Les dividendes de la guerre : la doctrine Poutine après Trump
Après le revirement de la Maison-Blanche de Donald Trump, Vladimir Poutine entend encaisser les fruits de son pari impérial.
Lors du dernier Conseil des ministres de la Fédération de Russie, le maître du Kremlin a mis en scène un récit mobilisateur puissant, dont il ne faut pas sous-estimer la portée : pour bien vivre à l'intérieur, faire la guerre à l'extérieur.
Nous le traduisons.
- Auteur
- Guillaume Lancereau •
- Image
- © Mikhail Metzel, Sputnik, Kremlin Pool Photo via AP
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Le 18 février dernier, le président de la Fédération de Russie a tenu une visioconférence avec plusieurs membres de son gouvernement. Si tout ce qui paraît sur le site du Kremlin ne doit pas être réduit à de la communication ou à une mise en scène, cette réunion n’en manifeste pas moins une volonté de démontrer deux choses : à Moscou, l’exécutif travaille d’arrache-pied ; en Russie, on vit bien. De fait, les différentes questions évoquées au cours de ces entretiens, souvent techniques ou, a minima, pointues, touchaient directement à la vie quotidienne de la population russe, à travers des enjeux liés à la protection de l’environnement dans les zones à risque, à la distribution de la presse écrite dans les confins du pays, ou encore à la protection sociale et l’assurance maladie.
Aucun enjeu de politique intérieure ne pouvant plus être abstrait du contexte de la guerre qu’alimente le pouvoir russe, les intervenants se sont aussi étendus sur les conséquences de la déconnexion des pays Baltes des réseaux électriques russes. Laissant de côté toute considération touchant à la souveraineté énergétique, les représentants du pouvoir russe n’ont insisté que sur le renchérissement des prix de l’électricité pour les populations et les entreprises des pays concernés : une manière de souligner que les Européens ont tout à perdre, dans leur vie quotidienne, à rompre leurs liens avec la Russie.
Cette conversation a surtout été l’occasion d’aborder l’aide financière apportée à la région de Koursk, en partie occupée par les troupes ukrainiennes. Cette partie de la conférence nous montre un Vladimir Poutine dans son rôle de tsar moderne : on y voit en effet le président russe décréter gracieusement qu’une aide devra être octroyée à une centaine de milliers d’habitants de la région de Koursk tout simplement parce qu’il en a décidé ainsi. Voilà un fait du prince qui paraîtra sans doute un modèle d’« efficacité » et d’« autorité » à ces millions d’Européens prêts à confier leurs destinées à « un homme fort » à la « poigne de fer ».
Le vrai visage de l’autoritarisme n’est rien d’autre que cela : l’arbitraire absolu, dont celles et ceux qui n’ont que faire de la démocratie et des libertés individuelles et collectives peuvent sans doute se satisfaire un moment — ce moment précis où l’arbitraire se trouve aller dans le sens de leur intérêt.
Nous traduisons ici les principaux moments de ce long échange gouvernemental, qui permet également de rappeler que, malgré les inégalités, malgré les décharges à ciel ouvert et les milliers de sites pollués, malgré les centaines de milliers de cercueils revenus du front, certains habitants ne vivent, de fait, pas si mal en Russie : ils bénéficient des mannes d’argent public ouvertes depuis la guerre qui ne sont sans doute pas pour rien dans le rapatriement prématuré de cohortes d’« opposants » à la guerre, pour lesquels Berlin a perdu de ses charmes dès qu’il s’est avéré que la Russie n’était pas tout à fait exempte d’opportunités.
Je voudrais commencer par un sujet assez sensible. Comme vous l’avez peut-être remarqué, j’ai récemment rencontré le gouverneur par intérim de l’oblast de Koursk, Aleksandr Evseevič Khinštejn, quoi m’a présenté un rapport sur les mesures de soutien aux personnes en difficulté depuis que des forces armées ukrainiennes et des mercenaires ont fait irruption dans certaines parties de la région.
Selon M. Khinštejn, tous les citoyens ayant perdu leurs biens ont reçu les compensations financières prévues. À ce jour, 80 % des familles qui se sont retrouvées sans toit ont obtenu une aide financière leur permettant d’acquérir ou de construire un nouveau logement, tandis que des ressources ont été allouées à près de 10 000 d’entre elles pour régler leur loyer.
Malgré cela, après avoir rencontré les habitants de la région, Aleksandr Evseevič Khinštejn a évoqué la possibilité d’une aide complémentaire, compte tenu des difficultés auxquelles les populations sont confrontées. J’ai demandé au gouverneur par intérim et au gouvernement de préparer des propositions et de me les soumettre. Anton Germanovič [Siluanov, ministre des Finances de la Fédération de Russie], je sais que les autorités régionales ont travaillé sur ce sujet avec le ministère des Finances : qu’avez-vous décidé ?
Anton Siluanov
Merci, Vladimir Vladimirovič.
Tout d’abord, je souhaiterais souligner rapidement que nous mettons pleinement en œuvre l’instruction que vous avez donnée concernant le soutien matériel aux habitants des zones frontalières de l’oblast. Le versement des pensions, allocations et aides sociales suit son cours, tout comme celui des compensations partielles de salaires accordées aux employés des organisations ayant cessé leur activité.
Pour ce qui concerne la requête du gouverneur par intérim, nous avons mis à l’étude l’hypothèse d’une aide mensuelle supplémentaire pour les habitants des zones frontalières, dont le montant correspondrait au moins au salaire minimum national, qui s’établit aujourd’hui à 22 440 roubles [241€ environ]. D’après les données disponibles, cette aide concernerait 112 000 habitants de la région. Nous proposons que cette aide soit fournie jusqu’à la libération complète du territoire de l’oblast de Koursk.
Vladimir Poutine
Aleksandr Evseevič, êtes-vous toujours en ligne ?
Aleksandr Khinštejn
Oui, Vladimir Vladimirovič.
Vladimir Poutine
Nous parlons bien de 22 440 roubles, c’est bien cela ?
Anton Siluanov
Oui, 22 440.
Vladimir Poutine
Aleksandr Evseevič, quel est le salaire moyen dans la région de Koursk ?
Aleksandr Khinštejn
En décembre dernier, le salaire moyen était de 64 000 roubles [environ 686€]. Il me semble donc que la somme de 22 000 roubles ne reflète pas la réalité des besoins des habitants.
Vladimir Poutine
Je vois. Anton Germanovič, voilà ce que nous allons faire. Comme vous l’avez proposé, nous allons verser une aide mensuelle à toutes les personnes de la région qui ont perdu leurs biens, et ce jusqu’à la libération complète du territoire occupé par les forces ukrainiennes, mais une aide de 65 000 roubles par mois. Je vous demande de trouver les ressources nécessaires dans le budget fédéral et d’assurer les paiements nécessaires. Est-ce clair ?
Anton Siluanov
Très clair, Vladimir Vladimirovič. Une question seulement, pour être sûr que je vous comprends bien. Vous avez parlé d’une aide de 65 000 roubles. Parmi les gens qui ont perdu leur logement, leur maison, leur toit, beaucoup perçoivent aujourd’hui un salaire, ont trouvé un emploi, une partie de ces personnes touche des pensions, des allocations ou des aides compensatoires en lien avec la suspension des activités de leur entreprise. Dois-je comprendre qu’il faudra déduire de ces 65 000 roubles les aides que les habitants reçoivent déjà à l’heure actuelle ?
Vladimir Poutine
Non, non, l’idée n’est pas d’ajuster ces paiements en fonction de ce que les gens touchent déjà pour parvenir au seuil de 65 000 roubles. Tous les habitants, je le répète, tous les habitants de l’oblast de Koursk, qui se sont retrouvés dans cette situation… il s’agit bien de 112 000 personnes et quelques, n’est-ce pas, Aleksandr Evseevič ?
Aleksandr Khinštejn
Vladimir Vladimirovič, le paiement de 150 000 roubles est en cours, lentement, mais en cours. Lorsque je vous ai informé…
Vladimir Poutine
Je vous demande juste de me dire de combien de personnes nous parlons.
Aleksandr Khinštejn
112 620 personnes à l’heure actuelle.
Vladimir Poutine
Très bien. Nous allons donc verser à ces 112 620 personnes une aide mensuelle de 65 000 roubles, en plus de ce qu’elles perçoivent ou gagnent déjà, jusqu’à l’expulsion totale de ces bandes armées de la région de Koursk. Cela leur donnera la possibilité de reconstruire leur logement, de commencer des réparations, d’acheter d’autres biens. Oui, c’est une mesure exceptionnelle. Nous n’avons jamais rien fait de tel par le passé, mais nos concitoyens ne s’étaient jamais retrouvés dans une situation pareille. Il faut les aider. Je demande au ministère des Finances d’assurer le financement nécessaire. Anton Germanovič ?
Anton Siluanov
Entendu, ce sera fait.
Vladimir Poutine
Voilà qui est réglé.
Passons à la question suivante, qui concerne l’approvisionnement énergétique de l’oblast de Kaliningrad. Aleksandr Valentinovič [vice-président du gouvernement, en charge du complexe énergétique], je vous en prie.
Aleksandr Novak
Merci, Vladimir Vladimirovič.
Historiquement, depuis la fin des années 1960 environ, les systèmes énergétiques de la Russie (Kaliningrad comprise), de la Biélorussie, de la Lettonie, de la Lituanie et de l’Estonie ont fonctionné de manière parallèle et synchrone, formant un réseau électrique unique. En 2001, un accord a été signé entre les différentes parties concernées, un nouvel accord qui garantissait une réserve d’énergie fiable et un fonctionnement équilibré du système énergétique, notamment aux pays baltes. Cependant, en juin 2021, les autorités de ces trois pays ont pris la décision, une décision strictement politique, de sortir de l’accord BRELL [Biélorussie, Russie, Estonie, Lettonie, Lituanie] et de se raccorder au système énergétique européen. Au terme d’une série d’ajustements techniques, les pays baltes se sont effectivement déconnectés du réseau russe le 8 février dernier. Ils en ont profité pour organiser une cérémonie pompeuse dans la capitale lituanienne, en présence de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et des dirigeants des pays baltes.
Or les conséquences s’en font déjà ressentir. Concrètement, le résultat de cette déconnexion du réseau russe est que les prix de l’électricité sur le marché Nord Pool dans les pays baltes a doublé. Le mégawatt qui se négociait à environ 100€ avant ce mois de février se vend aujourd’hui, en moyenne sur les dix jours qui viennent de s’écouler, à 270€, avec des pics à 270€ certains jours — et il est à craindre que la hausse se poursuive encore. Il y a quelques jours, nous avons appris que la plus grande usine de papier et de cellulose d’Estonie avait dû suspendre ses activités en raison de l’augmentation des prix consécutive à la déconnexion du réseau russe.
Mais la décision des pays baltes est, au fond, leur affaire. C’est eux que cela regarde, ce sont leurs consommateurs qui en payent le prix. De notre côté, l’objectif fondamental du système énergétique russe est de garantir un approvisionnement fiable à l’oblast de Kaliningrad. Je peux assurer que nos consommateurs n’ont pas ressenti les effets de la déconnexion des pays baltes. Le système énergétique est en état de marche ; la population, les sites industriels et les infrastructures de la sphère sociale et des services publics bénéficient d’un approvisionnement en électricité sans faille ; les conséquences sur les prix sont nulles.
Vladimir Poutine
Très bien. Il faut suivre de près ce qui se passe là-bas. Je viens d’en discuter avec la direction de Gazprom et, de leur côté, tout est en ordre : ils sont prêts à acheminer du gaz naturel liquide en quantité nécessaire. Tout est en état de marche, tout fonctionne, tout va pour le mieux, mais je vous demande de suivre la situation de près. Merci. Aleksandr Aleksandrovič [Kozlov, ministre des Ressources naturelles et de l’Environnement], qu’en est-il de nos avancées dans le cadre du projet fédéral « Pays propre » [Čistaja strana] ? Combien de temps cela fait-il, cinq ans que ce programme est lancé ?
Aleksandr Kozlov
Bonjour, chers Vladimir Vladimirovič, Mikhaïl Vladimirovič, chers collègues !
Grâce au programme fédéral « Pays propre », nous avons éliminé 272 sites générateurs d’effets nocifs pour l’environnement. Il s’agissait tantôt de décharges illégales, tantôt de réservoirs de boue, ou encore de bassins de résidus industriels et de zones de stockage de pétrole : en somme, tout ce qui faisait partie intégrante du quotidien de près de 30 millions de personnes et qui empoisonnait leur vie.
Pour certaines opérations de nettoyage de sites très étendus ou particulièrement complexes, nous bénéficions du soutien de l’opérateur écologique fédéral : la compagnie d’État Rosatom [compagnie russe spécialisée dans la production de l’énergie atomique, qui fournit également à la Russie un prétexte pour se présenter à l’international comme une «puissance verte»].
Vladimir Poutine
Merci beaucoup. Nous arrivons maintenant à la question principale que nous devions traiter aujourd’hui, celle des dispensaires médicaux pour enfants et pour adultes en 2024. La parole est à Tat’jana Alekseevna [Golikova, vice-présidente du gouvernement, chargée de la politique sociale]. Je vous en prie.
Tat’jana Golikova
Cher Vladimir Vladimirovič, chers collègues, bonjour.
Nous avons fait de la prévention des maladies. La prévention était le principal pilier du programme national « Santé publique » qui s’est achevé en 2024 et il est au cœur du nouveau programme « Vie active et prolongée » lancé au 1er janvier 2025. Or, la prévention repose avant tout sur les bilans de santé et les examens de prévention, principaux instruments dont nous disposons pour détecter les maladies à leurs stades initiaux.
Qu’est-ce qui a été accompli d’autre au cours de ces années passées ? Tout d’abord, il existe désormais une obligation pour les régions de garantir que les bilans de santé et les examens de prévention soient disponibles dans les meilleurs délais, y compris en soirée et le samedi, avec possibilité de prendre des rendez-vous à distance. Obligation a également été faite de publier sur le site des régions la liste des établissements médicaux et les horaires auxquels ces examens peuvent être réalisés. Pour les habitants des régions éloignées, des services mobiles ont été créés.
Au niveau des résultats globaux de l’année 2024, les données fournies par les régions indiquent que 82 millions d’adultes ont bénéficié d’un bilan de santé ou d’un examen de prévention, dont 42,5 millions de personnes en âge de travailler et 27 millions d’enfants. Au total, cela représente donc près des trois quarts de la population de la Fédération de Russie.
J’insiste également sur le fait que 2,5 millions de personnes — soit 1,6 fois plus qu’en 2023 — ont passé des bilans de santé et des examens de prévention dans les Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk, ainsi que dans les régions de Kherson et de Zapor’že.
Enfin, je tiens à souligner qu’en 2024, dans le cadre du programme national de garantie de soins, les citoyens actifs ont eu, pour la première fois, la possibilité d’effectuer des bilans de santé sur leur lieu de travail. Cette initiative a vu le jour en 2024 et, en un an seulement, près d’un million de personnes en ont déjà bénéficié.
Une autre innovation de l’année dernière, à laquelle nous venons d’apporter des améliorations, est la mise en place accélérée de bilans de santé pour les vétérans ayant participé à l’opération militaire spéciale. Dans le cadre de ce programme, organisé en collaboration avec le fonds gouvernemental « Défenseurs de la Patrie », nous avons pu faire passer l’année passée un examen de santé à 33 000 personnes démobilisées, dont 80 % ont été placées sous observation, 13,5 % envoyées en réhabilitation et un peu plus de 1 % ont bénéficié de traitements médicaux de pointe.
Je vous remercie pour votre attention.
Vladimir Poutine
Merci beaucoup.
Chers collègues, nous comprenons tous que ce travail de dépistage et de traitement médicaux se déroule à une échelle considérable. C’est une tâche monumentale, pluridimensionnelle, qui exige des efforts soutenus de la part des autorités fédérales et régionales comme de la communauté entrepreneuriale, ainsi que nous l’avons souligné aujourd’hui. Parmi toutes ces questions, il y en a sans doute qui méritent tout particulièrement de retenir notre attention. C’est pourquoi je vous prie instamment, Tat’jana Alekseevna, de bien vouloir examiner ce qui a été dit par les représentants des régions, de reprendre tout ce dont nous avons discuté aujourd’hui, et de me présenter votre vision des choses dans un futur proche. D’accord ? L’essentiel est que nous soyons absolument sûrs que le travail réalisé soit de la plus grande qualité, car dans l’ensemble les résultats comme les retours sont des plus positifs.
Avant de conclure, je voudrais une fois encore demander au gouverneur par intérim de la région de Koursk, en collaboration avec le gouvernement, de transmettre nos décisions et les moyens nécessaires à la population locale et de me faire un rapport sur ce sujet, mais aussi de réfléchir aux programmes de reconstruction qui s’imposeront une fois que l’ennemi aura été totalement expulsé des zones concernées.
Il faut planifier le soutien que le gouvernement sera amené à fournir pour la résolution des questions liées à la restauration des établissements sociaux, des routes, des autres infrastructures, notamment de transport, des sites industriels et des exploitations agricoles, ainsi qu’au soutien économique aux entreprises affectées, et ainsi de suite. Il est essentiel que ce programme, au moins dans ses grandes lignes, soit défini dans un avenir proche, afin que nous sachions d’emblée comment agir dans ces différentes directions dès que les conditions nécessaires au point de vue de la sécurité seront à nouveau réunies.
Merci à toutes et tous, tout le meilleur à vous.