğan, aujourd’hui à la tête du Parti du Futur — qui ne dispose que de 10 sièges sur 600 dans Grande Assemblée nationale —, a proposé d’organiser un référendum pour que Gaza devienne un territoire autonome turc jusqu’à l’établissement d’un État palestinien.
- Parmi les principaux soutiens du néo-ottomanisme en Turquie, il a souligné que le dernier État légitime des Gazaouis était l’Empire ottoman et a affirmé que la Turquie ne les abandonnera pas face aux ambitions des États-Unis : « La Turquie, en tant qu’héritière légitime de l’Empire ottoman, doit traiter le peuple de Gaza comme des amis de toujours et des concitoyens… Que le peuple de Gaza organise un référendum et rejoigne la Turquie en tant que région autonome jusqu’à l’établissement d’un État palestinien. La décision appartient au peuple de Gaza ».
Vladislav Sourkov, longtemps éminence grise du Kremlin, avait cité la Turquie d’Erdoğan comme l’un des exemples de l’ouverture d’une nouvelle ère impériale : « Aussi sont-ils toujours plus nombreux, ceux qui ne rêvent que d’imiter notre nation [la Russie de Poutine] audacieuse, consolidée, guerrière et ‘sans frontières’ : la Turquie intervient en Transcaucasie et en Syrie conformément aux meilleures traditions de la Sublime Porte ».
Sources
- Déclaration de Recep Tayyip Erdogan, 24 février 2025.
- Zineb Riboua, Turkey’s Role in Checking Russia, The Hudson Institute, 19 février 2025.
- Alper Coşkun, Alexander Gabuev, Marc Pierini, Francesco Siccardi et Temur Umaro, Understanding Türkiye’s Entanglement With Russia, Carnegie Endowment for International Peace, 15 octobre 2024.
- Bakanımız Hakan Fidan, ulusal & uluslararası medya temsilcileriyle gündemi değerlendiriyor, YouTube, 10 janvier 2025.
- Metropoll Turkey’s Pulse January 2025.
- « European leaders reframe approach to arms sales to Turkey as Ukraine deal looms », RFI, 22 février 2022.
- Yavuz Türkgenci, « In strengthening its security architecture, Europe shouldn’t discount Türkiye’s role », The Atlantic Council, 21 février 2025.
- Iliana Magra, « Steve Bannon : Without Trump ‘Greece would be overrun in 10 years », Ekathimerini, 17 février 2025.