Doctrines de la Russie de Poutine

La réponse de Vladimir Poutine à Donald Trump : entretien inédit

À la tête du pays le plus sanctionné au monde et alors que la nouvelle administration américaine semble se plier à toutes ses demandes, le maître du Kremlin met en scène son retour sur la scène internationale

Dans son dernier grand entretien, Vladimir Poutine annonce une nouvelle réalité : le partage de l’Ukraine marquera le retour du temps des Empires — la « normalisation » avec Washington marquera la vassalisation définitive du continent.

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Guillaume Lancereau
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© Artem Priakhin/SOPA Images

Ce mercredi 19 février, Vladimir Poutine livrait à plusieurs médias du pays sa lecture des négociations en cours à Riyad entre les États-Unis et la Russie. Après l’alignement profond de la Maison Blanche de Donald Trump sur les positions du Kremlin marqué par un appel historique, c’est un tout autre visage des relations russo-américaines que le président Poutine entendait dessiner  : celui d’une compréhension mutuelle, d’une ouverture propice au dialogue fructueux, d’une prise de conscience des intérêts communs à l’entretien d’une coopération diplomatique —  de fait, les deux pays rétablissent leurs ambassades respectives dans leurs proportions normales, au lieu du format réduit qu’elles présentent aujourd’hui — , économique —  notamment en matière énergétique — , mais aussi spatiale.

Quelques heures plus tard, Donald Trump s’exprimait lui aussi à ce sujet, donnant le sentiment d’un revirement plus total encore, puisqu’il affirmait, à contre-courant de ce qu’a continûment soutenu le président Biden, que les autorités ukrainiennes étaient elles-mêmes responsables de la guerre avec la Russie, mais aussi que l’Ukraine devait organiser de nouvelles élections avant l’ouverture de tout processus de négociation. Du côté des médias états-uniens, beaucoup s’alarment de cet alignement inédit avec la Russie, dont Trump annonce la fin de l’isolement. Kirill Dmitriev, PDG du fonds souverain Russian Direct Investment Fund et l’un des participants aux négociations côté russe, a d’ores et déjà déclaré que certaines entreprises états-uniennes pourraient revenir en Russie dès le deuxième trimestre de l’année en cours.

La partie de la déclaration de Vladimir Poutine qui intéresse le plus notre continent est toutefois celle où il étrille l’Europe en continuité avec les paroles de J. D. Vance à Munich, en accusant ses dirigeants d’« hystérie » collective et en les accusant d’avoir organisé en sous-main l’attaque de la station de pompage de pétrole de Kropotkinskaja qui a eu lieu dans la nuit de dimanche à lundi — désormais hors service après les frappes de six drones ukrainiens. L’objectif de Vladimir Poutine s’inscrit dans un arc de possibilités : a minima désintéresser les États-Unis du sort de l’Europe  ; a maxima créer un nouveau partenariat économique et stratégique en profitant des vents favorables qu’apportent la présidence de Donald Trump  ; dans tous les cas, rejeter sur l’Europe la responsabilité du déclenchement et de la poursuite de cette guerre — autant de signaux qui ressemblent fort à la préparation de sa prochaine agression territoriale.

Comme l’écrivait récemment Hans Stark : « Comparés aux taux de production russes, aux taux d’usure en Ukraine et aux énormes lacunes après 30 ans de ‘dividendes de la paix’, force est de constater que l’Allemagne ne sera pas en mesure d’offrir la dissuasion attendue par ses partenaires si la Russie décidait d’affronter directement l’OTAN sur le plan militaire dans cinq à huit ans. De même, les augmentations de production d’alliés importants comme la France ou la Grande-Bretagne ne suffiront pas à garantir un approvisionnement adéquat dans un conflit hypothétique ». Mais il n’est même pas certain que l’Europe ait « cinq à huit ans » devant elle. 

Tout le monde s’interroge sur les résultats des négociations de Riyad. Je suis sûr que vous avez déjà reçu des informations à ce sujet. Quel est votre opinion là-dessus  ? Peut-on dire qu’il en est ressorti un résultat positif  ?

Bien sûr, on m’en a informé, et j’estime que ces négociations sont particulièrement fructueuses. La première chose que je tiens à souligner est que nous nous sommes mis d’accord avec les États-Unis pour retrouver un fonctionnement normal de nos institutions diplomatiques. Les expulsions permanentes de diplomates, que ce soit de Washington ou de Moscou, ne mènent à rien. À ce régime, il ne restera bientôt plus personne dans les ambassades, si ce n’est le personnel d’entretien — leur travail est bien sûr des plus précieux, mais ce n’est pas exactement la raison pour laquelle il existe des représentations diplomatiques. Voilà donc pour le premier point.

Ensuite, il me semble que nous avons franchi une étape importante en direction d’une reprise de la coopération sur une série de dossiers qui intéressent les parties en présence  : le Moyen-Orient au sens large, y compris la question de la présence russe en Syrie, mais aussi le règlement du conflit israélo-palestinien. Sur ce terrain, de nombreuses questions exigent une implication conjointe des États-Unis et de la Russie, même si nous continuons naturellement à accorder la priorité à la situation en Ukraine.

D’autres questions sont au centre de nos préoccupations communes : l’économie, la coopération avec les États-Unis sur le marché mondial de l’énergie, mais aussi l’espace, où astronautes américains et cosmonautes russes continuent de travailler ensemble sur la station spatiale internationale. Malgré toutes les difficultés qui se sont accumulées au cours des trois années passées, le travail se poursuit et les perspectives sont encourageantes. Tous ces sujets ont été discutés et examinés à Riyad, d’où mon sentiment positif. 

Dans l’ensemble, d’après ce que l’on m’a rapporté, la rencontre s’est déroulée dans une atmosphère bienveillante. Côté américain, les représentants n’étaient pas les interlocuteurs auxquels on nous avait habitués ces derniers temps, mais des personnes bien disposées vis-à-vis du processus de négociations, dépourvues de préjugés et de jugements sur les actions et les décisions passées, prêtes à travailler avec nous. Autrement dit, rien de ce à quoi on nous avait habitués dans les précédents échanges bilatéraux. 

Lors de la rencontre entre la délégation américaine, menée par Marco Rubio, et une délégation russe menée par Sergueï Lavrov, Washington a signalé vouloir « prendre les mesures nécessaires pour normaliser le fonctionnement de nos missions diplomatiques respectives ». Rubio et Lavrov ont convenu de nommer des équipes afin de « commencer à travailler sur une voie permettant de mettre fin au conflit en Ukraine dès que possible d’une manière qui soit durable et acceptable pour toutes les parties ».

Pendant ce temps, les Européens s’alarment, presque saisis de panique à l’idée d’être tenus à l’écart des négociations. De même pour les responsables ukrainiens. Tout le monde veut avoir son mot à dire. Comment faut-il se comporter avec eux  ?

Son mot à dire sur quoi  ? Comme je viens de le dire, l’objectif et le propos de ces négociations était la reprise des relations russo-américaines. Quelqu’un s’est-il mis en tête de se poser en intermédiaire entre la Russie et les États-Unis  ? Cela sonne comme une exigence un peu démesurée. 

Le point important ici, comme dans toute résolution de crises aigües, à commencer par celle qui se déroule en Ukraine, est toujours le fait qu’en l’absence d’un climat de confiance entre la Russie et les États-Unis, un certain nombre de problèmes restent insolubles. Y compris l’Ukraine. Tout l’enjeu de cette rencontre était précisément de restaurer ce juste niveau de confiance entre la Russie et les États-Unis.

Vladimir Poutine met en scène le dialogue entre les États-Unis et la Russie pour insister implicitement sur le rang que celle-ci aurait récupéré après le « désastre géopolitique » de la fin de l’URSS.

Pour ce qui concerne les autres parties, la Russie, premièrement, ne s’est jamais opposée au dialogue avec les Européens. Elle n’a jamais refusé d’entrer en négociation avec l’Ukraine, jamais. Le refus est toujours venu de nos « partenaires », pour ainsi dire, dans ces négociations. Les Européens ont interrompu tout dialogue avec la Russie, tandis que l’Ukraine s’est elle-même interdit de mener des négociations, en sortant délibérément du processus d’Istanbul et en l’annonçant publiquement. On ne peut obliger personne à négocier. Comme nous l’avons dit et répété une centaine de fois  : s’ils veulent discuter, qu’ils le fassent savoir, nous sommes prêts à revenir à la table des négociations à tout moment.

En revanche, nous ne nous mêlons pas des relations euro-atlantiques. Nous ne spéculons pas sur leur développement ni sur les tensions qui surgissent entre les États-Unis et leurs alliés. Cependant, puisque nous en sommes à parler d’eux, il faut bien dire qu’ils sont les seuls responsables de la crise en cours.

Dans un entretien avec la télévision russe le 28 janvier, Vladimir Poutine avait déclaré : « Trump mettra rapidement de l’ordre là-dedans. Vous verrez, cela arrivera très vite. Et bientôt, les élites européennes se jetteront aux pieds de leur maître en agitant doucement la queue. Vous verrez que chaque chose rentrera très vite à sa place ».

À l’époque de son premier mandat présidentiel, Trump avait été accusé d’entretenir des relations privilégiées avec la Russie, elle-même accusée d’ingérence dans les élections. On a mis sur pied une équipe pour étudier son cas, on l’a traîné de tribunal en tribunal, on a établi une commission d’enquête spéciale au Congrès, sans jamais rien confirmer — et rien ne pouvait l’être, puisqu’il ne s’est jamais rien produit de tel.

Que nous a montré tout récemment encore cette nouvelle campagne électorale  ? Tous les dirigeants européens, sans exception, sont intervenus directement dans le processus électoral des États-Unis. Ils sont même allés jusqu’à insulter l’un des candidats  ! 

En intégrant le narratif évidemment exagéré de Donald Trump (« Tous les dirigeants européens, sans exception »), Vladimir Poutine cherche à obtenir deux effets : persuader la population russe que l’Europe serait en train de proactivement chercher à obtenir des changements de régimes ; reconnaître la légitimité de la réalité alternative mise en scène par Donald Trump pour son usage aux États-Unis. Le président des États-Unis est déjà tombé à plusieurs reprises dans ce piège

Quant à nous, il est clair que nous avions notre préférence, mais nous ne nous sommes jamais permis d’interférer. Nous nous sommes bien gardés de proférer des insultes ou de faire des déclarations agressives en direction d’un quelconque candidat. En clair  : nous nous sommes abstenus de toute ingérence, contrairement aux Européens.

Plus généralement, je dois dire en toute honnêteté que je suis très frappé par la retenue dont fait preuve Donald Trump vis-à-vis de ses alliés, qui se sont comportés avec lui de la manière la plus grossière. Malgré cela, le président nouvellement réélu se montre assez convenable dans ses relations avec eux.

Et d’ailleurs, personne ne s’en cache. Puisque nous parlons du règlement du conflit en Ukraine, les États-Unis travaillent, de fait, avec leurs alliés européens. M. Kellogg, pour autant que je sache, se trouve à Kiev en ce moment, c’est bien cela  ? Plus tôt, il a rencontré les Européens, et maintenant, c’est au tour du président français de se rendre à Washington, suivi du Premier ministre britannique. Rien n’est tenu secret  : les États-Unis discutent en permanence avec leurs alliés.

De notre côté, nous nous posons, par exemple, la question du renouvellement du traité New START. Tout le monde semble l’avoir oublié, mais je rappelle que ce Traité de réduction des armes stratégiques expire dans un an tout juste, en février 2026. Est-ce que les Européens ont l’intention de faire office d’intermédiaires entre la Russie et les États-Unis à ce propos  ? Sans doute pas. Alors qu’est-ce qui nous vaut toute cette hystérie  ? Elle est complètement déplacée.

En agitant le spectre de la fin du traité New START, Poutine omet sciemment de rappeler qu’il a lui-même, il y a exactement un an dans son discours annuel sur l’état de la nation, suspendu la participation de la Russie au traité. Sans emporter de conséquences autres que politiques, cette annonce s’inscrivait dans la stratégie du président russe d’usage de la rhétorique nucléaire — en l’occurrence la menace verbale du réarmement — à des fins diplomatiques.

Au niveau du processus de négociation, le président Trump m’a assuré lors d’un entretien téléphonique, et je peux le confirmer, que les États-Unis partaient du principe que l’ensemble du processus devait intégrer à la fois la Russie et l’Ukraine. Personne n’a l’intention d’exclure l’Ukraine de ce processus. Il n’y a donc aucune raison de réagir à la rencontre russo-américaine comme on l’a fait.

Il semblerait que le secrétaire d’État américain Marco Rubio ait promis de tenir ses alliés européens au courant des discussions.

Oui, nous le voyons bien, nous sommes au courant. Nous ne manquerons pas pour notre part d’informer nos amis au sein des BRICS, dont nous connaissons l’intérêt pour la restauration des relations russo-ukrainiennes et le règlement de cette crise, la cessation des hostilités. Nous traitons les propositions qu’ils ont faites avec respect et attention, comme je l’ai signalé à plusieurs reprises, et nous les informerons dans les meilleurs délais du bilan des négociations russo-américaines.

Et quand allez-vous rencontrer Poutine… Pardon, Trump  ?

Je le vois tous les jours, quand je me regarde dans la glace (rires).

Ce lapsus est révélateur de l’alignement entre Trump et Poutine. L’histoire des leaders et des glaces est longue et complexe, allant du « Miroir des princes » (Specula principum) à une anecdote, rappelée par Adam Curtis : Richard Nixon, alors président des États-Unis, avait confié à son psychiatre que lorsqu’il se regardait dans le miroir le matin, il ne voyait personne.

Vous savez, tout cela demande une certaine préparation. Je serais ravi de rencontrer Donald, cela fait bien longtemps que nous ne nous sommes pas vus. Je ne peux pas dire que lui et moi soyons proches mais, pendant les quatre années de son premier mandat, nous nous sommes rencontrés plusieurs fois et avons discuté de manière assez équilibrée de nos perspectives en matière de relations internationales. Aujourd’hui encore, je serais ravi de le rencontrer et je pense que c’est un sentiment partagé, à en juger par le ton de notre dernier échange téléphonique.

Or dans la situation où nous nous trouvons, il ne suffit pas de se rencontrer, de boire un thé ou un café, de passer du temps ensemble et de causer d’avenir. Il faut que nos équipes respectives planchent en amont sur les dossiers d’intérêt vital pour les États-Unis ou pour la Russie — et l’Ukraine en fait partie — afin d’aboutir à des solutions satisfaisantes pour les deux parties, ce qui est loin d’être une tâche facile.

La stratégie de négociation de Vladimir Poutine est clairement énoncée : il compte profiter de l’intérêt de Donald Trump à se présenter comme le pacificateur en Ukraine pour remettre sur la table l’ensemble des sujets qui intéressent aujourd’hui le régime russe, en commençant par sa reconnaissance du statut de grande puissance. 

Je me suis déjà exprimé sur ce sujet. Lorsque M. Trump était encore candidat aux élections présidentielles états-uniennes, il évoquait la possibilité de résoudre, par exemple, la crise ukrainienne en des délais particulièrement courts. Une fois élu, lorsqu’il a commencé à recevoir les informations venues des services de renseignement et d’autres administrations, il a changé son fusil d’épaule et réévalué ce délai à six mois. Ce n’est pas le lieu ni le moment de parler de délais, mais je tiens à souligner qu’il s’agit là d’une évolution tout à fait naturelle  : il n’y a rien d’extraordinaire à ce que le président des États-Unis ait modifié son approche lorsqu’il a commencé à recevoir des informations objectives. Il faut donc laisser le temps au temps. Combien de temps faudra-t-il, je ne peux pas l’affirmer pour l’instant, mais nous avons l’intention d’organiser une rencontre à cette fin. Je suis moi-même très déterminé à ce qu’elle ait lieu mais, je le répète, elle exige une préparation de fond si on veut qu’elle débouche sur des résultats.

Comme le rappelle Michel Foucher, la méthode de négociation du Kremlin procède de la doctrine Gromyko, qui fut ministre des affaires étrangères de l’Union soviétique (1957-1985). Elle tient en trois points : « demandez le maximum, y compris ce que vous n’avez jamais eu ; présentez des ultimatums car vous trouverez toujours un Occidental prêt à négocier ; enfin, ne cédez rien, car vous trouverez toujours une offre correspondant à ce que vous recherchez — exigez plus afin d’obtenir le tiers ou la moitié de ce que vous n’aviez pas au départ ».

Comme je l’ai déjà mentionné, il existe de nombreux terrains propices à la coopération  : la stabilité économique, le Moyen-Orient largement compris, la coopération sur le plan économique, avant tout dans le domaine de l’énergie.

J’ai gardé en mémoire une conversation téléphonique que nous avons eue tous les trois  : le président des États-Unis Donald Trump, le roi d’Arabie Saoudite et votre humble serviteur. Nous y avions longuement évoqué toutes les questions relatives au marché énergétique global. C’est ce genre de format, cette nature de discussions qu’il nous faut aujourd’hui.

Je profite de cette occasion pour adresser mes sincères remerciements aux dirigeants de l’Arabie Saoudite, au roi et au prince héritier, pour avoir aimablement proposé Riyad comme lieu de rencontre au sommet entre la Russie et les États-Unis et pour y avoir insufflé l’atmosphère la plus bienveillante. J’appellerai le prince héritier dans les prochains jours — pas aujourd’hui, je suis en déplacement à Saint-Pétersbourg — pour le remercier personnellement.

Vladimir Poutine construit tout son entretien pour remettre en question l’isolement russe et montrer qu’il peut désormais se déplacer librement. Comme nous le montrions dans une étude : Poutine voyage deux fois moins hors de son pays depuis 2022. La Russie est encore aujourd’hui le pays le plus sanctionné au monde, loin devant l’Iran, la Syrie ou la Corée du Nord. En mars 2023, la Cour pénale internationale (CPI) a délivré un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine — le premier visant un dirigeant de l’un des cinq pays membres permanents du Conseil de sécurité.

Permettez-moi de vous interroger sur le cours de l’opération militaire spéciale, qui se poursuit malgré les négociations. Quelles sont les nouvelles du front en ce moment ?

Vous les connaissez, puisqu’elles proviennent de vos collègues, les correspondants de guerre, des personnes exceptionnellement bien informées, courageuses et qui, disons-le franchement, accomplissent avec héroïsme la mission qui est la leur, leur devoir citoyen et professionnel, celui d’informer objectivement la société russe — et, d’ailleurs, le monde entier — sur ce qui se passe réellement sur la ligne de front.

Le fait de parler de « correspondants de guerre » (voennye korrespondenty), dans un pays où l’on peut être arrêté pour avoir prononcé le mot « guerre » (vojna), pourrait surprendre. En réalité, voilà un moment que l’hypocrisie langagière généralisée s’est atténuée. Le 16 décembre dernier, Poutine parlait déjà du « régime de Kiev contre lequel nous sommes en guerre » (my vojuem) ; le 22, il évoquait la nécessité de « terminer cette guerre » ; quelques mois plus tôt, le 22 mars, le secrétaire de presse de Vladimir Poutine, Dmitrij Peskov, avait déclaré que ce qui avait commencé comme une opération militaire spéciale en Ukraine était déjà devenu « une guerre » pour la Russie (dlja nas ėto uže stalo vojnoj). Vu les tombereaux d’articles que chacune de ces prises de parole a suscitées, on pourrait même se demander si le Kremlin ne s’est pas donné pour stratégie d’occuper les esprits du journalisme occidental en lâchant périodiquement le mot « guerre » ou une variation sur ce thème.

Les informations les plus fraîches que j’ai reçues datent d’une heure à peine. Cette nuit, les soldats de la 810ᵉ brigade ont franchi la frontière de la Fédération de Russie et ont pénétré en territoire ennemi. Nos troupes progressent sur l’ensemble de la ligne de contact.

L’attaque de drones qu’a subie une station pétrolière dans la région de Krasnodar pourrait-elle être une réponse de Zelensky au rétablissement de relations positives entre la Russie et l’Amérique, ainsi qu’aux processus en cours ?

Je ne saurais le dire, il m’est difficile de juger de ce qui s’est passé mais, comme cela s’est passé, il faut bien avancer une explication. 

Sur de nombreux points, il m’est difficile de vous apporter une réponse immédiatement, mais la première chose que je voudrais vous dire, même si elle peut paraître surprenante, c’est qu’une attaque de ce genre est impossible sans reconnaissance spatiale. Or, ces données de haute précision concernant les cibles à frapper, l’Ukraine les reçoit de la reconnaissance spatiale opérée par ses alliés occidentaux. Qui concrètement a transmis ces données, qui a livré à l’Ukraine des images satellites des unités du « Consortium du Pipeline de la Caspienne » (CPC) ? Je l’ignore. La seule chose que je peux affirmer avec certitude, c’est que les forces armées ukrainiennes ne sont pas capables de produire ces données elles-mêmes, puisqu’elles ne disposent pas des moyens satellitaires correspondants.

Par ailleurs, ce site ne disposait pas — et ne dispose toujours pas — de systèmes de PVO, des systèmes russes de défense anti-aérienne. La raison en est simple  : nous partions du postulat que ce site ne pouvait pas être une cible militaire, car il ne s’agit même pas, à proprement parler, d’un site russe, mais d’une infrastructure énergétique internationale. Les actionnaires du Consortium du Pipeline de la Caspienne sont des compagnies américaines (Chevron, il me semble) et européennes (dont Eni), et secondairement russes, avec Lukoil.

Le transit lui-même ne nous rapporte que quelques kopecks. Pour nous, ça n’a aucun intérêt économique. Nous nous contentons de rendre un service à nos amis kazakhs et à leurs partenaires qui travaillent au Kazakhstan. Et pour ce qui concerne le pétrole extrait dans le cadre d’un accord de partage de production, il est de facto la propriété des entreprises qui l’extraient  : en l’occurrence, des entreprises américaines et européennes. Bien sûr, on ne parle pas dans ce cas de volumes critiques, mais tout de même significatifs, à l’échelle des marchés mondiaux. Lancer une attaque sur un tel site, qui plus est en y consacrant six drones, ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur le marché énergétique mondial. L’une des raisons ici tient aux délais relativement longs des réparations à venir, puisque le site en question a été construit principalement avec des matériaux occidentaux.

Or je viens d’apprendre que les Européens avaient prolongé leurs sanctions, notamment en interdisant la livraison à la Russie d’équipements occidentaux servant à l’extraction du pétrole ou du gaz. Qu’est-ce que cela signifie  ? L’Ukraine a frappé cette station il y a deux jours et, deux jours plus tard, les Européens déclarent qu’il est impossible d’y effectuer des réparations, car l’essentiel des infrastructures sont de production européenne, notamment de la compagnie allemande Siemens. Même dans l’hypothèse où ces équipements arrivaient en Russie demain ou après-demain, cela prendrait encore six à huit semaines pour réparer l’ensemble des dégâts. Désormais, on peut être sûr qu’ils ne seront jamais livrés.

D’un point de vue formel, il est clair que tout cela présente l’aspect d’actions synchronisées. Mais je n’ai pas envie d’y croire, je préfère me dire qu’il s’agit d’une simple coïncidence, que les Européens suivent leur voie propre et ne prêtent guère attention à ce qui les entoure. Il n’en reste pas moins que, formellement, à observer le spectacle qui se déroule sous nos yeux, tout cela ressemble fort à quelque chose de coordonné.

Et à quelle fin  ? On ne le saisit pas bien, puisque le seul effet est de maintenir des prix élevés sur les marchés mondiaux de l’énergie, ce dont les principaux utilisateurs de ressources énergétiques, à commencer par les entreprises européennes, n’ont clairement pas besoin.

J’en profite pour ajouter que l’administration américaine actuelle a déclaré plus d’une fois son intention de stabiliser, voire de diminuer les prix de l’énergie. Mais des actions comme cette attaque de drones vont, à l’évidence, dans un sens contraire aux objectifs que s’est fixé le gouvernement américain. 

Je sais qu’une réunion a eu lieu hier encore entre les membres du consortium, afin de résoudre ces difficultés inédites et d’aborder la suite au mieux. Je le répète, ces problèmes ne sont pas les nôtres  : ce sont ceux des investisseurs étrangers et des participants étrangers au CPC.

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