L’Institut Cluster 17 a réalisé plusieurs études consacrées à l’Allemagne dans le but de mieux comprendre quels étaient les principaux enjeux clivants et comment se structurait l’électorat par clusters de valeurs à la veille des élections fédérales du 23 février prochain. Une étude « jour de votes » a été menée lors des Européennes de juin dernier ainsi qu’un dernier sondage « intentions de vote » entre le 16 et le 18 février 2025. Ce sont les résultats de ces deux études qui sont présentés dans cet article.
Les élections européennes du 9 juin 2024 ont été marquées en Allemagne par l’expression d’un puissant désaveu à l’encontre des partis composant la coalition « feu tricolore » au pouvoir — le vert du feu tricolore correspondant aux écologistes, le rouge au SPD et le jaune aux libéraux du FDP. Pour ces deux derniers partis, le recul dans les urnes a été considérable comparé aux élections fédérales de 2021 : le FDP est passé de 11,5 % des suffrages à 5,2 %, perdant en proportion plus de la moitié de ses voix, quant au SPD, son recul a été tout aussi impressionnant passant de 25,7 % à 13,9 %. Dans ce contexte, le recul des Verts (Die Grünen) a été plus limité : de « seulement » 2,9 points, passant de 14,8 % à 11,9 %. Au total, la coalition « feu tricolore » qui pouvait se targuer de représenter 52 % des votants au moment de son entrée en fonction le 8 décembre 2021, n’en réunissait plus que 31 % au soir du 9 juin 2024.
Ce vote de désaveu était sans doute inévitable tant les attentes des électorats des différents partis la composant, et tout particulièrement ceux des Verts et du FDP, étaient incompatibles si ce n’est parfaitement opposés sur des clivages pourtant saillants. Cette coalition n’a d’ailleurs cessé de s’opposer et de se diviser sur des points clefs de son programme et de ses politiques, contribuant sans doute ainsi à nourrir encore plus son impopularité : transition énergétique, politiques sociales, déficits budgétaires… Ce sont d’ailleurs des différends en matière de politique budgétaire qui ont conduit à la démission le 6 novembre dernier du ministre des Finances, le libéral Christian Lindner, scellant ainsi la fin de la coalition, avec pour conséquences l’accélération du calendrier électoral et la tenue d’élection législatives le 23 février prochain, soit 7 mois avant le terme prévu par la constitution.
La fin définitive du « bipartisme imparfait » à l’allemande ?
Les sondages semblent indiquer que les élections fédérales de dimanche prochain devraient confirmer, voire amplifier, certaines des tendances déjà repérables lors du dernier scrutin européen. Nous nous appuierons sur deux études réalisées par l’Institut Cluster 17 : un sondage « jour de vote » réalisé le 9 juin 2024 sur un échantillon représentatif de 802 électeurs et un sondage intentions de vote réalisé entre le 16 et le 18 février 2025 sur un échantillon représentatif de 1457 électeurs.
Il y a certes toujours plusieurs manières de lire et d’interpréter les résultats d’une élection.
Le rebond de la CDU/CSU (Chrétiens-Démocrates) enregistré lors du scrutin Européen (plus 5,9 points par rapport aux fédérales de 2021) devrait se confirmer dimanche prochain. Notre dernier sondage, réalisé entre le 16 et le 18 février, lui attribue 30 % des intentions de vote, soit exactement le résultat obtenu par les chrétiens-démocrates lors du dernier scrutin européen. Plaçant la CDU/CSU en tête et permettant à son leader, le libéral-conservateur Friedrich Merz, de revendiquer le poste de Chancelier, ce résultat sera certainement interprété comme un « succès ». Pourtant, pour peu qu’on le situe dans une perspective longitudinale, s’il se vérifiait à nouveau dans les urnes dimanche, ce résultat devrait, en réalité, être interprété comme une confirmation du recul régulier et continu de la démocratie-chrétienne en Allemagne. Si l’on excepte bien évidemment le résultat catastrophique de 2021 (24,1 %), un score de 30 % constituerait tout simplement le plus mauvais résultat de la CDU/CSU depuis les élections fédérales de 1949.
Par comparaison, il est utile de rappeler, ici, que l’union CDU/CSU réunissait régulièrement près de la moitié des suffrages entre les années 1950 et les années 1980 et encore près de quatre électeurs sur dix à la veille de la réunification. Il n’est pas inutile non plus de se souvenir qu’elle était encore capable de mobiliser 41,5 % des votants il y a un peu plus de dix ans, lors des élections fédérales de 2013. Alors que le contexte politique lui est pourtant particulièrement favorable puisqu’elle est dans l’opposition à une coalition impopulaire et que son concurrent historique le SPD est au plus bas, elle ne devrait pas parvenir à réunir beaucoup plus de trois électeurs sur dix le 23 février prochain, ce qui confirmerait le cycle baissier dans lequel elle est engagée depuis maintenant près de quatre décennies (cf. Figure 1).
Sauf surprise électorale, le vote de dimanche devrait confirmer que l’ère du « bipartisme et demi » n’est plus qu’un très lointain souvenir.
Jean-Yves Dormagen
L’autre grand pilier de la démocratie allemande, le SPD, est lui aussi engagé dans un cycle baissier, encore plus marqué que celui des Démocrates-Chrétiens, ce qui pourrait le conduire à un résultat historiquement bas dimanche prochain : autour de 15 % des suffrages.
La social-démocratie allemande avait déjà connu un puissant décrochage à partir des années 2000, son potentiel électoral passant en quelques années d’environ 40 % à 25 % des voix. Mais si le résultat des Européennes devait globalement se confirmer — ainsi que le prédisent la plupart des sondages qui attribuent au SPD autour de 15 % des suffrages — les élections fédérales de 2025 auraient une dimension historique, puisque pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale le SPD se situerait nettement en dessous du seuil des 20 %.
On le voit, sauf surprise électorale, le vote de dimanche devrait confirmer que l’ère du « bipartisme et demi » ou « système de deux partis et demi » pour reprendre la qualification de Klaus von Beyme n’est plus qu’un très lointain souvenir.
Par ces termes, il s’agissait de définir un système politique où deux forces dominantes — le SPD et la CDU/CSU — pouvaient alterner au pouvoir avec l’appui d’un petit « parti pivot » : le FDP. Ce système a caractérisé l’Allemagne de manière quasiment ininterrompue jusqu’en 2005, soit pendant près de 60 ans (à l’exception de la période 1966-1969). A partir des années 2000, le recul électoral simultané de la CDU/CSU et du SPD a rendu nécessaire le recours à une nouvelle formule politique : la « grande coalition » (Große Koalition) réunissant dans un même gouvernement les deux grandes forces politiques jusque-là rivales et concurrentes. Ainsi, trois des quatre gouvernements dirigés par Angela Merkel entre 2005 et 2021, ont-ils été des gouvernements de coalition associant la CDU/CSU et le SPD. Rappelons ici, car c’est un élément de contexte important, qu’Olaf Scholz, l’actuel Chancelier et candidat du SPD pour ces législatives, était déjà vice-Chancelier dans le dernier gouvernement dirigé par Angela Merkel entre 2018 et 2021.
Or les résultats des dernières Européennes et les sondages en cours semblent indiquer que, pour la seconde fois consécutive, la CDU/CSU et le SPD ne devraient pas parvenir à réunir ensemble la moitié des suffrages des électeurs.
Ces deux partis réunissaient ensemble plus de 80 % des suffrages entre la fin des années 1950 et la fin des années 1980 (jusqu’à neuf électeurs sur dix dans les années 1970, figure 3). Même si corrélation ne vaut pas causalité, il est tout de même assez notable de constater que la formule des « grandes coalitions » semble avoir entraîné l’accélération d’une tendance baissière de longue durée, réduisant considérablement l’assiette électorale des deux forces historiques, lesquelles à partir de la fin des années 2000 peinent à rassembler plus de la moitié des électeurs — à l’exception des élections fédérales de 2013 marquées par l’excellent résultat de la CDU/CSU.
Dans un système de représentation proportionnelle, la conséquence de cette évolution est que les conditions d’une « grande coalition » ne sont plus remplies aujourd’hui. Sauf progression de la CDU/CSU et/ou du SPD dans la dernière ligne droite de la campagne, il est aujourd’hui improbable que ces deux forces politiques disposent d’un nombre suffisant de députés pour reproduire la formule de gouvernement qui caractérisait la période où Angela Merkel dirigeait l’Allemagne. Dans cette perspective, il est aussi intéressant de constater que la troisième force historique de l’Allemagne démocratique, le FDP, se trouve dans une situation particulièrement difficile : ayant de peu dépassé la barre des 5 % aux dernières élections européennes (5,2 %), notre dernier sondage ne lui garantit pas de franchir ce seuil fatidique, en deçà duquel un parti n’a pas accès à la représentation parlementaire, sauf s’il parvient à placer en tête et ainsi à faire élire directement au moins trois députés dans trois circonscriptions.
Les conditions d’une « grande coalition » ne sont plus remplies aujourd’hui.
Jean-Yves Dormagen
Un tel constat permet de souligner combien le système politique allemand est en mutation et surtout, comme dans la plupart des grandes démocraties, en voie de fragmentation. Cette tendance était déjà bien avancée dans l’espace de la gauche, avec l’affirmation d’une force écologiste (Die Grünen) à partir des années 1980 qui atteint les 10 % des suffrages à la fin des années 2000 et d’une gauche radicale (Die Linke) qui obtient jusqu’à 11,9 % des voix aux fédérales de 2009, dans le contexte de la grande crise de 2008.
Cette fragmentation de la gauche explique très largement le recul du SPD que l’on vient d’évoquer, lequel devient particulièrement net au moment même où Die Linke et les Verts approchent ou dépassent chacun les 10 % des suffrages. Les dernières européennes et les sondages en cours marquent une étape supplémentaire dans cette évolution, dont il est évidemment encore bien trop tôt pour établir le caractère conjoncturel ou au contraire durable. Celle-ci résulte principalement de l’émergence de BSW (Bündnis Sahra Wagenknecht — Pour la Raison et la Justice).
BSW est issu d’une scission de Die Linke conduite par Sahra Wagenknecht, laquelle donne son nom à la nouvelle organisation politique — une étrangeté dans un système politique allemand plutôt moins personnalisé que les autres démocraties européennes. Les scissionnistes reprochaient à Die Linke d’être devenus un parti de « bobos » urbains et de s’être trop replié sur le progressisme sociétal au détriment de la question sociale. Mettant en avant un programme social, une critique du « wokisme », une exigence de contrôle de l’immigration et un refus de « l’escalade militaire » en Ukraine, la nouvelle offre politique se voulait mieux ajustée aux attentes des classes populaires et capables de disputer ces dernières à la droite et, en particulier, à l’AfD (Alternative für Deutschland). Ce pari politique se traduit, pour l’instant, plutôt par un échec. Mais BSW a réuni 6,2 % des suffrages aux dernières européennes, dépassant largement Die Linke dont elle a d’ailleurs capté une partie des électeurs.
Ainsi, à la veille du scrutin fédéral, la gauche allemande se révèle particulièrement fragmentée et sans aucune force clairement dominante. Le SPD et les Verts sont au coude à coude avec respectivement 15 % et 13 % des suffrages dans notre sondage de fin janvier. Die Linke semble bénéficier d’une forte dynamique de fin de campagne : passant des 3 % des intentions de vote dans un sondage que nous avions réalisé entre le 26 et le 29 janvier dernier à 7 % deux semaine plus tard (cf. Tab. 2.). Quant à BSW, elle n’est pas encore certaine d’atteindre la barre des 5 % lui assurant une présence au Bundestag, mais ses 4 % ajoutés aux 7 % de Die Linke témoignent de l’existence d’un espace de gauche rupturiste et radical conséquent et se caractérisant par une dynamique de croissance.
Au sein de l’espace conservateur, l’évolution des rapports de forces est, bien évidemment, à attribuer à la montée en puissance de l’AfD. Ce parti eurosceptique et très conservateur, fondé en 2013, a connu un premier succès électoral aux élections fédérales de 2017 avec 12,6 % des voix. Après une période de stagnation relative, sa progression a été importante lors des derniers scrutins pour atteindre 15,9 % des suffrages lors des dernières européennes. Surtout, dans le contexte d’une campagne marquée par les attentats de Magdebourg et de Munich, par les polémiques autour de l’immigration, par les incertitudes sur l’avenir de l’industrie allemande, en particulier automobile, l’AfD semble bénéficier d’une bonne dynamique électorale, malgré une légère tendance baissière ces deux dernières semaines, avec pour conséquence de pouvoir atteindre, voire dépasser la barre des 20 % — soit environ le double de son score de 2021. Un tel résultat marquerait une étape supplémentaire dans la fragmentation du système politique sur fond de polarisation des électorats.
À la veille du scrutin fédéral, la gauche allemande se révèle particulièrement fragmentée et sans aucune force clairement dominante.
Jean-Yves Dormagen
La progression de l’AfD limite le rebond de la CDU et met en danger le FPD
L’analyse des transferts de voix depuis les élections fédérales de 2021 offre un premier éclairage concernant les dynamiques en cours. Elle permet tout d’abord de comprendre pourquoi la progression de la CDU/CSU devrait être contenue et surtout pourquoi elle ne devrait pas retrouver les niveaux qui étaient encore les siens au début des années 2000 — sans même évoquer le scrutin fédéral de 2013 — lors duquel elle avait réuni 41,5 % des suffrages.
La CDU/CSU progresse principalement sur l’électorat du FDP dont elle récupère environ le tiers de l’électorat de 2021 (soit, en simplifiant, environ 4 points) et sur l’électorat du SPD (12 %, soit environ 3 points) ainsi que sur celui des Verts (11 %, soit environ 1,5 point). Mais ces gains ne s’avèrent pas suffisants pour garantir un score plus élevé à la CDU/CSU en raison de son incapacité à fidéliser son propre électorat de 2021 (Tab. 4.). Notre sondage révèle, en effet, que plus du quart de ses électeurs des dernières fédérales (29 %) n’ont pas l’intention de revoter pour elle, pour plus de la moitié d’entre eux parce qu’ils s’apprêtent à voter pour l’AfD. Ce faible taux de fidélisation des électeurs de 2021 constitue d’ailleurs l’indicateur d’une faible dynamique électorale et peut être considéré d’autant plus décevant pour les démocrates-chrétiens qu’ils sont dans l’opposition depuis presque quatre ans. La perte d’une partie des électeurs conservateurs au profit de l’AfD s’inscrit dans une logique de polarisation à l’œuvre au sein des segments les plus conservateurs de l’électorat.
À gauche, plusieurs tendances méritent également d’être soulignées.
La première est celle de la très forte instabilité électorale qui caractérise cet espace : seuls les Verts parviennent à fidéliser plus de la moitié de leurs électeurs de 2021 : 61 % (Tab. 4). Les autres partis de gauche se distinguent par des pertes impressionnantes : le SPD conserverait à peine la moitié de ses électeurs de 2021 (47 %) tout comme Die Linke (44 %), qui a dû affronter la scission menée par Sahra Wagenknecht.
Ces chiffres reflètent deux phénomènes bien distincts.
Le premier consiste dans la migration d’une part significative des électeurs ayant voté en 2021 pour la gauche vers les partis du centre-droit et de la droite : tout particulièrement la CDU/CSU et dans une bien moindre mesure l’AfD. Cette migration se traduit dans le fait que le total des trois partis de gauche (SPD, Die Grünen, Die Linke) pourrait baisser de 45,4 % des suffrages à 35 % (39 % en incluant dans le total des gauches BSW). Le second phénomène, déjà observé dans les contextes français ou espagnols par exemple, consiste en la très forte volatilité au sein même de la gauche. Parmi les électeurs des Verts de 2021, près d’un cinquième s’apprête à voter pour le SPD ou Die Linke (Tab. 4), une proportion comparable à celles des électeurs du SPD qui semblent disposés à voter pour une autre formation de gauche cette fois-ci (21 %). Cette volatilité intra-gauche est encore plus marquée au sein de l’électorat Die Linke, en partie en raison de la scission ayant donné naissance à BSW — puisque près de la moitié de ses électeurs de 2021 (46 %) pourraient voter pour une autre formation de gauche si l’on inclut le mouvement de Sahra Wagenknecht à cet espace. Cette volatilité est une donnée structurelle déjà ancienne et bien perceptible lors de la campagne de 2021, au cours de laquelle les mouvements à l’intérieur de la gauche avaient été spectaculaires — les Verts, par exemple, étaient testés en tête dans les sondages en juin 2021 avec 10 points d’avance sur le SPD pour terminer finalement 10 points derrière les sociaux-démocrates le jour du vote. Nos sondages confirment à quel point la concurrence est à nouveau intense entre les gauches allemandes : il est frappant de constater que des mouvements intra-gauche significatifs sont encore mesurables depuis les élections européennes de 2024 (cf. Tab 5). En termes prédictifs, ils signifient également que les rapports de forces entre les différents partis de gauche peuvent encore évoluer dans les tous derniers jours de campagne, mais aussi que les progrès des uns se feraient nécessairement au détriment des autres, avec pour enjeux dans le cas des petites formations comme Die Linke ou BSW d’être représentées ou non au Bundestag. Ainsi, la dynamique dont bénéficie depuis quelques semaines Die Linke opère au détriment de BSW dans le cadre d’une concurrence intense sur des segments électoraux partagés (Tab. 5).
La progression de l’AfD résulte, quant à elle, d’une double dynamique.
À l’inverse des autres forces politiques, elle semble sur le point de fidéliser dans des proportions spectaculaires ses électeurs de 2021 : 88 % d’entre eux s’apprêteraient à revoter pour elle dimanche prochain (Tab 4). Un tel niveau de fidélisation paraît être un indicateur confirmant la dynamique haussière dont bénéficie l’extrême-droite allemande. Mais l’autre facteur décisif réside surtout dans la capacité de l’AfD à attirer des proportions significatives d’électeurs ayant voté pour d’autres partis en 2021. Sa zone de chalandise est à cet égard particulièrement intéressante à observer : l’AfD ne capte que dans de modestes proportions les électeurs ayant voté pour Die Linke, le SPD et plus encore les Verts en 2021 (Tab. 4), ce qui est cohérent avec les logiques de polarisation qui structurent les électorats. En revanche, elle attire dans des proportions comparables d’anciens électeurs du FDP (19 %) et de la CDU/CSU (15 %). Ce qui constitue un premier indice d’une radicalisation sur sa droite de l’espace conservateur en Allemagne. Par là-même, l’AfD contribue à la réduction sensible de l’espace potentiel du centre-droit et de la droite de gouvernement allemande en réduisant son influence au sein des composantes les plus conservatrices de l’électorat.
Les rapports de forces entre les différents partis de gauche peuvent encore évoluer dans les tous derniers jours de campagne.
Jean-Yves Dormagen
Enfin, les matrices de transferts de voix permettent d’identifier les flux électoraux qui nourrissent l’émergence de l’Alliance Sahra Wagenknecht (BSW).
Ce mouvement qui propose un repositionnement stratégique de la gauche en combinant un programme social avec des positions habituellement associées à la droite sur les enjeux régaliens et en particulier sur l’immigration, tout en prenant ses distances avec le progressisme sociétal, suscite une certaine curiosité.
Notre dernier sondage semble indiquer, sous réserve de confirmation dans les prochains jours et dans les urnes, que la percée de BSW devrait rester très limitée, le mouvement de Sahra Wagenknecht n’étant pas même assuré d’atteindre les 5 % et d’être représenté au parlement. Mais surtout, l’origine de ses voix indique que ce mouvement n’est pas parvenu à mordre significativement sur l’électorat de la droite et plus encore sur celui de l’AfD : seule une proportion tout à fait marginale des électeurs de la CDU/CSU et de l’AfD de 2021 (2 %) ayant l’intention de voter BSW ce dimanche. En réalité, ce sont les anciens électeurs de Die Linke qui semblent représenter l’essentiel du potentiel électoral de BSW. En d’autres termes, BSW n’a pour l’instant pas réellement élargi le cercle électoral de la gauche, mais a contribué, en revanche, à accentuer encore la fragmentation de cet espace politique.
Positionner les électeurs sur les grands enjeux clivants
Ces rapports de forces et ces évolutions sont la manifestation dans l’espace électoral d’une société polarisée sur des enjeux saillants. Même si nos études ne portent que sur la période la plus récente et ne permettent pas de vérifier empiriquement avec certitude l’existence d’une dynamique en ce sens, on peut faire l’hypothèse que cette polarisation va croissant. C’est ce contexte qui permet de comprendre le recul s’inscrivant dans le temps long des deux grandes forces historiques, le SPD et la CDU/CSU — ainsi d’ailleurs que leur tentative de se maintenir électoralement en « radicalisant » leurs positions lors de cette campagne —, la forte progression de l’AfD et sa capacité à occuper le débat électoral, l’effondrement du FDP, mais aussi les recompositions internes à la gauche et la résistance relative des Verts voire des gauches radicales par rapport au SPD.
Pour comprendre la manière dont se structure l’espace électoral en Allemagne et interpréter les dynamiques en cours, nous avons développé la même approche que celle que nous avions mise en œuvre en France, Italie, Espagne et Belgique.
Comme précédemment dans ces pays, nous avons élaboré un test de segmentation reposant sur 30 mesures volontairement très clivantes permettant d’identifier les principaux groupes (clusters) qui composent l’électorat.
Le pari méthodologique sur lequel repose cette approche peut se résumer ainsi : les positions des individus sur les grandes divisions qui traversent une société sont le facteur le plus déterminant de leurs choix électoraux. Ainsi, les positions sur des sujets aussi importants et aussi clivants que les droits des femmes, les droits des LGBT, l’accueil des migrants, le rapport aux étrangers ou à l’islam, les mesures écologiques, les aides sociales, le rapport aux élites politiques, l’Union européenne, le partage des richesses, la peine de mort, etc. sont hautement prédictifs des préférences politiques des individus. Ces positions sont en général stables à moyen terme : on ne passe pas d’une position fermement anti-migrant à une position pro-migrant au cours d’une campagne électorale, de même qu’on ne passe pas d’une position fermement anti-avortement à une position pro-avortement sur un aussi court laps de temps. Plus décisif encore, ces positions sont souvent l’expression d’attitudes profondes qui sont fortement associées à des identités sociales, ce qui explique qu’elles se caractérisent par une très forte inertie.
Une première grande ligne de clivage concentre des enjeux sociétaux et identitaires. La seconde, nettement moins déterminante, porte sur des enjeux sociaux et fiscaux.
Jean-Yves Dormagen
Notre approche vise ainsi non seulement à repérer les grands clivages qui divisent une société, mais aussi à composer des groupes d’électeurs partageant les mêmes valeurs, se caractérisant par des attitudes communes et donc — à condition que la méthode se révèle opérante empiriquement — par des préférences électorales relativement similaires. Cette méthode permet de comprendre finement quel est l’espace électoral de chaque force politique, où se joue la concurrence entre les partis politiques, comment évoluent les rapports de forces électoraux et pour quelles raisons. Elle permet de repérer des groupes de citoyens occupant des positions très tranchées et radicales sur les grands enjeux clivants, mais aussi des groupes de citoyens modérés voire peu positionnés sur la plupart des clivages. Elle offre ainsi un outil permettant de mesurer le plus ou moins haut niveau de polarisation politique d’une société.
Le clivage sur les valeurs sociétales est, en Allemagne comme ailleurs, le plus déterminant
L’analyse des positions des sondés sur les 30 mesures clivantes que nous leur avons soumises permet de repérer deux macro-clivages d’importance par ailleurs inégale.
Une première grande ligne de clivage concentre des enjeux sociétaux et identitaires. Elle oppose des électeurs hostiles à l’immigration, hostiles aux politiques écologiques, autoritaires, hostiles à la présence de l’islam, souvent eurosceptiques et plutôt pro-russe à des électeurs en tout point opposés, donc favorables à l’accueil des migrants, très pro-écologie, tolérant envers l’islam, ouverts à la diversité et féministes. Cette ligne de clivage est commune — avec bien sûr de légères variantes nationales — à tous les pays que nous avons étudiés. C’est elle qui contribue le plus à la polarisation et à la fracturation en cours des sociétés européennes, opposant à chacune des extrémités de ce clivage des groupes très multiculturalistes et progressistes (et qui le sont de plus en plus) à des groupes très identitaires et conservateurs (et qui le sont eux aussi de plus en plus). Cette ligne de fractures, devenue de loin la plus déterminante, correspond globalement assez bien aux clivages sur les « valeurs post-matérialistes » dont l’émergence avait été mise en évidence par Ronald Inglehart dès les années 1970.
La spécificité de l’Allemagne réside dans la contribution de l’écologie au sein de ce clivage. Dans tous les pays que nous avons étudiés jusqu’à présent, les questions écologiques étaient associées à ce clivage sur les enjeux identitaires et les valeurs. Dans tous les pays étudiés, l’écologisme est associé au progressisme tout comme le climato-relativisme et le climato-scepticisme sont associés au conservatisme. Mais nulle part comme en Allemagne l’écologie n’est à ce point un enjeu saillant et clivant. Au sein des 30 mesures qui composent notre test, les quatre plus clivantes concernent pour d’eux d’entre elles l’immigration et pour deux autres l’écologie, ce qui donne d’ailleurs un aperçu des sujets qui contribuent le plus à la polarisation de la société allemande.
Cette force clivante des enjeux écologiques — plus particulièrement énergétiques autour des centrales nucléaires et des centrales à charbon — s’explique probablement par la place des écologistes dans l’espace politique mais aussi — les deux sont liés — par l’importance des politiques publiques de transition. L’Allemagne est, rappelons-le, un pays pionnier dans le domaine de l’écologie politique et les Grünen ont constitué une référence pour le reste des mouvements écologistes européens depuis les années 1980. C’est également l’un des pays qui est allé le plus loin dans la transition énergétique mettant en œuvre un programme de fermeture de ses centrales nucléaires avec l’ambition de les remplacer par une production électrique reposant sur les énergies renouvelables. C’est aussi un pays qui s’est divisé et qui se divise encore sur des politiques de grande ampleur visant à assurer la transition énergétique. Dans un pays dont l’industrie automobile constitue l’un des principaux fleurons industriels, l’interdiction à venir des ventes de voiture à moteur thermique clive ainsi très profondément, comme le confirme l’une des questions de notre test. Il est aussi très révélateur que les mesures portant sur l’interdiction d’installer de nouvelles chaudières au gaz et au fioul à partir de 2024 aient suscité un vif débat dans la société et aient été une source de tensions importantes au sein de la coalition « feu tricolore », tout particulièrement entre les Verts et les libéraux du FDP. Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant que face aux revendications des Verts, le FDP se soit positionné comme le parti des automobilistes et surtout que l’AfD soit sans doute aujourd’hui l’une des forces politiques les plus anti-écologiques et les plus climatosceptiques au niveau européen.
Nulle part comme en Allemagne l’écologie n’est à ce point un enjeu saillant et clivant.
Jean-Yves Dormagen
Une seconde ligne de clivage, nettement moins déterminante, porte sur des enjeux sociaux et fiscaux. Elle oppose des électeurs très hostiles aux hausses d’impôts, à la redistribution et, en particulier, aux aides sociales, assimilées à « de l’assistanat » à des individus qui sont au contraire pro-redistribution et pro-aides sociales. Cette seconde ligne de clivage est aussi nourrie par des attitudes élitaires s’opposant à des attitudes « dégagistes », « antisystèmes » et plutôt « autoritaires ». En résumé, ce second clivage se joue assez largement autour des valeurs du libéralisme économique et du rapport au système.
Les deux lignes de clivages que l’on vient de décrire sont de loin les plus déterminantes (surtout la première) et les plus explicatives des choix des électeurs allemands.
Notre méthode consiste ensuite à réunir les électeurs partageant des positions communes sur les versants des grands clivages que l’on vient de présenter. Nous appelons « cluster électoral » un groupe d’électeurs positionnés sur les mêmes versants des différents clivages et qui présentent le même niveau de radicalité (ou au contraire de modération) sur ces différents enjeux. Dans le cas allemand, comme dans les cas français, italiens et espagnols, nous avons décidé de réunir ces électeurs en 16 groupes (clusters, Tab. 6). Pour une présentation détaillée de ces groupes, nous renvoyons le lecteur aux fiches détaillées qui les concernent sur le site de Cluster 17 1.
Une polarisation accrue ?
Les positions des sondés sur les mesures que nous leur avons soumises confirment que l’Allemagne, contrairement à certains stéréotypes encore largement véhiculés, se présente comme un pays clivé sur de nombreux enjeux ; un pays dont les lignes de fracture ne sont d’ailleurs pas si différentes de celles que l’on peut observer dans les autres grands pays européens et sans doute dans les États-Unis de Donald Trump. L’intensité des clivages semble, cependant, un peu moins forte que dans des pays comme l’Espagne ou la France. D’autre part, comme nous ne disposons pas de données longitudinales, il nous est difficile d’établir empiriquement si cette polarisation s’accentue ou non. Cependant, l’analyse des dynamiques électorales par clusters semble plutôt attester qu’une dynamique de polarisation affecte bien la société allemande.
En effet, plus une société est clivée et polarisée et plus le corps électoral y sera segmenté de manière rigide selon les positions des individus sur les clivages les plus saillants. Dans nos catégories d’analyse, cela se traduira par des clusters qui évolueront vers toujours plus d’homogénéité politique, en ayant tendance à s’orienter exclusivement vers la gauche, le centre ou la droite et plus encore, si l’offre électorale le permet, vers des forces de gauche radicale ou de droite radicale. L’Espagne offre un bon exemple d’une telle situation : à l’exception des régions où les indépendantistes sont forts, celle-ci présente une très forte bipolarisation politique avec très peu de zones de concurrence entre les gauches d’un côté et les droites de l’autre. En termes de clusters, seuls trois des seize groupes espagnols étaient réellement disputés entre le PSOE et le PP lors des législatives de 2023. Autre indicateur de la polarisation espagnole, des forces radicales se sont affirmées ces dernières années en prospérant sur les clusters les plus progressistes ou les plus conservateurs : Podemos puis Sumar sur la gauche et Vox sur la droite.
En Allemagne, dans la moitié des clusters, la concurrence se joue principalement et parfois exclusivement entre les gauches ou, à l’opposé de l’espace des valeurs, entre les droites.
Jean-Yves Dormagen
La segmentation par clusters de l’Allemagne offre un cadre d’observation assez différent. Les votes, tout particulièrement en faveur des deux grandes forces historiques que sont le SPD et la CDU/CSU, y apparaissent beaucoup plus transversaux ou si l’on préfère beaucoup moins localisés dans des espaces idéologiques circonscrits et précis.
La reconstitution des votes aux élections fédérales de 2021 en offre une claire illustration (Tab 7.). Lors de ce scrutin, le SPD a obtenu plus de 20 % des voix dans 9 clusters sur 16 et plus de 10 % dans 13 clusters sur 16. De même aux élections européennes de 2024, la CDU/CSU a obtenu au moins 20 % des voix dans 12 clusters sur 16, soit dans tous les clusters à l’exception des trois plus à gauche sur l’axe du progressisme sociétal et de l’écologie et d’un cluster très conservateur et antisystème où l’AfD est très puissante. Une telle transversalité des votes ne se retrouve ni en Espagne, ni en France, ni en Italie. Celle-ci emporte d’ailleurs une conséquence électorale majeure : 6 clusters sont très concurrentiels entre le SPD et la CDU/CSU et ce sont au total 10 des 16 clusters que l’on peut considérer comme étant au moins un peu concurrentiels, si l’on prend pour critère que les droites et les gauches y réunissent chacunes plus de 15 % des suffrages.
Mais les évolutions en cours pourraient, si elles se confirmaient non seulement dimanche prochain et plus encore dans les années à venir, dessiner un autre panorama.
Dans notre sondage « intentions de vote » réalisé fin janvier, on mesure une réduction de cette transversalité des votes : à trois semaines du scrutin, seuls 8 clusters sur 16 restent, à des degrés divers, au moins un peu disputés entre les gauches d’un côté et les droites de l’autre (Tab. 9.). Interprété dans l’autre sens, cela signifie que dans la moitié des clusters la concurrence se joue principalement et parfois exclusivement entre les gauches ou, à l’opposé de l’espace des valeurs, entre les droites. Cette évolution semble bien s’inscrire dans une dynamique de polarisation : elle résulte, en effet, principalement de la quasi-disparition de la gauche, en l’occurrence du SPD, de trois clusters parmi les plus à droite sur l’axe des enjeux sociétaux : les Réfractaires, les Conservateurs et les Antisystèmes. Cette disparition de la gauche qui se fait largement au bénéfice de l’AfD est peut-être la conséquence d’une radicalisation de ce segment électoral sur des enjeux tels que l’immigration ou l’écologie dont on a souligné précédemment le caractère déterminant en Allemagne.
Quoi qu’il en soit, la comparaison du vote par clusters entre les élections fédérales de 2021 (Tab. 7) et les intentions de vote de 2025 (Tab. 9) semble bien confirmer une évolution des électeurs allemands vers une plus grande polarisation des attitudes et des votes. En 2025, les 3 groupes les plus progressistes (25 % des électeurs) ne votent que pour des formations de gauche quand cinq des six clusters les plus conservateurs ne votent plus quasiment désormais que pour des formations de droite (32 % des électeurs). Il en résulte que les clusters (plus ou moins) polarisés représentent 57 % de l’électorat en 2025 contre seulement 45 % lors des dernières élections fédérales de 2021.
Reste, pour conclure, à tenter de mesurer à quelles forces profitent ces logiques clivantes et cette probable polarisation en cours.
L’évolution des rapports de forces électoraux observables depuis 2021 semble confirmer que la polarisation favorise logiquement les forces positionnées sur les positions les plus tranchées des clivages et celles dont les électorats sont les plus homogènes et à l’inverse qu’elle dessert les partis dont les coalitions sont larges et hétérogènes.
L’AfD, qui pourrait doubler ses voix entre 2021 et 2025, apparaît comme la principale bénéficiaire des dynamiques en cours. Sa progression enregistrée lors des dernières élections européennes et qui devrait encore, sauf surprise, s’amplifier dimanche prochain se réalise uniquement au sein des quatre groupes les plus conservateurs, les plus identitaires et les plus hostiles à l’écologie : Réfractaires, Conservateurs, Antisystèmes et Patriotes, au sein desquels elle connaît une progression moyenne de 28 points de pourcentages pour atteindre respectivement 31 %, 51 %, 70 % et 57 % des intentions de vote. 9). Dans le reste de l’espace, sa dynamique est parfaitement négligeable. Le score élevé attendu pour l’AfD peut donc s’interpréter comme un effet de la radicalisation à l’œuvre au sein du pôle le plus conservateur de l’électorat ; une radicalisation qui a pour conséquence la quasi-disparition de cet espace du SPD et du FDP — qui à eux deux captaient un tiers de ces électeurs — et qui limite fortement l’ampleur du rebond de la CDU/CSU, puisque celle-ci non seulement ne capitalise pas, à ce stade de la campagne, sur sa position d’opposant parmi ces électeurs conservateurs mais tend même à reculer légèrement parmi eux.
La polarisation favorise logiquement les forces positionnées sur les positions les plus tranchées des clivages et celles dont les électorats sont les plus homogènes et à l’inverse qu’elle dessert les partis dont les coalitions sont larges et hétérogènes.
Jean-Yves Dormagen
À l’opposé, dans les groupes les plus progressistes, on observe une forte progression de Die Linke, une bonne résistance des écologistes et, à l’inverse, un léger recul du SPD. Les partis les plus fortement positionnés sur le principal clivage — celui de l’écologie et des valeurs progressistes — sont aussi ceux qui résistent le mieux dans un contexte difficile pour la gauche. C’est déjà cette progression parmi les Multiculturalistes et les Progressistes qui avaient permis aux Verts de bien résister lors des dernières Européennes. Cette polarisation en cours, qui se fait sans doute aussi en réaction à la progression de l’AfD, particulièrement identifiable dans les deux groupes les plus à gauche et les plus écologistes (Multiculturalistes et Progressistes) explique à la fois la bonne dynamique de Die Linke et le fait que les Verts parviennent à mieux fidéliser que le SPD leurs électeurs de 2021.
Les perdants de la polarisation sont les forces historiques qui ont dominé la démocratie allemande depuis 1949. L’évolution du FDP constitue un cas d’école. Son échec cinglant lors des dernières européennes qui devraient se confirmer lors des élections fédérales était inscrit dans la structure de son électorat : contrairement à ce que pourrait laisser penser son image de parti « centriste », sa base électorale penche à droite, voire très à droite. En 2021, il avait obtenu 24 % des suffrages au sein du groupe le plus conservateur et le plus identitaire (les Patriotes) et les 6 clusters les plus conservateurs lui avaient accordé en moyenne 21 % de leurs suffrages (contre 5 % dans les 6 clusters les plus à gauche). Ce constat signifie que son électorat de 2021 se composait largement d’électeurs très hostiles à l’écologie, très libéraux sur le plan économique, très identitaires et conservateurs sur les valeurs, donc peu disposés à apprécier une coalition électorale conduite par le SPD et menant une politique en partie influencée par les Verts. En conséquence, le FDP a perdu plus des deux tiers de ses voix dans cet espace conservateur très largement au bénéfice de l’AfD (parmi les plus radicaux) ou de la CDU/CSU dans les groupes plus modérés.
Le SPD risque lui aussi d’être l’un des grands perdants des dynamiques en cours. Comme nous l’avons déjà évoqué, il pourrait perdre sur les deux pôles : à droite, bien évidemment où il est en voie de disparition au bénéfice de l’AfD, mais aussi parmi les Multiculturalistes qui semblent sur le point de lui préférer les Verts et Die Linke. Dans son cas, l’addition électorale menace d’être élevée — comme elle l’a déjà été aux européennes, car il est aussi en train de perdre la bataille des clusters modérés face à la CDU/CSU — sans doute en raison de l’impopularité du chancelier Olaf Scholz et de sa coalition. C’est d’ailleurs cette bataille des modérés, du centre et des libéraux qui a permis à la CDU/CSU d’enregistrer un rebond de près de 6 points aux européennes ; un rebond dont les sondages indiquent qu’il devrait se confirmer lors des élections fédérales à venir. Mais si ce rebond est aussi limité — rappelons que 30 % représenterait le second plus mauvais résultat des démocrates-chrétiens depuis 1949 — c’est, là aussi, parce que la CDU/CSU pâtit des logiques clivantes et de la polarisation.
Depuis 2021, la formation de Friedrich Merz recule légèrement parmi les groupes les plus polarisés : bien que dans l’opposition, elle pourrait voir son score encore baisser dans les groupes progressistes et dans les 3 groupes les plus conservateurs. Elle est aussi en léger recul dans des groupes plutôt antisystèmes : Défiants et Réfractaires. En résumé, sa base électorale tend à se rétrécir sur un espace modéré, libéral et élitaire. Une telle évolution n’est guère rassurante pour elle à la veille d’accéder probablement aux responsabilités.
Les perdants de la polarisation sont les forces historiques qui ont dominé la démocratie allemande depuis 1949.
Jean-Yves Dormagen
Enfin pour terminer, l’approche par clusters permet de comprendre les difficultés que rencontre le mouvement de Sahra Wagenknecht pour rassembler des électeurs et espérer franchir la barre des 5 % dimanche prochain. L’offre de BSW se heurte aux logiques du clivage actuellement le plus déterminant : celui sur les identités et les valeurs. Dans les groupes les plus à gauche sur ce clivage, ses positions sur les questions sociétales suscitent visiblement le rejet comme en attestent ses résultats aux Européennes et dans les sondages d’intentions de vote. Presque personne dans les trois groupes les plus progressistes ne semblent avoir l’intention de voter pour BSW (Tab. 9). À l’opposé, dans les groupes les plus conservateurs, l’AfD se révèle bien mieux disant sur les questions migratoires ou le rejet du « wokisme » avec pour conséquence de ne presque jamais être le premier choix des électeurs. Finalement BSW propose une offre qui n’est ajustée qu’au second clivage : celui sur les questions sociales et le rejet des élites. C’est d’ailleurs au sein des groupes les plus alignés sur cet axe du dégagisme que très logiquement BSW réunit des électeurs : parmi les groupes que nous avons nommés « les Révoltés », les « Défiants » et les « Réfractaires » (ainsi un peu que chez les « Éclectiques »).
Ce que révèle, au fond, les difficultés de BSW à sortir de sa niche électorale, c’est la logique des clivages qui domine aujourd’hui en Allemagne comme dans la plupart des pays occidentaux : les enjeux de « classes » et la question sociale sont devenus, au moins provisoirement, moins polarisants et mobilisateurs que les enjeux migratoires, identitaires et — tout particulièrement dans le contexte allemand — écologiques.