Cette note est disponible en anglais sur le site du Groupe d’études géopolitiques

Démantèlement de USAID 1, sortie de l’Accord de Paris, retrait de l’OMS 2 et annonces de possibles réductions ou de suspension des contributions à plusieurs agences onusiennes (UNRWA 3, UNESCO 4, UNFPA 5), critiques envers la Banque mondiale et le Fonds monétaire international : les premiers jours du second mandat du Président Trump sont marqués par un durcissement majeur de sa politique en matière d’aide au développement, qu’elle soit bilatérale ou multilatérale. Une seule boussole désormais : le soutien aux intérêts économiques et sécuritaires des États-Unis.

Donald Trump est en train de faire vaciller une architecture du développement mise en place il y a 80 ans et au cœur du projet de paix et de prospérité de l’après-guerre mondiale. Cette architecture, pourtant pensée dès son origine par les États-Unis comme un projet de puissance et d’organisation du monde, résiste mal à l’approche « hyperréaliste » — priorité absolue aux intérêts nationaux, rejet du multilatéralisme, vision hobbesienne des relations internationales — que Trump décline dans toutes les dimensions de sa politique extérieure — politique commerciale, gestion des conflits, etc.

Face à ce choc, la politique de solidarité internationale n’a pas d’autre choix que de se réinventer.

Entre l’approche idéaliste institutionnalisée de l’écosystème de développement — coopération et rationalité collective, engagement autour des règles internationales — qui s’est progressivement autonomisé des pouvoirs politiques et l’approche hyperréaliste de maximisation les gains pouvant être obtenus des rapports de force internationaux, il existe un chemin à inventer : celui du gagnant-gagnant et du respect mutuel. Il en va de l’acceptabilité de cette politique à la fois par les contribuables des pays les plus riches et par les pays bénéficiaires, qui affichent une fatigue vis-à-vis de l’« aide au développement », non seulement parce qu’elle peut parfois relever d’une attitude « en surplomb » mais aussi parce qu’elle ne semble plus à même de pouvoir répondre aux enjeux, démographiques et climatiques notamment, des pays émergents et en voie de développement.

L’Europe peut devenir le fer de lance d’une politique de solidarité repolitisée, réaliste et ambitieuse, en ancrant, au-delà du récit 6, ses partenariats internationaux dans les réalités stratégiques et les intérêts des pays partenaires, comme dans les siens. Cela devrait commencer par le fait d’intégrer pleinement la politique de solidarité internationale à la politique économique, la politique industrielle et la politique étrangère européennes. Un exemple emblématique de cette approche renouvelée serait la création d’une communauté méditerranéo-européenne des renouvelables.

D’une logique de stabilisation et d’influence à une autonomisation bureaucratique

Le 20 janvier 1949, sous la coupole immaculée du capitole, Harry Truman prononce son discours d’investiture.

Politique économique et sociale, politique internationale : tout est assez convenu, jusqu’au point 4, qui interpelle son audience de l’époque. Il y introduit le concept d’aide au développement en déclarant : « il nous faut lancer un nouveau programme qui soit audacieux et qui mette les avantages de notre avance scientifique et de notre progrès industriel au service de l’amélioration et de la croissance des régions sous-développées ». Ce discours conduira, un an plus tard, à la signature de l’Act for international development (Programme pour le développement international).

La décision de soutenir les pays que le Président Truman appelle alors « sous-développés  » — décision qui s’inscrit dans le contexte du début de la guerre froide et du processus de décolonisation — est clairement sous-tendue par un double objectif de stabilisation de l’ordre mondial et d’influence vis-à-vis de l’Union soviétique dans les pays récemment décolonisés. Le Plan Marshall, mis en place quelques années auparavant pour reconstruire l’Europe, sert de modèle à cette approche  : en finançant des projets d’infrastructure, d’éducation, et de modernisation agricole, les États-Unis espèrent non seulement stimuler la croissance, mais aussi assurer la loyauté politique des pays bénéficiaires.

Mais comment réussir ce pari  ? Comment favoriser la croissance des pays en développement ? Comment participer à la stabilité d’un pays ? Se pencher sur l’histoire de l’aide au développement, c’est revisiter près de 75 ans de croyances collectives, de rapport à l’économie de marché et « d’agenciarisation » des politiques publiques.

À grands traits, on peut distinguer quatre grandes périodes.

Dans les années 1960-1970, l’action des institutions de développement est axée sur la croissance économique — grands projets industriels, infrastructures, agriculture —, avant qu’elles n’embrassent, dans les années 1980, les principes du « consensus de Washington » : ouverture des marchés, privatisations et réduction des dépenses publiques. Rapidement critiquée pour ses effets sociaux, cette approche laisse place à partir des années 1990 à un discours des bailleurs internationaux centré sur la lutte contre la pauvreté, avec des financements orientés vers les secteurs de l’éducation, de la santé et de l’emploi. Cette période est aussi l’essor des initiatives en faveur de l’entrepreneuriat.

Si les priorités ont évolué au fil du temps, les actions des différents acteurs ont plutôt eu tendance à se sédimenter plutôt qu’à se substituer les unes aux autres.

Alexandre Pointier

Constatant l’échec de certains programmes, les institutions de développement effectuent un nouveau virage au début des années 2000 et commencent à mettre davantage l’accent sur la gouvernance et les institutions. Les investissements sont alors orientés vers la promotion de la transparence, de la responsabilité et de la participation citoyenne. La part belle est faite alors à l’urgence climatique et au financement de projets d’atténuation (énergies renouvelables, efficacité énergétique, etc.) et d’adaptation (résilience des écosystèmes et des communautés).

Si les priorités ont évolué au fil du temps, les actions des différents acteurs ont plutôt eu tendance à se sédimenter plutôt qu’à se substituer les unes aux autres. Ainsi, la plupart des bailleurs interviennent désormais dans toutes les politiques publiques, qu’elles soient économiques, sociales, de gouvernance ou climatiques, et nous assistons, au gré des sommets internationaux, à une prolifération d’agences, de programmes et d’organisations de développement (banques régionales, fonds spécialisés comme le Fonds vert pour le climat, agence sectorielle comme Gavi l’alliance pour les vaccins, etc. — cf. graphique infra7.

Au Sénégal par exemple, plus de 70 organisations internationales, dont 34 agences, fonds et programmes des Nations Unies, sont présentes. Des centaines de personnes s’y déclarent « spécialistes » des politiques d’éducation, de santé ou d’entrepreneuriat, chacune pilotant son propre programme ou action, avec un niveau de coordination variable avec le gouvernement.

Plus fondamentalement, à la charnière des années 1980-1990, le champ de l’aide au développement s’est largement autonomisé et dépolitisé.

Dans leur ouvrage Rules for the World : International Organizations in Global Politics, Martha Finnemore et Michael Barnett décrivent très bien la manière dont les organisations internationales développent leurs propres dynamiques d’autonomisation et de pouvoir, en façonnant un champ d’action relativement indépendant des États. Les agences internationales se comportent comme des bureaucraties qui, au-delà de leur mandat initial, acquièrent des compétences et des routines autonomes. Elles développent leurs propres valeurs, leur propre langage et des objectifs spécifiques, parfois indépendants des intérêts politiques immédiats des États fondateurs. 

Pour asseoir leur autonomie vis-à-vis des autorités politiques, les organisations internationales se sont appuyées sur des mécanismes bien connus en sociologie des organisations — professionnalisation, avec des experts qui forment une « élite transnationale », routines bureaucratiques et protocoles standardisés, qui renforcent leur pouvoir de décision, etc. — mais aussi sur un contexte politique favorable à une dépolitisation de la politique de développement — fin de la guerre froide, émergence des biens publics mondiaux comme la santé et le climat, New Public Management, etc.

Enfin, ces institutions, en plus de chercher à étendre leurs prérogatives, visent continuellement à accroître leurs moyens financiers.

C’est ainsi que les sommets internationaux — des conférences des parties (COP) aux assemblées générales des Nations unies — accordent davantage d’importance aux nouvelles annonces de financement qu’à l’analyse des résultats des initiatives passées ou à l’évaluation de l’efficacité des acteurs concernés.

À la charnière des années 1980-1990, le champ de l’aide au développement s’est largement autonomisé et dépolitisé.

Alexandre Pointier

Un écosystème qui ne répond plus aux attentes des pays en voie de développement et émergents

Quel bilan tirer de cet écosystème, effet de la sédimentation de soixante-quinze ans de politiques de développement  ?

Là encore, le débat sur la pertinence et l’efficacité de l’aide au développement est ancien. Il commence de fait dès les années 1960.

Au niveau micro-économique, de nombreux projets de développement ont pu améliorer directement les conditions de vie des populations bénéficiaires. C’est le cas par exemple dans la santé, dans l’accès à l’eau potable, en matière d’éducation ou dans le secteur agricole. Les transferts monétaires et les filets sociaux ont quant à eux permis de réduire la pauvreté à court terme, dans des contextes de crise ou de grande fragilité.

Au niveau macro-économique, toutefois, force est de constater que les politiques de développement mises en œuvre par les pays occidentaux au bénéfice des pays du Sud n’ont pas tenu toutes leurs promesses, notamment sur le continent africain. Si l’extrême pauvreté dans le monde est passée de 36 % en 1990 à 8,6 % en 2018, ce taux n’a diminué que de 14 points sur la même période en Afrique subsaharienne, pour s’établir à 40  % en 2018. Par ailleurs, la croissance dans les pays pauvres s’accompagne souvent d’une augmentation des inégalités : le coefficient de Gini y est passé de 0,43 en 1990 à 0,49 en 2019.

Les critiques de l’aide avancent deux arguments principaux. D’une part, ils dénoncent les effets de dépendance qu’elle engendre, freinant les réformes fiscales et favorisant la corruption. D’autre part, ils soulignent que des pays comme la Chine ont réussi à se développer avec peu d’aide extérieure.

La querelle entre les cyniques et des idéalistes de l’aide au développement est incarnée par le débat entre les économistes William Easterly et Jeffrey Sachs. Easterly, dans The Elusive Quest for Growth, défend l’idée que l’aide au développement peut être contreproductive lorsqu’il s’agit de créer les incitations pour encourager l’innovation, la productivité et les investissements locaux. À l’inverse, Jeffrey Sachs (End of Poverty) soutient le besoin d’un fort afflux d’aide pour briser le cercle vicieux de la pauvreté, qu’il considère comme un frein à la bonne gouvernance, renversant ainsi l’argumentaire classique.

Le développement repose avant tout sur des dynamiques internes.

Alexandre Pointier

Que penser de cette polémique ? Les études économétriques peinent à trancher : aucune corrélation claire entre aide et croissance n’est démontrée. En l’absence de contrefactuel et de critères d’évaluation universels, le débat perdure. Cette incertitude révèle toutefois une réalité essentielle : le développement repose avant tout sur des dynamiques internes. Stefan Dercon souligne ainsi que la clef du développement réside dans un « compromis en faveur du développement », où les élites politiques, intellectuelles et économiques s’engagent collectivement pour la croissance 8. Ce modèle expliquerait le succès de pays comme la Chine, le Ghana ou le Rwanda, alors même que ces pays ont opté pour des chemins de croissance très différents (régime démocratique ou autocratique, accent mis sur le secteur public ou sur le secteur privé, etc.).

Dès lors, on serait tenté de conclure que, comme la démocratie, l’aide au développement — malgré toutes ses limites — est le pire des systèmes à l’exception de tous les autres. Pourtant, comme pour nos démocraties occidentales, le statu quo n’est pas une option.

Deux lames de fond viennent fragiliser l’équilibre actuel.

D’une part, la vague démographique africaine. D’ici 2035, davantage de jeunes entreront sur le marché du travail chaque année en Afrique que dans le reste du monde réuni. Ce sont donc 15 millions d’emplois à trouver chaque année. Dans le même temps, la population en âge de travailler en Europe devrait diminuer d’environ un à deux millions par an.

D’autre part, la vague climatique. Les relations internationales se recomposent autour des enjeux de la transition climatique et énergétique : compétition féroce pour développer et dominer les technologies propres, course à l’accès aux ressources nécessaires aux technologies vertes — comme le lithium, le cobalt et les terres rares —, redistribution des influences entre pays producteurs d’énergies fossiles et pays en transition, tensions entre régions d’émission de gaz à effet de serre et régions d’absorption de ces gaz, etc. Exclure les pays en voie de développement de cette transition aurait pour effet, au mieux, de laisser la place à des compétiteurs stratégiques ou, au pire, de figer les inégalités, dans un monde essentiellement post-carbone — énergie carbonée et limitée au sud contre énergie plus verte et plus abondante au nord ; absence de participation des pays du continent africain à la chaîne de valeur de l’exploitation des métaux rares, etc.

Comme la démocratie, l’aide au développement — malgré toutes ses limites — est le pire des systèmes à l’exception de tous les autres.

Alexandre Pointier

Bien sûr, ces deux vagues sont très liées car il n’existe pas de croissance et d’emplois sans consommation d’énergie (cf. graphique infra), une énergie qui demain devra être verte 9. Si l’on doit sans aucun doute prôner une forme de sobriété dans les pays riches, il est inconcevable de demander aux pays les plus pauvres de se développer sans énergie.

Dans ce contexte, l’absence de résultats d’ampleur et visibles pour les pays les plus pauvres, notamment africains, porte atteinte à la crédibilité des institutions de développement actuelles, avec un fossé croissant entre les promesses des grands sommets internationaux et la réalité de terrain. Les résultats ne sont toutefois pas nuls : cet écart de perception rappelle la distinction faite par Giovanni Orsina pour la phase politique actuelle entre le « ouï-dire » et le « touché du doigt » 10. Plus fondamentalement, l’échec des processus de transitions démographique et énergétique dans ces pays créerait des situations humaines catastrophiques 11 et ne manquerait pas de fragiliser en profondeur les conditions de la paix.

La communauté internationale a récemment intensifié ses efforts pour répondre au défi du passage des impacts microéconomiques à des transformations macroéconomiques durables, en lançant plusieurs projets ambitieux, ciblés sectoriellement et géographiquement. C’est sans aucun doute la bonne intuition.  Ainsi, lors du One Planet Summit de 2021, le projet de la Grande muraille verte, soutenu par l’Union africaine et visant à verdir le Sahel d’Ouest en Est, a fait l’objet d’un soutien des grands bailleurs à hauteur de 14 milliards de dollars. La même année, lors de la COP26, la communauté internationale a annoncé des engagements cumulés de 8,6 milliards de dollars pour accompagner l’Afrique du Sud dans la fermeture de ses centrales à charbon et dans la transition vers des énergies vertes. Mais malgré le portage politique de ces projets d’ampleur, ces derniers pâtissent de dysfonctionnements bien connus : éparpillements des initiatives et coopération insuffisante, engagements de principe avant les analyses techniques, logique de mobilisation du secteur privé dans des pays où les conditions ne sont manifestement pas réunies, système de redevabilité et de suivi insuffisants, etc. 12

La dimension politique des outils de solidarité doit être davantage assumée : c’est en admettant une logique réaliste d’adéquation entre les intérêts des bailleurs et ceux des pays bénéficiaires que les pays les plus riches auront le plus d’incitations à rendre ces instruments efficaces.

Alexandre Pointier

La frustration de la part des pays du Sud est d’ores et déjà palpable et les pays émergents poussent la création d’un système complémentaire — certains diront alternatif  : la banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (AIIB) a ainsi été fondée en 2015 sous l’impulsion de la Chine et, plus récemment, la nouvelle banque de développement (NBD) a été créée par les BRICS pour réduire leur dépendance aux institutions financières perçues comme occidentales (pays émergents seuls représentés dans la gouvernance, prêts en monnaie locale plutôt qu’en dollars, absence de conditionnalités liées à l’économie de marché). Sur le plan bilatéral, les initiatives chinoises telles que la Belt and Road Initiative (BRI) et la Global Development Initiative (GDI) illustrent aussi la volonté de proposer une autre façon de soutenir le développement des pays partenaires, avec une planification de long terme des projets de coopération, liés aux enjeux politiques et stratégiques de la partie chinoise.

Le statu quo n’est donc plus une option.

L’Europe doit être le fer de lance d’une politique de solidarité repolitisée, réaliste et ambitieuse

Alors que faire pour que l’aide au développement redevienne un facteur de paix au XXIe siècle  ?

Au niveau bilatéral comme au niveau multilatéral, la dimension politique des outils de solidarité doit être davantage assumée : c’est en admettant une logique réaliste d’adéquation entre les intérêts des bailleurs et ceux des pays bénéficiaires que les pays les plus riches auront le plus d’incitations à rendre ces instruments efficaces et c’est en abandonnant la logique d’aide ou d’assistance pour des partenariats d’égal à égal que des relations stables et durables entre pays pourront être établies.

L’Europe, en particulier, ne peut se satisfaire des gains géopolitiques de sa politique de développement.

L’Union et ses États membres ont déployé 95 milliards d’euros d’aide au développement en 2023, soit 42 % de l’aide mondiale. Mais ni les retombées en matière d’influence ou en matière économique, ni la satisfaction des pays bénéficiaires, notamment africains, ne semblent être à la hauteur de ces engagements.

Pour consolider une autonomie politique et stratégique sur l’échiquier mondial, face aux États-Unis et à la Chine, et pour casser l’idée d’un Sud Global, deux leviers doivent être activés  : la priorisation géographique et sectorielle de nos moyens et l’alignement de nos instruments publics.

Qui sont nos partenaires clefs pour les prochaines décennies et quelles coopérations mutuellement bénéfiques et répondant aux défis du siècle peut-on construire  ?

Nous n’avons plus le luxe de pouvoir nous disperser. La contribution de l’Union européenne à la réhabilitation d’une route nationale au Laos ou à l’électrification des transports publics au Costa Rica est bien sûr importante et louable, mais elle n’a pas le caractère vital de l’accompagnement de la reconstruction de l’Ukraine ou des transitions au Maghreb et dans le reste du continent africain. Comme le rappelle Tim Marshall dans Prisoners of Geography, les nations, même dans un monde ouvert, restent « prisonnières » de leur environnement physique. La géographie est têtue.

Ainsi, soutenir la transition démographique, énergétique et climatique en Afrique devrait être une obsession politique pour les Européens. Parce qu’un échec aurait des conséquences humaines et géopolitiques majeures.

La contribution de l’Union européenne à la réhabilitation d’une route nationale au Laos ou à l’électrification des transports publics au Costa Rica est bien sûr importante et louable, mais elle n’a pas le caractère vital de l’accompagnement de la reconstruction de l’Ukraine ou des transitions au Maghreb et dans le reste du continent africain.

Alexandre Pointier

Au-delà du voisinage européen, nous devons reconnaître que notre destin est lié à celui du continent africain et retrouver le niveau d’ambition qui a prévalu lors du traité de Paris de 1951 et de la création de la communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). Si nous voulons développer la logique de coopération de projets avec le continent africain, commençons par le secteur de l’énergie, en fondant la communauté méditerranéo-européenne des renouvelables.

En 2021, l’Union a importé environ 56 % de ses besoins énergétiques. En matière de nouvelles énergies, l’Europe sera en 2050 la zone géographique, avec la Corée et le Japon, important le plus d’hydrogène et de dérivés. De l’autre côté, l’Afrique du Nord est reconnue pour offrir les coûts de production d’énergie solaire les plus bas au monde, avec le Moyen-Orient. Il y a donc un enjeu géopolitique majeur à s’allier durablement et de manière coordonnée avec nos voisins pour structurer un marché méditerranéen des énergies vertes, qui circuleront par câble sous forme d’électrons, par pipeline sous forme d’hydrogène ou par bateaux 13. Le Maroc commence à exporter de l’électricité produite par des parcs solaires et éoliens vers l’Europe mais il faut aller bien plus loin en volume et intégrer le maximum de pays du Maghreb.

Là encore, nombre de déclarations de principe et de partenariats ont été signés depuis des décennies sur ce sujet — par exemple le Partenariat Afrique-UE pour l’énergie lancé en 2007 lors du Sommet UE-Afrique à Lisbonne — mais jamais nous n’avons parfaitement aligné notre politique économique (Pacte vert pour l’Europe et notamment son volet énergie propre), notre politique industrielle (soutien aux filières d’avenir) et notre politique étrangère (sécurisation des approvisionnements stratégiques) et les outils et financements de la politique de développement. Jamais nous n’avons concentré nos efforts sur quelques pays. Jamais nous n’avons fixé d’objectifs précis, fondés une analyse technique et mis en œuvre selon une planification méthodique, co-construite avec nos partenaires.

Une communauté méditerranéo-européenne des renouvelables, qui aurait l’objectif de renforcer la stabilité économique et énergétique des pays du Maghreb et de diversifier les sources d’approvisionnement européennes, devrait donc répondre au triple défi d’une analyse exigeante des contraintes énergétiques des pays d’Afrique du Nord, d’un engagement politique commun et durable sur des investissements et des réformes institutionnelles et de politiques publiques et, enfin, d’un pilotage efficace, qui permette une réelle coordination entre les parties prenantes. En apprenant des expériences récentes, et avec une ambition politique suffisante, il est tout à fait imaginable de produire des résultats tangibles dans les dix prochaines années 14.

Soutenir la transition démographique, énergétique et climatique en Afrique devrait être une obsession politique pour les Européens.

Alexandre Pointier

Voilà par ailleurs un type d’engagement plus à même de répondre efficacement à la question migratoire que la simple augmentation des coûts de la migration — par le biais de murs frontaliers, de sanctions ou de réduction des droits pour les migrants dans les pays de destination.

Il ne s’agit bien sûr que d’un exemple. Nous devons penser avec la même ambition ce que nous pourrions co-construire avec les pays émergents qui ne sont ni complètement alignés avec les États-Unis, ni complètement alignés avec la Chine, comme l’Inde, le Brésil ou l’Indonésie.

Politiser la politique de développement, c’est aussi peser sur les organisations multilatérales comme la Banque mondiale et les banques régionales de développement, pour aligner leurs projets sur les priorités européennes, dès lors qu’elles auront été explicitées. Acceptons que la politique de développement puisse être ancrée dans une logique de puissance mais au sein d’un système dans lequel l’addition des différentes logiques de puissance permette de créer de la stabilité, avec un cadre minimum de coopération, pour garantir des réponses aux défis partagés. L’Europe, en tant que principal contributeur aux organisations internationales, et dans un contexte de retrait des États-Unis, doit développer une influence à la hauteur de ses engagements financiers.

La politique de développement européenne — ou politique de partenariats internationaux dans le langage de la Commission — doit retrouver un souffle, une vision, en s’ancrant dans une ambition véritablement transformatrice, portée par une coopération équitable avec ses partenaires. Les défis globaux auxquels nous faisons face — du changement climatique aux évolutions démographiques en passant par la transformation des chaînes de valeur mondiales — nécessitent une révision radicale de nos approches. Cette audace ne doit pas être l’apanage de ceux qui veulent se replier sur eux-mêmes. Elle peut être le moteur d’un modèle où ambition et responsabilité se conjuguent pour bâtir une prospérité partagée.

Sources
  1. L’Agence des États-Unis pour le développement international (en anglais : United States Agency for International Development – USAID) est l’agence du gouvernement des États-Unis chargée du développement économique et de l’aide humanitaire dans le monde.
  2. Organisation mondiale de la santé.
  3. L’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (en anglais : United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East – UNRWA).
  4. L’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (en anglais : United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization – UNESCO).
  5. Le Fonds des Nations unies pour la population (en anglaise : United Nations Fund for Population Activities – UNFPA).
  6. Voir notamment la déclaration d’Ursula von der Leyen en septembre 2019 avant sa prise de fonction de présidente de la Commission européenne  : « Ma Commission sera une Commission géopolitique ».
  7. Pour un graphique montrant les dates de création des principaux fonds multilatéraux concessionnels, voir Janeen Madan Keller , Clemence Landers , Nico Martinez and Rosie Eldridge, « Replenishment Traffic Jam Redux : Are Donors Getting into Gear ? », Center for global development, octobre 2024.
  8. Stefan Dercon, Gambling on Development : Why Some Countries Win and Others Lose, 2022.
  9. Le solaire devrait devenir la première source de production d’électricité au monde en 2033. Voir :  « Après le charbon et le pétrole, le monde s’apprête à entrer dans ‘l’ère de l’électricité’ », le Grand Continent, octobre 2024.
  10. Giovanni Orsina, « Politique, technocratie et mondialisation à l’épreuve des guerres culturelles », le Grand Continent, octobre 2023.
  11. Les pays les plus pauvres sont les plus vulnérables au changement climatique — le dernier rapport du GIEC pointe par exemple qu’en 2050, au Sahel, les journées extrêmement chaudes dépassant 45 °C deviendront fréquentes et pourront durer de longues périodes.
  12. Voir notamment Global Cooperation for Development : Current Failures and the Case for Collaboration, Hyuk-Sang Sohn and Rachael Calleja, Center for global development, novembre 2022.
  13. Pierre-Etienne Franc, « Europe de l’énergie : de l’intégration à la puissance », le Grand Continent, avril 2024.
  14. Voir notamment l’excellente note de Katie Auth et Todd Moss, qui propose un exercice similaire pour les États-Unis  : U.S. energy security compacts. A Bipartisan Blueprint to Reinvigorate U.S. Influence Through Energy Investment, Energy for Growth Hub, avril 2024.